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Date : 20240506


Dossier : A-52-23

Référence : 2024 CAF 89

CORAM :

LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

LE JUGE HECKMAN

 

 

ENTRE :

MUNICIPALITÉ DE CHELSEA

appelante

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 5 mars 2024.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 6 mai 2024.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LOCKE

LE JUGE HECKMAN

 


Date : 20240506


Dossier : A-52-23

Référence : 2024 CAF 89

CORAM :

LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

LE JUGE HECKMAN

 

 

ENTRE :

MUNICIPALITÉ DE CHELSEA

appelante

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY

[1] Dans un jugement rendu le 23 janvier 2023 (Chelsea (Municipalité) c. Canada (Procureur général), 2023 CF 103), la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Commission de la capitale nationale (la CCN ou la Commission) établissant les montants qu’elle doit verser à la Municipalité de Chelsea (la Municipalité) à titre de paiement en remplacement d’impôts (PERI) pour les propriétés fédérales qui se situent sur le territoire de la Municipalité. Ces montants représentent environ 50% des montants réclamés par la Municipalité.

[2] Cet appel soulève des questions importantes pour l’administration du régime des PERI établi par la Loi sur les paiements versés en remplacement d’impôts, L.R.C. 1985, c. M-13 (la LPRI) et le Règlement sur les paiements versés par les sociétés d’état, D.O.R.S./81-1030 (le Règlement). Au nombre de ces questions figurent notamment l’impact des recommandations formulées par un Comité consultatif sur le règlement des différends associés aux paiements en remplacement d’impôts (le Comité) et le poids que doit leur accorder la société d’État. Également en litige est la question de savoir si les contraintes objectives découlant de l’acquisition par une société d’État (en l’occurrence la CCN) de ses biens immeubles doivent être prises en considération dans le calcul de la valeur effective de ces propriétés.

[3] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que l’appel devrait être rejeté.

I. CONTEXTE

[4] Les faits à l’origine du présent litige ne sont pas contestés et ont été bien résumés par le juge de première instance. Je ne m’en tiendrai donc qu’aux éléments les plus importants pour une bonne compréhension de l’analyse qui va suivre.

[5] Les terrains au cœur du présent litige, dont l’acquisition a débuté en 1937, sont tous situés dans le Parc de la Gatineau (le Parc). La vocation de ce parc est multiple, et découle notamment d’une volonté de « conserver en permanence pour l’agrément du public les caractéristiques naturelles spéciales ainsi que les ressources rares et fragiles représentatives du Bouclier canadien » (Plan de la Capitale du Canada 1988, Annexe H, p. 61, Dossier d’appel, p. 3634). C’est le deuxième parc le plus visité au Canada.

[6] À la suite du dépôt du rôle d’évaluation triennal de 2018 à 2020, l’appelante a formulé des demandes de PERI auprès de la CCN pour ses propriétés situées dans le Parc qui comportaient des augmentations de valeurs au rôle de l’ordre de 19 % à 25 %, alors que la moyenne d’augmentation pour l’ensemble des immeubles dans la Municipalité était de 3,9 %. Face à ces augmentations considérables, l’équipe responsable des PERI de la CCN a procédé à un examen du dossier, et des demandes de justification ont alors été transmises à la Municipalité. En réponse, la CCN a reçu un tableau de ventes dites « comparables »; les terrains ayant fait l’objet de ces ventes étaient cependant beaucoup plus petits que les vastes terrains en litige, se situaient dans des secteurs pour lesquels le zonage permet le développement résidentiel, et avaient dans la majorité des cas été acquis par des promoteurs immobiliers pour fins de développement. L’équipe PERI de la CCN a donc considéré que ces ventes ne constituaient pas des ventes « comparables ».

[7] S’en sont suivis plusieurs échanges et rencontres, sans qu’il soit possible d’en arriver à une entente. Face à cette impasse, l’appelante a transmis au Comité les 13 septembre 2018 et 24 septembre 2019 des demandes d’avis au sujet des terrains de grande superficie et des terrains de plus petite superficie situés dans des enclaves résidentielles en bordure des lacs Kingsmere et Meech, à l’intérieur desquelles la construction de résidences est permise. Ces demandes ont été entendues en novembre 2020.

[8] Le 16 février 2021, le Comité a rendu son Avis (Avis du Comité, P-2, Dossier d’appel, p. 130-159). Dans cet Avis, le Comité a notamment conclu que le regroupement des terrains de grande superficie et de certains terrains de petite superficie satisfaisait aux conditions prévues à l’article 34 de la Loi sur la fiscalité municipale, R.L.R.Q. c. F-2.1 (la LFM), mais ne l’a pas recommandé compte tenu des conséquences qu’aurait un tel regroupement sur les catégories d’immeubles et le taux effectif applicable aux propriétés. Quant au calcul de la valeur effective des immeubles, le Comité a majoritairement retenu l’approche de la Municipalité selon laquelle la valeur des propriétés doit être basée sur le comportement des acteurs du marché immobilier local plutôt que sur l’usage le meilleur et le plus profitable (UMEPP) des propriétés fédérales, soit celui d’espace naturel dédié à la conservation et à la récréation. Aux yeux du Comité, l’approche de la Municipalité était davantage susceptible de refléter ce que la CCN devrait payer si elle était à la fois l’acheteur et le vendeur de ces propriétés, conformément à l’article 44 de la LFM.

[9] À la réception de l’Avis, la CCN a pris acte des recommandations du Comité quant à la localisation des ventes comparables. Elle était cependant en désaccord avec l’opinion du Comité selon laquelle l’UMEPP et la superficie des terrains ne devaient pas être pris en considération dans la détermination de la valeur effective des terrains. Par conséquent, la CCN a dû procéder à des analyses supplémentaires. Elle a ensuite transmis à l’appelante les résultats de ses analyses, et l’a invité à y répondre avant qu’une décision finale ne soit rendue. L’appelante s’y est refusée, et ses procureurs ont plutôt transmis une mise en demeure enjoignant la CCN à rendre une décision conforme en tout point à l’Avis. En réponse, la CCN a indiqué qu’elle considérait l’Avis comme une recommandation, et a de nouveau invité l’appelante à commenter son analyse ou à lui fournir tout élément pertinent. Devant le nouveau refus de l’appelante, le Premier dirigeant de la CCN a rendu sa Décision le 19 novembre 2021; c’est à l’encontre de cette décision que l’appelante a déposé une demande de contrôle judiciaire.

[10] Dans sa décision, la CCN reconnaît l’importance de considérer avec sérieux les recommandations faites par le Comité, tout en soulignant qu’elle n’était pas liée par celles-ci dans la mesure où son rôle consiste à rendre la décision qu’elle considère conforme à tous les faits portés à sa connaissance et aux principes applicables. La CCN rappelle également qu’elle doit déterminer la valeur et les taux des terrains comme le feraient une autorité évaluatrice et une autorité taxatrice si ces terrains étaient sujets à l’impôt foncier. À cet égard, elle précise ce qui suit :

[…] considérer les propriétés de la Couronne comme si elles étaient imposables ne signifie pas qu’il faille les dénaturer, les dépouiller de leurs attributs et contraintes, et leur attribuer un usage hypothétique ou contraire à la réalité. Il ne s’agit pas de créer une fiction quant à ces propriétés, mais simplement de déterminer comment une autorité évaluatrice les évaluerait, telles qu’elles sont, si elles étaient imposables. Ce qui est compensé par le régime des PERI, c’est l’immunité fiscale.

