Date : 20241104
Dossier : A-135-23
Référence : 2024 CAF 180
[TRADUCTION FRANÇAISE]
CORAM :
|
LE JUGE STRATAS
LA JUGE GLEASON
LE JUGE HECKMAN
|
||
|
ENTRE : |
|
|
|
LE CONSEIL DE LA POMME DE TERRE DE L’ÎLE DU PRINCE ÉDOUARD |
|
|
|
appelant |
|
|
|
et
|
|
|
|
LE MINISTRE DE L’AGRICULTURE ET DE L’AGROALIMENTAIRE et L’AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS |
|
|
|
intimés |
|
|
Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 7 février 2024.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 4 novembre 2024.
MOTIFS DU JUGEMENT : |
LE JUGE HECKMAN |
Y ONT SOUSCRIT : |
LE JUGE STRATAS LA JUGE GLEASON |
Date : 20241104
Dossier : A-135-23
Référence : 2024 CAF 180
CORAM :
|
LE JUGE STRATAS
LA JUGE GLEASON
LE JUGE HECKMAN
|
||
|
ENTRE : |
|
|
|
LE CONSEIL DE LA POMME DE TERRE DE L’ÎLE DU PRINCE ÉDOUARD |
|
|
|
appelant |
|
|
|
et |
|
|
|
LE MINISTRE DE L’AGRICULTURE ET DE L’AGROALIMENTAIRE et L’AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS |
|
|
|
intimés |
|
|
MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE HECKMAN
I. Aperçu
[1] Le Conseil de la pomme de terre de l’Île‑du‑Prince‑Édouard [l’appelant] interjette appel du rejet, par la Cour fédérale (sous la plume du juge Southcott), de sa demande de contrôle judiciaire de l’arrêté ministériel par lequel le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire [le ministre] a déclaré, au titre du paragraphe 15(3) de la Loi sur la protection des végétaux, L.C. 1990, ch. 22 [la Loi], que la province de l’Île‑du‑Prince‑Édouard « est un lieu infesté par la galle verruqueuse de la pomme de terre »
, et a interdit le déplacement des pommes de terre de semence de l’Île‑du‑Prince‑Édouard sans l’autorisation écrite d’un inspecteur.
[2] L’appelant fait valoir que la décision du ministre de prendre l’arrêté est déraisonnable pour deux raisons. Premièrement, la preuve ne justifiait pas la déclaration selon laquelle l’Île‑du‑Prince‑Édouard est « infestée »
par la galle verruqueuse, au sens des dispositions législatives applicables. Deuxièmement, la décision a été prise [traduction] « à des fins non pertinentes ou inappropriées »
, c’est-à-dire pour éviter les répercussions que le défaut de prendre l’arrêté ministériel aurait pu avoir sur les exportations canadiennes de pommes de terre.
[3] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la décision du ministre est raisonnable et que l’appel doit être rejeté.
II. Faits
[4] Dans sa décision, la Cour fédérale a décrit les parties et exposé en détail les faits et les circonstances de la présente affaire : Conseil de la pomme de terre de l’Île‑du‑Prince‑Édouard c. Canada (Agriculture et Agroalimentaire), 2023 CF 535, 2023 CarswellNat 1049 (WL), par. 3 à 29 [la décision de la CF]. Dans la présente section, je résume les éléments du contexte qui se rapportent à l’appel dont la Cour est saisie. Mon résumé se fonde principalement sur la décision de la CF et sur les documents que l’Agence canadienne d’inspection des aliments [l’ACIA] avait préparés pour aider le ministre dans son processus décisionnel à l’égard de l’arrêté ministériel. Ces documents sont décrits plus en détail ci-après.
A. Le marché de la pomme de terre à l’Île‑du‑Prince‑Édouard
[5] L’industrie de la pomme de terre fait partie intégrante de l’économie, de la culture et du mode de vie à l’Île‑du‑Prince‑Édouard. Une analyse des retombées économiques de cette industrie, publiée par la province et jointe au dossier d’appel, démontre son importance pour l’Île‑du‑Prince‑Édouard, pour le Canada et pour ses partenaires commerciaux internationaux : Île‑du‑Prince‑Édouard, Division des politiques stratégiques et de l’évaluation, ministère de l’Agriculture et des Terres, The Prince Edward Island Potato Sector: An Economic Impact Analysis, Charlottetown, 2020.
[6] En 2019, l’Île‑du‑Prince‑Édouard était le plus important producteur de pommes de terre du Canada (sur le plan du poids) avec 24 % de la production, suivie de près du Manitoba et de l’Alberta. Selon des données de 2016, c’est dans le comté de Prince, dans l’ouest de la province, que la production de pommes de terre était la plus élevée (62 % des pommes de terre cultivées à l’Île‑du‑Prince‑Édouard), comparativement à la production dans les comtés de Queens et de Kings (22 % et 16 % respectivement).
[7] La vaste majorité des pommes de terre de l’Île-du-Prince-Édouard et de leurs produits dérivés sont expédiés dans d’autres provinces ou exportés. Entre 2009 et 2018, les pommes de terre de l’Île‑du‑Prince‑Édouard ont compté en moyenne pour environ 23 % des exportations totales de pommes de terre du Canada (une part de marché valant environ 311 M$). Seul le Manitoba a eu une part de marché plus importante (26 % ou 351 M$). Au cours de la même période, 84 % des exportations totales de pommes de terre de l’Île‑du‑Prince‑Édouard étaient destinées aux États‑Unis.
[8] Il existe trois types de pommes de terre, selon l’usage auquel elles sont destinées : 1) les pommes de terre de transformation (transformées en produits dérivés comme des frites ou encore des quartiers ou des galettes de pommes de terre), 2) les pommes de terre de table (vendues sur le marché) et 3) les pommes de terre de semence (utilisées comme semences l’année suivante). Les pommes de terre de l’Île‑du‑Prince‑Édouard sont principalement des pommes de terre de transformation (60 %), suivies des pommes de terre de table (25 %) et des pommes de terre de semence (15 %). La plupart (80 %) des pommes de terre de semence de l’Île‑du‑Prince‑Édouard sont utilisées à l’échelle locale. Entre 2009 et 2018, les pommes de terre de transformation ont représenté en moyenne la plus grande part des exportations de pommes de terre de la province (78 %), comparativement aux pommes de terre de table (20 %) et aux pommes de terre de semence (2 %). Selon une note de service à l’intention des hauts fonctionnaires de l’ACIA sur la suspension proposée des exportations de pommes de terre de semence de l’Île‑du‑Prince‑Édouard vers les États‑Unis, la valeur de ces exportations en 2019 a été établie à un peu plus de 3 M$, soit environ 7 % de la valeur totale des exportations de pommes de terre de semence du Canada vers les États‑Unis (évaluées à plus de 34 M$).
B. La galle verruqueuse
[9] La galle verruqueuse est une maladie causée par le champignon pathogène Synchytrium endobioticum [le champignon SE], qui infecte les tubercules de pommes de terre, se développe à l’intérieur des cellules de la plante hôte et déforme les tubercules. Transmises au contact de terre, de fumier, de pommes de terre ou d’équipement parasités, les spores du champignon SE peuvent vivre dans le sol, sans hôte (en dormance), pendant plus de 40 ans, de sorte qu’il est difficile de détecter la maladie et d’en prévenir la propagation. Il s’agit d’une des plus graves maladies touchant la pomme de terre, parce qu’elle peut se propager très facilement. Bien que la galle verruqueuse ne pose aucun danger pour la santé des humains ou des animaux, elle réduit le rendement des pommes de terre et rend les pommes de terre invendables. Ainsi, au Canada, le champignon SE est réglementé en tant qu’organisme nuisible de quarantaine.
[10] La galle verruqueuse a été détectée dans de nombreux pays, dont la plupart des pays de l’Europe, mais il n’y a aucun cas aux États‑Unis. Au Canada, elle est présente à l’Île‑du‑Prince‑Édouard ainsi qu’à Terre‑Neuve‑et‑Labrador, où son incidence est faible malgré l’étendue du territoire visé. Cette province est d’ailleurs assujettie à un contrôle réglementaire pour éviter que la maladie se propage à l’extérieur de ses frontières.
[11] La galle verruqueuse a été détectée pour la première fois à l’Île‑du‑Prince‑Édouard, dans un seul champ, en octobre 2000. Depuis, elle a été détectée dans plus de 30 champs de la province. Des enquêtes ont permis de constater qu’il y avait quatre grappes de champs infestés. Autrement dit, à quatre reprises, l’ACIA n’a pas pu retracer l’origine de l’infestation : en 2000 (la première détection), en 2012, en 2014 et en 2020. La plupart des détections concernent les comtés de Queens et de Prince. À la date de l’instruction du présent appel, il n’y avait eu qu’une seule détection dans le comté de Kings (en février 2015). Les champs dans lesquels la galle verruqueuse a été détectée représentent environ 0,4 % des quelque 350 000 acres de terres de l’Île‑du‑Prince‑Édouard qui sont affectées à la culture de la pomme de terre. Ces renseignements sont illustrés sur une carte des champs infestés produite par l’ACIA et annexée aux présents motifs.
C. Les mesures d’atténuation des risques liés à la galle verruqueuse
[12] Depuis la première détection de la galle verruqueuse à l’Île‑du‑Prince‑Édouard, l’ACIA a adopté des mesures, dont des mesures phytosanitaires générales et des mesures de contrôle particulières, pour surveiller la maladie ainsi que pour contrôler et prévenir sa propagation à l’extérieur de la province. Ces mesures sont décrites ci-dessous.
