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Date : 20241002


Dossier : A-169-21

Référence : 2024 CAF 158

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

et

ASSOCIATION CANADIENNE DES TÉLÉCOMMUNICATIONS

intervenante

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 25 mars 2024.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 2 octobre 2024.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY

MOTIFS CONCORDANTS :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE LEBLANC

 


Date : 20241002


Dossier : A-169-21

Référence : 2024 CAF 158

CORAM :

LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

et

ASSOCIATION CANADIENNE DES TÉLÉCOMMUNICATIONS

intervenante

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY

[1] Démocratie en surveillance (la demanderesse) a demandé le contrôle judiciaire du rapport dans lequel le commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique (le commissaire) a conclu que la participation du premier ministre Justin Trudeau (le premier ministre) à la prise de deux décisions concernant l’Organisme UNIS n’enfreignait pas la Loi sur les conflits d’intérêts, L.C. 2006, ch. 9, art. 2 (la LCI). Avant d’examiner le fond de la demande, la Cour a scindé l’instance en deux (Démocratie en surveillance c. Procureur général du Canada, 2023 CAF 39 (Démocratie en surveillance 2023)). La Cour se prononce ici sur le premier volet de la demande (étape 1), dans lequel la principale question en litige consiste à savoir si la demanderesse peut présenter la demande de contrôle judiciaire malgré la clause privative partielle prévue à l’article 66 de la LCI.

[2] L’affaire qui nous occupe revêt un intérêt particulier, car elle met en évidence des divergences dans la jurisprudence actuelle de notre Cour (Démocratie en surveillance 2023 au par. 5). Dans la décision Canada (Procureur général) c. Best Buy Canada Ltée, 2021 CAF 161 (Best Buy), les juges majoritaires concluent que les restrictions partielles au contrôle judiciaire pour certains types d’erreurs contreviennent à la primauté du droit. À l’opposé, dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Conseil canadien pour les réfugiés, 2021 CAF 72, inf. en partie par 2023 CSC 17 (Conseil canadien pour les réfugiés), notre Cour conclut que les restrictions partielles au contrôle judiciaire peuvent être valides et ne contreviennent pas nécessairement à la primauté du droit. Les arrêts de la Cour suprême Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov), et, plus récemment, Yatar c. TD Assurance Meloche Monnex, 2024 CSC 8 (Yatar), ne tranchent pas la question.

[3] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la requête du procureur général en radiation de la demande de contrôle judiciaire devrait être accueillie. À mon avis, les motifs des juges majoritaires dans la décision Best Buy ne régissent pas la présente affaire, car les recours politiques subsidiaires qui peuvent être exercés ainsi que l’article 66 de la LCI font obstacle à l’intervention de notre Cour. Cela étant dit, je traiterai néanmoins du rôle et des effets des clauses privatives et du débat sous‑jacent qui perdure devant notre Cour, puisque les parties ont axé l’essentiel de leur argumentation sur ces questions.

I. Les faits

[4] Le 14 mai 2021, le commissaire a conclu que le premier ministre ne se trouvait pas en situation de conflit d’intérêts lorsqu’il a participé à la prise de deux décisions concernant l’Organisme UNIS (le Rapport Trudeau III). Le commissaire a publié son rapport à la suite d’une étude qu’il avait entreprise au titre de l’article 44 de la LCI après avoir reçu deux demandes de la part de députés, les 28 juin 2020 et 3 juillet 2020 respectivement. Selon les allégations qui étaient formulées, le premier ministre avait enfreint le paragraphe 6(1) et les articles 7 et 21 de la LCI. Ces dispositions interdisent aux titulaires de charge publique de prendre des décisions qui mènent à un conflit d’intérêts (art. 6) et d’accorder un traitement de faveur (art. 7), et les obligent à se récuser concernant toute discussion lorsqu’ils se trouvent en situation de conflit d’intérêts (art. 21).

[5] Le 11 juin 2021, la demanderesse a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision du commissaire. Elle y allègue deux erreurs de droit concernant l’interprétation du paragraphe 6(1) faite par le commissaire ainsi qu’une erreur de fait concernant la relation du premier ministre avec l’un des fondateurs de l’Organisme UNIS.

[6] Le procureur général (le défendeur) a présenté une requête en radiation de la demande dans laquelle il fait valoir que la demanderesse n’a pas qualité pour agir et que la demande est fondée sur des motifs à l’égard desquels l’article 66 de la LCI interdit le contrôle judiciaire, à savoir des questions de droit et de fait. Selon l’article 66 de la LCI, les décisions du commissaire ne peuvent faire l’objet d’un contrôle que pour les motifs énoncés aux alinéas 18.1(4)a), b) ou e) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 (la LCF). Ces motifs sont limités, respectivement, aux questions de compétence, aux questions d’équité procédurale et aux cas où l’office fédéral a agi ou omis d’agir « en raison d’une fraude ou de faux témoignages ».

[7] Le 5 décembre 2022, notre Cour a jugé que la demanderesse a qualité pour agir dans l’intérêt public, mais a renvoyé à la formation chargée de l’audition de la demande la question de savoir si la demande est irrecevable par application de l’article 66 de la LCI (Démocratie en surveillance c. Canada (Procureur général), 2022 CAF 208 (Démocratie en surveillance 2022)).

[8] La demanderesse a ensuite demandé, par voie de requête, au commissaire de lui remettre certains documents. La Cour a alors ordonné que l’examen de la demande se déroule en deux étapes, car la requête en communication plaçait le commissaire dans une situation intenable. En effet, on lui demandait de communiquer des documents confidentiels pour appuyer un motif qui pourrait, en fin de compte, être irrecevable en vertu de l’article 66. Si cet article est interprété comme interdisant une partie ou la totalité des motifs soulevés dans la demande, des documents confidentiels qui n’auraient pas dû être communiqués l’auraient néanmoins été. Pour régler ce problème, la Cour a décidé qu’elle entendrait et trancherait dans un premier temps la question de droit de savoir si l’article 66 rend la demande irrecevable (étape 1). Advenant une réponse négative, la Cour entendra et tranchera la demande sur le fond dans un deuxième temps (étape 2).

[9] Par ordonnance de notre Cour datée du 4 mai 2023, l’Association canadienne des télécommunications (l’ACT ou l’intervenante), organisation commerciale qui représente des compagnies du secteur des télécommunications, a reçu l’autorisation d’intervenir à l’étape 1 afin de présenter des observations sur la question préalable de la compétence matérielle de la Cour.

II. La question en litige

[10] La question précise à trancher dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire peut être formulée de la façon suivante :

Aux termes de la LCI, la clause privative partielle limitant le contrôle judiciaire aux questions de compétence, d’équité procédurale et de fraude ou de faux témoignages empêche-t-elle l’examen judiciaire des questions de droit ou des questions de fait découlant des conclusions du commissaire dans le Rapport Trudeau III?

III. Le régime législatif

[11] Le commissaire est un agent indépendant du Parlement nommé en vertu du paragraphe 81(1) de la Loi sur le Parlement du Canada, L.R.C. (1985), ch. P-1 (la LPC), pour appliquer la LCI. Le Commissariat aux conflits d’intérêts et à l’éthique (le Commissariat) a été créé en vertu de la Loi fédérale sur la responsabilité, L.C. 2006, ch. 9 (la LFR), laquelle modifiait la LPC et édictait la LCI. La LFR a reçu la sanction royale en décembre 2006 et est entrée en vigueur en juillet 2007.

[12] L’édiction de la LCI faisait suite à plusieurs tentatives d’adoption d’un texte législatif et d’un code sur les conflits d’intérêts et l’éthique au Parlement. La première recommandation concernant un texte législatif sur ces questions figure dans un livre vert sur les députés et les conflits d’intérêts déposé devant la Chambre des communes en 1973. Dans la foulée du livre vert, au lieu de faire adopter un texte législatif, le premier ministre Pierre E. Trudeau a publié, en 1974, des lignes directrices à l’intention des ministres du cabinet et a créé, au sein du ministère de la Consommation et des Affaires commerciales, le premier prédécesseur du Commissariat, à savoir le Bureau du sous‑registraire général adjoint. Le rôle de ce bureau était de faire appliquer les nouvelles lignes directrices sur l’éthique à l’intention des ministres du cabinet et de traiter les divulgations des actifs de ces derniers. Les tentatives subséquentes d’adoption d’un texte législatif, en 1978, 1983, 1988, 1989, 1991 et 1992, ont échoué et sont mortes au Feuilleton. En 1994, le premier ministre a nommé un conseiller en éthique pour remplacer le sous‑registraire général adjoint (« Discours du Trône », Débats de la Chambre des communes, 25-1, vol. 133, no 2 (18 janvier 1994), p. 009 (l’hon. Gilbert Parent)), conseiller qu’il a chargé de l’application d’un code de déontologie modernisé. Cette personne, qui était précédemment placée sous l’autorité d’un ministère, relevait désormais directement du premier ministre. Il convient de noter en outre que, contrairement au commissaire actuel, le conseiller en éthique avait pour rôle principal de fournir des conseils, et non de mener des enquêtes.

[13] En 2004, le Commissariat à l’éthique a remplacé le conseiller en éthique à la suite d’une modification de la LPC qui prévoyait des mécanismes législatifs additionnels en matière de responsabilité. Par souci de simplicité et afin de réduire les influences partisanes au minimum, un commissaire a été choisi pour mettre en œuvre la LCI (Chambre des communes, Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre, Code de déontologie, 37-2, no 40 (13 juin 2003) au par. 20 (le rapport sur le Code de déontologie)). Ainsi, cette personne « qui travaillerait aux côtés des députés tous les jours et leur donnerait des avis confidentiels sur l’interprétation du Code devrait être également appelée à l’interpréter en cas de plainte » (rapport sur le Code de déontologie au par. 26). À l’époque, le comité qui a rédigé le rapport reconnaissait dans celui‑ci que le commissaire « ne prendrait pas de décisions finales; il ferait des recommandations à la Chambre dont l’arbitrage serait définitif » (rapport sur le Code de déontologie au par. 27). Le comité voulait laisser la décision finale sur une plainte à la Chambre des communes et s’assurer que celle-ci pourrait « refuser de mettre la recommandation en application » (rapport sur le Code de déontologie au par. 27). Depuis l’adoption de la LFR, le commissaire est chargé des questions d’éthique et de conflits d’intérêts au niveau fédéral, et ses pouvoirs et obligations sont définis dans la loi. Le commissaire est maintenant nommé après consultation du chef de chacun des partis reconnus à la Chambre des communes et approbation par résolution de cette chambre (LPC, art. 81). Le commissaire applique la LCI à l’égard des « titulaires de charge publique » – ce qui s’entend des ministres, des ministres d’État, des secrétaires parlementaires, des membres du personnel ministériel, des conseillers ministériels et de certaines personnes nommées par le gouverneur en conseil (LCI, art. 2(1)) – ainsi qu’un code régissant les conflits d’intérêts des députés (LPC, art. 85 à 87).

[14] Au nombre des interdictions importantes de la LCI, mentionnons celle énoncée au paragraphe 6(1) selon laquelle les titulaires de charge publique ne peuvent participer à la prise d’une décision s’il y a possibilité qu’ils se trouvent en situation de conflit d’intérêts. De la même manière, l’article 7 interdit aux titulaires de charge publique d’accorder un traitement de faveur à une personne ou un organisme. Élément également pertinent aux fins de la demande principale de contrôle judiciaire, l’article 21 de la LCI exige que le titulaire de charge publique se récuse à l’égard de toute question qui pourrait le placer en situation de conflit d’intérêts.