Décision du Premier dirigeant de la CCN, Dossier d’appel, p. 101, au para. 13.

[11] S’appuyant sur les diverses contraintes objectives qui conditionnent et limitent l’usage des terrains en litige, contraintes qui découlent non seulement de la législation fédérale, mais également de la législation québécoise applicable en l’espèce, de la réglementation municipale ainsi que des témoignages d’experts selon lesquels tout aménagement résidentiel ou commercial s’étendrait sur plus de 50 ans, la CCN en arrive à la conclusion qu’il fallait tenir compte de l’UMEPP des propriétés à l’étude, qui est leur usage actuel, soit un espace naturel dédié à la conservation et à la récréation (Décision de la CCN, aux para. 17-26; Dossier d’appel, pp. 101-106). La CCN a également conclu qu’il était approprié de regrouper plusieurs des propriétés à l’étude aux propriétés qui leur sont adjacentes, puisqu’elles satisfont aux critères de l’article 34 de la LFM (Décision de la CCN, aux para. 27-29; Dossier d’appel, p. 106).

[12] La CCN a par la suite déterminé la valeur des terrains en utilisant la méthode de comparaison, qui consiste à identifier sur le marché local des transactions portant sur un bien similaire pour en déterminer le prix moyen. Le Comité, acceptant les prétentions de la Municipalité, avait utilisé comme ventes comparables des propriétés vendues à des fins de développement résidentiel et n’avait pas tenu compte de leur superficie. La CCN a rejeté cette comparaison, qui lui paraissait basée sur un usage fictif ni permis ni même réalisable à court ou moyen terme. De l’avis de la CCN, même un propriétaire privé n’accepterait pas d’être imposé sur une telle valeur. Par conséquent, la CCN accepte que les ventes comparables soient des ventes ayant eu lieu sur le territoire de la Municipalité, comme l’avait recommandé l’expert retenu par la Municipalité, mais précise qu’elles doivent être ajustées pour tenir compte de l’UMEPP (c’est-à-dire un espace naturel dédié à la conservation et à la récréation) et de la superficie. Sur cette base, et après avoir effectué des analyses supplémentaires, la CCN a établi que les terrains de moins de 500 hectares devaient faire l’objet d’un ajustement de 50 % pour l’usage, et que les terrains de 500 à 1000 hectares et de 1000 à 1150 hectares devaient respectivement faire l’objet d’un ajustement de 60 % et de 70 % pour l’usage et la superficie. Appliquant ces ajustements, la CCN évalue la valeur effective de ces terrains à 48 309 700 $ (plutôt que 106 372 900 $ selon l’évaluation du Comité), ce qui se traduit par des montants à verser à la Municipalité à titre de PERI à 358 119,81 $ pour l’année 2018, 370 632,02 $ pour l’année 2019, et 383 240,85 $ pour l’année 2020. Ces montants représentent une diminution de plus de 50 % des sommes recommandées par le Comité.

[13] Pour ce qui est des petits terrains situés dans les enclaves résidentielles du Parc, la CCN a accepté l’Avis du Comité. Même si ces terrains sont situés dans des quartiers prisés, qui sont en partie développés et dans lesquels la Municipalité permet la construction résidentielle et fournit certains services, il était justifié d’établir leur valeur en considérant le zonage municipal qui, tout en reconnaissant que ces terrains font partie d’un espace naturel dans lequel les constructions doivent être tenues au minimum, permet leur développement à des fins résidentielles (contrairement aux grands terrains qui font l’objet du présent litige).

[14] Dans une décision rendue le 23 janvier 2023, la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire logée par la Municipalité à l’encontre de cette décision de la CCN. Au terme d’un jugement étoffé, le juge Pamel a rejeté la prétention de la Municipalité à l’effet que la CCN s’était engagée, par sa conduite, à suivre les recommandations du Comité dans son Avis du 16 février 2021 et s’est également dit d’avis que la CCN s’était acquittée de son obligation en matière d’équité procédurale. La Cour fédérale a aussi conclu que la décision de la CCN était raisonnable. D’une part, la Cour a rejeté les prétentions de la Municipalité à l’effet que la CCN avait moins d’expertise que le Comité en matière d’évaluation foncière, que les procédures devant le Comité revêtent un caractère quasi-judiciaire plutôt que simplement consultatif, et que l’avis du Comité a un caractère contraignant. D’autre part, la Cour fédérale a aussi déterminé que la Municipalité n’avait pas réussi à démontrer que la décision était contraire à l’objectif des PERI et au paragraphe 16(3) de la LCN, ni que les conclusions de la décision qui s’écartent des recommandations du Comité étaient déraisonnables. Je reviendrai sur ces questions dans le cadre de mon analyse des questions en litige devant cette Cour.

II. RÉGIME LÉGISLATIF APPLICABLE

[15] Aux termes de l’article 125 de la Loi constitutionnelle de 1867 (R-U), 30 & 31 Vict., c. 3, la Couronne fédérale jouit d’une immunité fiscale. À titre de mandataire de la Couronne fédérale (Loi sur la capitale nationale, L.R.C. 1985, c. N-4 (LCN), art. 4), la CCN bénéficie de cette immunité. C’est donc dire que le régime légal de taxation des villes n’est pas applicable à ses propriétés. Par souci d’équité, et en reconnaissance des services offerts par les municipalités au soutien de ses propriétés, la CCN peut néanmoins verser des PERI aux municipalités depuis 1958 en vertu de l’article 16 de la LCN. Le paragraphe 16(1) prévoit en effet que « la Commission peut verser aux municipalités locales des subventions n’excédant pas le montant des taxes qui pourraient être perçues par celles-ci sur ses biens immeubles si elle n’était pas mandataire de Sa Majesté ». S’agissant plus particulièrement du Parc de la Gatineau, le paragraphe 16(3) prévoit que les subventions ne doivent pas excéder les montants que la Commission « estime suffisants pour indemniser [aux autorités compétentes] des pertes de revenu de taxes municipales et scolaires subies par elles pendant l’année en question du fait de l’acquisition de ces biens par la Commission ».

[16] Conscient du fait que ses propriétés s’insèrent dans le tissu des territoires provinciaux ou municipaux et profitent d’une gamme de services, le législateur fédéral a par ailleurs mis en place un régime général de compensation au bénéfice des municipalités par le biais de la LPRI et du Règlement. L’objectif de la LPRI, tel qu’énoncé à son article 2.1, est de préserver l’immunité de la Couronne tout en mettant en place un mécanisme de compensation juste et équitable. Elle permet aussi d’uniformiser le régime des PERI pour l’ensemble de l’appareil fédéral. Comme le précise l’article 15 de la LPRI, le régime des PERI ne confère aucun droit à un paiement, et n’a pas pour effet d’assujettir la Couronne fédérale à la législation provinciale ou municipale en matière de taxes ou d’impôt foncier. Comme le précisait la Cour suprême dans l’arrêt Montréal (Ville) c. Administration portuaire de Montréal, 2010 CSC 14 au para. 20 [Administration portuaire de Montréal] :

[…] La LPRI établit plutôt un système en vertu duquel les municipalités s’attendent à recevoir des paiements, mais à l’intérieur du cadre législatif et réglementaire qu’a institué le Parlement, sans écarter le principe de l’immunité fiscale. La LPRI veut ainsi concilier des objectifs différents – l’équité fiscale envers les municipalités et la préservation de l’immunité fiscale constitutionnelle – dont la réalisation exige le maintien d’un pouvoir discrétionnaire administratif encadré en ce qui concerne la fixation des paiements de remplacement. […]

[17] La LPRI s’applique à toutes les propriétés fédérales appartenant à Sa Majesté du chef du Canada dont la gestion est confiée à un ministre fédéral ou à une personne morale mentionnée à ses annexes III ou IV (art. 2). La CCN étant mentionnée à l’annexe III, elle est dès lors soumise au Règlement, et ce par dérogation à toute autre loi (y compris sa loi constitutive) (voir alinéa 11(1)a) de la LPRI). C’est dire qu’en cas d’incompatibilité entre les modalités de l’article 16 de la LCN et le Règlement en matière de PERI, c’est le Règlement qui doit prévaloir.