(1) Mesures phytosanitaires générales
[13] Cinq mesures phytosanitaires générales visent à atténuer les risques de propagation de la galle verruqueuse.
[14] Premièrement, les pommes de terre de semence cultivées au Canada sont assujetties au Programme canadien de certification des pommes de terre de semence. L’ACIA inspecte les cultures de pommes de terre de semence visées pour détecter la présence de parasites et déterminer si elles satisfont aux exigences réglementaires. À cette fin, elle mène des inspections dans les champs ainsi que des inspections de chacune des cargaisons de tubercules destinés à être expédiés ailleurs au pays ou exportés.
[15] Deuxièmement, les pommes de terre qui sont cultivées dans les champs non réglementés par des mesures de contrôle officielles de la galle verruqueuse à l’Île‑du‑Prince‑Édouard [les champs non réglementés] et qui sont destinées à l’exportation vers les États‑Unis, dont les pommes de terre de table, les pommes de terre en vrac et les pommes de terre de semence, sont assujetties au Programme de certification phytosanitaire des exportations. Ce programme prévoit le prélèvement d’échantillons de sol dans les champs et l’inspection des tubercules, ainsi que d’autres mesures, dont la vérification du statut phytosanitaire des pommes de terre de semence et la confirmation que les champs dans lesquels les pommes de terre ont été cultivées ne sont pas assujettis au contrôle réglementaire du champignon SE. Ce programme, que l’ACIA a mis en œuvre pour se conformer à un arrêté fédéral pris en 2015 par le Service d’inspection zoosanitaire et phytosanitaire [l’APHIS] du département de l’Agriculture des États‑Unis après la détection d’une série de nouveaux cas de galle verruqueuse à l’Île‑du‑Prince‑Édouard, vise à réduire le risque que la maladie se propage aux États‑Unis.
[16] Troisièmement, les installations de transformation des pommes de terre où sont manipulés des produits réglementés (donc potentiellement parasités) doivent respecter des ententes de conformité, à savoir des documents écrits qui énoncent les procédures opérationnelles approuvées par l’ACIA. Les mesures qui doivent être prises dans les installations de transformation visent à détruire les spores en dormance et à prévenir la dissémination du champignon SE dans l’environnement.
[17] Quatrièmement, le Règlement sur la salubrité des aliments au Canada, D.O.R.S./2018‑108, exige que les pommes de terre fraîches cultivées au Canada et destinées à être consommées fassent l’objet de diverses inspections avant d’être expédiées dans une autre province ou exportées. Ces inspections visuelles peuvent permettre la détection de cas graves de galle verruqueuse, mais les pommes de terre démontrant peu de signes de la maladie risquent de passer inaperçues.
[18] Cinquièmement, les pommes de terre de table cultivées dans les champs non réglementés et expédiées ailleurs au Canada doivent respecter les normes réglementaires pour ce qui est du seuil acceptable de terre et de saleté croûtée pour chaque catégorie. La plupart des pommes de terre qui sont expédiées ailleurs au Canada sont lavées, et des inhibiteurs de germination sont fréquemment utilisés lorsque les pommes de terre sont entreposées.
(2) Plan canadien de lutte à long terme contre la galle verruqueuse
[19] Après la première détection de la galle verruqueuse à l’Île‑du‑Prince‑Édouard en 2000, un plan de lutte contre la maladie a été élaboré [le plan de lutte]. Celui-ci énonce les exigences minimales en ce qui a trait aux analyses d’échantillons de sol et aux activités de surveillance et de retraçage pour les champs réglementés associés aux nouvelles détections.
[20] Si la galle verruqueuse est détectée, une « zone réglementée »
est créée, conformément au plan de lutte, pour prévenir la propagation de la maladie hors des champs infestés ou à risque de l’être. Le plan de lutte définit cinq catégories de champs en fonction de leur lien avec les champs où la galle verruqueuse a été détectée, et il impose, pour chaque catégorie, des restrictions quant aux activités qui peuvent être menées dans les champs. Voici les catégories :
a)Les champs indexés (catégorie A) sont les champs dans lesquels la galle verruqueuse a été détectée.
b)Les champs adjacents (catégorie B) sont les terres agricoles et les propriétés résidentielles qui sont contiguës à un champ indexé et qui n’en sont pas séparées par une route, un cours d’eau ou une zone non agricole de plus de 15 mètres de large.
c)Les champs de contact primaire (catégorie C) sont les champs dans lesquels de l’équipement a été déplacé directement après son utilisation dans un champ indexé, ou dans lesquels du matériel de multiplication provenant d’un champ indexé a été utilisé aux fins de culture.
d)Les autres champs de contact (catégorie D) sont les champs dans lesquels a été déplacé de l’équipement utilisé dans un champ indexé, mais pas directement après son utilisation dans le champ indexé.
e)Les nouveaux champs de production de pommes de terre (catégorie E) sont les champs qui n’ont pas servi à la culture de pommes de terre ou n’ont pas fait l’objet d’une surveillance relative à la galle verruqueuse depuis 2000, mais qui répondent à certains critères, par exemple les champs situés sur une propriété familiale où des pommes de terre auraient pu être cultivées dans un jardin privé avant 2000.
[21] Le plan de lutte applique les restrictions les plus strictes aux champs indexés, aux champs adjacents et aux champs de contact primaire (catégories A, B et C), où il est interdit de cultiver des pommes de terre de semence. Le déplacement de terre provenant de ces champs est interdit ou limité. L’équipement et les véhicules doivent être nettoyés et désinfectés avant d’être déplacés hors de ces champs. Des modifications peuvent être apportées aux restrictions en fonction des résultats des analyses d’échantillons de sol et des activités de surveillance des cultures sensibles menées sur plusieurs années. Cela dit, à la date de la prise de l’arrêté ministériel, aucun champ réglementé n’avait été complètement déréglementé.
[22] Les autres champs de contact (catégorie D), les nouveaux champs de production de pommes de terre (catégorie E) et les champs non réglementés ne sont pas assujettis aux mêmes restrictions. Les mesures d’atténuation des risques dans les champs de catégorie D sont principalement des mesures phytosanitaires générales. Par exemple, les pommes de terre de semence cultivées dans les champs de catégorie D ne sont pas admissibles au transport sur le territoire canadien au titre du Programme de certification des pommes de terre de semence ni à l’exportation au titre du Programme de certification phytosanitaire des exportations. Cela dit, si les résultats du premier contrôle d’une culture sensible dans des conditions propices sont favorables, c’est-à-dire qu’aucun signe de la maladie n’est détecté, l’utilisation finale des pommes de terre au Canada ou les pommes de terre de table et de transformation destinées aux États‑Unis ne sont assujetties à aucune restriction. Si les résultats du deuxième contrôle sont favorables, le champ est considéré comme exempt de galle verruqueuse, et les pommes de terre de semence qui y sont cultivées peuvent être exportées aux États‑Unis.
[23] Les nouveaux champs de production de pommes de terre (catégorie E) ne sont pas immédiatement assujettis à des restrictions. Lorsque les résultats de l’inspection des champs et de l’inspection des tubercules après la récolte sont acceptables, les champs visés sont considérés comme exempts de galle verruqueuse.
[24] Les champs non réglementés, qui n’ont aucun lien connu avec un champ indexé, ne sont assujettis à aucune restriction. Les pommes de terre, y compris les pommes de terre de semence, peuvent y être cultivées, mais elles demeurent assujetties à des mesures phytosanitaires générales. Les pommes de terre de semence doivent satisfaire aux exigences du Programme canadien de certification des pommes de terre de semence. Les pommes de terre cultivées dans les champs non réglementés et destinées à être exportées aux États‑Unis sont aussi assujetties au Programme de certification phytosanitaire des exportations.
D. L’efficacité limitée des mesures d’atténuation des risques liés à la galle verruqueuse
[25] L’ACIA emploie deux méthodes pour confirmer la présence du champignon SE : l’analyse d’échantillons de sol et l’analyse visuelle de tubercules. Cependant, il est très difficile de détecter les infestations de faible ampleur au moyen de ces deux méthodes. L’ACIA a donc reconnu que l’efficacité de ces méthodes de détection était grandement limitée.
[26] Lorsqu’ils procèdent à l’analyse d’échantillons de sol, les inspecteurs de l’ACIA prélèvent des échantillons dans des champs de pommes de terre en fonction de grilles dont la taille varie selon la catégorie du champ. Les échantillons sont tamisés, pesés, centrifugés et examinés au microscope dans le but de détecter la présence de spores en dormance. La formation de galles et la dégradation des tissus verruqueux, qui se transforment en plus petites grappes de spores en dormance, font cependant en sorte que les spores en dormance sont réparties de manière inégale dans les champs infestés. Ainsi, l’efficacité des méthodes établies pour l’échantillonnage et l’analyse du sol peut être compromise, particulièrement lorsque les niveaux d’inoculum sont faibles.