[15] Le commissaire encourage l’observation de la LCI par divers moyens, notamment (i) en donnant des avis confidentiels aux titulaires de charge publique et au premier ministre sur la façon dont ils peuvent s’acquitter de leurs obligations aux termes de la LCI, (ii) en tentant d’arriver à un accord avec les titulaires de charge publique sur des mesures d’observation ou, à défaut, en ordonnant la prise de mesures d’observation et (iii) en supervisant les mesures que prennent ces derniers pour s’acquitter de leurs obligations (LCI, art. 28 et 29, 32, 43). Le commissaire reçoit également des rapports confidentiels de tous les titulaires de charge publique dans les 60 jours suivant leur nomination. Dans ces rapports, il est notamment question des biens, dettes, activités d’emploi, entreprises, activités caritatives de ces personnes (LCI, art. 22(1), 22(2)). Afin d’encourager les titulaires de charge publique à s’acquitter en temps opportun de leurs obligations en matière de déclaration, le commissaire est également autorisé à imposer des pénalités d’au plus 500 $ (LCI, art. 52). Advenant l’imposition d’une telle pénalité, le commissaire doit dévoiler l’identité du titulaire de charge publique, la violation et le montant de la pénalité (LCI, art. 62).

[16] Le commissaire peut aussi examiner les allégations de violation de la LCI, soit à la demande d’un membre de la Chambre des communes ou du Sénat, soit de son propre chef. Il peut refuser d’examiner toute demande futile, vexatoire ou entachée de mauvaise foi, et il peut également mettre fin à son examen (LCI, art. 44 et 45). S’il juge qu’un titulaire de charge publique a contrevenu à la LCI, le commissaire remet au premier ministre un rapport énonçant les faits, son analyse de la question et ses conclusions. Il remet en même temps ce rapport à l’intéressé et à l’auteur de la demande, et rend le document accessible au public (LCI, art. 44 et 45). Le commissaire n’a pas le pouvoir de faire appliquer les recommandations ou d’imposer des sanctions juridiques ou autres sur le fondement d’un rapport; la décision sur les mesures à prendre par suite des conclusions du commissaire revient ultimement au premier ministre.

[17] La LCI restreint partiellement le recours au contrôle judiciaire dans la disposition suivante :

Ordonnances et décisions définitives

Orders and decisions final

66 Les ordonnances et décisions du commissaire sont définitives et ne peuvent être attaquées que conformément à la Loi sur les Cours fédérales pour les motifs énoncés aux alinéas 18.1(4)a), b) ou e) de cette loi.

66 Every order and decision of the Commissioner is final and shall not be questioned or reviewed in any court, except in accordance with the Federal Courts Act on the grounds referred to in paragraph 18.1(4)(a), (b) or (e) of that Act.

[18] Cette disposition est parfois qualifiée de clause privative partielle. Une clause privative complète énoncerait simplement que chaque décision est définitive et ne sera ni remise en question ni attaquée devant un autre tribunal. Toutefois, selon l’article 66 (lu conjointement avec le paragraphe 18.1(4)), seules les questions de droit ou de fait ne peuvent être examinées :

Motifs

Grounds of review

18.1(4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue que l’office fédéral, selon le cas :

18.1(4) The Federal Court may grant relief under subsection (3) if it is satisfied that the federal board, commission or other tribunal

a) a agi sans compétence, outrepassé celle-ci ou refusé de l’exercer;

(a) acted without jurisdiction, acted beyond its jurisdiction or refused to exercise its jurisdiction;

b) n’a pas observé un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale ou toute autre procédure qu’il était légalement tenu de respecter;

(b) failed to observe a principle of natural justice, procedural fairness or other procedure that it was required by law to observe;

c) a rendu une décision ou une ordonnance entachée d’une erreur de droit, que celle-ci soit manifeste ou non au vu du dossier;

(c) erred in law in making a decision or an order, whether or not the error appears on the face of the record;

d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose;

(d) based its decision or order on an erroneous finding of fact that it made in a perverse or capricious manner or without regard for the material before it;

e) a agi ou omis d’agir en raison d’une fraude ou de faux témoignages;

(e) acted, or failed to act, by reason of fraud or perjured evidence; or

f) a agi de toute autre façon contraire à la loi.

(f) acted in any other way that was contrary to law.

IV. Les thèses des parties

A. La demanderesse

[19] La demanderesse soutient que la clause privative partielle à l’article 66 de la LCI est contraire à la primauté du droit, et elle présente trois arguments principaux à l’appui de sa thèse. Premièrement, la primauté du droit garantit la surveillance judiciaire des décideurs administratifs. S’appuyant sur l’analyse du professeur Paul Daly selon laquelle l’arrêt Vavilov consacre le principe voulant que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable soit enchâssé dans la Constitution, la demanderesse affirme que l’organe législatif ne peut pas, sur le plan constitutionnel, mettre le fonctionnaire à l’abri d’une surveillance en limitant le contrôle judiciaire. Selon la demanderesse, [traduction] « si une clause privative complète ne peut déposséder les cours de justice du pouvoir de contrôler les décisions administratives, il n’existe aucun fondement rationnel justifiant qu’une clause privative partielle puisse le faire » (mémoire des faits et du droit de la demanderesse au par. 18). En outre, la demanderesse soutient que, puisqu’un mécanisme d’appel prévu par la loi ne peut soustraire au contrôle judiciaire que les questions visées par le mécanisme d’appel (et aucune autre), une disposition qui limiterait le contrôle judiciaire en l’absence d’un mécanisme d’appel prévu par la loi ne saurait être valide.

[20] Deuxièmement, selon la demanderesse, la jurisprudence (aussi bien antérieure que postérieure à Vavilov) confirme déjà que les clauses privatives partielles n’empêchent pas le contrôle judiciaire à l’égard de questions interdites par la clause. À cet égard, la demanderesse se fonde sur une décision antérieure à Vavilov, Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2019 CAF 41 (AFPC), où la juge Gleason a rejeté l’argument selon lequel la clause privative empêchait le contrôle judiciaire de conclusions de fait et de droit erronées parce qu’il y a de nombreux exemples où la cour de révision ne s’est pas sentie liée par une telle clause et a donc procédé au contrôle judiciaire. Dans les décisions AFPC et Alliance de la Fonction publique du Canada c. Association des pilotes fédéraux du Canada, 2009 CAF 223, notre Cour a jugé qu’il y avait un certain chevauchement entre les motifs énoncés au paragraphe 18.1(4) de la LCF. Elle a également jugé que la « compétence » dont il est question à l’alinéa 18.1(4)a) vise notamment les erreurs de fait et de droit déraisonnables, car les conclusions tirées à ces égards touchent aussi la question de savoir si le décideur a outrepassé sa compétence. En outre, postérieurement à l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires ont confirmé dans la décision Best Buy que le contrôle judiciaire est toujours possible, même en présence d’un droit d’appel limité prévu par la loi. Puisque les juges majoritaires dans la décision Best Buy ont confirmé que la primauté du droit garantit qu’une cour de révision peut contrôler tous les types de questions dans une décision administrative, tous les aspects de la décision peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire. La demanderesse soutient également que l’article 18.5 de la LCF consacre le principe selon lequel il existe un droit constitutionnel au contrôle judiciaire à l’égard de toute question. Elle interprète la décision Best Buy comme confirmant que toute décision [traduction] « peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire pour tout motif pour lequel il n’existe aucun droit d’appel prévu par la loi » (mémoire des faits et du droit de la demanderesse au par. 35).

[21] Troisièmement, la demanderesse affirme que la LCI est de nature quasi constitutionnelle parce qu’elle promeut les principes non écrits de la démocratie, du constitutionnalisme et de la primauté du droit. Puisqu’il n’existe aucun mécanisme d’appel interne ni aucun recours subsidiaire autre que le contrôle judiciaire, le législateur ne peut pas mettre à l’abri le commissaire d’une surveillance judiciaire.

B. Le défendeur

[22] Le défendeur soutient que l’article 66 empêche la demanderesse d’obtenir le contrôle judiciaire du rapport du commissaire à l’égard de questions de droit et de fait. Ses arguments reposent sur deux points principaux. Premièrement, la clause privative est valide parce que la primauté du droit n’exige qu’un certain degré de contrôle judiciaire. Se fondant sur plusieurs arrêts de la Cour suprême, le défendeur affirme que des considérations d’ordre constitutionnel ou de politique juridique peuvent justifier des limitations au contrôle judiciaire, par exemple lorsque le législateur se réserve le rôle d’application de la loi. Cela étant dit, le défendeur reconnaît que la Cour suprême a conclu, dans l’arrêt Crevier c. Procureur général du Québec, [1981] 2. R.C.S. 220 (Crevier), qu’une clause privative ne peut pas entièrement interdire le contrôle judiciaire à l’égard des questions de compétence. Puisque l’article 66 permet que les questions de compétence soient examinées par voie de contrôle judiciaire, la limitation du contrôle judiciaire est conforme à la Loi constitutionnelle de 1867.

[23] Contrairement aux observations de la demanderesse, le défendeur fait valoir que la décision Best Buy est d’application restreinte en l’espèce, car il traite du contrôle judiciaire en présence d’un mécanisme d’appel prévu par la loi, alors que la LCI ne contient pas de mécanisme d’appel. La Cour n’a pas, dans la décision Best Buy, tranché définitivement qu’une clause privative partielle ne pourrait jamais être efficace parce que l’affaire dont elle était saisie portait sur la coexistence d’appels et de contrôles judiciaires. En outre, le défendeur soutient que la décision AFPC ne s’applique pas parce que la LCI prévoit des mécanismes de responsabilité parlementaire qui n’existent pas dans la loi en cause dans cette décision.

[24] Le deuxième point fondamental de l’argument du défendeur est le rôle très particulier joué par le commissaire. Selon le défendeur, l’exclusion des alinéas 18.1(4)c) et d) de la LCF à l’article 66 était délibérée et reflète, d’une part, le rôle unique qu’est appelé à jouer ce décideur et, d’autre part, les doubles rôles de supervision de la magistrature et du Parlement dans un contexte hautement politique. Les pouvoirs du commissaire, agent du Parlement responsable devant le Parlement, se limitent à la surveillance du respect des principes de responsabilité devant le public et devant le Parlement. Aucun mécanisme ne permet au commissaire de mettre en application les conclusions des rapports d’enquête. Le commissaire se contente plutôt de présenter ses rapports au premier ministre, qui décide de la façon dont il donnera suite aux recommandations, et la Chambre doit quant à elle s’acquitter de la tâche qui lui incombe de demander des comptes au gouvernement. Dans cet environnement hautement politique, le législateur cherchait à limiter la participation des cours de justice à l’égard de ces questions pour qu’il n’y ait pas d’ingérence dans la conduite politique ou dans les questions concernant un agent du Parlement, le Parlement étant le mieux placé pour s’occuper de ces questions.

C. L’intervenante

[25] L’intervenante est une organisation commerciale qui représente des sociétés de télécommunication et des fabricants de matériel partout au Canada. Les arguments de l’ACT sont axés sur la possibilité que coexistent un recours en contrôle judiciaire et un mécanisme d’appel prévu par la loi. Plus particulièrement, l’ACT présente trois arguments principaux qui appuient de façon générale la thèse de la demanderesse.

[26] Premièrement, l’ACT souscrit aux motifs majoritaires de la décision Best Buy, car elle appuie les décisions antérieures à l’arrêt Vavilov où il a été tranché que, même en présence d’une clause privative, il pouvait y avoir contrôle judiciaire à l’égard de questions de fait ou de droit. Cette conclusion est étayée par les articles 18.1 et 28 de la LCF, lesquels créent un droit autonome au contrôle judiciaire, peu importe qu’il y ait ou non des clauses privatives dans la loi constitutive du décideur. Le contrôle judiciaire des décisions administratives est une fonction constitutionnelle fondamentale des cours de justice créées en vertu des articles 96 à 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, et les clauses privatives qui visent à écarter tout contrôle sont, pour cette raison, inconstitutionnelles. La Cour se soustrairait à son obligation constitutionnelle si elle donnait effet à une restriction légale partielle qui interdit tout recours en contrôle judiciaire en ce qui concerne une ou plusieurs questions, en l’absence d’autres recours adéquats.