[18] L’article 6 et le paragraphe 7(1) du Règlement prévoient que les PERI ne doivent pas être inférieurs au produit du « taux effectif » et de la « valeur effective » de la propriété. Le Règlement définit ces deux expressions comme étant le taux ou la valeur qui serait applicable si la propriété était imposable (voir Règlement, art. 2). En d’autres termes, le Règlement impose à la CCN d’utiliser le régime fiscal local comme cadre de référence pour la détermination de la valeur et des taux, ce qui exclut la possibilité de baser les calculs sur un système fiscal fictif ou arbitraire (Administration portuaire de Montréal au para. 40). Au Québec, c’est dans la LFM et ses règlements d’application que l’on retrouve les principes guidant l’évaluation des propriétés.

[19] Lorsque survient un désaccord entre une autorité taxatrice et une société d’État concernant la manière dont doivent être effectués les calculs visant à déterminer le montant des PERI, la LPRI prévoit la création d’un comité consultatif ayant pour mandat de donner des avis à la société d’État relativement, entre autres, à la valeur effective d’une propriété fédérale, suivant la tenue d’un processus de consultation des parties (LPRI, art. 11.1; Règlement, art. 12.1).

III. QUESTION EN LITIGE

[20] À mon avis, la seule question en litige dans le présent appel est celle de savoir si la décision rendue par la CCN est raisonnable. Quant à savoir quel poids doit être accordé à l’Avis du Comité et dans quelle mesure ce dernier jouit d’une plus grande expertise que la CCN, ce ne sont là que des considérations contextuelles susceptibles de venir limiter les issues possibles acceptables dans l’application de la norme de la décision raisonnable.

IV. ANALYSE

[21] Il est bien établi que le rôle de cette Cour, lorsqu’elle siège en appel d’une décision en matière de contrôle judiciaire, consiste essentiellement à déterminer si le premier juge a utilisé la norme de contrôle appropriée et l’a appliquée correctement : Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au para. 46; Office régional de la santé du Nord c. Horrocks, 2021 CSC 42 au para. 10; Landry c. Première Nation des Abenakis de Wolinak, 2021 CAF 197 au para. 57; 11316753 Canada Association c. Canada (Transports), 2023 CAF 28 aux para. 27-28; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Solmaz, 2020 CAF 126 au para. 65. En d’autres termes, une cour d’appel doit se mettre dans les souliers de la cour de révision et se concentrer sur la décision administrative.

[22] Les deux parties ont admis en Cour fédérale que la norme de révision applicable est celle de la décision raisonnable, et elles ne remettent pas cette norme en question devant nous. Cette norme commande la déférence et la retenue de la part du tribunal de révision; ce dernier doit éviter de substituer sa propre décision à celle du décideur administratif et plutôt se demander si la décision contestée est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et si elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 aux para. 83-86, 101, 102 et 105 [Vavilov]).

[23] L’appelante a fait valoir plusieurs arguments au soutien de sa prétention que la décision prise par la CCN est déraisonnable. J’examinerai dans un premier temps les arguments de la Municipalité selon lesquels l’Avis du Comité limitait les issues raisonnables auxquels pouvait en arriver la CCN. J’aborderai par la suite les représentations visant à démontrer que la décision de la CCN serait déraisonnable en soi compte tenu du contexte factuel et de l’historique du dossier, ainsi que des contraintes juridiques applicables.

A. Le rôle du Comité et le poids de son Avis

[24] Comme elle l’a fait en première instance, la Municipalité a fait valoir que le Comité jouissait d’une plus grande expertise que la CCN en matière d’évaluation foncière et de PERI, ce qui viendrait considérablement réduire l’étendue du pouvoir discrétionnaire de l’office fédéral. Elle a également soutenu que l’Avis du Comité, dans la mesure où il porte sur des questions très spécialisées et pointues et résulte d’un processus quasi-judiciaire, doit nécessairement diminuer de façon significative la marge de manœuvre de la CCN dans sa prise de décision relative aux PERI.

[25] À mon avis, ces arguments ne peuvent être retenus, et ce pour plusieurs raisons. Il ne fait aucun doute que le Comité possède une expertise eu égard au mandat que lui a confié le Parlement, soit de donner des avis au ministre en cas de désaccord sur quatre sujets spécifiques, soit la « valeur effective », la « dimension effective », le « taux effectif », ou lorsqu’une autorité taxatrice est d’avis qu’un supplément de retard devrait lui être versé (au para. 11.1(2) de la LPRI). Il faut en effet présumer que les membres du Comité possèdent une formation ou une expérience pertinente quant aux questions sur lesquelles on lui demande un avis. Ceci dit, la même présomption vaut pour la CCN, qui est autorisée depuis plus de 60 ans à verser des PERI pour le Parc. Je note par ailleurs que le Comité n’a aucune compétence ou expertise particulière à l’égard de la LCN, et n’a pas pour mandat d’interpréter les lois ou les règlements qui régissent la CCN.

[26] Quoi qu’il en soit, la question de savoir qui de la CCN ou du Comité a davantage d’expertise en matière de PERI m’apparaît être un faux débat. Non seulement la preuve à cet égard est-elle ténue, mais plus fondamentalement, cette question n’est pas pertinente aux fins d’évaluer la raisonnabilité de la décision prise par la CCN. Il est vrai, comme l’a reconnu la Cour fédérale, que l’expertise du décideur administratif demeure un facteur pertinent lors de l’exercice du contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable, même si, depuis l’arrêt Vavilov (aux para. 31 et 58), elle ne joue plus dans le choix de la norme de contrôle. Il n’en demeure pas moins que c’est de l’expertise du décideur dont il peut être tenu compte pour comprendre ses motifs, et non de l’expertise d’un organisme chargé de formuler un avis pour le décideur. En bout de ligne, c’est à la manière dont le décideur administratif lui-même met à profit son expertise que la cour de révision doit être attentive.

[27] Ceci m’amène à traiter du poids qui doit être accordé à l’Avis du Comité dans l’évaluation de la raisonnabilité de la décision rendue par la CCN. Malgré les prétentions à l’effet contraire de la Municipalité, il ne fait aucun doute que l’Avis du Comité est précisément un avis, et non une détermination, et que cet Avis ne peut lier le décideur. Ceci ressort du libellé même de la LPRI. Ce qui est prévu par l’article 11.1, c’est la création d’un comité « consultatif ». Le paragraphe 11.1(2) précise par ailleurs que le mandat de ce comité est de « donner des avis » au ministre ou à la société d’État, et ce sur les quatre sujets spécifiques mentionnés plus haut au paragraphe 25 des présents motifs. Quant au Règlement, la définition que l’on y trouve de la « valeur effective » est la valeur qui, « de l’avis de la société », serait déterminée par une autorité évaluatrice si la propriété à l’étude était imposable.

