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Date : 20240712


Dossier : A-285-22

Référence : 2024 CAF 120

CORAM :

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE ROUSSEL

LA JUGE GOYETTE

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

ROGER MONETTE (EN SA QUALITÉ D’ADMINISTRATEUR DE LA SOCIÉTÉ DE DÉMÉNAGEMENT MONTRÉAL EXPRESS INC.)

défendeur

Audience tenue à Montréal (Québec), le 25 avril 2024.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 12 juillet 2024.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE ROUSSEL

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE GOYETTE

 


Date : 20240712


Dossier : A-285-22

Référence : 2024 CAF 120

CORAM :

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE ROUSSEL

LA JUGE GOYETTE

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

ROGER MONETTE (EN SA QUALITÉ D’ADMINISTRATEUR DE LA SOCIÉTÉ DE DÉMÉNAGEMENT MONTRÉAL EXPRESS INC.)

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE ROUSSEL

I. Contexte

[1] Le Procureur général du Canada sollicite le contrôle judiciaire d’une décision (2022 CCRI 1051) rendue le 30 novembre 2022 par le Conseil canadien des relations industrielles conformément à l’article 251.12 du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, c. L-2 (Code). Aux termes de cette décision, le Conseil accueille en partie, pour cause de prescription, la demande de révision présentée par monsieur Monette à l’encontre d’un ordre de paiement émis le 16 mars 2021 par une inspectrice du Programme du travail d’Emploi et Développement social Canada.

[2] Monsieur Monette est l’un des deux anciens administrateurs de la société Déménagement Montréal Express Inc. Le 23 septembre 2015, l’entreprise, qui est constituée en vertu de la Loi sur les sociétés par actions, R.L.R.Q., c. S-31.1 (LSA) du Québec, fait cession de ses biens sous le régime de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, c. B-3.

[3] Le 2 octobre 2015, un ancien employé de l’entreprise dépose une plainte contre celle-ci pour cause de salaire impayé et de non-versement de l’indemnité de congé annuel. L’inspectrice du Programme du travail entame par la suite une inspection afin de vérifier si tous les employés de l’entreprise ont reçu les salaires et indemnités auxquels ils ont droit.

[4] Le 13 septembre 2018, à l’issue de son enquête et se fondant sur l’article 251.18 du Code, l’inspectrice transmet à l’autre administrateur une lettre de détermination préliminaire lui indiquant qu’il est responsable de verser la somme de 100 036,93 $ pour des salaires et indemnités impayés à l’égard de 38 employés.

[5] L’autre administrateur ayant fait une proposition de faillite à ses créanciers, l’inspectrice transmet la lettre de détermination préliminaire à monsieur Monette. Le dossier ne démontre pas à quelle date celle-ci lui a été acheminée.

[6] Le 5 décembre 2018, l’inspectrice transmet à monsieur Monette une lettre de détermination révisée. Elle le tient maintenant responsable de verser la somme de 334 259,01 $ à l’égard de 132 employés. L’inspectrice modifie par la suite le montant des sommes réclamées, le 22 septembre 2020 (137 212,10 $ à l’égard de 139 employés), le 3 février 2021 (92 354,71 $ à l’égard de 130 employés) et le 17 février 2021 (87 415,95 $ à l’égard de 128 employés). Le 16 mars 2021, elle remet à monsieur Monette un ordre de paiement formel en vertu du paragraphe 251.1(1) et de l’article 251.18 du Code, lui ordonnant de verser la somme de 87 415,95 $ pour des salaires et indemnités impayés.