[27] Lorsqu’ils procèdent à l’analyse de tubercules, les inspecteurs de l’ACIA effectuent des inspections visuelles dans les champs ou au moment de la récolte. Selon le niveau initial d’inoculum dans le sol, il peut s’écouler plusieurs années avant qu’une culture sensible montre des signes de la maladie. Les symptômes de la galle verruqueuse sont variés, ce qui complexifie la détection de la maladie : dans certains cas, les tubercules sont entièrement recouverts de galles; dans d’autres cas, les galles sont à peine visibles. Le moment où l’inspection visuelle est effectuée peut aussi avoir une incidence sur la capacité à détecter la maladie : au moment de la récolte, les galles peuvent être peu visibles, voire invisibles. Ainsi, bien que les inspections visuelles puissent permettre de détecter les cas graves de galle verruqueuse, elles sont moins susceptibles d’être efficaces lorsque les symptômes de la maladie sont légers. De plus, les pommes de terre qui font l’objet d’une inspection visuelle sont déjà passées au trieur. Les pommes de terre rejetées au triage n’étant pas inspectées, les chances de trouver des tubercules verruqueux s’en trouvent réduites.
[28] La trousse d’information que l’ACIA a présentée au ministre pour l’aider dans son processus décisionnel comprenait une analyse du risque phytosanitaire, qui est un document évolutif rédigé conformément aux lignes directrices énoncées dans la Convention internationale pour la protection des végétaux, un traité multilatéral qui fournit un cadre et élabore des normes pour l’utilisation harmonisée de mesures visant à prévenir et à contrôler l’introduction et la propagation des parasites ainsi qu’à protéger les ressources végétales : 6 décembre 1951, R.T. Can 1953 no 16 (entrée en vigueur le 3 avril 1952, adhésion par le Canada le 10 juillet 1952, modifications apportées en 1979 et en 1997, adhésion par le Canada aux modifications en 1991 et en 2005 respectivement) [la Convention].
[29] L’analyse du risque phytosanitaire comporte un résumé des renseignements connus sur le champignon SE, y compris la probabilité de son introduction, de son établissement et de sa propagation, ainsi que les conséquences économiques et environnementales qui pourraient en découler. L’ACIA a conclu, dans l’analyse du risque phytosanitaire, que le risque de propagation anthropique était [traduction] « fortement réduit pour toutes les voies de propagation »
grâce aux mesures d’atténuation découlant du plan de lutte et de la certification des exportations. Elle a aussi conclu que, à la lumière des données relatives à la détection recueillies depuis 2000, le risque relatif de propagation de la maladie par l’intermédiaire des champs de catégorie D était faible, même si le risque absolu était plus élevé que pour les champs de catégorie B, puisque les champs de catégorie D sont plus nombreux que ceux des autres catégories.
[30] Cependant, l’ACIA a reconnu, dans l’analyse du risque phytosanitaire, que le potentiel de détection limité des analyses d’échantillons de sol et des inspections visuelles nuisait à l’efficacité de ces mesures d’atténuation des risques. Elle a exprimé une réserve claire en ce qui a trait au risque de propagation par l’intermédiaire des champs de catégorie D, faisant remarquer qu’aucun avis de restriction n’avait été publié afin d’interdire le déplacement de terre ou d’exiger le nettoyage et la désinfection de l’équipement et des véhicules qui sortent de ces champs et qui entrent dans des champs non réglementés. Selon l’ACIA, il continuait d’exister [traduction] « une certaine incertitude pour ce qui est de l’efficacité des inspections visuelles et de l’analyse des échantillons de sol aux fins de la détection [du champignon SE] »
. Elle a conclu que, [traduction] « en raison des limites de détection des analyses de sol et des inspections visuelles de tubercules, il est possible qu’un champ de catégorie D abrite une population de spores de la galle verruqueuse inférieure au seuil de détection et que des spores soient disséminées à l’extérieur de ce champ par des activités anthropiques qui font l’objet de restrictions uniquement dans le cas des champs de catégorie A, B ou C »
.
[31] L’ACIA a présenté au ministre un document sur la gestion des risques, lui aussi rédigé conformément aux lignes directrices énoncées dans la Convention, dans lequel elle a résumé les conclusions tirées dans l’analyse du risque phytosanitaire et consigné le processus de gestion des risques liés à la propagation de la galle verruqueuse à l’intérieur et à l’extérieur de l’Île‑du‑Prince‑Édouard. Dans ce document, l’ACIA a fait remarquer que des éléments de preuve appuyaient la conclusion selon laquelle les inspections visuelles et l’analyse d’échantillons de sol ne permettent pas de détecter rapidement les populations de champignons SE de faible importance. Elle a conclu que, lorsque les populations de champignons SE sont inférieures au seuil de détection (ce qui peut être le cas pendant plusieurs années), aucune restriction n’est imposée au déplacement de terre des champs de catégorie D vers les champs non réglementés et aucune exigence n’est prévue pour ce qui est de la désinfection de l’équipement et des véhicules qui sortent des champs de catégorie D et entrent dans les champs non réglementés. Ainsi, le plan de lutte rend possible la propagation anthropique du champignon SE aux champs non réglementés. Le risque de propagation est exacerbé par le fait que la culture de la pomme de terre à l’Île‑du‑Prince‑Édouard est une entreprise complexe, qui met en jeu un grand nombre de champs loués ou loués à bail.
E. Les détections de 2020 et 2021 qui ont mené à la prise de l’arrêté ministériel
[32] En 2020, l’analyse d’échantillons de sol effectuée par l’ACIA a révélé la présence de spores de champignon SE en dormance dans un champ non réglementé. L’analyse avait été effectuée dans le cadre du Programme de certification phytosanitaire des exportations visant toutes les pommes de terre de l’Île-du-Prince-Édouard cultivées dans des champs non réglementés et destinées à être exportées aux États‑Unis. Fait important, les spores en dormance ont été détectées dans de la terre provenant d’une exploitation de pommes de terre de semence. De tous les types de pommes de terre, les pommes de terre de semence sont celles qui présentent le risque le plus élevé de propagation de la galle verruqueuse, parce qu’elles sont plantées dans le sol et que les spores en dormance ont donc immédiatement accès à des tissus hôtes. Le champ non réglementé en question n’était pas assujetti aux activités de surveillance prévues dans le plan de lutte.
[33] En 2021, des producteurs de pommes de terre ont présenté à l’ACIA des tubercules récoltés dans deux champs de catégorie D et montrant des signes évidents de galle verruqueuse. Ces champs faisaient l’objet d’analyses d’échantillons de sol et d’inspections visuelles depuis plusieurs années, lesquelles n’avaient jamais permis de détecter la présence du champignon SE ou de la galle verruqueuse. Les détections de 2021 ont eu une incidence sur 350 champs, ce qui a fait accroître le nombre de champs nécessitant un échantillonnage du sol de 23 % et la superficie de la zone réglementée à l’Île‑du‑Prince‑Édouard de 10 %.
[34] L’ACIA a avisé l’APHIS des nouvelles détections. Ce dernier a demandé à l’ACIA de suspendre volontairement la certification aux fins d’exportation des pommes de terre de semence et de table de l’Île‑du‑Prince‑Édouard destinées aux États‑Unis, et d’interdire le transport des pommes de terre de semence de l’Île‑du‑Prince‑Édouard vers le reste du Canada, jusqu’à la conclusion des enquêtes sur les détections de 2021. L’APHIS a précisé que, si l’ACIA ne prenait pas ces mesures, l’arrêté fédéral qu’il avait pris en 2015 serait modifié de façon à interdire l’importation de toutes les pommes de terre canadiennes aux États‑Unis.
[35] Les mesures réglementaires suivantes ont été prises :
a)l’ACIA a ordonné la suspension temporaire de la certification des pommes de terre de semence provenant de l’Île‑du‑Prince‑Édouard et destinées aux États‑Unis (le 2 novembre 2021) [la première suspension];
b)l’ACIA a ordonné la suspension provisoire de la certification de toutes les pommes de terre (y compris les pommes de terre de semence, de table et de transformation) provenant de l’Île‑du‑Prince‑Édouard et destinées aux États‑Unis (le 21 novembre 2021) [la deuxième suspension];
c)par arrêté, le ministre a déclaré que la province de l’Île‑du‑Prince‑Édouard était un lieu infesté par la galle verruqueuse de la pomme de terre et a interdit le déplacement des pommes de terre de semence de l’Île‑du‑Prince‑Édouard sans l’autorisation écrite d’un inspecteur (le 21 novembre 2021);
d)l’ACIA a publié un avis portant sur les exigences relatives au déplacement des pommes de terre de semence en territoire canadien et les mesures d’atténuation des risques recommandés [les exigences relatives aux déplacements intérieurs], qui énonce les conditions auxquelles les inspecteurs délivreraient les autorisations écrites prévues par l’arrêté ministériel (le 22 février 2022).
[36] En 2022, l’APHIS a pris un nouvel arrêté fédéral, qui interdisait l’importation aux États‑Unis de pommes de terre de semence de plein champ provenant de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, mais autorisait l’importation de pommes de terre de consommation, à certaines conditions précises.
[37] En 2022, l’enquête menée par l’ACIA à l’égard des champs associés aux nouveaux champs indexés par suite de la détection de la galle verruqueuse en 2021 a révélé la présence de la maladie dans un champ de catégorie D et dans un champ adjacent à l’un des champs où la maladie avait été détectée en 2021 : décision de la CF, par. 18.
[38] L’appelant a demandé le contrôle judiciaire de la première suspension, de la deuxième suspension, de l’arrêté ministériel et des exigences relatives aux déplacements intérieurs.
III. Contexte législatif
[39] Le pouvoir du ministre de prendre des arrêtés ministériels est régi par la Loi et le Règlement sur la protection des végétaux, D.O.R.S./95-212 [le Règlement], pris par le gouverneur en conseil en vertu du paragraphe 47(1) de la Loi. La Loi et le Règlement confient tous deux au ministre et à l’ACIA [les intimés] les responsabilités du Canada aux termes de la Convention.