[27] Les deuxième et troisième arguments de l’ACT soulèvent de nouvelles questions que la Cour n’a pas à trancher en l’espèce. L’ACT affirme que l’article 18.5 de la LCF n’interdit pas le contrôle judiciaire dans toutes les circonstances, mais seulement dans celles où le législateur a expressément prévu de véritables appels dans une loi. Elle soutient également que, lus au regard du contexte dans lequel ils s’inscrivent, le paragraphe 31(1) de la Loi sur la radiodiffusion, L.C. 1991, ch. 11, et le paragraphe 52(1) de la Loi sur les télécommunications, L.C. 1993, ch. 38, ne peuvent pas être interprétés comme empêchant tout contrôle à l’égard des questions très largement factuelles dont il est question dans les décisions du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes. Ces questions sont sans rapport avec la question sur laquelle la Cour doit statuer à l’étape 1 de la présente demande parce que, d’une part, la LCI ne prévoit pas de droit d’appel et, d’autre part, il n’existe aucune similitude entre l’article 66 de la LCI et les dispositions de la Loi sur la radiodiffusion et de la Loi sur les télécommunications qu’invoque l’ACT. Les intervenants ne peuvent pas présenter des questions que les parties n’ont pas soulevées : Nation Tsleil-Waututh c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 174 au par. 54, 55 et 58.

V. Analyse

A. L’article 66 de la Loi sur les conflits d’intérêts fait-il obstacle à la présente demande de contrôle judiciaire?

[28] La façon dont les tribunaux canadiens ont appréhendé les clauses privatives au fil des ans diverge beaucoup. Depuis l’essor de l’État administratif, les tribunaux et le législateur ont tenté de trouver un équilibre dans leurs relations. La conciliation entre les valeurs fondamentales de la suprématie législative et de la primauté du droit a parfois créé une certaine confusion, voire des tensions. Nulle part cette tension n’est mieux exprimée que dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 (Dunsmuir), où les juges Bastarache et Lebel ont nettement mis en contraste la primauté du droit et le principe démocratique, principes qu’ils ont cherché à concilier en invitant les tribunaux à tenir compte « de la nécessité non seulement de maintenir la primauté du droit, mais également d’éviter toute immixtion injustifiée dans l’exercice de fonctions administratives » (au par. 27).

[29] Sur le plan constitutionnel, le Parlement et les assemblées législatives ont sans aucun doute le pouvoir de déléguer des pouvoirs à des décideurs subordonnés dans la limite de la répartition des pouvoirs prévue aux articles 91 à 95 de la Loi constitutionnelle de 1867, et dans la mesure où il ne renonce pas à son rôle législatif : voir Hodge v. The Queen, [1883] 9 A.C. 117; In re George Edwin Gray (1918), 57 S.C.R. 150; Reference as to the Validity of the Regulations in relation to chemicals, [1943] S.C.R. 1; Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11. L’une des contraintes constitutionnelles que doit respecter le législateur lorsqu’il délègue des pouvoirs à des décideurs se dégage de la partie sur la magistrature de la Loi constitutionnelle de 1867, plus précisément des articles 96 à 101. Ces dispositions, qui semblent porter sur la nomination des juges des cours supérieures, le mandat et le salaire de ces derniers, ont été interprétées comme garantissant la compétence fondamentale de ces cours. C’est ce qu’a expliqué le juge en chef Laskin dans l’arrêt Crevier, où il a déclaré ceci (p. 237) :

[…] comme l’art. 96 fait partie de [la Loi constitutionnelle de 1867] et que ce serait [la] tourner en dérision que de l’interpréter comme un pouvoir de nomination simple et sans portée, je ne puis trouver de marque plus distinctive d’une cour supérieure que l’attribution à un tribunal provincial du pouvoir de délimiter sa compétence sans appel ni autre révision.

[30] Les juges Bastarache et LeBel ont repris cette interprétation de la « garantie » dans l’arrêt Dunsmuir. Avant de citer un passage de l’arrêt Crevier, ils ont écrit ce qui suit (au par. 31) :

[…] Le [pouvoir] inhérent d’une cour supérieure de contrôler les actes de l’Administration et de s’assurer que celle‑ci n’outrepasse pas les limites de sa compétence tire sa source des art. 96 à 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 portant sur la magistrature : arrêt Crevier. Comme l’a dit le juge Beetz dans l’arrêt U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048, p. 1090, « [l]e rôle des cours supérieures dans le maintien de la légalité est si important qu’il bénéficie d’une protection constitutionnelle ». En résumé, le contrôle judiciaire bénéficie de la protection constitutionnelle au Canada, surtout lorsqu’il s’agit de définir les limites de la compétence et de les faire respecter […]

[31] Selon cette interprétation, ce qui bénéficie de la protection constitutionnelle est non seulement la compétence des cours supérieures, mais aussi le principe voulant que ces cours soient les gardiennes de la primauté du droit, ce qui est encore peut-être plus important. L’objet fondamental de la primauté du droit est que les personnes soient régies par le droit et non tributaires du bon vouloir des représentants du gouvernement (Toronto (Cité) c. Ontario (Procureur général), 2021 CSC 34 au par. 55; Colombie-Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49 aux par. 58 et 59; Renvoi relatif au Code de procédure civile (Qc), art. 35, 2021 CSC 27 aux par. 50 et 51). Et, dans une démocratie constitutionnelle comme la nôtre, cela signifie que le Parlement et les assemblées législatives sont assujettis à la répartition des pouvoirs énoncée aux articles 91 à 95 de la Loi constitutionnelle de 1867, et que l’organe exécutif doit aussi agir dans les limites de son pouvoir délégué. En effet, il ne serait pas logique que le législateur délègue des pouvoirs décisionnels circonscrits à des organismes administratifs et exécutifs si ces derniers pouvaient outrepasser les limites de leurs pouvoirs et accomplir des actes ne relevant pas de leur pouvoir délégué. Par conséquent, le contrôle judiciaire exercé par les cours de juridiction supérieure devient le compagnon essentiel de la souveraineté parlementaire.

[32] Avant d’aller plus loin, je dois clarifier deux points. Premièrement, les articles 96 à 101 lient tant le Parlement que les assemblées législatives. Autrement dit, le législateur fédéral n’est pas plus apte que le législateur provincial à transférer un champ de compétence d’une cour de juridiction supérieure à une cour provinciale : McEvoy c. Procureur général du Nouveau-Brunswick et autre, [1983] 1 R.C.S. 704. Deuxièmement, il ne fait aucun doute que le Parlement ne peut pas écarter entièrement le contrôle judiciaire des cours fédérales. Malgré le fait que ces cours ont été créées par l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 et qu’elles ne possèdent pas de compétence inhérente comme les cours visées à l’article 96, il est évident que le Parlement avait l’intention de conférer la fonction de contrôle judiciaire aux décideurs fédéraux en tant que cours de juridiction supérieure et de codifier cette fonction. Une interprétation qui anéantirait ce pouvoir et nous ramènerait à la situation antérieure à 1971, lorsque le contrôle judiciaire des offices fédéraux relevait des cours supérieures provinciales, irait à l’encontre de l’intention du législateur (Quebec North Shore Paper c. C.P. Ltée (1976), [1977] 2 R.C.S. 1054, p. 1065 et 1066).

[33] L’essor de l’État administratif et la prolifération d’organismes administratifs et quasi judiciaires a toutefois poussé le Parlement comme les assemblées législatives à chercher différents moyens de limiter le recours au contrôle judiciaire, et ce, pour toutes sortes de raisons (par exemple le souci de célérité ou d’économie judiciaire, ou encore la volonté que les décisions issues du processus administratif aient un caractère définitif). Dès le départ, les cours de justice ont été appelées à définir avec plus de précision les décisions qui peuvent faire l’objet d’un recours en contrôle judiciaire qui serait protégé sur le plan constitutionnel ou, à l’opposé, à se prononcer sur la mesure dans laquelle le législateur peut écarter le contrôle judiciaire des décisions prises par les décideurs qu’elles ont elles-mêmes créés.

[34] Dans les premiers temps, période appelée plus tard « l’ère de la compétence », les cours de justice n’intervenaient que si le décideur avait outrepassé sa compétence. Si une décision devait relever de la compétence d’un tribunal ou organisme administratif, les cours de justice évitaient de la contrôler, même si elles étaient d’avis qu’une erreur avait été commise. Cette forme de retenue judiciaire, qui reflétait une attitude de respect de la souveraineté parlementaire, est présente dans plusieurs affaires qui s’étendent sur une période de plus de 30 ans (voir, par exemple, Labour Relations Board v. Traders’ Service Ltd., [1958] S.C.R. 672; Bakery and Confectionery Workers International Union of America, Local No. 468 v. White Lunch Ltd., [1966] S.C.R. 282; Commission des relations ouvrières du Québec v. Burlington Mills Hosiery Co. of Canada, [1964] S.C.R. 342; Labour Relations Board of Saskatchewan v. The Queen et al., [1969] S.C.R. 898; voir également, pour un exposé plus général sur cette période : Paul Daly, « The Struggle for Deference in Canada » dans Mark Elliott & Hanna Wilberg, éd., The Scope and Intensity of Substantive Review: Traversing Taggart’s Rainbow (London: Hart Publishing, 2015) 297, p. 300 à 309; Mark P. Mancini, « Foxes, Henhouses, and the Constitutional Guarantee of Judicial Review: Re-Evaluating Crevier » (https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=4589547) (à venir, Revue du Barreau canadien); Dean Knight, Vigilance and Restraint in the Common Law of Judicial Review (Cambridge: Cambridge University Press, 2018).

[35] Durant cette période, le rôle des clauses privatives était étroitement lié à la question de la compétence. Si l’erreur du décideur administratif survenait dans l’exercice de sa compétence légale, la clause privative avait pour effet de mettre la décision à l’abri de tout contrôle : voir, à titre illustratif, Farrell v. Workmen’s Compensation Board, [1962] S.C.R. 48 (Farrell). En revanche, si une erreur touchait à la compétence même du décideur exerçant un pouvoir délégué, la cour de justice était justifiée d’intervenir, même en présence d’une clause privative formulée de manière restrictive, afin de s’assurer que les acteurs exécutifs n’avaient pas outrepassé le pouvoir délégué par le législateur.

[36] Les arrêts de la Cour suprême Procureur général (Québec) et autre c. Farrah, [1978] 2 R.C.S. 638 (Farrah), et Crevier illustrent cette tendance. Dans l’arrêt Farrah, il était question de l’établissement d’un tribunal des transports, formé de juges provinciaux, auquel on avait accordé une juridiction d’appel exclusive sur toute décision de la Commission des transports. Le pouvoir de révision de la Cour supérieure ne pouvait être exercé à l’égard des décisions du tribunal. Écrivant pour la majorité, le juge Pratte a conclu qu’un tel régime était problématique, car il portait atteinte au pouvoir de surveillance des cours supérieures, pouvoir consacré par l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867. Invoquant de nombreux précédents (notamment les arrêts Farrell et Succession Woodward c. Ministre des Finances, [1973] R.C.S. 120), le juge Pratte écrit, aux pages 654 et 655, que « [les clauses privatives] ne peuvent pas être invoquées pour écarter le pouvoir de surveillance des cours supérieures dans les cas de défaut ou d’excès de juridiction des tribunaux inférieurs, mais qu’elles empêchent les cours d’intervenir dans les cas d’“illégalités” commises par ces tribunaux dans l’exercice de leur juridiction lorsque, n’eût été la clause privative, ces “illégalités” donneraient ouverture au bref de certiorari ».

[37] L’arrêt Crevier renvoie de la même façon à la compétence. Selon le Code des professions du Québec de l’époque, le Tribunal des professions, formé de juges de la Cour provinciale, avait reçu le pouvoir d’entendre des appels des décisions disciplinaires rendues par les comités de discipline des différents ordres professionnels. L’article 194 du Code des professions excluait tout recours devant la Cour supérieure contre les décisions rendues par le Tribunal des professions. Encore une fois, la Cour suprême a invalidé cette disposition au motif que le législateur ne pouvait pas écarter le contrôle judiciaire à l’égard des questions de compétence. Au nom de la Cour, le juge en chef Laskin a écrit ce qui suit (p. 236 et 237) :

C’est la première fois, il est vrai, que cette Cour déclare sans équivoque qu’un tribunal créé par une loi provinciale ne peut être constitutionnellement à l’abri du contrôle de ses décisions sur des questions de compétence. À mon avis, cette limitation, qui découle de l’art. 96, repose sur le même fondement que la limitation reconnue du pouvoir des tribunaux créés par des lois provinciales de rendre des décisions sans appel sur des questions constitutionnelles. Il peut y avoir des divergences de vues sur ce que sont des questions de compétence, mais, dans mon vocabulaire, elles dépassent les erreurs de droit, dont elles diffèrent, que celles-ci tiennent à l’interprétation des lois, à des questions de preuve ou à d’autres questions. Il est maintenant incontestable que des clauses privatives bien formulées peuvent efficacement écarter le contrôle judiciaire sur des questions de droit et, bien sûr, sur d’autres questions étrangères à la compétence. Toutefois, comme l’art. 96 fait partie de [la Loi constitutionnelle de 1867] et que ce serait le tourner en dérision que de l’interpréter comme un pouvoir de nomination simple et sans portée, je ne puis trouver de marque plus distinctive d’une cour supérieure que l’attribution à un tribunal provincial du pouvoir de délimiter sa compétence sans appel ni autre révision.