[7] Insatisfait, monsieur Monette conteste l’ordre de paiement. Dans sa demande de révision, il soulève plusieurs motifs, dont le délai de plus de trois ans écoulé entre le moment où l’entreprise fait cession de ses biens le 16 septembre 2015 et le premier avis lui réclamant des sommes en vertu du Code le 5 décembre 2018. Il soutient qu’en vertu du paragraphe 251.01(2) du Code, un employé dispose d’un délai de 6 mois à compter du jour où le salaire aurait dû être versé pour formuler une plainte contre son employeur. Les plaintes auraient donc dû être déposées au plus tard le 16 mars 2016 vu la faillite de l’entreprise. Il ajoute qu’il n’a jamais reçu, malgré une demande à cet effet, copie des plaintes à l’origine de l’enquête et du mandat confié à l’inspectrice. Il reproche également à l’inspectrice de ne pas avoir tenté un rapprochement entre les parties selon l’article 251.03 du Code. Sa demande de révision est transmise au Conseil afin qu’elle soit traitée comme un appel, conformément au paragraphe 251.101(7) du Code.

[8] Le 30 novembre 2022, le Conseil accueille en partie la demande de révision. Il modifie l’ordre de paiement et retire, de la liste des anciens employés, tous les employés n’ayant pas présenté de preuve de réclamation auprès du syndic à la faillite de l’entreprise.

[9] Dans une section de son analyse intitulée « La prescription », le Conseil souligne d’abord que le délai entre la faillite de l’entreprise et la première réclamation de l’inspectrice peut paraître long, mais qu’il « [r]este à savoir cependant si ce délai fait en sorte que l’ordre de paiement doit être annulé pour cause de prescription » (para. 50). Ensuite, il constate que les deux conditions énoncées à l’article 251.18 du Code sont satisfaites, puisqu’il n’est pas contesté que monsieur Monette était administrateur de l’entreprise au moment où la créance a pris naissance et que le recouvrement de la créance auprès de celle-ci était impossible ou peu probable.

[10] Le Conseil poursuit en soulignant que l’article 251.18 du Code ne prévoit aucun délai pour présenter une réclamation à un administrateur pour salaire impayé, contrairement à l’article 154 de la LSA. Ce dernier prévoit que la responsabilité des administrateurs n’est engagée que si la société, dans l’année du jour où la dette est devenue exigible, devient faillie au sens de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité et qu’une réclamation de cette dette est déposée auprès du syndic. S’appuyant sur une décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique dans In the Matter of Western Express Air Lines Inc., 2006 BCSC 1267 (Western Express), le Conseil conclut que les réclamations des anciens employés qui n’ont pas présenté une preuve de réclamation au syndic sont prescrites aux termes de l’article 154 de la LSA, et qu’en conséquence, monsieur Monette ne leur doit aucune somme.

[11] Devant cette Cour, le Procureur général du Canada fait valoir que l’article 154 de la LSA n’impose pas un délai de prescription, mais plutôt une condition préalable à l’imputation de la responsabilité à l’administrateur en vertu de l’article 154 de la LSA. Le Conseil ne pouvait, sous prétexte de l’absence d’un délai de prescription prévu au Code, faire appel au droit supplétif du Québec et ajouter aux conditions prévues à l’article 251.18 du Code en imposant l’obligation préalable de déposer une preuve de réclamation auprès du syndic.

[12] Le Procureur général soutient également que l’exercice d’interprétation auquel s’est livré le Conseil n’est pas conforme au principe moderne d’interprétation législative, axé sur le texte, le contexte et l’objet de la disposition législative. À cet égard, il reproche au Conseil d’avoir considéré la décision Western Express comme un précédent contraignant sans avoir procédé à une analyse des dispositions législatives en jeu. Il ajoute que le Conseil a omis de tenir compte de l’objet du Code, qui se veut un régime complet, et des restrictions imposées par son article 168. Enfin, il plaide qu’en présence d’une jurisprudence partagée sur la question de la prescription, le Conseil devait justifier ses conclusions. Cela est d’autant plus vrai puisque l’applicabilité de l’article 154 de la LSA n’avait été soulevée par aucune des parties.