[40] L’objet de la Loi est énoncé à l’article 2 :
|
|
|
|
[41] Les articles 11 à 18 de la Loi portent sur les « lieux infestés »
. Les articles 11 et 12 confèrent aux inspecteurs (désignés conformément à l’article 21 de la Loi) le pouvoir de déclarer infestés certains lieux. L’inspecteur peut déclarer infesté tout lieu où il soupçonne ou constate la présence de parasites qu’il estime susceptibles de se propager à d’autres terrains, bâtiments ou lieux. L’inspecteur peut également déclarer infestés les terrains, les bâtiments ou les lieux auxquels les parasites risquent à son avis de se propager.
[42] Les lieux qui sont déclarés infestés en vertu des paragraphes 11(1) et 12(1) ne constituent des lieux infestés que sur remise de la déclaration au propriétaire ou à l’occupant des terrains, des bâtiments ou des lieux mentionnés dans la déclaration : par. 11(2) et 12(2), et art. 14. Les lieux déclarés infestés par un arrêté ministériel pris en vertu du paragraphe 15(3) ne sont visés par aucune telle exigence.
[43] Le paragraphe 13(1) dispose que, s’il estime que la lutte contre les parasites exige des mesures immédiates, l’inspecteur peut, dans la déclaration prévue aux articles 11 ou 12, interdire ou restreindre l’accès de personnes ou de choses au lieu infesté ainsi que le droit d’en sortir ou d’y circuler.
[44] Le paragraphe 15(2) confère au ministre le pouvoir d’annuler la déclaration de lieu infesté faite par l’inspecteur en vertu des articles 11 ou 12, tandis que le paragraphe 15(3) décrit le pouvoir du ministre de déclarer infesté un lieu :
|
|
|
|
[45] L’article 16 précise comment le périmètre d’un lieu déclaré infesté au titre des articles 11 ou 12 ou du paragraphe 15(3) peut être délimité :
|
|
|
|
[46] Bien que la Loi ne définisse pas le terme « infesté »
, celui-ci est défini à l’article 2 du Règlement :
|
|
|
|
|
|
|
|
[47] L’alinéa 16(2)a) du Règlement décrit, en des termes semblables à ceux utilisés à l’article 16 de la Loi, le pouvoir de l’inspecteur ou du ministre de délimiter le périmètre où le parasite est ou peut être présent :
|
|
|
|
|
|
|
|
IV. Décision de la Cour fédérale
[48] Le 13 avril 2023, la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire de l’appelant. Dans son appel, l’appelant conteste uniquement la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle l’arrêté ministériel est raisonnable. Ainsi, je me penche uniquement sur la façon dont la Cour fédérale a traité la question du caractère raisonnable de l’arrêté ministériel.
[49] L’appelant a présenté deux arguments pour contester le caractère raisonnable de la décision du ministre de prendre l’arrêté ministériel. Premièrement, il a fait valoir que le ministre ne pouvait pas prendre l’arrêté ministériel au titre du paragraphe 15(3) puisque la preuve dont il disposait n’était pas suffisante pour lui permettre d’établir que la province de l’Île‑du‑Prince‑Édouard était un lieu infesté par la galle verruqueuse. Deuxièmement, l’appelant a fait valoir que l’arrêté ministériel était déraisonnable au motif qu’il visait à répondre aux « menaces »
formulées par les autorités américaines quant à la restriction de l’importation de pommes de terre canadiennes. Selon l’appelant, les préoccupations des intimés quant aux répercussions sur le commerce international étaient une considération non pertinente : dans l’exercice du pouvoir que lui confère le paragraphe 15(3), le ministre aurait dû se pencher uniquement sur la question de savoir si l’Île‑du‑Prince‑Édouard était « infestée »
.
A. L’argument relatif au caractère insuffisant de la preuve à l’appui de la déclaration d’infestation
[50] Devant la Cour fédérale et en appel, les parties ont convenu que le terme « infesté »
, au paragraphe 15(3) de la Loi, est utilisé au sens de l’article 2 du Règlement, qui appelle l’application de la norme des soupçons raisonnables. Devant notre Cour, l’appelant a fait valoir que cette interprétation découle de l’alinéa 15(2)b) de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21, selon lequel les dispositions définitoires ou interprétatives d’un texte, défini au paragraphe 2(1) de la même loi comme tout ou partie d’une loi ou d’un règlement, « s’appliquent, sauf indication contraire, aux autres textes portant sur un domaine identique »
. La Cour fédérale a respecté l’entente des parties dans son analyse du caractère raisonnable de l’arrêté ministériel.
[51] Devant la Cour fédérale, l’appelant a reconnu que les champs réglementés pouvaient être qualifiés de champs « infestés »
au sens du Règlement, mais il a fait valoir que le ministre ne disposait pas de faits objectivement discernables sur la base desquels il était raisonnable de soupçonner la présence de la galle verruqueuse dans l’un quelconque des champs non réglementés.
[52] Après avoir noté que l’arrêté ministériel n’exposait pas le raisonnement du ministre sur la question de savoir si la preuve dont il disposait lui permettait d’établir qu’il était raisonnable de soupçonner la présence de la galle verruqueuse dans les champs non réglementés, la Cour fédérale a examiné le dossier qui avait été soumis au ministre. Elle a conclu que le dossier montrait que l’ACIA avait identifié une voie de propagation de la galle verruqueuse aux champs non réglementés que les mesures réglementaires existantes n’avaient pas permis de prévenir. De l’avis de la Cour fédérale, cette préoccupation et d’autres soulevées par l’ACIA dans ses observations au ministre justifiaient de façon transparente et intelligible la conclusion selon laquelle il existait des faits objectivement discernables sur la base desquels il était raisonnable de soupçonner la présence de la galle verruqueuse dans les champs non réglementés : décision de la CF, par. 112 et 113.
[53] La Cour fédérale a estimé que les arguments de l’appelant ne minaient pas le caractère raisonnable de la décision du ministre de prendre l’arrêté. En particulier, elle a tiré les conclusions suivantes :
a)Le témoignage livré par M. David Bailey, directeur exécutif par intérim de la Direction de la protection des végétaux et de la biosécurité et dirigeant principal de la protection des végétaux à l’ACIA, lorsqu’il a été contre-interrogé sur un affidavit déposé par les intimés en lien avec la demande de contrôle judiciaire, n’appuyait pas la position de l’appelant selon laquelle aucune base scientifique ne justifiait que l’Île‑du‑Prince‑Édouard soit déclarée infestée par la galle verruqueuse. De plus, puisque le ministre ne disposait pas du contre-interrogatoire de M. Bailey lorsqu’il a décidé de prendre l’arrêté ministériel, la pertinence de cette preuve dans le contexte de l’évaluation du caractère raisonnable de sa décision est douteuse.
b)La tentative de l’appelant de mettre l’accent sur certains éléments des documents de l’ACIA qui étaient à la disposition du ministre et qui étayaient le point de vue de l’appelant selon lequel la preuve était insuffisante pour permettre au ministre d’établir que l’Île‑du‑Prince‑Édouard était infestée, revenait à demander à la Cour fédérale de soupeser à nouveau la preuve, alors qu’elle devait plutôt évaluer si la décision du ministre était justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles ayant une incidence sur celle-ci.
c)La déclaration de l’ACIA selon laquelle elle [traduction]
« ne [pouvait] pas exclure la possibilité que la galle verruqueuse soit présente dans d’autres champs de l’Île‑du‑Prince‑Édouard »
ne respectait pas la norme des soupçons raisonnables qui s’applique au titre du paragraphe 15(3) de la Loi, mais cette déclaration ne visait pas à énoncer le critère applicable. Elle visait plutôt à renforcer le fait que l’ACIA était préoccupée par la déficience de ses méthodes de surveillance et de gestion. Ainsi, cette déclaration ne rendait pas en soi la décision déraisonnable.
B. L’argument selon lequel l’arrêté ministériel a été pris sur le fondement de considérations de nature commerciale ou économique non pertinentes ou à des fins inappropriées
[54] La Cour fédérale a conclu, et les parties se sont dites d’accord, que l’intérêt qu’avaient les intimés à éviter la prise d’un nouvel arrêté fédéral américain et les répercussions commerciales et économiques négatives qui en auraient découlé a influé sur la décision de prendre l’arrêté ministériel. Or, de l’avis de la Cour fédérale, la décision n’est pas déraisonnable pour autant. Le pouvoir de prendre un arrêté déclarant infesté un lieu en vertu du paragraphe 15(3) ne peut être exercé que si la preuve permet d’établir qu’il existe des soupçons raisonnables, fondés sur des faits objectifs, qu’un parasite se trouve dans le lieu visé. Puisque ces conditions étaient respectées en l’espèce et que le pouvoir conféré au ministre par le paragraphe 15(3) est de nature discrétionnaire, il était loisible au ministre, dans l’exercice de son pouvoir, de tenir compte des considérations économiques soulevées dans la foulée des détections de 2021. Ces considérations étaient pertinentes, puisque la Loi a notamment pour objet d’assurer la protection du secteur agricole de l’économie canadienne en empêchant l’exportation et la propagation de parasites.
V. Rôle de notre Cour en appel
[55] Lorsqu’elle est saisie de l’appel de la décision de la Cour fédérale concernant la demande de contrôle judiciaire d’une décision administrative, notre Cour doit décider si la Cour fédérale a employé la norme de contrôle appropriée et si elle l’a appliquée correctement. Notre rôle en l’espèce consiste à nous mettre à la place de la Cour fédérale et à nous attarder à l’arrêté ministériel : Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, par. 45 à 47; Office régional de la santé du Nord c. Horrocks, 2021 CSC 42, [2021] 3 R.C.S. 107, par. 10.