[28] Compte tenu de cette volonté clairement exprimée par le législateur, je vois mal comment on pourrait conclure que le décideur pourrait être lié par un avis donné par le Comité. Cela est encore plus vrai lorsque le Comité, comme il l’a fait ici, se permet d’interpréter l’article 16 de la LCN et sa portée sur la valeur des terrains. Le Comité n’est pas habilité à interpréter la LPRI, comme il le reconnaît lui-même à l’article 4.5 de ses règles de pratique, et il faut donc nécessairement en déduire qu’il est encore moins autorisé à interpréter une autre loi fédérale comme la LCN.

[29] Aucune des décisions invoquées par l’appelante n’appuie ses prétentions. En fait, les arrêts Halifax (Regional Municipality) c. Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), 2012 CSC 29 [Halifax], Toronto (Ville) c. Administration portuaire de Toronto, 2010 CF 687, et Administration portuaire de Montréal soulevaient plutôt la question de savoir quel poids il convenait d’accorder aux évaluations établies par les autorités taxatrices et évaluatrices. Dans les trois cas, on en est arrivé à la conclusion que le point de vue d’une autorité évaluatrice était un facteur à prendre en considération, mais que le dernier mot appartenait au ministre ou à la société d’État. Par analogie, on peut faire le même raisonnement en ce qui concerne l’Avis du Comité. C’est précisément la conclusion à laquelle en est arrivée la Cour fédérale dans le présent dossier, ainsi que dans l’affaire Trois-Rivières (Ville) c. Administration portuaire de Trois-Rivières, 2015 CF 106 au para. 68. Dans la mesure où la CCN choisit de s’écarter des recommandations du Comité, il ne fait aucun doute que les explications données pour ce faire pourront influer sur la raisonnabilité de sa décision. Mais il ne fait aucun doute que le dernier mot revient à la CCN. L’opinion du Comité ne peut avoir pour effet de transformer un pouvoir discrétionnaire en pouvoir lié. D’ailleurs, il convient de noter que dans l’arrêt Halifax, la Cour suprême a implicitement reproché au décideur d’avoir suivi aveuglément la recommandation du Comité sans autre analyse. On ne saurait donc conclure au caractère déraisonnable de la décision prise par la CCN du seul fait qu’elle s’écarte de l’Avis du Comité.

[30] Je m’empresse d’ajouter qu’en l’occurrence, la CCN ne s’est pas contentée d’ignorer l’Avis de la CCN. Dans sa décision, la CCN a reconnu qu’elle devait considérer l’Avis du Comité avec sérieux. Elle a également accepté plusieurs des recommandations du Comité, notamment celles concernant la valeur des petits terrains, ainsi que celles portant sur l’importance de considérer la localisation des terrains lors de la détermination de leur valeur. Il est donc erroné de prétendre, comme le fait la Municipalité, que le maintien de la décision rendue par la CCN aurait pour effet de priver de toute utilité un recours au Comité ou d’accorder une discrétion indue aux offices fédéraux.

[31] Compte tenu de ce qui précède, je suis d’avis que la décision de la CCN doit être évaluée au mérite, et que son caractère raisonnable doit s’apprécier en fonction de ce qui s’y trouve et non à l’aulne de l’Avis du Comité. C’est à la CCN que revient ultimement la discrétion d’établir la valeur des terrains en litige ainsi que les PERI à être versés à la Municipalité. Le seul fait que la décision s’écarte des recommandations formulées par le Comité ne saurait rendre cette décision déraisonnable. La décision sera raisonnable si elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles applicables, et si elle est transparente et intelligible. C’est ce que j’examinerai maintenant.

B. Le caractère raisonnable de la décision contestée

[32] L’appelante soutient que la décision de la CCN est déraisonnable, tant au niveau de ses conclusions que des motifs à l’appui de ces conclusions. Il y a peu à dire en ce qui concerne le résultat, que l’appelante attaque du seul fait qu’il serait en contradiction totale avec les recommandations du Comité. Tel que j’ai tenté de le démontrer dans les paragraphes qui précèdent, il n’est pas exact de soutenir que la CCN a fait fi de l’Avis du Comité, puisqu’elle a retenu certaines de ses conclusions. Qui plus est, la CCN n’était pas liée par l’Avis du Comité, et le seul fait qu’elle n’ait pas repris à son compte toute son analyse ne saurait suffire à rendre sa décision déraisonnable.

[33] En ce qui concerne les motifs, la Municipalité invoque plusieurs arguments pour tenter d’en démontrer le caractère déraisonnable.

[34] La Municipalité prétend tout d’abord que la CCN avait incité la Municipalité à s’adresser au Comité pour faire trancher le différend relativement aux PERI et qu’elle a ainsi fait naître une expectative légitime qu’elle respecterait le processus prévu à la LPRI de même que les recommandations que lui ferait le Comité. À ce chapitre, la Municipalité ne fait que reprendre les arguments qu’elle a déjà mis de l’avant devant la Cour fédérale, sans expliquer en quoi cette dernière aurait erré en les rejetant.

[35] À la lecture du dossier, je ne vois rien dans les agissements de la CCN qui ait pu faire naître une attente légitime quant au résultat du processus. Tout au plus la CCN a-t-elle incité la Municipalité à saisir le Comité et à s’engager dans le processus prévu à l’article 11.1 de la LPRI, compte tenu du désaccord entre les parties. L’eût-elle souhaité, la CCN ne pouvait renoncer à exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère la LPRI; la jurisprudence confirme par ailleurs qu’une autorité publique ne peut être liée par des affirmations qui ne respecteraient pas ses obligations légales : Canada (Procureur général) c. Mavi, 2011 CSC 30 au para. 68; Centre hospitalier Mont-Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41 au para. 29. Comme la Cour fédérale, je vois mal comment une partie sophistiquée comme la Municipalité, représentée au surplus par procureurs, aurait pu inférer de la conduite de la CCN une quelconque obligation de suivre l’Avis du Comité sans y déroger d’aucune façon.

[36] De toute façon, la théorie de l’expectative légitime n’a pas pour objet de créer des droits substantifs, et ne constitue que l’un des facteurs contextuels susceptibles de donner naissance à des droits de nature procédurale: Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, 1999 CanLII 699 (C.S.C.) aux para. 22 à 28; Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, [2002] 1 R.C.S. 249 au para. 78. En supposant même que les conditions d’application de la théorie des attentes légitimes aient été remplies, la seule réparation qu’une cour de révision pourrait accorder serait donc de nature procédurale et aurait pour objet de garantir à la partie qui s’estime lésée les droits qu’emporte l’obligation d’agir avec équité. Or, il ne fait aucun doute dans le cas présent que la Municipalité a eu tout le loisir de faire connaître son point de vue. La CCN, dans ses lettres du 28 septembre et du 15 octobre 2021, a clairement indiqué à la Municipalité qu’elle ne se considérait pas liée par l’Avis du Comité et qu’elle entendait poursuivre son analyse. Elle a également convié la Municipalité à lui faire part de ses observations relativement à son projet de décision. Bien qu’elle ait décidé de ne pas se prévaloir de cette opportunité, la Municipalité ne peut prétendre que son droit à l’équité procédurale a été enfreint. J’estime donc que ce premier volet de son argumentation ne peut être retenu.