[13] Monsieur Monette n’a pas produit de mémoire en l’instance, ni comparu à l’audience de la présente demande de contrôle judiciaire. La demande sera donc déterminée sur la base des observations écrites et orales du Procureur général du Canada et du dossier de demande, lequel comprend la réponse de monsieur Monette à l’inspectrice et sa demande de révision soumise au Conseil.


II. Analyse

[14] Comme la demande de contrôle judiciaire soulève l’interprétation et l’application par le Conseil de l’article 251.18 du Code, la norme de contrôle est celle, présumée, de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 au para. 115).

[15] Je suis d’avis que la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

[16] Par souci de commodité, il est utile de reproduire les principales dispositions législatives en cause.

[17] L’article 251.18 du Code se lit ainsi :

251.18 Les administrateurs d’une personne morale sont, jusqu’à concurrence d’une somme équivalant à six mois de salaire, solidairement responsables du salaire et des autres indemnités auxquels l’employé a droit sous le régime de la présente partie, dans la mesure où la créance de l’employé a pris naissance au cours de leur mandat et à la condition que le recouvrement de la créance auprès de la personne morale soit impossible ou peu probable.

251.18 Directors of a corporation are jointly and severally liable for wages and other amounts to which an employee is entitled under this Part, to a maximum amount equivalent to six months’ wages, to the extent that

(a) the entitlement arose during the particular director’s incumbency; and

(b) recovery of the amount from the corporation is impossible or unlikely.

[18] L’article 154 de la LSA prévoit ce qui suit :

154. Les administrateurs de la société sont solidairement responsables envers ses employés, jusqu’à concurrence de six mois de salaire, pour les services rendus à la société pendant leur administration respective.

154. Directors of a corporation are solidarily liable to the employees of a corporation for all debts not exceeding six months’ wages payable to each such employee for services performed for the corporation while they are directors of the corporation respectively.

Toutefois, leur responsabilité n’est engagée que si la société est poursuivie dans l’année du jour où la dette est devenue exigible et que l’avis d’exécution du jugement obtenu contre elle est rapporté insatisfait en totalité ou en partie ou si la société, pendant cette période, fait l’objet d’une ordonnance de mise en liquidation ou devient faillie au sens de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (L.R.C. 1985, c. B-3) et qu’une réclamation de cette dette est déposée auprès du liquidateur ou du syndic.

However, a director is not liable unless the corporation is sued for the debt within one year after it becomes due and the notice of execution is returned unsatisfied in whole or in part or unless, during that period, a liquidation order is made against the corporation or it becomes bankrupt within the meaning of that expression in the Bankruptcy and Insolvency Act (R.S.C. 1985, c. B-3) and a claim for the debt is filed with the liquidator or the syndic.

[19] Comme mentionné plus haut, le Conseil s’appuie sur la décision Western Express pour justifier l’application de l’article 154 de la LSA en l’espèce. Cette affaire met en cause la restructuration d’une entreprise sous le régime de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. 1985, c. C-36, qui a été suivie d’une faillite quelques mois plus tard. La Cour suprême de la Colombie-Britannique est appelée à se prononcer sur les sommes qui peuvent être réclamées des administrateurs de la société insolvable en vertu de l’article 251.18 du Code. Constatant que le Code ne prévoit pas de délai spécifique pour l’émission d’un ordre de paiement, la Cour examine la relation entre l’article 251.18 du Code et l’article 119 de la Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. 1985, c. C-44 (LCSA) qui traite de la responsabilité des administrateurs envers les employés. La Cour juge que la question devant elle est de déterminer si les dispositions du Code et de la LCSA sont conflictuelles, contradictoires ou incompatibles entre elles.