[38] Derrière cette façade de simplicité apparente, la distinction entre une erreur de compétence et une erreur qui ne touche pas à la compétence s’est toutefois embrouillée au fil du temps. La Cour suprême du Canada a contribué à rendre cette distinction encore plus nébuleuse dans ses jugements, tout comme l’avait fait la Chambre des lords à la suite de l’arrêt Anisminic Ltd. v. Foreign Compensation Commission, [1969] 2 A.C. 147, [1969] 1 All E.R. 208. Pour obtenir un historique détaillé et éclairant du contrôle judiciaire et de l’impact des clauses « d’exclusion » sur ce type de recours en Angleterre, voir l’arrêt R. (on the application of Privacy International) v. Investigatory Powers Tribunal and others, [2019] UKSC 22, [2019] 4 All E.R. 1. Au Canada comme en Angleterre, ce qui avait commencé par un élargissement timide des erreurs ne touchant pas à la compétence, pour que soient couvertes les erreurs de droit graves à l’égard desquelles les clauses privatives seraient sans effet, a progressivement pris de l’ampleur. Ainsi, les cours de justice pouvaient désormais non seulement vérifier l’existence éventuelle d’erreurs de droit, mais également examiner des questions de fait et de preuve.

[39] C’est dans l’arrêt de principe Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau‑Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227 (Société des alcools du N.-B.), que notre plus haut tribunal a commencé à s’éloigner de la théorie de la condition préalable. Selon cette théorie, la cour de révision devait vérifier si le tribunal administratif avait commis une erreur en déterminant l’étendue de sa compétence. Or, dans l’arrêt Société des alcools du N.-B., la Cour suprême mettait plutôt l’accent sur un examen approfondi des conclusions tirées par l’organisme administratif. Cette nouvelle approche, qui se voulait plus respectueuse du processus décisionnel administratif, a souvent été considérée comme marquant « le début de l’ère moderne du droit administratif canadien » (Dunsmuir au par. 35). Plutôt que d’appliquer une approche du tout ou rien, où l’accent était mis sur la question de savoir si le tribunal administratif avait commis une erreur en déterminant l’étendue de sa compétence, les cours de justice ont adopté une approche plus nuancée et commencé à élaborer diverses normes de contrôle selon une « approche pragmatique et fonctionnelle », auxquelles étaient associés des degrés de déférence variés.

[40] L’arrêt Société des alcools du N.-B. portait sur l’interprétation d’une disposition législative selon laquelle « l’employeur ne doit pas remplacer les grévistes ou attribuer leurs postes à d’autres employés ». La Commission des relations de travail dans les services publics avait conclu que le fait de remplacer les grévistes par des cadres n’était pas permis, rejetant la prétention de l’employeur selon laquelle il lui était loisible d’affecter des cadres à des tâches normalement effectuées par les grévistes, parce que la disposition visait à garantir aux employés leurs emplois après la grève. La Division d’appel de la Cour suprême du Nouveau‑Brunswick a infirmé cette décision et statué qu’il n’était pas interdit aux cadres de s’acquitter des tâches des grévistes.

[41] S’exprimant au nom de la Cour suprême, le juge Dickson, plus tard juge en chef, a reconnu au tout début de ses motifs que l’erreur de compétence justifie parfois l’intervention judiciaire, mais il a averti du même souffle que les tribunaux « devraient éviter de qualifier trop rapidement un point de question de compétence, et ainsi de l’assujettir à un examen judiciaire plus étendu, lorsqu’il existe un doute à cet égard » (p. 233). Cette position s’explique non seulement par le fait que la distinction entre ce qui relève ou non de la compétence est souvent difficile à établir, mais aussi par le fait que, dans cette affaire, une clause privative protégeait les décisions de la Commission, ce qui renforçait la déférence généralement accordée aux tribunaux spécialisés dans le domaine des relations de travail.

[42] Cela suffisait pour trancher le pourvoi. Mais le juge Dickson est allé plus loin et a examiné l’argument selon lequel l’interprétation donnée par la Commission à la disposition qui empêchait les employeurs de remplacer des grévistes était à ce point déraisonnable que la Commission ne pouvait se prévaloir de la protection de la clause privative. Après avoir souligné l’ambiguïté de la disposition et ses nombreuses interprétations possibles et tenu compte de son objet, le juge Dickson a conclu qu’il était difficile de qualifier l’interprétation de la Commission de manifestement déraisonnable. Il a ajouté que « [l]’interprétation de la Commission semble tout au moins aussi raisonnable que les autres interprétations proposées par la Cour d’appel » (p. 242).

[43] Cet arrêt de principe était important pour au moins deux raisons. Premièrement, il signalait clairement que les cours de justice devraient adopter une attitude de déférence à l’égard des tribunaux spécialisés, et donc résister à la tentation de qualifier un point de question de compétence « lorsqu’il existe un doute à cet égard » (Société des alcools du N.-B., p. 233). Deuxièmement, il ouvrait la porte au contrôle judiciaire à l’égard d’erreurs de droit commises dans l’exercice de la compétence du tribunal, et ce, même en présence de clauses privatives. En somme, l’erreur de droit dont la gravité était telle qu’elle pouvait être qualifiée de manifestement déraisonnable serait assimilée à une erreur de compétence (Bibeault c. McCaffrey, [1984] 1 R.C.S. 176, p. 184).

[44] Toutefois, en raison de l’absence d’une ligne de démarcation claire entre l’erreur commise dans l’exercice de la compétence et celle qui ne l’est pas, la Cour suprême elle-même n’a pas tenu compte de son avertissement et a graduellement élargi le concept de l’erreur de compétence. En fait, elle a qualifié de questions de compétence une catégorie toujours plus large de questions de fait. Ainsi, pouvaient être visées par une intervention judiciaire non seulement les affaires où il avait absence de preuve, mais aussi celles où la preuve ne pouvait pas étayer les conclusions de fait du décideur (voir, par exemple, Lester (W.W.) (1978) Ltd. c. Association unie des compagnons et apprentis de l’industrie de la plomberie et de la tuyauterie, section locale 740, [1990] 3 R.C.S. 644, p. 669; Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15, [1997] 1 R.C.S. 487).

[45] Ce qui est plus important encore pour ce qui nous occupe actuellement, c’est qu’on est passé d’un système fondé sur l’erreur de compétence à une approche axée sur un contrôle d’intensité variable reposant sur différentes normes. Il ne s’agissait plus de mettre complètement certaines décisions à l’abri du contrôle pour exprimer le respect pour le choix du législateur de déléguer le pouvoir décisionnel à l’organe exécutif en général. Cette nouvelle approche (appelée plus tard « l’approche pragmatique et fonctionnelle ») mettait plutôt l’accent sur des facteurs contextuels tels que la présence ou l’absence d’une clause privative, l’expertise du décideur administratif par rapport à celle de la cour de justice en ce qui concerne la question à trancher, l’objet de la loi qui confère la compétence au décideur, la raison d’être de cette loi ainsi que la nature du problème à régler (voir U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048 (Bibeault 1988); Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 1222).

[46] Cette évolution, qui s’est déroulée sur 30 années et dont l’arrêt de principe Dunsmuir a constitué le point culminant, représentait un éloignement important par rapport à la jurisprudence de l’ère de la compétence et, plus important pour ce qui nous occupe, a marqué le début d’une approche totalement différente à l’égard des clauses privatives. Les cours de justice n’essayaient pas de donner effet aux clauses privatives en considérant que les questions relevant d’un domaine de compétence exclusive des décideurs administratifs ne pouvaient faire l’objet d’un contrôle judiciaire, mais cherchaient plutôt à respecter la souveraineté parlementaire en contrôlant une catégorie plus grande de décisions, mais selon différentes intensités de contrôle. Dans ce nouveau paradigme, les clauses privatives ne guidaient plus le contrôle judiciaire, mais étaient plutôt un indicateur parmi d’autres aidant la cour de révision à déterminer la rigueur de la norme de contrôle qu’elle devait appliquer. Comme l’a si bien dit le juge Rothstein dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12 (Khosa), « [p]lutôt que d’être considérée comme l’expression manifeste de l’intention du législateur concernant la déférence, la clause privative était désormais considérée simplement comme l’un des multiples facteurs à prendre en considération pour déterminer le degré de déférence (la norme de contrôle) qui s’imposait » (au par. 92).

[47] Devant la complexité croissante de l’analyse que la cour de révision devait effectuer pour déterminer laquelle des trois normes de contrôle de l’époque elle devait s’appliquer dans une situation donnée, la Cour suprême a jugé nécessaire de revoir tant le nombre que les définitions de ces normes. En introduction à son exposé sur ces questions, la Cour a reconnu qu’elle était « passée d’un test d’emploi aisé axé sur la “compétence”, à la fois artificiel et très formaliste, à un test fortement contextuel axé sur le caractère “fonctionnel”, qui offr[ait] une grande souplesse, mais peu de repères concrets, et qui emport[ait] l’application d’un trop grand nombre de normes de contrôle » (Dunsmuir au par. 43). D’où le besoin d’un test qui n’était ni formaliste ni artificiel, et qui permettait le contrôle lorsque la justice l’exigeait. Par conséquent, la Cour a éliminé la distinction entre la norme de la décision manifestement raisonnable et la norme de la décision raisonnable simpliciter introduite dans l’arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, et a regroupé en deux les normes de contrôle : la norme de la décision raisonnable et la norme de la décision correcte. Ce faisant, elle cherchait également à simplifier l’application de ces deux normes. Plus particulièrement, elle a précisé que l’existence d’une clause privative ne limitait plus le contrôle judiciaire aux décisions manifestement déraisonnables, mais « militait clairement » en faveur d’un contrôle suivant la norme de la décision raisonnable. Ce point de vue s’appuyait sur l’idée que le pouvoir des cours de justice de contrôler les actes et les décisions des organismes administratifs est protégé par la Constitution.

[48] Exposant dans le détail leurs points de vue quant au rapport entre la primauté du droit, le contrôle judiciaire et la souveraineté législative, les juges Bastarache et LeBel ont écrit ceci :

[27] Sur le plan constitutionnel, le contrôle judiciaire est intimement lié au maintien de la primauté du droit. C’est essentiellement cette assise constitutionnelle qui explique sa raison d’être et oriente sa fonction et son application. Le contrôle judiciaire s’intéresse à la tension sous-jacente à la relation entre la primauté du droit et le principe démocratique fondamental, qui se traduit par la prise de mesures législatives pour créer divers organismes administratifs et les investir de larges pouvoirs. Lorsqu’elles s’acquittent de leurs fonctions constitutionnelles de contrôle judiciaire, les cours de justice doivent tenir compte de la nécessité non seulement de maintenir la primauté du droit, mais également d’éviter toute immixtion injustifiée dans l’exercice de fonctions administratives en certaines matières déterminées par le législateur.

[28] La primauté du droit veut que tout exercice de l’autorité publique procède de la loi. Tout pouvoir décisionnel est légalement circonscrit par la loi habilitante, la common law, le droit civil ou la Constitution. Le contrôle judiciaire permet aux cours de justice de s’assurer que les pouvoirs légaux sont exercés dans les limites fixées par le législateur. Il vise à assurer la légalité, la rationalité et l’équité du processus administratif et de la décision rendue.