[37] L’appelante a également soutenu que le processus décisionnel de la CCN est irrationnel et injustifié, du fait qu’elle a procédé à des analyses supplémentaires suite aux observations du Comité quant à l’UMEPP et à la superficie des propriétés, et qu’elle a obtenu un complément d’expertise de la firme d’évaluation foncière dont elle avait précédemment retenu les services. En agissant ainsi, la CCN aurait agi de façon déraisonnable : non seulement a-t-elle ajouté un élément additionnel au dossier après que le Comité ait rendu son avis, mais au surplus la firme en question avait été jugée non crédible par le Comité. Cela démontrerait, toujours selon l’appelante, que le seul objectif de la CCN était de revenir à la case départ et d’ignorer l’Avis du Comité.

[38] Avec égard, j’estime que les prétentions de l’appelante relèvent davantage du procès d’intention et ne reflètent pas la réalité. Je note tout d’abord que le Comité, bien qu’il n’ait pas retenu plusieurs des arguments formulés par l’expert indépendant, n’a pas rejeté l’entièreté de son rapport. Le Comité n’a pas davantage remis en question la crédibilité de la firme pour laquelle l’expert agit. Tout au plus s’est-il interrogé sur la crédibilité de la démarche empruntée par cette firme pour analyser la valeur des terrains de grande superficie ainsi que des conclusions qui en découlent. Or, la Cour fédérale a souligné que l’approche retenue par l’expert n’était pas extravagante ni fondamentalement contraire aux principes d’évaluation foncière. Qui plus est, l’appelante elle-même n’a pas remis en question sa qualification d’expert ni son expertise même si elle était en désaccord avec certaines de ses conclusions.

[39] J’ajouterais que les analyses supplémentaires effectuées par la CCN et le rapport d’expertise supplémentaire sur lequel elle s’est appuyée n’ont aucunement enfreint les droits à l’équité procédurale de l’appelante. La CCN a invité à deux reprises la Municipalité à commenter le contenu de ses analyses complémentaires et les nouvelles valeurs résultant de ses calculs, invitation que la Municipalité a déclinée au motif que cet exercice serait futile et entraînerait des coûts supplémentaires. C’est une décision que la Municipalité était certes en droit de prendre, mais elle ne peut maintenant se plaindre de ne pas avoir été entendue.

[40] Encore une fois, il convient de rappeler que la décision finale appartient à la CCN, et que la LPRI est silencieuse quant au processus décisionnel ou à la preuve dont elle peut tenir compte pour s’acquitter de son mandat. Certes, l’Avis du Comité est un élément important dont doit tenir compte un décideur, et il va de soi que les justifications invoquées par le décideur pour s’en écarter seront prises en considération par la Cour saisie d’une demande de contrôle judiciaire. Il n’en demeure pas moins que la décision finale appartenait à la CCN dans le cas présent, et que cette dernière pouvait poursuivre son analyse et obtenir des renseignements supplémentaires si elle n’était pas d’accord avec l’Avis du Comité. C’est précisément ce qu’elle a fait ici, de façon à pouvoir tenir compte de l’UMEPP et de la superficie dont n’avait pas tenu compte le Comité dans son Avis.

[41] L’appelante soutient également que la décision de la CCN est déraisonnable parce qu’elle fait fi des enseignements du Comité, tant sur la question du regroupement des propriétés que sur celle de leur valeur effective, et qu’elle revient pour l’essentiel à la valeur des propriétés qu’elle avait initialement proposée et qu’avait rejetée le Comité. Aux yeux de l’appelante, la CCN a tenté de donner à sa décision une apparence de raisonnabilité en se basant sur les ventes comparables retenues par l’expert de la Municipalité, pour ensuite procéder à des ajustements considérables (l’UMEPP et la superficie) qui n’avaient pas été présentés au Comité et qui sont basés sur des éléments nouveaux.

[42] La décision de la CCN ne saurait être qualifiée de déraisonnable du seul fait qu’elle ne reprend pas intégralement les conclusions du Comité et que la valeur effective des propriétés sur la base de laquelle sont établis les PERI ultimement versés à la Municipalité se rapproche de la valeur initialement attribuée par la CCN. Pour avoir gain de cause, la Municipalité devait démontrer que la décision de la CCN était intrinsèquement déraisonnable et ne respectait pas les principes d’évaluation foncière. Or, comme en Cour fédérale, la Municipalité n’a pas fait cette démonstration et n’a pas expliqué en quoi la décision de la CCN, et notamment la prise en compte des contraintes objectives affectant les terrains en litige, n’est pas conforme au régime des PERI et s’écarte des principes qui se dégagent de la jurisprudence en la matière. C’est là le nœud du litige dans le cadre de cet appel, et c’est à cette question que je consacrerai l’analyse qui va suivre.

[43] L’appelante s’appuie sur la décision rendue par la Cour suprême dans l’affaire Halifax pour soutenir que la discrétion conférée à la CCN dans l’établissement de ses PERI n’est pas sans limites, et que la réduction de 50 % de la valeur des propriétés contredit à la fois la lettre et l’esprit du régime des PERI et l’article 16(3) de la LCN. Elle reproche plus particulièrement à la CCN d’avoir basé son évaluation en se fondant sur les contraintes liées à sa mission et à la localisation des propriétés dans le Parc de la Gatineau, ce qui irait à l’encontre de l’objet du paragraphe 16(3) qui est de compenser les pertes de revenus de taxes liées à l’acquisition de propriétés exemptes de taxes.

[44] L’appelante ne remet pas en question le point de départ de l’exercice auquel doit se livrer la CCN dans le calcul de ses PERI. Les définitions de « taux effectif » et de « valeur effective » que prévoient la LPRI et le Règlement établissent clairement que le régime local d’impôts fonciers qui serait applicable si la propriété en cause était une propriété imposable est le facteur de référence. Le « taux effectif » s’entend du taux de l’impôt foncier qui serait applicable si la propriété fédérale était imposable, alors que la « valeur effective » est la valeur qu’une autorité évaluatrice déterminerait comme base du calcul de l’impôt foncier qui serait applicable à une propriété fédérale si celle-ci était une propriété imposable. L’article 2 de la LPRI définit par ailleurs l’« autorité taxatrice » comme la « municipalité ou province, organisme municipal ou provincial, ou autre autorité qui, sous le régime d’une loi provinciale, lève et perçoit un impôt foncier … ».

[45] Bien que l’évaluation faite par l’autorité évaluatrice constitue le point de départ pour établir les PERI, elle ne saurait en aucun cas lier la CCN, qui conserve toujours le pouvoir discrétionnaire de déterminer la valeur effective qui sera utilisée dans le calcul des paiements de remplacement. Comme l’a souligné la Cour suprême dans les arrêts Administration portuaire de Montréal (aux para. 22 et 33-35) et Halifax (aux para. 40-42), le calcul des PERI ne saurait se réduire à la simple application mécanique des évaluations et des taux d’imposition déterminés par la municipalité. S’il en va ainsi, c’est parce que la LPRI maintient le principe de l’immunité fiscale de l’État fédéral, mais aussi pour que le ministre puisse assurer une certaine cohérence à travers le pays tout en tenant compte de la diversité et de la nature unique des propriétés fédérales, et même au besoin pour qu’il puisse protéger les intérêts fédéraux contre des municipalités qui utiliseraient leur pouvoir de taxation de mauvaise foi.