[20] La Cour suprême de la Colombie-Britannique détermine que la présomption de chevauchement s’applique. Cette présomption établit que, lorsque les dispositions de différentes lois se chevauchent, leur interprétation doit faire en sorte d’éviter les contradictions dans la mesure du possible. La Cour juge que chacune des dispositions prévoit l’établissement d’une responsabilité générale pour les administrateurs : pour le Code, sans limitation quant au moment pour présenter une réclamation à un administrateur, et pour la LCSA, exigeant qu’une réclamation soit prouvée dans les six mois d’une cession de biens ou d’une ordonnance de faillite. La Cour conclut que l’article 119 de la LCSA n’entre pas en conflit avec l’article 251.18 du Code et, qu’en conséquence, un ordre de paiement formel émis à l’encontre d’un administrateur d’une société constituée en vertu de la LCSA n’est valide, lorsque la société a fait faillite, que dans la mesure où une preuve de réclamation est déposée auprès du syndic dans les six mois de l’ordonnance de faillite, conformément à l’alinéa 119(2)c) de la LCSA (Western Express aux para. 18-20, 22-23).

[21] Dans le présent dossier, estimant que « la situation engendrée par la combinaison des dispositions du Code et de la [LSA] est, dans une certaine mesure, comparable à la situation examinée » dans Western Express, le Conseil juge « prescrites depuis l’expiration du délai prévu par l’article 154 de la [LSA] » les réclamations des anciens employés qui n’ont pas présenté une preuve de réclamation auprès du syndic (aux para. 58, 61-62).

[22] Or, l’analyse du Conseil ne tient pas compte du fait que, dans l’affaire Western Express, il est question de l’application de deux lois fédérales. En l’espèce, il s’agit de l’application d’une loi provinciale à un régime établi par une loi fédérale. L’analyse diffère selon qu’il s’agit de déterminer si deux lois adoptées par le même législateur peuvent coexister sans conflit ou qu’il s’agit de savoir si une loi provinciale peut suppléer à une loi fédérale en cas de silence de cette dernière (voir notamment Ruth Sullivan, The Construction of Statutes, 7e éd., Markham (ON), LexisNexis, 2022, § 11.03[4]; Canada (Procureur général) c. St-Hilaire, 2001 CAF 63, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 28643 (29 novembre 2001)). Les motifs du Conseil ne font pas cette distinction.

[23] Au surplus, le Conseil ne fait aucune analyse comparative des dispositions en cause et, plus particulièrement, il n’examine pas s’il existe des différences entre l’article 119 de la LCSA et l’article 154 de la LSA. Il est donc difficile de comprendre comment il a pu assimiler les deux dispositions et leur donner le même effet puisque, bien qu’elles soient similaires à plusieurs égards, il existe des différences entre les deux.

[24] À ce propos, il importe de reproduire les extraits suivants de l’article 119 de la LCSA :

119 (1) Les administrateurs sont solidairement responsables, envers les employés de la société, des dettes liées aux services que ceux-ci exécutent pour le compte de cette dernière pendant qu’ils exercent leur mandat, et ce jusqu’à concurrence de six mois de salaire.

119 (1) Directors of a corporation are jointly and severally, or solidarily, liable to employees of the corporation for all debts not exceeding six months wages payable to each such employee for services performed for the corporation while they are such directors respectively.

(2) La responsabilité des administrateurs n’est engagée en vertu du paragraphe (1) que dans l’un ou l’autre des cas suivants :

(2) A director is not liable under subsection (1) unless

c) l’existence de la créance est établie dans les six mois d’une cession de biens ou d’une ordonnance de faillite frappant la société conformément à la Loi sur la faillite et l’insolvabilité.

(c) the corporation has made an assignment or a bankruptcy order has been made against it under the Bankruptcy and Insolvency Act and a claim for the debt has been proved within six months after the date of the assignment or bankruptcy order.

(3) La responsabilité des administrateurs n’est engagée en vertu du présent article que si l’action est intentée durant leur mandat ou dans les deux ans suivant la cessation de celui-ci.

(3) A director, unless sued for a debt referred to in subsection (1) while a director or within two years after ceasing to be a director, is not liable under this section.