[29] Les décideurs administratifs exercent leurs pouvoirs dans le cadre de régimes législatifs qui sont eux-mêmes délimités. Ils ne peuvent exercer de pouvoirs qui ne leur sont pas expressément conférés. S’ils agissent sans autorisation légale, ils portent atteinte au principe de la primauté du droit. C’est pourquoi lorsque la cour de révision se penche sur l’étendue d’un pouvoir décisionnel ou de la compétence accordée par la loi, l’analyse relative à la norme de contrôle vise à déterminer quel pouvoir le législateur a voulu donner à l’organisme en la matière. Elle le fait dans le contexte de son obligation constitutionnelle de veiller à la légalité de l’action administrative : Crevier c. Procureur général du Québec, 1981 2 R.C.S. 220, p. 234; également, Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, 2003 CSC 19, par. 21.

[30] Non seulement le contrôle judiciaire contribue au respect de la primauté du droit, mais il joue un rôle constitutionnel important en assurant la suprématie législative. Comme l’a fait observer le juge Thomas Cromwell, [traduction] « la primauté du droit est consacrée par le pouvoir d’une cour de justice de statuer en dernier ressort sur l’étendue de la compétence d’un tribunal administratif, par l’application du principe selon lequel il convient de bien délimiter la compétence et de bien la définir, en fonction de l’intention du législateur, d’une manière à la fois contextuelle et téléologique, ainsi que par la reconnaissance du fait que les cours de justice n’ont pas le pouvoir exclusif de statuer sur toutes les questions de droit, ce qui tempère la conception judiciarisée de la primauté du droit » (« Appellate Review : Policy and Pragmatism », dans 2006 Isaac Pitblado Lectures, Appellate Courts : Policy, Law and Practice, V‑1, p. V‑12). Essentiellement, la primauté du droit est assurée par le dernier mot qu’ont les cours de justice en matière de compétence, et la suprématie législative, par la détermination de la norme de contrôle applicable en fonction de l’intention du législateur.

[31] L’organe législatif du gouvernement ne peut supprimer le pouvoir judiciaire de s’assurer que les actes et les décisions d’un organisme administratif sont conformes aux pouvoirs constitutionnels du gouvernement. Même si elle est révélatrice de l’intention du législateur, la clause privative ne saurait être décisive à cet égard (Succession Woodward c. Ministre des Finances, [1973] R.C.S. 120, p. 127). Le pourvoir inhérent d’une cour supérieure de contrôler les actes de l’Administration et de s’assurer que celle‑ci n’outrepasse pas les limites de sa compétence tire sa source des art. 96 à 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 portant sur la magistrature : arrêt Crevier. Comme l’a dit le juge Beetz dans l’arrêt U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048, p. 1090, « [l]e rôle des cours supérieures dans le maintien de la légalité est si important qu’il bénéficie d’une protection constitutionnelle ». En résumé, le contrôle judiciaire bénéficie de la protection constitutionnelle au Canada, surtout lorsqu’il s’agit de définir les limites de la compétence et de les faire respecter. Le juge en chef Laskin l’a expliqué dans l’arrêt Crevier :

[Q]uand la disposition privative englobe spécifiquement les questions de droit, cette Cour n’a pas hésité, comme dans l’arrêt Farrah, à reconnaître que cette limitation du contrôle judiciaire favorise une politique législative explicite qui veut protéger les décisions des organismes judiciaires contre la rectification externe. La Cour a ainsi, à mon avis, maintenu l’équilibre entre les objectifs contradictoires du législateur provincial de voir confirmer la validité quant au fond des lois qu’il a adoptées et ceux des tribunaux d’être les interprètes en dernier ressort de [la Loi constitutionnelle de 1867] et de son art. 96. Les mêmes considérations ne s’appliquent cependant pas aux questions de compétence qui ne sont pas très éloignées des questions de constitutionnalité. Il ne peut être accordé à un tribunal créé par une loi provinciale, à cause de l’art. 96, de définir les limites de sa propre compétence sans appel ni révision. [p. 237-238]

[49] Même si l’on peut se demander, comme l’a fait le juge Rothstein dans l’arrêt Khosa, si la tension qui existe entre la primauté du droit et la souveraineté législative découle de la délégation du pouvoir décisionnel aux organismes administratifs comme telle ou de l’insertion de clauses privatives qui mettent les décisions de ces organismes hors de la portée des cours de juridiction supérieure, l’extrait reproduit ci‑dessus représente tout de même le raisonnement le plus détaillé et articulé que l’on puisse trouver dans la jurisprudence de la Cour suprême concernant la protection constitutionnelle du contrôle judiciaire. Il ne circonscrit toutefois aucunement cette protection constitutionnelle ni la teneur des fonctions essentielles de contrôle judiciaire des cours visées à l’article 96 et des cours constituées en vertu de l’article 101, le cas échéant, fonctions auxquelles le législateur ne peut toucher. Devons-nous donner aux clauses privatives une interprétation atténuante seulement pour préserver le pouvoir de contrôle judiciaire des cours de juridiction supérieure lorsqu’un organisme administratif outrepasse sa compétence, comme semble l’indiquer la jurisprudence antérieure? Ou devrions-nous plutôt les interpréter de façon plus large et inférer qu’il existe une garantie constitutionnelle qui protégerait également le recours en contrôle judiciaire en ce qui concerne les questions de droit, les questions mixtes de droit et de fait et même de pures questions de fait?

[50] Malheureusement, la dernière fois que la Cour suprême s’est penchée en profondeur sur la révision judiciaire, elle n’a pas donné beaucoup de directives sur cette question épineuse. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour a revu sa façon d’aborder le contrôle judiciaire, tout en soulignant que le cadre d’analyse révisé était encore guidé par les principes énoncés dans l’arrêt Dunsmuir, notamment le suivant : « le contrôle judiciaire a pour fonction de préserver la primauté du droit tout en donnant effet à la volonté du législateur » (au par. 2).

[51] Une des précisions les plus importantes apportées par l’arrêt Vavilov est l’élimination de l’approche contextuelle. Les cours de justice n’ont plus à examiner le contexte pour déterminer la norme de contrôle qui s’applique : la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer dès lors qu’une cour de justice contrôle des décisions administratives, sous réserve de deux exceptions générales. Selon l’arrêt Vavilov, la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable est réfutée si le législateur a indiqué qu’une norme différente doit être appliquée (il a alors soit prescrit expressément la norme applicable, soit prévu un mécanisme d’appel), ou si la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte. Se fondant sur les arrêts Dunsmuir, Crevier et Bibeault 1988, la Cour a réaffirmé que le législateur ne peut soustraire le processus décisionnel administratif à tout examen judiciaire en raison de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 (Vavilov au par. 24).

[52] Étant donné l’approche actuelle, les clauses privatives ne jouent aucun rôle dans la détermination de la norme de contrôle applicable. Elles ne font qu’éclairer l’analyse du caractère raisonnable et font partie du contexte qui viendra restreindre ce qui sera raisonnable de la part d’un décideur dans une situation donnée. La Cour n’est pas allée plus loin en ce qui concerne l’effet des clauses privatives.

[53] Il y a cependant quelques observations incidentes dans les motifs de la majorité qui sont instructives. Après avoir répété que « le respect de l’intention du législateur “doit nous guider” en matière de contrôle judiciaire » (au par. 33, citant S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29 au par. 149) et réaffirmé que dans l’analyse relative à la norme de contrôle « les cours de justice devaient autant que possible respecter les choix d’organisation institutionnelle du législateur consistant à déléguer certaines questions par voie législative » (au par. 36), la Cour conclut que le choix du législateur d’opter pour un processus d’appel pour la contestation d’une décision administrative ne devrait plus être ignoré. Ainsi, la cour saisie d’un appel doit recourir aux normes applicables en appel (ou aux normes précisées dans la loi), et non aux principes du contrôle judiciaire.

[54] La Cour poursuit en ajoutant qu’un droit d’appel restreint ne fait pas obstacle à l’examen d’autres éléments de la décision par voie de contrôle judiciaire (par. 45). La Cour précise sa pensée à ce sujet au paragraphe 52 :

[…] les droits d’appel conférés par la loi sont souvent circonscrits : leur portée peut être restreinte en fonction des types de questions sur lesquelles une partie peut interjeter appel (par exemple, lorsque le droit d’appel ne vise que des questions de droit), ou en fonction du type de décision susceptible d’être portée en appel (lorsque, par exemple, certaines décisions d’un décideur administratif sont sans appel devant une cour de justice), ou bien en fonction de la partie ou des parties qui peuvent porter la cause en appel. La présence d’un droit d’appel circonscrit dans le cadre d’un régime législatif ne fait pas obstacle en soi aux demandes de contrôle judiciaire visant des décisions ou des questions qui ne sont pas visées par le mécanisme d’appel, ni aux recours intentés par des personnes qui n’ont aucun droit d’appel. Dans de tels cas, ce contrôle judiciaire diffère toutefois d’un appel, et la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable lors du contrôle judiciaire ne sera pas réfutée en invoquant le mécanisme d’appel autrement prévu par la loi.

[55] Même après lecture attentive de l’arrêt Vavilov, nous n’en savons pas beaucoup plus sur la façon dont les cours de révision devraient appréhender les clauses privatives et, plus précisément, sur les questions de savoir si de telles dispositions peuvent écarter efficacement le contrôle judiciaire et, dans l’affirmative, dans quelle mesure elles peuvent le faire. La demanderesse elle-même l’admet dans son mémoire. Cette incertitude a d’ailleurs été confirmée dans un arrêt récent de la Cour suprême rendu après l’audition de la présente affaire.

[56] Dans l’arrêt Yatar, la Cour suprême était saisie d’une affaire où se présentait le scénario anticipé dans l’arrêt Vavilov. Selon la Loi de 1999 sur le Tribunal d’appel en matière de permis de l’Ontario, le droit d’appel d’un justiciable à l’égard d’une décision du Tribunal d’appel en matière de permis se limitait aux questions de droit. L’appelant dans cette affaire avait donc déposé un appel fondé sur des questions de droit, mais également cherché à obtenir une révision judiciaire relativement à des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit. Se fondant sur l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a réaffirmé qu’un droit d’appel prévu par la loi ne fait pas obstacle à la révision judiciaire à l’égard d’autres types de questions. Même si la cour saisie d’une demande de contrôle judiciaire conserve le pouvoir discrétionnaire de refuser d’accorder une réparation parce que celle-ci n’est pas appropriée (par exemple en raison de l’existence d’autres recours possibles), elle ne peut pas écarter le contrôle judiciaire au motif qu’un droit d’appel limité révèle une intention du législateur de restreindre les recours aux cours de justice à l’égard d’autres questions découlant de la décision administrative.

[57] Cette décision est entièrement conforme au paragraphe 52 de l’arrêt Vavilov, reproduit ci‑dessus, où la Cour suprême a déclaré que la présence d’un droit d’appel circonscrit ne fait pas obstacle en soi aux demandes de contrôle judiciaire. Mais surtout, la Cour suprême a tenu compte de la jurisprudence récente de notre Cour portant sur l’ouverture du recours en contrôle judiciaire en présence d’une clause privative : Canada (Procureur général) c. Pier 1 Imports (U.S.), Inc., 2023 CAF 209; Best Buy; Démocratie en surveillance 2023; Démocratie en surveillance 2022. Elle a explicitement refusé de trancher la question et l’a reportée à une autre occasion, reconnaissant ainsi qu’elle n’est toujours pas réglée.

[58] En l’espèce, la demanderesse et l’intervenante ont soutenu avec vigueur que les clauses privatives partielles n’empêchent pas le contrôle judiciaire, et elles ont invité notre Cour à adopter le point de vue formulé par la majorité des juges dans la décision Best Buy. À l’opposé, le défendeur estime que cette décision est d’application limitée en l’espèce. Comme je l’ai dit plus haut, j’ai conclu que le contexte de la présente affaire fait en sorte que la question dont nous sommes saisis déborde le cadre de la décision Best Buy. J’estime néanmoins devoir traiter brièvement de la jurisprudence contradictoire de notre Cour sur la question. Je répondrai ainsi aux arguments détaillés présentés par les parties à ce sujet.