[46] Enfin, il convient de souligner que dans l’exercice de sa discrétion, le ministre ou la société de la Couronne ne peut effectuer ses calculs en se basant sur un système fiscal fictif. La LPRI et le Règlement prévoient en effet que le calcul du taux d’imposition et de la valeur effective doit se faire comme si la propriété fédérale était une propriété imposable entre les mains d’un propriétaire privé. Cette exigence découle non seulement de l’article 2 du Règlement et de la disposition correspondante de la LPRI, mais également de l’objectif même d’équité et de justice envers les municipalités canadiennes qui sous-tend ce régime.

[47] C’est précisément la raison pour laquelle la Cour suprême a conclu, dans l’arrêt Halifax, que l’attribution d’une valeur nominale à un terrain situé au centre-ville d’Halifax était déraisonnable. Dans cette affaire, le Comité consultatif avait attribué une valeur nominale de 10 $ à un terrain de 42 acres qui constituait un lieu historique national. La Cour suprême a conclu que la décision du ministre, qui avait entériné l’Avis du Comité, était déraisonnable pour deux raisons. D’une part, le ministre avait attribué au terrain en litige une valeur nominale uniquement en raison de l’impossibilité de développer ce terrain du fait qu’il était désigné comme lieu historique national. Or, l’autorité évaluatrice compétente n’avait pas utilisé cette méthode d’évaluation, et rien dans la preuve soumise au ministre ne montrait qu’une quelconque autorité évaluatrice au Canada n’avait utilisé une telle méthode pour évaluer des sites de cette nature. Bien que le ministre n’était pas lié par l’autorité évaluatrice compétente, cette dernière devait quand même servir de facteur de référence. En agissant comme il l’a fait, le ministre se trouvait donc à baser son évaluation sur un système fiscal fictif qu’il avait lui-même créé.

[48] D’autre part, la décision du ministre était également déraisonnable du fait qu’elle allait à l’encontre de l’objet même de la LPRI. Comme le souligne avec raison la Cour suprême, la position du ministre selon laquelle un lieu historique national est sans valeur parce qu’il ne peut être utilisé à des fins commerciales heurte de plein fouet l’intention du législateur d’inclure les lieux historiques nationaux dans le régime des PERI : Halifax aux para. 47 et 52-57.

[49] La Cour suprême a cependant bien pris soin de préciser que sa décision ne devait pas être interprétée comme retirant au ministre tout pouvoir discrétionnaire, ou comme l’empêchant de tenir compte des contraintes qui restreignent l’utilisation d’une propriété ou qui découlent de leur possession par la CCN, comme semble le suggérer l’appelante aux paragraphes 71, 72 et 74 de son mémoire. À cet égard, le dernier paragraphe de l’analyse de la Cour suprême dans l’arrêt Halifax m’apparaît on ne peut plus clair et mérite, dans le contexte de la présente affaire, d’être reproduit au long :

[58] Déterminer pour les besoins d’une évaluation la valeur marchande d’une propriété dont l’utilisation optimale est celle d’un lieu historique national représente un défi de taille. Même si j’ai conclu que la façon dont le ministre a abordé cette tâche était déraisonnable, compte tenu du dossier dont il était saisi, je ne dis aucunement dans ces motifs que j’approuve ou que j’adopte une méthode en particulier à l’égard de ce délicat problème d’évaluation. Je ne laisse pas non plus entendre que le ministre, pour agir raisonnablement en l’espèce, était tenu d’adopter la méthode d’évaluation préconisée par la municipalité ou qu’il ne devait pas prendre en compte des restrictions à l’utilisation inhérentes à l’utilisation optimale de la propriété en tant que lieu historique national. La preuve qui sera présentée au ministre dans l’affaire précise, considérée en fonction des obligations que la Loi lui impose et à la lumière des motifs qu’il donne dans l’exercice particulier de son pouvoir discrétionnaire, déterminera si la démarche qu’il adopte est raisonnable.

[50] C’est à la lumière de ces considérations qu’il faut maintenant évaluer la décision prise par la CCN. Au Québec, c’est la LFM qui encadre la confection du rôle d’évaluation foncière. Les dispositions clés de cette loi pour nos fins sont les articles 45 et 46, que le juge de première instance a d’ailleurs cités dans son jugement. On y précise que les éléments à considérer afin d’établir la valeur réelle d’une unité d’évaluation sont les suivants : 1) l’utilisation qui peut le plus probablement être faite de l’unité et les conditions du marché immobilier au moment précis de leur évaluation (1er juillet 2016 dans le cadre de notre dossier); 2) si l’unité d’évaluation n’est pas susceptible de faire l’objet d’une vente, le prix que la personne au nom de laquelle elle est inscrite serait justifiée de payer si elle était à la fois l’acheteur et le vendeur; 3) l’incidence sur le prix de vente de l’unité d’évaluation considérant les avantages ou désavantages qu’elle peut apporter de façon objective; et 4) l’état de l’unité, incluant son état physique, sa situation au point de vue économique et juridique et l’environnement dans lequel elle se trouve.

[51] Sur la base de ces dispositions, la jurisprudence et la doctrine québécoise sont à l’effet que la première étape à franchir pour estimer la valeur réelle d’une propriété consiste à en déterminer l’UMEPP. Ce concept est communément défini comme « l’utilisation raisonnable, probable et légale d’une unité d’évaluation, qui se révèle possible sous le plan physique, étayée de façon appropriée, réalisable sur le plan financier et qui confère à l’unité d’évaluation sa valeur la plus élevée » : voir Desjardins, Jean-Guy, Traité de l’évaluation foncière, Montréal, Wilson & Lafleur, 1992, p. 31 [Desjardins 1992]. Les normes de pratique professionnelle de l’Ordre des évaluateurs agréés du Québec (Page Intro-9) précisent par ailleurs que l’évaluateur doit démontrer que l’usage le meilleur répond aux conditions suivantes :

  • -Il s’agit d’un usage possible sur le plan physique;

  • -Il doit être permis par les règlements et par la loi;

  • -Il doit être financièrement possible;

  • -Il doit pouvoir se concrétiser à court terme;

  • -Il doit être relié aux probabilités de réalisation plutôt qu’aux simples possibilités;

  • -Il doit exister une demande pour le bien évalué à son meilleur usage; et

  • -L’usage doit être le plus profitable.

(Voir aussi : Ordre des évaluateurs agréés du Québec, Les normes de pratique professionnelle des évaluateurs agréés, Règle 1.2, Norme 1, Élément 11, p. 1921; Fernand Gilbert ltée c. Procureure générale du Québec, 2022 QCCA 209 au para. 58; Steven Lavoie et Sébastien Caron, Jean-Guy Desjardins : Traité de l’évaluation foncière, 2e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2021, p. 39 [Desjardins 2021]).

[52] L’évaluation d’une propriété doit donc se faire à partir d’une analyse objective des caractéristiques, avantages ou désavantages qui affectent cette propriété. Les contraintes de nature juridique, économique, environnementale ou autres qui viennent restreindre l’usage d’une propriété ont évidemment un impact sur sa valeur. En effet, les usages envisagés à titre d’UMEPP ne doivent pas être hypothétiques, et doivent donc être réalistes à court ou moyen terme et permis par la loi et les règlements : Desjardins 2021, p. 40.