[25] Comme on peut le constater, selon l’alinéa 119(2)c) de la LCSA, la responsabilité des administrateurs n’est engagée que si l’existence de la créance salariale est établie dans les six mois d’une cession de biens ou d’une ordonnance de faillite frappant la société conformément à la Loi sur la faillite et l’insolvabilité. Quant à l’article 154 de la LSA, la responsabilité des administrateurs n’est engagée que si la société, dans l’année du jour où la dette est devenue exigible, fait l’objet d’une ordonnance de mise en liquidation ou devient faillie et qu’une réclamation de cette dette est déposée auprès du liquidateur ou du syndic. Il n’est pas évident, à la lecture de l’article 154 de la LSA, si le délai d’un an s’applique également au dépôt d’une preuve de réclamation auprès du liquidateur ou du syndic. De plus, aux termes du paragraphe 119(3) de la LCSA, la responsabilité des administrateurs n’est engagée que si l’action est intentée durant le mandat des administrateurs ou dans les deux ans suivant la cessation de celui-ci. La LSA ne prévoit aucun délai précis pour l’exercice du recours contre les administrateurs.

[26] À la lecture de ces dispositions, l’obligation prévue au deuxième paragraphe de l’article 154 de la LSA de déposer une preuve de réclamation auprès du syndic s’apparente plus à une condition préalable donnant ouverture à la responsabilité des administrateurs qu’à un délai de prescription.

[27] Le Conseil ne considère pas non plus la pertinence d’appliquer Western Express compte tenu des modifications apportées au Code depuis cette décision. En 2006, le Code ne prévoyait aucun délai pour le dépôt par un employé d’une plainte pour salaire ou autre indemnité impayés par l’employeur. Selon le paragraphe 251.01(2) du Code, l’employé dispose maintenant d’un délai de six mois pour ce faire, de la dernière date à laquelle l’employeur aurait dû verser le salaire ou indemnité en vertu de la partie III du Code. Ce délai a été ajouté au Code en 2012 (Loi de 2012 sur l’emploi et la croissance, L.C. 2012, c. 31, art. 223) et est entré en vigueur en 2014 (décret C.P. 2014-0162).

[28] En recourant au droit provincial, le Conseil aurait dû en outre examiner s’il n’y avait pas plutôt lieu d’importer la prescription triennale générale édictée par l’article 2925 du Code civil du Québec (Duverger c. 2553-4330 Québec Inc. (Aéropro), 2016 CAF 243 au para. 24; Abel c. Asselin, 2014 CF 66 au para. 38) et déterminer si cette prescription avait été interrompue, par le dépôt de la plainte le 2 octobre 2015 ou par l’envoi des lettres de détermination préliminaire aux anciens administrateurs en 2018 (Abel aux para. 41-42; Bernlohr c. Anciens employés d’Aveos Performance Aéronautique Inc., 2018 CanLII 146966 aux para. 89, 102-123).

[29] Par ailleurs, les motifs du Conseil ne traitent pas non plus du contexte et de l’objet du Code. L’article 251.18 se trouve dans la partie III du Code, qui porte de manière générale sur les normes du travail. Le Conseil n’examine pas si l’application de l’article 154 de la LSA est compatible avec l’objet de la partie III du Code ou s’il a pour effet d’écarter l’intention qu’avait le législateur lorsqu’il a édicté l’article 251.18 du Code (Banque de Montréal c. Hall, [1990] 1 R.C.S. 121 aux pp. 151-152). Ses motifs ne tiennent pas compte du paragraphe 168(1) du Code, lequel prévoit que la partie III du Code s’applique nonobstant les règles de droit, usages, contrats ou arrangements incompatibles, sauf s’ils sont plus favorables aux employés, ni des précédents ayant statué que le Code forme un tout complet (Ridke c. Coulson Aircrane Ltd., 2013 CF 1183 au para. 101; 942260 Ontario Ltd. c. Misty Press, 2004 CF 1384 au para. 18) ou ayant interprété l’objet de la partie III du Code (Dynamex Canada Inc. c. Mamona, 2003 CAF 248).