[59] Dans la décision Best Buy, la question que la Cour devait trancher portait sur la possibilité du recours au contrôle judiciaire pour les questions de fait ou les questions mixtes de fait et de droit en présence d’un mécanisme d’appel prévu par loi pour les questions de droit. La Loi sur les douanes, dont il était question, L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.), contenait à la fois une disposition d’appel (par. 68(1)), portant que les décisions du Tribunal canadien du commerce extérieur soulevant des questions de droit sont susceptibles d’appel, et une clause privative (par. 67(3)) qui limitait l’intervention judiciaire aux conditions énoncées au paragraphe 68(1). Écrivant pour la majorité, la juge Gleason a conclu que l’existence d’un mécanisme d’appel limité n’interdit pas le recours au contrôle judiciaire et que les clauses privatives ne font pas obstacle au contrôle judiciaire à l’égard de toutes les questions de fait. Elle est parvenue à cette conclusion après avoir effectué un examen minutieux et approfondi de l’évolution du droit administratif au cours des dernières décennies, et plus précisément des arrêts Dunsmuir et Vavilov. Elle résume son aperçu de la jurisprudence dans les deux paragraphes suivants :

[116] Par conséquent, selon la norme de la décision raisonnable définie dans l’arrêt Vavilov, les conclusions de fait sont susceptibles de contrôle. Compte tenu de ce qui précède, je ne crois pas que l’on puisse interpréter les observations incidentes formulées dans cet arrêt comme signifiant que les dispositions privatives doivent désormais être interprétées comme interdisant le contrôle judiciaire à l’égard de toutes les questions de fait. C’est d’autant plus vrai étant donné le rôle limité que la Cour suprême a donné aux dispositions privatives au cours des décennies précédentes et étant donné que cette Cour a reconnu que la primauté du droit exige le contrôle des erreurs de fait, dont les plus graves étaient auparavant appelées des erreurs de compétence. De telles erreurs sont considérées aujourd’hui comme faisant partie des erreurs déraisonnables.

[117] Cela ne signifie pas que les dispositions privatives ont été vidées de leur sens. Elles font plutôt partie du cadre législatif pertinent – un facteur contextuel important pour déterminer les paramètres d’une décision raisonnable selon l’arrêt Vavilov et la jurisprudence de notre Cour – et elles mettent en évidence la retenue dont il faut faire preuve lors du contrôle selon la norme de la décision raisonnable des décisions visées par ces dispositions. Je crois que la seule façon de comprendre la fusion des normes de contrôle de la décision manifestement déraisonnable et de la décision raisonnable en la norme unique de la décision raisonnable est de reconnaître que les erreurs auparavant qualifiées de manifestement déraisonnables, qui englobent les erreurs de fait graves, sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, même s’il existe une disposition privative.

[60] La juge Gleason s’appuie également sur un billet de blogue du professeur Daly (« Unresolved Issues after Vavilov IV: The Constitutional Foundations of Judicial Review » (17 novembre 2020) publié en ligne (blogue), Administrative Law Matters <https://www.administrativelawmatters.com/blog/2020/11/17/unresolved-issues-after-vavilov-iv-the-constitutional-foundations-of-judicial-review/#_ftn31>), où ce dernier exprime le point de vue que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est enchâssé dans la Constitution (Best Buy au par. 118). La juge Gleason affirme également que son approche est conforme à l’article 18.5 de la LCF, qui n’interdit le recours au contrôle judiciaire que dans les cas où la loi prévoit un droit d’appel à l’égard de la question visée. Son raisonnement à cet égard s’appuie sur une inférence qu’elle tire de la conclusion de la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov selon laquelle l’existence d’un mécanisme d’appel limité (comme celui de l’article 18.5) n’interdit pas le recours au contrôle judiciaire. Supposant que la Cour suprême savait que plusieurs lois qui prévoient un droit d’appel limité comportent aussi une disposition privative, elle présume qu’il est révélateur que la Cour suprême n’ait pas mentionné qu’une telle disposition interdit le recours au contrôle judiciaire (Best Buy au par. 111). Enfin, elle se fonde sur la décision antérieure de notre Cour Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2019 CAF 41, où une disposition privative identique à celle de la Loi sur les douanes a été reconnue comme inefficace pour interdire le contrôle judiciaire (Best Buy au par. 124).

[61] Le juge Near a, quant à lui, adopté un point de vue différent et minoritaire : il aurait appliqué la disposition privative partielle énoncée au paragraphe 68(1) de la Loi sur les douanes, de sorte que la Cour ne pourrait connaître que les appels sur des questions de droit, et n’aurait pas instruit les demandes de contrôle judiciaire visant des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit. Cette conclusion repose essentiellement sur diverses observations incidentes formulées dans l’arrêt Vavilov selon lesquelles il faut respecter l’intention du législateur et ses choix d’organisation institutionnelle. Après s’être aussi penché sur la jurisprudence de la Cour suprême, le juge Near a étayé son raisonnement par son interprétation de l’arrêt Crevier, de la manière suivante :

[60] Je suis d’avis que l’arrêt Crevier étaye la thèse selon laquelle le législateur peut restreindre le contrôle judiciaire aux questions de droit. Une disposition législative qui a cet effet, comme l’article 68 de la Loi sur les douanes, satisfait au seuil établi dans l’arrêt Crevier. Conclure le contraire équivaudrait à retirer au législateur tout pouvoir de restreindre, par voie législative, la portée du contrôle judiciaire de mesures administratives. À quoi serviraient les dispositions expresses de la Loi sur les douanes et d’un grand nombre d’autres lois fédérales qui limitent le contrôle s’il était possible de s’adresser aux Cours fédérales pour toute question relevant des dispositions générales des articles 18 et 28 de la Loi sur les Cours fédérales?

[62] Les opinions majoritaire et minoritaire dans la décision Best Buy illustrent la divergence de points de vue au sein de notre Cour quant à l’effet des clauses privatives figurant dans des lois fédérales et viennent cristalliser un débat qui fait rage depuis bien des années en droit administratif canadien. Il s’agit également du point culminant des tendances opposées qui se dégagent au sein de notre Cour. Alors que la juge Gleason pouvait se fonder sur la décision AFPC, le juge minoritaire renvoyait à la décision Conseil canadien pour les réfugiés pour appuyer sa position. La décision Best Buy n’a pas fait l’objet d’une demande d’autorisation de pourvoi devant la Cour suprême.

[63] Dans les décisions BCE Inc. c. Québécor Média Inc., 2022 CAF 152 (au par. 58), Association des employeurs maritimes c. Syndicat des débardeurs, section locale 375 du Syndicat canadien de la fonction publique, 2023 CAF 93, autorisation de pourvoi devant la CSC refusée, 40828 (21 mars 2024), et Canada (Procureur général) c. Pier Imports (U.S.), Inc., 2023 CAF 209 (aux par. 29 et 30), notre Cour a suivi le point de vue de la majorité dans la décision Best Buy, se contentant d’exposer sommairement l’approche sans aucune autre analyse. Je ne crois toutefois pas qu’une question aussi importante doive être décidée sur ce fondement étroit. Je remarque en outre que, dans les motifs qu’elle a donnés dans la décision AFPC, la juge Gleason renvoie à de nombreuses décisions pour appuyer son opinion selon laquelle des allégations d’erreurs de droit, d’erreurs de fait ou d’erreurs mixtes de fait et de droit ont été examinées dans ces affaires malgré la présence d’une clause privative, mais ces décisions ne traitent pas de façon explicite de l’effet d’une telle clause.

[64] De plus, il ne faut pas perdre de vue que l’opinion de la juge Gleason dans la décision Best Buy est, strictement parlant, une observation incidente, puisque l’appelant dans cette affaire n’avait pas déposé de demande de contrôle judiciaire. La juge Gleason l’a reconnu d’entrée de jeu dans ses motifs, puisqu’elle déclare dans son premier paragraphe que sa conclusion n’a pas d’incidence sur le résultat de l’appel parce que, même si le contrôle judiciaire était possible, le type d’erreurs factuelles alléguées par l’appelant était loin du type d’erreurs qui aurait pu mener à un contrôle en vertu de l’alinéa 18.1(4)d) (voir par. 71 et 72, et 129 et 130). On pourrait en dire autant du paragraphe 102 de la décision Conseil canadien pour les réfugiés, auquel renvoie le juge Near dans la décision Best Buy. Dans l’arrêt Conseil canadien pour les réfugiés, la Cour n’était pas chargée de statuer sur l’effet juridique d’une limite quelconque imposée par la loi, encore moins d’une clause privative, dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Elle a plutôt mis l’accent sur les questions de savoir si la contestation fondée sur la Charte était régulièrement formée, si un droit garanti par la Charte avait été violé, et si la conduite administrative reprochée pouvait faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire.

[65] En ce qui concerne l’interprétation de la loi, voici le fruit de ma réflexion. Si, comme nous l’indique la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov, l’intention du législateur « doit nous guider » en matière de contrôle judiciaire, et s’il faut considérer les mécanismes d’appel légaux comme des indications claires de la volonté du législateur sur la norme de contrôle applicable, pourquoi les cours de justice ne devraient-elles pas respecter de la même manière les clauses privatives qui excluent le contrôle judiciaire? Comme l’a demandé de façon théorique le juge Near dans ses motifs, que resterait-il de l’intention du législateur si les cours de justice faisaient systématiquement abstraction du libellé des clauses privatives et contrôlaient les décisions des tribunaux administratifs et d’autres décideurs dans l’exercice de leurs pouvoirs délégués comme si ces clauses n’existaient pas?

[66] Durant l’âge d’or de l’arrêt Dunsmuir, la réponse aurait bien sûr été que les clauses privatives devaient être considérées comme l’un des facteurs contextuels dont peut tenir compte la cour de révision pour arrêter la norme de contrôle applicable. Depuis l’arrêt Vavilov et l’interprétation qui lui été a donnée par la majorité des juges dans la décision Best Buy, les clauses privatives sont passées d’un facteur important pour la détermination de la norme de contrôle applicable (arrêt Dunsmuir) à un simple facteur contextuel pour la détermination des paramètres d’une décision raisonnable. Vu le degré élevé de déférence auxquels ont droit les décideurs administratifs lorsque leurs décisions font l’objet d’un examen selon la norme de la décision raisonnable, il est difficile de saisir quelle protection supplémentaire contre le contrôle judiciaire pourrait conférer une clause privative. Pourtant, si l’intention du législateur compte réellement, on s’attendrait à ce qu’une clause privative rédigée en termes non équivoques ait un véritable effet et restreigne d’une certaine manière le contrôle judiciaire que peuvent exercer les cours de justice à l’égard des décisions administratives. Jusqu’à présent, la réponse à ce dilemme a été insuffisante et mitigée.

[67] Il n’y a aucun doute que la primauté du droit est un principe cardinal de notre Constitution et qu’il faut la respecter. Nous n’avons pas besoin d’aller chercher plus loin pour la réaffirmation de ce principe que l’arrêt de la Cour suprême Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217 (au par. 71). La primauté du droit est donc un principe fondamental. Le contrôle judiciaire ne devrait toutefois pas aller au-delà de ce qui est proportionnel et nécessaire au maintien de la primauté du droit. En effet, la souveraineté parlementaire (dans les limites de la Constitution) est aussi un principe fondamental de notre système de gouvernement démocratique. Si on autorisait les cours de justice à ignorer les dispositions législatives qu’elles n’aiment pas et on leur donnait le droit de créer une source de droit supérieure au moyen de leurs propres décisions, elles aussi porteraient atteinte à la primauté du droit.

[68] La question est donc de savoir si le législateur a lui-même limité son pouvoir d’adopter une clause privative, ou si la Constitution érige un pare-feu autour de la compétence des cours visées à l’article 96 et des cours constituées en vertu de l’article 101, et le cas échéant dans quelle mesure. Cette question suscite un vif désaccord, tant dans la jurisprudence que dans le milieu universitaire, et je ne prétends pas offrir une réponse définitive dans le cadre limité des présents motifs.