[53] Conformément à ces principes, que l’appelante ne remet pas en question, la CCN a procédé à l’examen des contraintes de toutes sortes auxquelles sont assujetties les propriétés à l’étude, et a conclu que l’UMEPP des grandes superficies à l’étude est clairement celui de leur usage actuel, c’est-à-dire un espace naturel dédié à la conservation et à la récréation. Pour en arriver à cette conclusion, la CCN a tenu compte des facteurs suivants :

  • -Les contraintes contenues dans le régime statutaire fédéral qui limitent le développement des terrains. Tout projet ou décision de la CCN au sujet du changement d’affectation ou de la vente potentielle de tout terrain fédéral faisant partie du Parc nécessite l’approbation préalable de la CCN en vertu de la LCN (arts. 12 et 12.1). À cet égard, il importe d’insister sur le fait que les décisions de la CCN doivent être compatibles avec le mandat que lui a confié la LCN et avec les orientations contenues dans le Plan Directeur du Parc de la Gatineau. Il ne s’agit donc pas, comme le suggère l’appelante, de contraintes subjectives que la CCN s’est elle-même imposées. De fait, toute décision de la CCN qui ne serait pas compatible avec le mandat que lui a confié le Parlement pourrait être annulée en révision judiciaire au motif qu’elle ne fait pas partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Gatineau (Ville) c. Commission de la capitale nationale, 2013 CF 439 au para. 38;

  • -Les contraintes liées au régime juridique québécois. En vertu de son inscription au registre du Ministre provincial du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs, d’autres contraintes viennent s’attacher aux terrains formant le Parc en vertu de la Loi sur la conservation du patrimoine naturel, R.L.R.Q. c. C-61.01. L’article 5 de cette dernière loi prévoit en effet que des terrains faisant partie d’une aire protégée inscrite au registre susmentionné ne peuvent faire l’objet d’un changement d’affectation, d’une vente, d’un échange ou d’une autre transaction qui modifie son statut de protection à moins que le ministre du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs n’ait été préalablement consulté. Une telle contrainte a été décrite comme une servitude légale de droit public qui affecte la valeur réelle d’un immeuble : voir Sidcan inc. c. Lee, 2000 CanLII 7010 (Q.C.C.A.), aux para. 19-22. Et comme l’a décidé la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Québec c. La fondation Bagatelle Inc., 2001 CanLII 15060 (Q.C.C.A.) au para. 23, de telles contraintes ne peuvent être assimilées à des contraintes qu’un propriétaire s’impose volontairement. Elles sont plutôt imposées dans l’intérêt de la collectivité, et doivent être prises en considération dans l’évaluation d’une propriété;

  • -Les contraintes contenues dans la réglementation municipale. Tel que le note la CCN dans sa décision, la Municipalité elle-même souscrit à l’orientation principale de conservation et de territoire naturel du Parc. En fait, le schéma d’aménagement (Dossier d’appel, vol. 21, annexe « R »), le plan d’urbanisme et le règlement de zonage (Règlement numéro 635-05, Dossier d’appel, vol. 22, annexes « S » et « T ») sont compatibles avec les orientations identifiées au Plan de la Capitale nationale et précisées au Plan directeur du parc de la Gatineau. Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’un plan particulier d’urbanisme adopté par la municipalité en 2011 identifie les secteurs résidentiels que la municipalité souhaite développer, qui se trouvent tous à l’extérieur du Parc (Dossier d’appel, vol. 20, Annexe « Q », Secteur central de la municipalité de Chelsea – PPU et règlements de concordance). Or, les propriétés à l’étude ne se trouvent pas dans ces secteurs, et il n’y a aucune preuve au dossier à l’effet que la Municipalité ait jamais souhaité développer ces secteurs; et

  • -Les contraintes de nature territoriale. Certaines parcelles des terrains à l’étude ont été cédées à la Couronne par le très honorable William Lyon Mackenzie King. Or, le don prévoit que ces terrains sont cédés « in trust » à des fins de conservation pour des temps immémoriaux pour le bien public (Dossier d’appel, vol. 23, Annexe « W »).

[54] Il résulte de ce qui précède que de nombreuses contraintes de nature objective grèvent les terrains à l’étude et en affectent les valeurs effectives. L’appelante ne conteste pas ces facteurs, mais soutient que la vocation de parc et d’aire de conservation des terrains qui font l’objet du présent litige est purement subjective et ne repose que sur le choix de la CCN de maintenir ces terrains comme parc dans l’exercice de sa mission. Dans son mémoire, la Municipalité affirme que la CCN ne pouvait raisonnablement se baser sur les contraintes qui découlent de sa possession des propriétés pour établir le montant des PERI, et qu’une telle décision ne serait pas conforme aux enseignements de l’arrêt Halifax.

[55] Or, les paragraphes qui précèdent démontrent que la valeur attribuée aux terrains visés par la CCN n’est pas arbitraire ou purement subjective. Elle découle au contraire du mandat que le Parlement lui-même a confié à la CCN, ainsi que de la propre réglementation de l’appelante. En fait, la preuve démontre que la Municipalité souscrit aux objectifs de la CCN et que le développement des terrains en cause à des fins résidentielles est purement hypothétique. Deux des experts qui ont témoigné devant le Comité, dont le directeur général de la firme d’évaluateurs agréés qui a signé les rôles d’évaluation de la Municipalité régionale de comté (MRC) dont fait partie la Municipalité, ont d’ailleurs affirmé que tout aménagement résidentiel ou commercial mettrait 50, voire 100 ans avant de se concrétiser étant donné la grande superficie des terrains et autres contraintes liées à ces lieux : voir Témoignage de Marc Lépine le 17 novembre 2020, Dossier d’appel, pp. 5625 et 5667; Témoignage de Neil Gold le 19 novembre 2020, Dossier d’appel, pp. 6205-6206.

[56] Comme la Cour fédérale, je suis donc d’avis qu’il n’était pas déraisonnable pour la CCN de conclure que l’UMEPP des terrains dont l’évaluation est contestée est celle d’un espace naturel dédié à la conservation et à la récréation. Le développement résidentiel dont ces terrains pourraient éventuellement faire l’objet est purement hypothétique compte tenu des nombreuses contraintes qui les affectent, ainsi que du contexte historique et de la géographie. Comme la LPRI et le Règlement exigent que les terrains en cause soient évalués comme s’ils étaient des propriétés imposables dans les mains d’un contribuable, leur valeur ne pouvait donc être déterminée sur la base d’un système fiscal fictif ou arbitraire (Administration portuaire de Montréal au para. 40). À cet égard, et à l’instar du juge de première instance, je souscris entièrement à l’argumentation de la CCN à l’effet que la détermination des PERI par un décideur ne consiste pas à créer une chimère du simple fait que les terrains évalués appartiennent à l’État, à les dénaturer, à les dépouiller de leurs attributs et contraintes et à leur attribuer un usage hypothétique contraire à la réalité et aux souhaits des parties. Cette approche me paraît tout à fait compatible avec la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Halifax, dans laquelle la Cour reconnaissait qu’un décideur n’était pas tenu d’ignorer les restrictions à l’utilisation inhérentes à l’utilisation optimale d’une propriété utilisée comme lieu historique national (ou, comme c’est le cas ici, pour des fins de conservation et de récréation) pour que sa décision puisse être considérée raisonnable.

[57] Enfin, l’appelante tente de s’écarter de l’UMEPP en prétextant que les principes d’évaluation foncière normalement applicables doivent être écartés en raison du paragraphe 16(3) de la LCN. Tel que je l’ai déjà mentionné (voir para. 17 des présents motifs), cet argument ne peut être retenu du fait de la clause dérogatoire prévue au paragraphe 11(1) de la LPRI. Il n’y aurait d’ailleurs aucune logique à ce que le Parc de la Gatineau soit soumis à un régime distinct, plutôt que d’être évalué comme une propriété imposable selon le régime local d’impôts fonciers au même titre que toute autre propriété fédérale.