[30] Bien que le Conseil n’avait pas à procéder à une interprétation formaliste de l’article 251.18 du Code, ses motifs ne démontrent pas qu’il était conscient que la décision devait être conforme au principe moderne d’interprétation législative suivant lequel l’interprétation doit tenir compte du texte, du contexte et de l’objet de la loi (Vavilov aux para. 117-123).

[31] Enfin, je note une certaine confusion dans le raisonnement du Conseil. Lorsqu’il aborde son analyse sur la prescription, le Conseil se réfère au délai entre le moment de la faillite de l’entreprise et la lettre de l’inspectrice de détermination préliminaire transmise à l’autre administrateur de l’entreprise, le 13 septembre 2018. Il indique que, bien que ce délai puisse paraître long, il « [r]este à savoir si ce délai fait en sorte que l’ordre de paiement doit être annulé pour cause de prescription » (au para. 50). Alors que ces commentaires semblent référer à la fois au délai dont dispose l’inspectrice pour aviser les administrateurs de leur responsabilité personnelle et à la durée de son enquête, l’analyse du Conseil et sa conclusion portent plutôt sur ce qui s’apparente à une condition d’ouverture pour exercer un recours contre les administrateurs (aux para. 56-62).

[32] Certaines décisions se sont intéressées au délai dont dispose l’inspectrice pour faire enquête, c’est-à-dire pour aviser les administrateurs qu’ils pourraient être tenus responsables sous l’article 251.18 du Code ou pour émettre un ordre de paiement (Abel aux para. 46, 49; Bernlohr aux para. 89, 102-123; Re Rutherford and Doyle, 2013 CarswellNat 1199 aux para. 61-65). Les motifs du Conseil ne permettent pas de conclure qu’il s’agit du délai dont se préoccupe le Conseil.

[33] L’absence d’analyse, de justification et de cohérence dans les motifs du Conseil fait en sorte qu’il est difficile de comprendre le fondement de la décision. Il s’ensuit que l’intervention de la Cour est justifiée (Vavilov aux para. 85-86, 105).

[34] En terminant, je me permets quelques commentaires additionnels.

[35] L’absence d’information et de documentation au dossier du demandeur n’a pas facilité le travail de cette Cour. Lors de l’audience, la Cour a souligné au Procureur général ses interrogations ainsi que ses préoccupations à l’égard de certains éléments du dossier.

[36] À titre d’exemple, la Cour s’est interrogée sur l’interaction entre les dispositions du Code, de la Loi sur le Programme de protection des salariés, L.C. 2005, c. 47, art. 1, qui prévoit le versement de prestations aux personnes physiques titulaires de créances salariales sur un employeur insolvable, et de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité.

[37] Cette interrogation découle entre autres du fait qu’au paragraphe 10 de ses motifs, le Conseil mentionne que la « plainte » du 2 octobre 2015 a été déposée auprès du Programme de protection des salariés. Toutefois, au paragraphe 7 de son mémoire, le Procureur général affirme que la plainte a été déposée en vertu de l’article 251.01 du Code. L’affidavit de l’inspectrice n’est d’aucun secours puisqu’elle ne précise pas explicitement le fondement de la plainte.