[56] La Cour fédérale a retenu, avec raison, la norme de la décision raisonnable comme norme à appliquer au contrôle de l’arrêté ministériel. Si, comme en l’espèce, la loi n’établit pas de norme de contrôle ou ne prévoit pas de droit appel, la présomption veut que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable au contrôle de la décision administrative. De plus, les parties n’ont soulevé aucune question qui pourrait tomber dans une des catégories de questions à l’égard desquelles la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 16 et 17.
[57] Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision : Vavilov, par. 83. Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
: Vavilov, par. 85.
[58] Quand aucuns motifs écrits ne sont communiqués, comme c’est le cas lorsque le ministre prend un arrêté au titre du paragraphe 15(3) de la Loi, la cour de révision « doit examiner le dossier dans son ensemble pour comprendre la décision »
et elle « découvrira alors souvent une justification claire pour la décision »
: Vavilov, par. 137. Dans les cas où aucuns motifs n’ont été fournis et où ni le dossier ni le contexte général ne permettent de discerner le fondement de la décision en cause, « la cour de révision doit tout de même examiner la décision à la lumière des contraintes imposées au décideur afin de déterminer s’il s’agit d’une décision raisonnable »
, une analyse qui est inévitablement centrée sur le résultat plutôt que sur le raisonnement du décideur : Vavilov, par. 138.
[59] Comme l’a fait remarquer la Cour fédérale, l’arrêté ministériel lui-même ne contient pas d’analyse de la question entourant le respect des exigences énoncées au paragraphe 15(3) de la Loi : décision de la CF, par. 85. Il se peut que le décideur administratif n’ait pas examiné expressément dans ses motifs le sens d’une disposition pertinente, mais que la cour de révision soit tout de même en mesure de discerner l’interprétation adoptée à la lumière du dossier et de se prononcer sur le caractère raisonnable de cette interprétation : Vavilov, par. 123; Safe Food Matters Inc. c. Canada (Procureur général), 2022 CAF 19, par. 41.
[60] Pour évaluer le caractère raisonnable de l’arrêté ministériel, la Cour fédérale a examiné le dossier dont le ministre disposait lorsqu’il a décidé de prendre l’arrêté en question. Elle s’est concentrée sur une trousse d’information préparée par l’ACIA, qui comprenait les documents suivants :
a)une note d’information du président de l’ACIA, qui contenait un résumé des faits et des considérations se rapportant à la réglementation du champignon SE et de la galle verruqueuse, un examen des mesures réglementaires qui pourraient être envisagées à la suite des nouvelles détections de champignon SE et la recommandation que le ministre prenne l’arrêté ministériel annexé à la note d’information;
b)l’analyse du risque phytosanitaire préparée par l’ACIA, qui constituait le fondement scientifique de l’approche adoptée par l’ACIA pour la gestion des risques associés à la galle verruqueuse;
c)le document sur la gestion des risques, qui résumait l’analyse du risque phytosanitaire et consignait le processus de gestion des risques associés à la propagation éventuelle de la galle verruqueuse à l’intérieur et à l’extérieur de l’Île‑du‑Prince‑Édouard.
[61] Le libellé de l’arrêté ministériel montre que le ministre était d’avis qu’il avait le pouvoir légal de prendre un arrêté au titre du paragraphe 15(3) de la Loi et de déclarer que « la province de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, qui se compose des comtés de Kings, de Queens et de Prince, est un lieu infesté par la galle verruqueuse de la pomme de terre (Synchytrium endobioticum) »
.
[62] La Cour doit examiner l’arrêté ministériel au regard de l’ensemble du droit et des faits qui constituent des contraintes ayant eu une incidence sur le ministre, et décider s’il est raisonnable : 1120732 B.C. Ltd. v. Whistler (Resort Municipality), 2020 BCCA 101 [Whistler], par. 51 et 84, citant Vavilov, par. 105 et 138. Ce faisant, la Cour doit s’abstenir de se lancer dans sa propre interprétation des dispositions législatives ou réglementaires pertinentes, une tâche qui est réservée au ministre.
VI. Analyse
[63] L’appelant conteste l’arrêté ministériel sur deux fronts. Premièrement, il fait valoir que la conclusion du ministre selon laquelle il avait le pouvoir de prendre l’arrêté ministériel est déraisonnable compte tenu du régime législatif applicable à la prise d’un arrêté au titre du paragraphe 15(3) de la Loi et de la preuve dont il était saisi. Deuxièmement, il soutient que le ministre, lorsqu’il a décidé de prendre l’arrêté ministériel, était motivé par le désir d’éviter que les États‑Unis prennent des mesures susceptibles de compromettre les activités de commerce international de l’industrie canadienne de la pomme de terre. Ainsi, selon l’appelant, la décision du ministre, qui aurait dû porter, comme l’exige la Loi, sur la question de savoir si l’Île-du-Prince-Édouard était infestée par la galle verruqueuse, doit être annulée au motif qu’elle a été prise [traduction] « à des fins non pertinentes ou inappropriées »
. J’examine tour à tour ces deux arguments.
A. L’arrêté ministériel est raisonnable
[64] La Cour fédérale a conclu que le passage suivant de l’analyse du risque phytosanitaire [le passage clé], que je reproduis dans son intégralité, justifiait de façon transparente et intelligible la conclusion selon laquelle il existait des faits objectivement discernables sur la base desquels il était raisonnable de soupçonner la présence de la galle verruqueuse dans les champs non réglementés à l’Île‑du‑Prince‑Édouard :
[traduction]
Le plan de lutte ne fournit pas de lignes directrices claires sur les exigences applicables aux champs de catégorie D pour les tubercules de pommes de terre de transformation et de table, la terre associée à ces tubercules, la terre en vrac et la terre associée au déplacement de l’équipement et des véhicules. Bien qu’une surveillance soit requise pour la première variété de pommes de terre sensible, aucun avis de restriction n’a été publié pour les champs de catégorie D afin d’interdire le déplacement de terre ou d’exiger le nettoyage et la désinfection de l’équipement et des véhicules en provenance de ces champs. Par conséquent, les mesures d’atténuation qui réduisent les risques dans les champs de catégorie D sont principalement des mesures phytosanitaires générales (p. ex. l’inadmissibilité des pommes de terre de semence au transport sur le territoire canadien dans le cadre du Programme de certification des pommes de terre de semence; l’inadmissibilité à l’exportation dans le cadre du Programme de certification phytosanitaire des exportations) plutôt que des mesures de restrictions spécifiques aux champs énumérés dans le plan de lutte. Compte tenu du nombre élevé de champs de catégorie D, toute mesure additionnelle imposée aux champs de catégorie D toucherait un grand nombre de champs. Cependant, en raison des limites de détection des analyses de sol et des inspections visuelles, il est possible qu’un champ de catégorie D abrite une population de spores de la galle verruqueuse inférieure au seuil de détection et que des spores soient disséminées à l’extérieur de ce champ par des activités anthropiques qui font l’objet de restrictions uniquement dans le cas des champs de catégorie A, B ou C.
[65] Après avoir pris note des préoccupations exprimées par la Direction générale des sciences quant aux risques associés à la manière dont le plan de lutte réglementait les champs de catégorie D, la Cour fédérale a indiqué ce qui suit :
J’estime que l’expression de ces préoccupations, particulièrement celles formulées [dans l’analyse du risque phytosanitaire] est transparente et intelligible et qu’elle justifie la conclusion qu’il existe des faits objectivement discernables à partir desquels il est raisonnable de soupçonner la présence de la [galle verruqueuse]. Je reconnais que ce ne sont pas des faits qui témoignent de la présence de la [galle verruqueuse] dans un champ ou des champs en particulier. La Direction générale des sciences désigne plutôt une voie de propagation de la [galle verruqueuse] aux champs de l’Î.‑P.‑É. qui ne sont pas des champs réglementés, une voie que les mesures réglementaires existantes n’ont pas empêchée. Cela étant, je ne vois aucune erreur susceptible de contrôle dans la décision de prendre l’arrêté ministériel.
[Décision de la CF, par. 113]
[66] Caractérisant cette voie de propagation de [traduction] « préoccupation hypothétique »
, l’appelant soutient que, suivant la norme des soupçons raisonnables, il n’était pas loisible au ministre de se fonder sur cette voie de propagation en l’absence de faits démontrant qu’il était raisonnable de soupçonner la présence de la galle verruqueuse dans tous les champs non réglementés ou l’exposition de tous ces champs à la maladie.
[67] Avant de me pencher sur la question de savoir s’il était loisible au ministre, compte tenu de la preuve dont il disposait, de conclure qu’il avait le pouvoir de prendre un arrêté ministériel au motif que l’exposition des champs non réglementés à la galle verruqueuse était telle qu’il était raisonnable d’y soupçonner la présence de la maladie, j’examine l’argument des intimés selon lequel, suivant la définition du terme « infesté »
, le fondement principal du pouvoir du ministre de prendre un arrêté repose sur la présence effective de la galle verruqueuse dans chacun des trois comtés de l’Île‑du‑Prince‑Édouard.