[69] Comme je l’ai mentionné plus haut, dans la décision Best Buy, la juge Gleason a inféré de l’arrêt Vavilov qu’un droit d’appel restreint comme celui de l’article 18.5 de la LCF, même lorsqu’il est jumelé à une clause privative, ne suffirait pas à faire obstacle au contrôle judiciaire. À mon humble avis, la Cour suprême aurait été beaucoup plus explicite si telle avait été son intention. Selon moi, il semble tout aussi plausible que l’article 18.5 puisse être une illustration de la possibilité qu’a le législateur de faire obstacle au contrôle judiciaire dans certaines circonstances, le législateur pouvant le faire, aux termes de cet article, en prévoyant un droit d’appel. Nous devons prendre garde de ne pas trop accorder de poids à l’arrêt Vavilov en ce qui concerne les clauses privatives; notre Cour a déjà précisé dans le passé que « la Cour suprême ne modifie pas implicitement le droit de fond, surtout qu’elle a adopté une approche prudente à l’égard du changement dans le même contexte » (Société Bristol‑Myers Squibb Canada c. Teva Canada Limitée, 2017 CAF 76 au par. 68). Ainsi, je ne vois pas comment on pourrait dire que le législateur s’est clairement imposé une limite quant à sa capacité à exclure le contrôle judiciaire. Le fait que le contrôle judiciaire soit interdit lorsqu’il y a possibilité d’appel ne doit pas être interprété, a contrario, comme empêchant le législateur d’exclure le contrôle judiciaire à l’égard d’autres questions.

[70] En ce qui concerne la Constitution, la réponse n’est pas aussi claire. Je crois qu’il est juste de dire, comme l’a affirmé l’un de mes collègues dans la décision Conseil canadien pour les réfugiés (aux par. 102 et 103), qu’en « érigeant par tous les moyens possibles des r[e]mparts contre toute surveillance judiciaire, qu’elle s’exerce par la voie d’un contrôle judiciaire ou d’un appel, même lorsqu’il s’agit de décider si un administrateur a outrepassé ses compétences légales, on porte atteinte de manière injustifiée aux fonctions essentielles de la magistrature », et, par conséquent, les clauses privatives complètes qui ont pour objet de soustraire complètement les décisions administratives à tout contrôle devraient recevoir une interprétation atténuante. Si une telle protection complète est envisagée, la clause privative qui soustrait les décisions du commissaire à l’éthique au contrôle judiciaire à l’égard des questions de droit ou de fait serait exécutable dans la mesure où elle répond à un objectif gouvernemental urgent et valable, car elle garantit un certain niveau de surveillance judiciaire, notamment en ce qui concerne les questions de compétence, d’équité procédurale ainsi que de fraude ou de faux témoignages. Mais est‑ce suffisant?

[71] Les avocats de la demanderesse et de l’intervenante soutiennent que la clause privative partielle figurant à l’article 66 de la LCI ne fait pas obstacle au contrôle judiciaire à l’égard des erreurs de droit et de fait. Ils s’appuient fortement sur la décision des juges majoritaires dans la décision Best Buy et sur l’article du professeur Daly mentionné précédemment, abondamment cité par la juge Gleason dans cet arrêt. Selon le professeur Daly, [traduction] « [le] contrôle selon la norme de la décision raisonnable constitue un contrôle judiciaire minimal protégé par l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 » (« Vavilov on the Road », (2022) 35 Can. J. Admin. L. & Prac., 1 p. 20). Selon cette interprétation, une clause privative complète ou partielle qui vise à écarter le contrôle judiciaire à l’égard d’une ou de plusieurs questions (y compris les questions factuelles) sans que d’autres recours adéquats ne soient prévus irait trop loin et devrait être interprétée de manière atténuante par la cour de révision.

[72] À mon avis, cette conclusion est trop générale et ne découle ni de la jurisprudence de la Cour suprême sur le contrôle judiciaire ni de l’interprétation la plus large possible de l’arrêt Vavilov. En effet, le professeur Daly lui-même propose une interprétation subsidiaire (et, selon moi, tout aussi convaincante) de l’arrêt Vavilov dans le paragraphe d’ouverture de l’extrait tiré de son blogue cité par la juge Gleason dans la décision Best Buy (au par. 118) :

[traduction]

[…] Il n’y a rien, à la lecture de l’arrêt Vavilov, qui empêche le législateur d’éliminer le contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Comme l’affirment les juges majoritaires, « dans les cas où le législateur énonce la norme de contrôle applicable, les cours de justice sont tenues au respect de celle‑ci, dans les limites qu’impose la primauté du droit ». Cependant, la « primauté du droit » s’entend ici uniquement de la catégorie limitée des affaires auxquelles la norme de la décision correcte s’applique pour permettre aux tribunaux de fournir une réponse définitive à une question, dans un souci d’uniformité. Rien ne semble faire obstacle à l’adoption de textes législatifs éliminant le contrôle selon la norme de la décision raisonnable, à condition que les tribunaux soient en mesure de contrôler les questions constitutionnelles, les questions qui revêtent une importance capitale pour le système juridique ou les questions de chevauchement des compétences selon la norme de la décision correcte.

[73] Cette interprétation est non seulement conforme aux diverses remarques incidentes de la Cour suprême concernant le rôle du contrôle judiciaire (très explicites dans les arrêts Crevier et Dunsmuir) mais elle reflète également l’insistance de cette cour, dans l’arrêt Vavilov, sur le respect des choix d’organisation institutionnelle. Elle est aussi en adéquation avec la raison d’être du contrôle judiciaire dans une démocratie parlementaire, à savoir que tout exercice d’un pouvoir délégué par l’organe exécutif doit trouver sa source dans le droit et respecter la Constitution.

[74] Il n’est pas nécessaire que les cours de justice soient les derniers arbitres de tous les litiges entre l’État et ses sujets. Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Noël c. Société d’énergie de la Baie James, 2001 CSC 39 au par. 66, « [l]e principe de la primauté du droit n’exige pas que toutes les décisions d’un tribunal inférieur ou administratif soient nécessairement soumises à un contrôle judiciaire poussé ». Il existe de nombreux autres moyens de réparer les injustices perçues ou les erreurs. Comme l’a mentionné mon collègue le juge Stratas dans l’ordonnance provisoire qu’il a rendue dans la présente affaire, le législateur peut avoir des raisons parfaitement légitimes et valables de restreindre le contrôle judiciaire des décisions administratives, par exemple pour filtrer les instances peu méritoires et minimiser l’incertitude et les retards dans le processus administratif (Démocratie en surveillance 2022 aux par. 52 et 53).

[75] Dans la mesure où les cours de justice ont la capacité d’intervenir dans les affaires où un décideur administratif dépasse les limites et outrepasse sans permission son pouvoir légal, comment peut-on affirmer que l’insertion d’une clause privative dans une loi menace la primauté du droit? Je reconnais qu’il est loin d’être facile de définir ce qui constitue une erreur de compétence et que ce constat a mené à l’abandon de cette notion à laquelle on recourait auparavant pour savoir quelles questions pouvaient être contrôlées selon la norme de la décision correcte. Cela étant dit, les cours de justice doivent essayer de clarifier ce concept, car on ne peut que de cette manière concilier de manière rationnelle, d’une part, le choix du législateur de déléguer certaines décisions à des décideurs administratifs et de mettre ces décisions à l’abri d’un contrôle et, d’autre part, la responsabilité qui incombe aux cours de justice de veiller au respect des limites de la délégation.

[76] Les raisons pour lesquelles le professeur Daly a rejeté cette approche sont, à mon humble avis, peu convaincantes. Premièrement, il est obsédé par l’affirmation suivante dans l’arrêt Vavilov : [traduction] « En […] appliquant adéquatement [la norme de la décision raisonnable], les cours de justice sont en mesure d’accomplir leur devoir constitutionnel de veiller à ce que les organismes administratifs agissent dans les limites des pouvoirs qui leur sont conférés » (souligné dans l’original). Toutefois, il est toujours dangereux de s’arrêter à une seule phrase dans un ensemble de motifs comptant 197 paragraphes pour en extraire un principe général. De plus, le professeur Daly rattache cette phrase aux mots utilisés dans les arrêts Crevier et Dunsmuir pour renvoyer au [traduction] « devoir constitutionnel ». Mais, comme nous l’avons vu, ces deux arrêts appuient simplement l’assertion selon laquelle les cours supérieures doivent pouvoir faire respecter les limites des compétences des cours d’instance inférieure ou des tribunaux administratifs. Aller plus loin et affirmer qu’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable ne peut pas être exclu constitue, à mon humble avis, une interprétation exagérée, inadmissible et injustifiée.

[77] La deuxième raison donnée par le professeur Daly pour appuyer son opinion que l’arrêt Vavilov consacre implicitement le principe du contrôle selon la norme de la décision raisonnable est l’insistance des juges majoritaires sur une culture de la justification qui n’aurait aucun sens en l’absence de contrôle judiciaire des décisions administratives. À mon avis, cet argument est aussi peu convaincant que le précédent. Premièrement, toutes les décisions des décideurs administratifs ne sont pas nécessairement à l’abri du contrôle judiciaire (partiellement ou totalement) et, même si elles l’étaient, les cours de justice seraient toujours en mesure de contrôler leurs décisions lorsqu’elles outrepassent les limites de leur compétence. De plus, l’idée que la justification, sur le plan de l’équité et de la rationalité, ne puisse être requise qu’à des fins de contrôle judiciaire constitue une conception très axée sur le judiciaire. Je serais enclin à penser que l’obligation imposée aux décideurs de justifier leurs décisions au moyen de motifs cohérents et convaincants a été prévue d’abord et avant tout à l’intention des parties touchées par la décision et, plus généralement, du grand public. En effet, la phrase même de l’arrêt Vavilov à laquelle renvoie le professeur Daly à cet égard indique que les décideurs administratifs doivent démontrer que l’exercice du pouvoir public qui leur est délégué « peut être [TRADUCTION] “justifié aux yeux des citoyens ou citoyennes sur les plans de la rationalité et de l’équité” » (Vavilov au par. 14). Par ailleurs, la primauté du droit n’exige pas nécessairement que les décisions administratives puissent faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Par exemple, la révision d’une décision d’un agent du Parlement effectuée par le Parlement, ou encore la révision au deuxième niveau d’une décision administrative rendue au premier niveau, respecterait la primauté du droit.

[78] La Cour suprême devra très certainement statuer elle‑même un jour sur cette question des plus complexes et épineuses. Entre‑temps, les cours de justice (et pas seulement la nôtre) auront peine à déchiffrer la meilleure façon de concilier la suprématie législative et la primauté du droit à la lecture de l’abondante jurisprudence à ce sujet, et elles devront s’efforcer de trouver la position à adopter lorsqu’elles sont en présence de clauses privatives. Heureusement, en l’espèce, la décision ne dépend pas de la réponse à cette question. Au bout du compte, le rôle que les cours de justice sont appelées à jouer dans l’application des lois en est un d’interprétation législative. Vu le contexte du régime législatif complet établi par la LCI, il faut donner effet à l’article 66 et respecter l’intention du législateur de limiter le contrôle judiciaire et de créer d’autres mécanismes de responsabilité parlementaire.

B. La Loi sur les conflits d’intérêts offre-t-elle, pour les questions d’interprétation législative, des recours adéquats autres que le contrôle judiciaire?

[79] Comme pour toute disposition législative, il faut interpréter l’article 66 de la LCI à l’aide des principes reconnus d’interprétation législative, notamment l’évaluation de l’ensemble du régime législatif dans son contexte. L’intention du législateur de conférer tant au Parlement qu’à la Cour des rôles de surveillance distincts dans le contrôle d’éventuels conflits d’intérêts touchant des titulaires de charge publique se dégage clairement de l’examen de l’ensemble de la LCI. Dans ce contexte, il est parfaitement logique de mettre à l’abri du contrôle de la Cour les décisions prises par le commissaire dans l’exercice de sa compétence.

[80] Comme je l’ai mentionné plus haut (voir les par. 13 à 16), le commissaire est un agent indépendant du Parlement, et le poste qu’il occupe relève pleinement de l’organe législatif du gouvernement. Il est chargé de l’application de la LCI à l’égard des titulaires de charge publique, et du code sur les conflits d’intérêts à l’égard des députés. L’article 86 de la LPC précise clairement que le commissaire relève de la Chambre des communes lorsqu’il applique le code à l’égard des députés.