[38] Puisqu’à première vue, une demande de prestations présentée en vertu de la Loi sur le Programme de protection des salariés diffère d’une plainte pour salaire ou autre indemnité impayés en vertu de l’article 251.01 du Code, il aurait été utile que la Cour puisse confirmer sous quel régime la « plainte » du 2 octobre 2015 a été introduite. Ceci est d’autant plus vrai considérant que l’admissibilité au Programme de protection des salariés repose notamment sur la faillite de l’entreprise, ce qui explique l’importance de déposer une preuve de réclamation au syndic, mentionnée à l’alinéa 15(1)d) du Règlement sur le Programme de protection des salariés, D.O.R.S./2008-222. Le délai pour déposer une plainte en vertu du Code (alinéa 251.01(2)a)) diffère également de celui pour présenter une demande en vertu du Programme de protection des salariés (Règlement, article 9). Malheureusement, une copie de la « plainte » n’est pas au dossier du demandeur.

[39] Également, dans son rapport préparé à la suite de la demande de révision déposée par monsieur Monette, l’inspectrice indique que 35 employés se sont inscrits au Programme de protection des salariés au moment de la faillite réclamant le paiement de salaire et diverses indemnités en vertu du Code. Elle précise avoir aussi « réclamé pour les employés qui ne se sont pas inscrits au programme de protection des salariés selon les directives reçues basé sur la décision Western Express Air Lines (annexe 2) étant donné que l’entreprise est enregistrée au ‘Registraire des entreprises du Québec’ » (dossier du demandeur à la p. 91).

[40] D’une part, les directives sur lesquelles l’inspectrice s’appuie ne sont pas au dossier. Considérant que le Conseil affirme expressément ne pas être d’accord avec l’interprétation que fait l’inspectrice de la décision Western Express, il aurait été utile de bénéficier d’une explication du contenu de ces directives, et ce même si elles ne lient pas la Cour.

[41] D’autre part, le dossier ne permet pas de déterminer la source du pouvoir autorisant l’inspectrice à élargir son enquête à l’ensemble des salariés et de réclamer aux administrateurs les montants impayés pour tous les employés. À l’audience, le Procureur général a expliqué que le pouvoir d’enquête de l’inspectrice découlait des articles 248 et 249 du Code et qu’une seule plainte valait pour l’ensemble des employés même s’ils n’ont pas déposé de plainte dans le délai prescrit par le Code.

[42] Le dossier ne démontre pas si l’inspectrice a émis un avis aux anciens administrateurs les informant qu’elle ferait enquête au bénéfice de l’ensemble des anciens employés de l’entreprise faillie ou si elle a été en communication avec monsieur Monette avant de lui transmettre la lettre de détermination révisée plus de trois ans après la faillite de l’entreprise. Monsieur Monette affirme dans sa demande de révision n’avoir reçu aucune copie des plaintes ayant initié l’enquête de l’inspectrice ou du mandat qui a été confié à cette dernière. Or, la date de ces communications pourrait s’avérer déterminante si l’inspectrice avait trois ans pour informer monsieur Monette de sa responsabilité personnelle concernant les salaires et autres montants impayés dans le cas d’une enquête effectuée en vertu du Code.

[43] Je n’en dirai pas plus à ce sujet. Je laisse le soin au Conseil de se pencher sur ces questions.

[44] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis que la présente demande de contrôle judiciaire devrait être accueillie, j’annulerais la décision du Conseil et je retournerais le dossier au Conseil, différemment constitué, afin qu’il rende une nouvelle décision en tenant compte des présents motifs. Comme le Procureur général ne les réclame plus dans son mémoire, je propose qu’aucuns dépens ne soient accordés.

« Sylvie E. Roussel »

j.c.a.

«Je suis d’accord.

René LeBlanc j.c.a.»

«Je suis d’accord.

Nathalie Goyette j.c.a.»

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

A-285-22

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. ROGER MONETTE (EN SA QUALITÉ D’ADMINISTRATEUR DE LA SOCIÉTÉ DE DÉMÉNAGEMENT MONTRÉAL EXPRESS INC.)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 avril 2024

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE ROUSSEL

 

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE GOYETTE

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 juillet 2024

 

 

COMPARUTIONS :

Me Jonathan Bachir-Legault

Pour le demandeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

Pour le demandeur

 

 

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