(1) La décision du ministre de prendre l’arrêté ministériel est raisonnable compte tenu de la présence de la galle verruqueuse à l’Île‑du‑Prince‑Édouard
[68] L’appelant fait valoir que, pour qu’il soit justifié de déclarer la province de l’Île‑du‑Prince‑Édouard infestée par la galle verruqueuse, le cadre législatif et réglementaire applicable exige la preuve de la présence de la galle verruqueuse dans tous les champs non réglementés de l’Île‑du‑Prince‑Édouard ou la preuve de l’exposition telle de tous les champs non réglementés de l’Île‑du‑Prince‑Édouard à la galle verruqueuse qu’il est raisonnable d’y soupçonner la présence de la maladie.
[69] Cependant, l’appelant n’a invoqué aucune disposition précise de la Loi ou du Règlement selon laquelle l’infestation doit être démontrée pour chacun des champs individuellement. De fait, la définition du terme « infesté »
emploie le mot « lieu »
, dont le sens peut être élargi et désigner des environnements physiques de diverses dimensions. Le libellé de l’article 16 de la Loi, qui porte sur la façon de délimiter le périmètre d’un lieu déclaré infesté au titre du paragraphe 15(3), se prête à cette interprétation large : « [l]e périmètre du lieu déclaré infesté […] peut être délimité par référence à soit une carte ou un plan accessible au public en quelque lieu déterminé, soit tout ou partie de fermes, comtés, zones, municipalités ou provinces »
(non souligné dans l’original). Ce libellé, repris à l’alinéa 16(2)a) du Règlement, est tel qu’il permet d’interpréter le mot « lieu »
de façon étroite et précise (p. ex. une partie d’une ferme) ou de façon plus large (p. ex. l’ensemble d’une province).
[70] En outre, aux termes du paragraphe 15(3) de la Loi, qui dispose que « [l]e ministre peut, par arrêté, […] délimiter le périmètre de tout lieu déclaré infesté et ultérieurement le modifier »
(non souligné dans l’original), le ministre n’est pas obligé de s’en tenir au périmètre initial du lieu déclaré infesté. Ainsi, cette disposition semble accorder une certaine souplesse, qui permet d’ajuster le périmètre du lieu, au besoin, pour réglementer efficacement les parasites à la lumière des renseignements disponibles et de l’évolution de la situation.
[71] Les termes que le législateur utilise pour décrire le pouvoir conféré au ministre par le paragraphe 15(3) de la Loi est un des facteurs contextuels qui permettent de cerner les limites et les contours de l’espace à l’intérieur duquel le ministre peut agir : Vavilov, par. 90. Le recours à des termes généraux, non limitatifs ou nettement qualitatifs comme le terme « lieu »
indique que le législateur envisageait que le ministre jouisse d’une souplesse accrue dans l’interprétation de ce libellé : Vavilov, par. 110.
[72] Les intimés font valoir que la conclusion du ministre selon laquelle il avait le pouvoir de déclarer que le « lieu »
infesté par la galle verruqueuse est l’Île‑du‑Prince‑Édouard est raisonnable, étant donné le libellé de la Loi et du Règlement ainsi que la preuve dont il disposait et qui lui permettait d’établir la présence de la galle verruqueuse dans les trois comtés de l’Île‑du‑Prince‑Édouard. Je suis d’accord. À mon avis, il était loisible au ministre de tirer cette conclusion compte tenu des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte qui lui étaient imposées.
[73] Selon l’interprétation du cadre législatif proposée par l’appelant, le pouvoir du ministre de prendre l’arrêté au titre du paragraphe 15(3) est fonction de la preuve de la présence de la galle verruqueuse dans tous les champs visés par l’arrêté ou de l’exposition suffisante de tous ces champs à la maladie. À mon avis, contrairement à l’interprétation que les intimés proposent, celle que l’appelant propose pourrait mener à un résultat qui est incompatible avec le contexte juridique et factuel applicable.
[74] L’appelant est d’avis que les champs non réglementés ne peuvent pas faire l’objet d’un arrêté ministériel. Seuls les champs réglementés peuvent être visés par la définition du terme « infesté »
, soit parce que la présence de la galle verruqueuse y a été détectée (dans les champs indexés), soit parce qu’il est raisonnable de soupçonner la présence de la galle verruqueuse dans d’autres champs réglementés en raison de leur lien avec les champs indexés et l’existence de voies de propagation reconnues des champs indexés aux champs de catégorie B, C et D.
[75] L’appelant soutient que rien ne justifie la conclusion selon laquelle tous les champs de pommes de terre de l’Île‑du‑Prince‑Édouard sont infestés par la galle verruqueuse, puisque le parasite n’a été détecté que dans 0,4 % d’entre eux. Or, suivant l’interprétation que l’appelant propose du régime réglementaire, le ministre ne pourrait jamais prendre un arrêté au titre du paragraphe 15(3) à l’égard d’un champ non réglementé, que la galle verruqueuse ait été détectée dans 0,4 % ou même 99 % des champs de l’Île‑du‑Prince‑Édouard. Il ne pourrait prendre un arrêté ministériel visant toute l’Île‑du‑Prince‑Édouard que si la galle verruqueuse s’y était propagée au point où tous les champs de la province étaient réglementés au titre du plan de lutte, en tant que champs indexés ou champs associés aux champs indexés.
[76] Le dossier de preuve dont disposait le ministre montre que, depuis la première détection de la galle verruqueuse à l’Île‑du‑Prince‑Édouard en 2000, de nouvelles détections surviennent régulièrement, parfois dans des champs réglementés, parfois dans des champs non réglementés. Chaque nouvelle détection entraîne une augmentation du nombre de champs réglementés que l’ACIA doit surveiller. De fait, selon la modélisation réalisée par l’ACIA, la galle verruqueuse continuera de se propager dans la province.
[77] En raison de cette propagation, la superficie de la zone réglementée à l’Île‑du‑Prince‑Édouard, composée des champs réglementés, s’est continuellement, et parfois considérablement, accrue. Selon le document sur la gestion des risques préparé par l’ACIA pour aider le ministre dans son processus décisionnel, l’approche actuelle en matière de réglementation, axée sur le plan de lutte, n’a pas permis de prévenir la propagation de faible ampleur de la maladie dans la province. Elle a permis de limiter la propagation de la galle verruqueuse dans les champs infestés, mais seulement après que la maladie y eut été détectée.
[78] Comme l’avocate des intimés l’a fait remarquer dans sa plaidoirie, suivant l’interprétation que propose l’appelant quant au pouvoir conféré au ministre par le paragraphe 15(3), le ministre ne pourrait pas avoir recours aux arrêtés ministériels pour adopter une approche proactive à l’égard du contrôle de la galle verruqueuse et de la prévention de sa propagation. Les arrêtés ministériels ne pourraient imposer des restrictions additionnelles qu’en lien avec de nouvelles détections et seulement à l’égard des champs associés à ces détections. Le ministre devrait s’en tenir à la mise en œuvre du plan de lutte, une approche réactive qui, de l’avis de l’ACIA, s’est révélée inefficace pour prévenir la propagation de la galle verruqueuse à l’Île‑du‑Prince‑Édouard. Ce résultat ne semble pas concorder avec l’objectif de protection et de prévention de la Loi.
[79] Le contexte juridique dans lequel la Cour doit évaluer le caractère raisonnable de l’interprétation, par le ministre, de son pouvoir de prendre un arrêté au titre du paragraphe 15(3) de la Loi comprend également les termes généraux utilisés par le législateur pour décrire l’objet de la Loi. Les énoncés d’objet donnent des indications quant à l’interprétation à donner aux dispositions de fond : Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17, [2023] A.C.S. no 17 [QL] [CCR], par. 129 et 130; Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Moffatt, 2001 CAF 327, [2002] 2 C.F. 249, par. 27; Sullivan, Ruth. Sullivan on the Construction of Statutes, 7e éd., Toronto : LexisNexis Canada, 2022 [Sullivan], p. 447.
[80] L’article 2 de la Loi dispose que celle-ci vise « à assurer la protection […] des secteurs agricole et forestier de l’économie canadienne en empêchant […] l’exportation et la propagation de parasites […] »
Il est difficile de concilier cet objectif de protection et de prévention avec l’argument de l’appelant selon lequel il est raisonnable d’interpréter le paragraphe 15(3) de la Loi comme empêchant le ministre d’adopter une approche proactive en matière de réglementation des parasites, le limitant plutôt à l’adoption d’une approche réactive, comme la mise en œuvre du plan de lutte.
[81] La conclusion du ministre portant que l’Île‑du‑Prince‑Édouard était infestée par la galle verruqueuse et qu’il avait le pouvoir de réduire le risque de propagation du parasite en imposant des mesures visant le contrôle du déplacement de la terre, des véhicules et des pommes de terre à l’échelle de la province, était justifiée. Elle concordait avec le contexte factuel, dont la présence confirmée de la galle verruqueuse dans les trois comtés de la province, de même qu’avec le contexte juridique, dont le sens large donné au terme « lieu »
utilisé dans la Loi ainsi que les termes associés à la protection et à la prévention que le législateur a choisis pour décrire l’objet de la Loi.
[82] Pendant sa plaidoirie, l’avocate des intimés a été invitée à dire si, suivant l’interprétation du paragraphe 15(3) de la Loi que ses clients proposent, le ministre pouvait déclarer qu’une province était infestée dans son ensemble par la galle verruqueuse après une seule détection. Les parties ont convenu qu’un arrêté ministériel déclarant un lieu infesté par la galle verruqueuse ne pouvait être pris en vertu du paragraphe 15(3) de la Loi que si la preuve démontrait que la définition du terme « infesté »
prévue dans le Règlement était respectée, c’est‑à‑dire si la preuve démontrait la présence de la galle verruqueuse dans le lieu visé ou l’exposition telle du lieu visé au parasite qu’il était raisonnable d’y soupçonner la présence du parasite. Autrement dit, la définition du terme « infesté »
nécessite l’établissement d’un lien entre la présence du parasite et le lieu déclaré infesté par arrêté ministériel.