[81] C’est dans ce contexte qu’il faut interpréter l’article 66. Même si son libellé est semblable à celui du paragraphe 34(1) de la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral, L.C. 2013, ch. 40, art. 365 (la Loi sur la CRTESPF), en cause dans la décision AFPC, l’intention du législateur qui sous‑tend ce paragraphe est très différente. Il ressort clairement des paragraphes 44(7), 44(8), 45(3) et 45(4) de la LCI, selon lesquels le commissaire remet ses rapports au premier ministre, que c’est au premier ministre qu’il revient de décider de la façon de donner effet aux recommandations du commissaire, et que c’est à la Chambre des communes qu’il revient de tenir le gouvernement responsable. La sanction se veut politique, et non judiciaire. Cette conclusion est renforcée par le fait que le rapport du commissaire doit être rendu public, et que les conclusions qui y figurent ne sont pas décisives quant aux mesures à prendre (art. 47 de la LCI).

[82] Il ne faut pas en conclure pour autant que la Cour n’a aucun rôle à jouer dans la supervision du commissaire et l’exercice de ses pouvoirs. Même si la Cour ne peut accorder de réparations judiciaires pour des erreurs de fait et de droit relevant de la compétence du commissaire, tout intéressé peut tout de même faire appel à la Cour lorsque le commissaire n’agit pas dans les limites de sa compétence, omet de respecter un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale, agit ou omet d’agir en raison de fraude ou de faux témoignages. Ce rôle est tout à fait conforme aux doubles rôles de supervision attribués à la Cour et au Parlement, dans un contexte hautement politique qui est traditionnellement l’apanage des parlementaires.

[83] Il est également intéressant de noter que le commissaire doit présenter un rapport annuel sur l’application de la LCI au Comité permanent de l’accès à l’information (le Comité); le Comité peut ensuite décider si un ou plusieurs éléments liés aux activités du commissaire doivent faire l’objet d’un examen plus approfondi. En décembre 2012, la Chambre des communes a chargé le Comité de mener un examen législatif de la LCI. Dans son rapport de février 2014 (dossier du défendeur à l’onglet 5), le Comité a recommandé la modification de l’article 66 afin que le contrôle judiciaire puisse être permis à l’égard des erreurs de droit. Aucun changement important n’a toutefois été apporté depuis la publication du rapport.

[84] Les cours de justice devraient être réticentes à considérer les recours judiciaires comme les seuls recours efficaces chaque fois qu’une partie lésée invoque une illégalité. L’arrêt de la Cour suprême Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49, fournit un exemple pertinent (et, à mon avis, convaincant) d’une situation où les cours de justice se sont vu refuser la possibilité d’intervenir dans un litige parce que le Parlement avait prévu un autre recours adéquat.

[85] Dans l’exercice de son mandat et de la réalisation d’un audit, le vérificateur général avait demandé certains documents au ministère de l’Énergie, des Mines et des Ressources et à des cadres supérieurs de Petro-Canada. Ces demandes avaient été refusées, et le gouverneur en conseil avait refusé d’exercer son pouvoir pour venir en aide au vérificateur général en ordonnant à Petro-Canada de fournir les renseignements. Le vérificateur général a cherché à obtenir des renseignements par voie judiciaire. La Cour suprême a conclu à l’unanimité que le vérificateur général ne pouvait pas s’adresser aux tribunaux advenant le refus du Parlement, des ministères responsables et du gouverneur en conseil de lui fournir tous les documents qu’il avait demandés dans l’exercice de ses fonctions.

[86] La Cour est partie de la prémisse qu’il est loisible au législateur de faire connaître son opinion quant au rôle que les tribunaux devraient jouer dans l’interprétation, l’application et l’exécution de ses lois et qu’une telle indication devrait être respectée de la même façon que les cours de justice donnent effet à des clauses privatives qui écartent les recours judiciaires (p. 91 et 92). Interprétant la Loi sur le vérificateur général, L.R.C. (1985), ch. A-17 (La Loi sur le vérificateur général) dans son ensemble, la Cour a conclu que le mécanisme de présentation de rapport prévu au paragraphe 7(1) est le seul recours dont dispose le vérificateur général lorsqu’un droit d’accès à certains renseignements du gouvernement lui est nié. Selon cette disposition, le vérificateur général a l’obligation de présenter un rapport annuel à la Chambre des communes indiquant s’il a reçu, dans l’exercice de ces activités, tous les renseignements réclamés. Selon la Cour suprême, il faut conclure au terme d’une interprétation correcte et globale de la Loi qu’il s’agit du seul recours possible pour le vérificateur général « non seulement parce que le texte s’y prête mais également parce que, dans les circonstances, un recours politique de cette nature constitue un recours approprié » (p. 103).

[87] La Cour explique plus en détail l’idée qu’un recours politique ne doit pas être rejeté au motif qu’il est inefficace dans le paragraphe suivant (p. 104) :

Le caractère approprié du recours fondé sur l’al. 7(1)b) ne doit pas être sous‑estimé. En révélant dans son rapport à la Chambre des communes que le gouvernement en place a refusé d’accéder à ses demandes de renseignements, le vérificateur général porte l’affaire à l’attention du public. L’Opposition au Parlement est alors libre d’en faire un objet de débat. La plainte que le vérificateur général porte à l’endroit du gouvernement pour n’avoir pas voulu lui fournir tous les renseignements réclamés peut influer sur l’évaluation que l’opinion publique fait de la performance de ce gouvernement. Le recours fondé sur l’al. 7(1)b) joue donc un rôle important en renforçant le contrôle du Parlement sur l’exécutif en ce qui touche les questions financières.

[88] À mon avis, on peut en dire autant du mécanisme de présentation de rapport figurant dans la LCI. L’intention du législateur que les cours de justice s’en remettent à l’action du Parlement ne peut être que plus évidente dans la LCI que dans la loi visant le vérificateur général. Alors que la Loi sur le vérificateur général n’excluait pas expressément les recours judiciaires et que la question de savoir si le législateur avait l’intention que les tribunaux s’en remettent à des recours politiques devait être inférée de la loi dans son ensemble, il se dégage clairement de l’article 66 de la LCI que la cour de révision ne devrait pas être saisie de litiges soulevant uniquement des questions de droit ou de fait relevant de la compétence du commissaire à l’éthique.

[89] Les cours de justice ne devraient jamais oublier le rôle qu’elles doivent jouer dans une démocratie constitutionnelle comme la nôtre, où séparation des pouvoirs et primauté du droit vont de pair. Le respect des autres organes gouvernementaux doit toujours être au premier plan lorsque les cours de justice s’efforcent de jouer leur rôle d’arbitres judiciaires. Comme l’a déclaré la juge McLachlin (maintenant juge en chef) à la page 389 de l’arrêt New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319 :

Notre gouvernement démocratique comporte plusieurs branches : la Couronne représentée par le gouverneur général et ses homologues provinciaux, l’organisme législatif, l’exécutif et les tribunaux. Pour assurer le fonctionnement de l’ensemble du gouvernement, il est essentiel que toutes ces composantes jouent le rôle qui leur est propre. Il est également essentiel qu’aucune de ces branches n’outrepasse ses limites et que chacune respecte de façon appropriée le domaine légitime de compétence de l’autre.

Voir également : Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, par. 33; Wilson c. Énergie atomique du Canada Limitée, 2015 CAF 17 au par. 30, inf. sur un autre point, 2016 CSC 29.

[90] Ce principe a été repris par notre Cour et par la Cour fédérale dans d’autres affaires impliquant Démocratie en surveillance, bien qu’il ne s’agissait pas de savoir si l’article 66 de la LCI exclut le contrôle judiciaire à l’égard de questions interdites aux termes de cette disposition. Dans la décision Démocratie en surveillance c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 195, une formation de notre Cour a conclu que le Parlement avait un rôle de supervision à jouer conjointement avec la Cour (aux par. 20 à 22). Dans la décision Démocratie en surveillance c. Canada (Procureur général), 2018 CF 1290, la Cour fédérale a conclu dans le même esprit que l’effet combiné des articles 47 et 66 de la LCI démontre le rôle limité de la Cour dans un régime prévoyant par ailleurs de façon exhaustive les obligations et recours (au par. 116). La Cour a également jugé que ces articles démontraient que le Parlement s’était réservé le pouvoir de décider des mesures à prendre pour donner suite aux conclusions du commissaire.

[91] Les cours provinciales ont adopté une attitude semblable de retenue et de respect à l’égard de l’assemblée législative pour ce qui concerne les questions de conduite interne, même en l’absence de clause privative (voir, par exemple, McIver v. Alberta (Ethics Commissioner), 2018 ABQB 240 aux par. 70 à 77; Democracy Watch v. British Columbia (Conflict of Interest Commissioner), 2017 BCSC 123 aux par. 35 à 37). Dans cette dernière décision, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a admis la distinction entre le commissaire aux conflits d’intérêts, les députés de l’assemblée législative et d’autres tribunaux administratifs, et a conclu qu’il revenait à l’assemblée législative, et non au commissaire, d’exercer le pouvoir disciplinaire à l’égard des députés.

[92] Par conséquent, compte tenu de ce qui précède, je suis d’avis que les décisions Best Buy et AFPC ne s’appliquent pas à la présente demande de contrôle judiciaire et qu’il convient d’établir une distinction. Ces affaires visent des décisions prises par des tribunaux quasi judiciaires ou administratifs, et non des conclusions d’un agent du Parlement. De plus, la LCI prévoit une surveillance à la fois parlementaire et judiciaire ainsi qu’une procédure élaborée pour réglementer le comportement éthique au moyen de conséquences politiques. Dans le contexte d’un tel régime, où les questions de responsabilité relèvent principalement de l’organe législatif, les cours de justice devraient clairement faire preuve de retenue et respecter les limites prévues à l’article 66 dans l’exercice de leur fonction de contrôle judiciaire.

VI. Conclusion

[93] Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais la requête en radiation du procureur général et je rejetterais la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse.

« Yves de Montigny »

Juge en chef


LE JUGE BOIVIN ET LE JUGE LEBLANC (motifs concordants)

[94] Comme le juge en chef, et essentiellement pour les motifs qu’il a exposés aux paragraphes 79 à 92, nous sommes tous deux d’avis que la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée, mais nous souhaitons préciser ce qui suit.

[95] Diverses formations de notre Cour ont rendu plusieurs décisions dans lesquelles elles se prononçaient sur la portée du contrôle judiciaire en présence d’une clause privative (Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction Publique du Canada, 2019 CAF 41 (AFPC), et Canada (Procureur général) c. Best Buy Canada Ltd., 2021 CAF 161 (Best Buy); voir aussi BCE Inc. c. Québécor Média Inc., 2022 CAF 152, et Canada (Procureur général) c. Pier Imports (U.S.), Inc., 2023 CAF 209).

[96] Nous sommes d’avis que ces décisions de notre Cour sont contraignantes et doivent être suivies conformément au principe du stare decisis horizontal (R. c. Sullivan, 2022 CSC 19). Toutefois, et étant donné que ces décisions, plus précisément AFPC et Best Buy, ne s’appliquent pas en l’espèce, nous considérons que les motifs énoncés aux paragraphes 58 à 78 sont un obiter dictum et qu’il n’est donc pas nécessaire que nous donnions notre opinion sur la question.

[97] Nous sommes d’avis de trancher la demande de contrôle judiciaire de la manière proposée par le juge en chef.

« Richard Boivin »

j.c.a.

« René LeBlanc »

j.c.a.

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-169-21

 

 

INTITULÉ :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET ASSOCIATION CANADIENNE DES TÉLÉCOMMUNICATIONS

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 mars 2024

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY

 

MOTIFS CONCORDANTS :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

2 OCTOBRE 2024

 

COMPARUTIONS :

M. Michael Fisher

 

Pour la demanderesse

 

Mme Sanam Goudarzi

M. John Provart

 

Pour le défendeur

 

M. Steven Mason

M. James S.S. Holtom

 

Pour l’intervenante

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

RavenLaw LLP

Ottawa (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

 

Pour le défendeur

 

McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

Pour l’intervenante

 

 

 

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