[58] Quant au regroupement de certaines propriétés avec les propriétés adjacentes, l’article 34 de la LFM prévoit que quatre conditions doivent être remplies. Le principe directeur qui doit être gardé à l’esprit en appliquant cette disposition est qu’une unité d’évaluation doit regrouper le plus grand ensemble possible d’immeubles, de façon à éviter la multiplication des unités. Le Comité avait reconnu que les terrains considérés satisfaisaient aux quatre critères prévus par la LPRI, mais avait néanmoins estimé qu’ils ne devraient pas être regroupés pour un motif qui n’est pas mentionné à l’article 34. La CCN s’est écartée de cette recommandation et a décidé de regrouper sept propriétés avec les propriétés adjacentes. Ces regroupements impliquent de petits terrains, faisant partie des enclaves résidentielles, contigus à d’autres propriétés de grandes superficies, et sont semblables à d’autres regroupements réalisés dans le passé par la MRC dont relève la Municipalité. Comme l’appelante n’a pas expliqué en quoi cette décision était déraisonnable et n’a avancé aucun argument qui permettrait de remettre en question la décision de la CCN à cet égard, il ne m’apparaît pas nécessaire de m’attarder davantage sur cette question.

[59] Après avoir déterminé l’UMEPP des terrains et procédé à certains regroupements, la CCN a établi leur valeur en utilisant la méthode de comparaison. C’est également la méthode qu’avait retenue le Comité, et c’est l’une des méthodes d’évaluation les plus couramment utilisées du fait de sa relative simplicité. Elle reflète également le résultat le plus fiable quant à la valeur réelle d’une propriété du fait qu’elle s’appuie sur une preuve directe provenant des données du marché : Les Entreprises Monlavert Inc. c. Mont-Tremblant (Ville), 2021 QCTAQ 06200 au para. 49. Cette méthode consiste à chercher sur le marché local des transactions portant sur un bien similaire à celui devant être évalué, à déterminer le prix moyen qui ressort de ces transactions, et à appliquer ce prix moyen au bien à évaluer : Desjardins 1992, p. 153. Les ventes comparables utilisées dans le cadre de cette méthode doivent être soumises aux mêmes contraintes que les propriétés en litige, notamment quant à l’usage, la localisation et la superficie.

[60] Puisqu’il n’y avait pas de ventes locales réellement comparables détenant des caractéristiques similaires ou identiques, l’expert retenu par la CCN avait choisi des terrains ayant sensiblement la même vocation que le Parc dans tout le Québec et même en Ontario. Le Comité a rejeté cette approche, notamment parce que les terrains choisis étaient beaucoup plus éloignés des centres urbains que ceux dont il est question ici. L’expert retenu par la Municipalité avait plutôt retenu la vente de terrains comparables sur le marché local, et c’est également la méthode qu’a suivie le Comité. La CCN a pris acte de cette recommandation et s’est également concentrée sur des ventes comparables reflétant le marché local.

[61] Dans son Avis, le Comité ne tenait cependant pas compte de la superficie et de l’usage des terrains faisant l’objet des ventes identifiées comme comparables, tenant pour acquis que leur utilisation optimale serait une valeur purement économique établie sans tenir compte de leurs caractéristiques propres et des contraintes de toutes sortes qui s’y rattachent. Or, les ventes comparables utilisées par l’expert de la Municipalité et qu’a retenues le Comité portaient sur des propriétés plus de vingt fois plus petites en moyenne que les propriétés en question, et situées dans des secteurs où le zonage permettait le développement résidentiel et même commercial dans certains cas (Note de breffage au Premier dirigeant, Dossier Appel, p. 3421 au para. 222).

[62] Suite aux analyses subséquentes effectuées par l’équipe chargée de déterminer les PERI à la CCN, un barème a été établi pour déterminer les ajustements requis à la valeur des propriétés en considération de la superficie et de l’UMEPP. Pour les terrains de moins de 500 hectares, on a procédé à un ajustement de 50% pour l’usage. Pour les terrains de 500 à 1 000 hectares et de 1 000 à 1 500 hectares, on a procédé à des ajustements respectifs de 60 % et de 70 % pour l’usage et la superficie. La CCN soutient que ces valeurs, qui totalisent un montant global de 48 309 700 $ pour l’ensemble de ses terrains se trouvant sur la Municipalité, représentent les valeurs qu’une autorité évaluatrice aurait déterminées en date du 1er juillet 2016 si ces propriétés étaient imposables, lorsque l’on tient compte de leur localisation, de leur superficie et de l’UMEPP propres à ces propriétés.

[63] Bien que la CCN lui ait donné la possibilité de commenter son analyse et ses déterminations, la Municipalité s’est abstenue de le faire et a plutôt réclamé par voie de mise en demeure une décision conforme en tout point à l’Avis du Comité. Plutôt que de contester la démarche et les ajustements retenus par la CCN et d’expliquer pourquoi les montants à verser à la Municipalité à titre de PERI seraient déraisonnables, cette dernière s’est contentée de critiquer la CCN pour avoir procédé à des analyses supplémentaires après avoir reçu l’Avis, et pour avoir eu recours au même expert que devant le Comité. Cela n’a pas convaincu la Cour fédérale, et ne me convainc pas davantage.

[64] Tout bien considéré, la décision de la CCN est transparente et intelligible, et appartient aux issues possibles pouvant se justifier au regard des contraintes juridiques et factuelles applicables. Encore une fois, la CCN n’était liée ni par l’évaluation de l’autorité taxatrice ni par l’Avis du Comité, et pouvait en arriver à sa propre détermination de ce qui constituait la valeur des terrains en litige qu’une autorité évaluatrice déterminerait si ces terrains étaient des propriétés imposables. Certes, la valeur attribuée aux terrains par la Municipalité, dans un premier temps, et par le Comité subséquemment, constituait pour la CCN un point de référence. Le décideur pouvait cependant y déroger, à condition de s’en expliquer en fournissant des motifs qui répondent aux exigences de la raisonnabilité. Dans l’arrêt Halifax, le ministre ne s’était pas déchargé de son fardeau en n’attribuant qu’une valeur nominale à une propriété assujettie à la LPRI, contrecarrant du même coup à l’intention du législateur. Dans le cas présent, la CCN n’a pas commis cette erreur et a bien expliqué pourquoi elle divergeait d’opinion avec le Comité à certains égards; elle a versé des montants substantiels de PERI à la Municipalité sur la base d’une évaluation de la valeur effective des terrains représentant approximativement la moitié de la valeur recommandée par le Comité, au terme d’une analyse rigoureuse respectueuse de la LPRI et conforme à la preuve.

V. CONCLUSION

[65] Pour tous les motifs qui précèdent, je suis d’avis que l’appel devrait être rejeté, avec dépens.

« Yves de Montigny »

Juge en chef

 

« Je suis d’accord.

George R. Locke, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Gerald Heckman, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-52-23

 

INTITULÉ :

MUNICIPALITÉ DE CHELSEA c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 mars 2024

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY

 

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LOCKE

LE JUGE HECKMAN

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 mai 2024

 

 

COMPARUTIONS :

Paul Wayland

Simon Frenette

 

Pour l’appelante

Isabelle Mathieu-Millaire

Patrick Visintini

Pour l’intimé

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

DHC Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour l’appelante

 

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

Pour l’intimé

 

 

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