[83] Dans ce contexte, l’avocate des intimés a reconnu qu’il serait plus difficile de justifier le caractère raisonnable d’un arrêté par lequel le ministre déclarerait la province infestée par la galle verruqueuse après une seule détection, à un seul endroit dans la province. La cour de révision doit toutefois évaluer le caractère raisonnable d’un arrêté ministériel sur la base de l’ensemble de la trame factuelle dont le ministre disposait. En l’espèce, l’arrêté ministériel a été pris après la détection de la galle verruqueuse dans les trois comtés de l’Île‑du‑Prince‑Édouard à 35 occasions depuis 2000, le recensement de centaines de champs réglementés associés aux champs indexés, la détection de la galle verruqueuse dans des champs de catégorie D et des champs non réglementés, et la constatation, par l’ACIA, que ses méthodes de surveillance actuelle souffraient de lacunes majeures.
[84] À la lumière du contexte juridique et factuel qui a eu une incidence sur le ministre dans l’exercice du pouvoir que lui confère le paragraphe 15(3) de la Loi, je conclus que la décision du ministre de déclarer que l’Île‑du‑Prince‑Édouard était infestée par la galle verruqueuse est raisonnable puisqu’elle a été prise dans le respect « [d]es limites et [d]es contours de l’espace »
à l’intérieur duquel le ministre pouvait agir et qu’il s’agissait de l’une des solutions que ce dernier pouvait retenir : Vavilov, par. 90.
[85] Comme je l’explique dans la prochaine section, j’en viendrais à cette conclusion même si l’interprétation plus étroite du terme « infesté »
proposée par l’appelant était retenue, c’est-à-dire même si on délimitait le « lieu »
infesté en fonction des champs individuels.
(2) L’arrêté ministériel est raisonnable parce que la preuve étaye la conclusion selon laquelle l’exposition de l’Île‑du‑Prince‑Édouard à la galle verruqueuse est telle qu’il est raisonnable d’y soupçonner la présence de la maladie
[86] Selon l’appelant, le passage clé de l’analyse du risque phytosanitaire de l’ACIA exprime une [traduction] « préoccupation hypothétique »
, selon laquelle [traduction] « il est possible »
que les champs de catégorie D abritent une population de spores de la galle verruqueuse inférieure au seuil de détection et que des spores soient disséminées à l’extérieur de ces champs par des activités anthropiques qui font l’objet de restrictions dans les champs de catégorie A, B et C.
[87] L’appelant fait valoir que cette [traduction] « voie de propagation »
alléguée n’est pas fondée sur des faits objectivement discernables, mais plutôt sur les hypothèses suivantes : 1) des populations de spores inférieures au seuil de détection pourraient exister; 2) elles pourraient être abritées dans certains champs de catégorie D; et 3) elles pourraient être disséminées [traduction] « à l’extérieur de ces champs »
par des activités anthropiques. De l’avis de l’appelant, cette préoccupation hypothétique [traduction] « n’est rien de plus qu’une supposition ou une intuition fantaisiste, ni l’une ni l’autre ne permettant d’établir des soupçons raisonnables »
. L’appelant s’est exprimé ainsi :
[traduction]
Comme le juge saisi de la demande de contrôle judiciaire l’a lui-même fait remarquer, la préoccupation hypothétique ne soulevait pas de faits témoignant de la présence de la galle verruqueuse « dans un ou des champs en particulier ». Il n’a donc pas appliqué le bon critère, soit celui des soupçons raisonnables. Il n’existait aucune preuve de la présence de la galle verruqueuse dans les champs de catégorie D. Il n’existait aucune preuve d’activités anthropiques liant les champs de catégorie D à tous les autres champs de pommes de terre de l’Île‑du‑Prince‑Édouard. Aucun fait objectif ne permettait au ministre de conclure qu’il était raisonnable de soupçonner la présence de la galle verruqueuse dans l’un quelconque des champs non réglementés. La conclusion contraire du juge saisi de la demande de contrôle judiciaire est erronée.
[88] Je ne suis pas d’accord. La preuve décrite dans l’analyse du risque phytosanitaire et dans le document sur la gestion des risques, y compris les renseignements et l’analyse concernant la détection, en 2020, de spores de champignon SE dans des échantillons de sol prélevés dans un champ non réglementé utilisé pour la culture de pommes de terre de semence, et la détection, en 2021, de tubercules montrant des signes évidents de galle verruqueuse dans des champs de catégorie D, justifiait la décision du ministre de déclarer que l’Île‑du‑Prince‑Édouard était infestée par la galle verruqueuse. Ce dernier pouvait donc exercer son pouvoir de prendre un arrêté au titre du paragraphe 15(3) de la Loi.
[89] Premièrement, j’examine la norme des soupçons raisonnables qu’il faut appliquer, selon l’appelant, pour déterminer si des champs sont infestés malgré l’absence de preuve de la présence de la galle verruqueuse dans ces champs. Deuxièmement, j’explique en quoi l’ensemble des circonstances de la présente affaire, notamment la preuve d’une voie de propagation de la galle verruqueuse des champs de catégorie D aux champs non réglementés, étaye la conclusion du ministre selon laquelle l’Île‑du‑Prince‑Édouard, y compris ses champs non réglementés, est infestée par la galle verruqueuse.
a) Dans le contexte de la Loi, la norme des soupçons raisonnables consiste à se demander si un parasite pourrait être présent dans un lieu, compte tenu des faits objectivement discernables
[90] L’article 2 du Règlement dispose qu’un lieu est « infesté »
si un parasite est présent sur ou dans un lieu ou si l’exposition du lieu à un parasite est telle qu’il est raisonnable d’y soupçonner la présence du parasite.
[91] Les parties n’ont relevé aucun examen judiciaire de la définition du terme « infesté »
. L’appelant a toutefois fait valoir que la définition appelle la norme des soupçons raisonnables définie et appliquée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c. Chehil, 2013 CSC 49, [2013] 3 R.C.S. 220 [Chehil]. Suivant cette norme, les soupçons raisonnables doivent être fondés sur des faits objectivement discernables : Chehil, par. 3. Les intimés n’ont pas contesté cette formulation de la norme applicable. En l’absence d’une analyse expresse par le ministre de la définition du terme « infesté »
, je respecte, à l’instar de la Cour fédérale, l’entente des parties à cet égard dans mon analyse du caractère raisonnable de la décision du ministre. Comme la Cour suprême l’a noté au paragraphe 111 de l’arrêt Vavilov, en donnant la norme des « motifs raisonnables de soupçonner »
à titre d’exemple, « lorsque la loi habilitante prévoit l’application d’une norme bien connue en droit et dans la jurisprudence, une décision raisonnable sera généralement conforme à l’acception consacrée de cette norme »
.
[92] Dans l’arrêt Chehil, la Cour suprême a noté que, dans le contexte du droit criminel, les « motifs raisonnables de soupçonner »
et les « motifs raisonnables et probables de croire »
doivent tous deux être fondés sur des faits objectifs, mais que « les premiers constituent une norme moins rigoureuse, puisqu’ils évoquent la possibilité — plutôt que la probabilité — raisonnable d’un crime »
: Chehil, par. 27. Les soupçons raisonnables étant une affaire de possibilité, plutôt que de probabilité, il s’ensuit nécessairement que « les policiers soupçonneront raisonnablement, dans certains cas, des personnes innocentes d’être des criminels »
: Chehil, par. 28.
[93] Au paragraphe 97 de l’arrêt Canada (Transports, Infrastructure et Collectivités) c. Farwaha, 2014 CAF 56, [2015] 2 R.C.F. 1006 [Farwaha], notre Cour s’est penchée sur la norme des « motifs raisonnables de soupçonner »
dans le contexte du pouvoir du ministre des Transports d’annuler l’habilitation de sécurité d’un débardeur lorsqu’il existe des motifs raisonnables de soupçonner que celui-ci est membre d’une organisation terroriste ou criminelle, ou associé à une telle organisation :
Bien que les suppositions, les conjectures ou les intuitions fantaisistes ne répondent pas à la norme des « motifs raisonnables de soupçonner », l’« ensemble des circonstances » et les inférences qu’on peut en tirer, y compris les renseignements fournis par d’autres personnes, les circonstances apparentes et les liens qu’entretiennent des personnes sont susceptibles d’y répondre. Pour satisfaire à la norme des « motifs raisonnables de soupçonner », il n’est pas nécessaire de présenter des éléments de preuve fiables et vérifiables établissant un lien entre une personne et un incident — c’est-à-dire le genre de preuve nécessaire pour pouvoir obtenir une condamnation ou même un mandat de perquisition.
[94] Par analogie au contexte du droit criminel exposé dans l’arrêt Chehil, où il peut arriver que les policiers soupçonnent raisonnablement des personnes innocentes d’être des criminels, il peut arriver, dans le contexte de la protection des végétaux, que le ministre soupçonne raisonnablement la présence d’un parasite dans un lieu alors qu’il ne s’y trouve pas. Par conséquent, pour pouvoir déclarer que tous les champs de l’Île‑du‑Prince‑Édouard sont infestés par la galle verruqueuse, le ministre n’avait pas à disposer de faits objectifs démontrant que le parasite était présent ou même probablement présent dans chacun des champs. Il lui suffisait de disposer de faits objectifs démontrant la possibilité que le parasite soit présent dans chacun des champs.
b) Il était loisible au ministre de conclure que l’ensemble des circonstances permettait de respecter la norme légale et appuyait la conclusion selon laquelle l’Île‑du‑Prince‑Édouard est « infestée »
[95] Comme je le mentionne dans la section qui précède, la définition du terme « infesté »
prévue dans le Règlement nécessite l’établissement d’un lien entre le lieu déclaré infesté et la présence du parasite. L’appelant a concédé que les champs réglementés pouvaient être déclarés infestés, parce que, [traduction] « en raison de la proximité documentée ou de la possibilité de propagation par des activités anthropiques »
, la conclusion de l’existence de soupçons raisonnables quant à la présence de la galle verruqueuse dans les champs B, C et D pourrait être justifiée : décision de la CF, par. 67. Cependant, l’appelant a fait valoir que le ministre ne disposait pas de faits objectivement discernables sur la base desquels il pouvait raisonnablement soupçonner la présence de la galle verruqueuse dans l’un quelconque des champs non réglementés.
[96] La concession faite par l’appelant était appropriée : la proximité d’un champ réglementé et d’un champ indexé et la possibilité que la galle verruqueuse se propage par des activités anthropiques dans un champ réglementé figurent au nombre des faits objectivement discernables sur la base desquels il est raisonnable de soupçonner la présence de la maladie dans un champ réglementé.
[97] Lorsque la galle verruqueuse est détectée dans un champ, l’ACIA effectue des enquêtes pour déterminer la source de la maladie et pour identifier les champs réglementés associés à ce champ en fonction des voies de propagation éventuelles depuis le nouveau champ indexé.
[98] Les champs de catégorie B sont les champs qui sont contigus à un champ indexé et qui n’en sont pas séparés par une route, un cours d’eau, un secteur boisé ou une zone non agricole de plus de 15 mètres de large. Selon l’analyse du risque phytosanitaire, la dispersion des spores par le ruissellement, par une inondation ou par le déplacement de particules de sol disséminées par le vent constitue une voie de propagation de la galle verruqueuse des champs indexés aux champs adjacents. Ce déplacement est lié à la proximité des champs de catégorie A et des champs de catégorie B, et il est peu probable qu’il se produise au-delà des champs adjacents.
[99] Les champs de catégorie C sont les champs dans lesquels de l’équipement a été déplacé directement après son utilisation dans un champ indexé, ou dans lesquels du matériel de multiplication (p. ex. des pommes de terre de semence) provenant d’un champ indexé a été utilisé aux fins de culture. L’utilisation, dans les champs de catégorie C, de pommes de terre de semence cultivées dans des champs de catégorie A ou le déplacement direct de terre ou d’équipement des champs de catégorie A aux champs de catégorie C constitue la voie de propagation de la galle verruqueuse des champs indexés aux champs de contact primaire.
[100] Les champs de catégorie D sont les « autres champs de contact »
dans lesquels de l’équipement utilisé dans un champ indexé a été déplacé, mais pas directement après son utilisation dans le champ indexé. Le déplacement indirect de terre ou d’équipement des champs de catégorie A aux champs de catégorie D constitue donc la voie de propagation de la galle verruqueuse des champs indexés aux autres champs de contact.
[101] Les enquêtes menées après la détection de la galle verruqueuse permettent la plupart du temps d’établir un lien entre le nouveau champ indexé et un champ indexé antérieur, et l’une des voies de propagation décrites dans les paragraphes qui précèdent explique la présence de la galle verruqueuse dans le nouveau champ indexé. On constate ensuite que le nouveau champ indexé était un champ de catégorie B, C ou D associé au champ indexé antérieur par l’une des voies décrites ci-dessus.
[102] Or, à trois reprises depuis la première détection de la galle verruqueuse en 2000, les enquêtes de l’ACIA n’ont pas permis d’établir un lien entre le nouveau champ indexé et un champ indexé antérieur. La présence de la galle verruqueuse pourrait donc s’expliquer par la propagation de la maladie par des activités anthropiques depuis des champs réglementés, ou par l’introduction de spores en dormance avant la première détection de la galle verruqueuse en 2000 et dont la présence n’avait pas encore été détectée. Selon le premier scénario, puisque le déplacement de terre et d’équipement souillé provenant des champs de catégorie A, B et C est visé par des restrictions, les spores de la galle verruqueuse proviendraient probablement d’un des champs de catégorie D, lesquels ne sont pas assujettis à de telles restrictions et où peut se trouver une population de spores de la galle verruqueuse inférieure au seuil de détection.
[103] En admettant que les champs de catégorie B, C et D peuvent être visés par la définition du terme « infesté »
, l’appelant reconnaît que, en raison des voies de propagation des spores de la galle verruqueuse relevées par l’ACIA, le ministre disposait de faits objectivement discernables sur la base desquels il était raisonnable de soupçonner la présence de la galle verruqueuse dans les champs réglementés. On ne saurait en conclure que tous les champs réglementés, ou même certains d’entre eux, abritent des spores de la galle verruqueuse. Suivant la norme établie dans l’arrêt Chehil et acceptée par les parties, le ministre n’a pas à fournir la preuve de la présence de spores de la galle verruqueuse dans les champs réglementés ni à prouver que leur présence dans les champs réglementés est plus probable qu’improbable. Il n’a qu’à établir que l’ensemble des circonstances et les inférences qui en ont été tirées, notamment en ce qui concerne l’existence d’une voie de propagation des spores de la galle verruqueuse dans les champs réglementés, étayent la conclusion selon laquelle l’exposition de ces champs à la galle verruqueuse est telle qu’il est raisonnable d’y soupçonner la présence de la maladie.
[104] Dans l’analyse du risque phytosanitaire, l’ACIA a fait état d’une voie de propagation possible des spores de la galle verruqueuse par des activités anthropiques des champs de catégorie D aux champs non réglementés. L’appelant soutient que la preuve à cet égard n’est pas suffisante parce qu’elle est fondée sur diverses hypothèses.
[105] L’appelant fait valoir que le fait d’avancer que des populations de spores de la galle verruqueuse inférieures au seuil de détection peuvent exister ou que de telles populations peuvent être présentes dans certains champs de catégorie D relève de la conjecture. Or, il était loisible au ministre de tirer la conclusion contraire, compte tenu de la détection, en 2021, de la galle verruqueuse dans deux champs de catégorie D utilisés pour la culture de pommes de terre de transformation. Comme l’ACIA l’a souligné dans son document sur la gestion des risques, la galle verruqueuse n’a été détectée qu’après que des producteurs lui eurent présenté des tubercules montrant des signes évidents de la maladie. Les deux champs de catégorie D en question faisaient l’objet d’analyses d’échantillons de sol et d’inspections visuelles depuis plusieurs années, mais ces mesures n’avaient pas permis de détecter la présence de la galle verruqueuse. Il était loisible au ministre de considérer les détections de 2021 comme un élément de preuve étayant la présence de populations de spores de la galle verruqueuse inférieures au seuil de détection dans des champs de catégorie D.
[106] Il est important de noter que les détections de 2021 ont permis d’établir que des populations de spores de la galle verruqueuse inférieures au seuil de détection étaient présentes dans des champs de catégorie D. Elles n’ont peut-être pas permis d’établir la présence de la galle verruqueuse dans tous les champs de catégorie D ou dans d’autres champs de catégorie D en particulier, mais ce n’est pas ce qu’exige la norme établie dans l’arrêt Chehil. Il s’agit de se demander s’il existe des faits objectivement discernables qui permettent de soupçonner la présence de populations de spores de la galle verruqueuse inférieures au seuil de détection dans les champs de catégorie D. L’appelant a admis que les champs réglementés, dont les champs de catégorie D, peuvent être visés par la définition du terme « infesté »
. Il concède qu’il existe des faits objectivement discernables sur la base desquels il est raisonnable de soupçonner la présence de la galle verruqueuse dans les champs de catégorie D à l’Île‑du‑Prince‑Édouard. Puisqu’il a été découvert, en 2021, que deux champs de catégorie D avaient abrité des populations de spores de la galle verruqueuse inférieures au seuil de détection, il était donc loisible au ministre de conclure qu’il était raisonnable de soupçonner que d’autres champs de catégorie D dans la province pouvaient abriter des populations de spores de la galle verruqueuse inférieures au seuil de détection. L’appelant ne peut pas affirmer, comme il le fait, qu’il n’y avait [traduction] « aucune preuve de la présence de la galle verruqueuse dans les champs de catégorie D »
au motif que, dès que la maladie a été détectée dans un champ de catégorie D, l’ACIA a reclassé ce champ dans la catégorie A.
[107] L’appelant soutient que le fait de présumer que des populations de spores de la galle verruqueuse inférieures au seuil de détection pourraient être propagées hors des champs de catégorie D par des activités anthropiques relève aussi de la conjecture. À mon avis, les cinq considérations suivantes montrent qu’il était loisible au ministre, compte tenu de la preuve dont il disposait, de conclure que l’ensemble des circonstances et les inférences qui en ont été tirées étayaient la possibilité que des spores de la galle verruqueuse se propagent des champs de catégorie D à des champs non réglementés.
[108] Premièrement, le déplacement de terre ou d’équipement souillé des champs de catégorie D vers d’autres champs n’est visé par aucune restriction, comme c’est le cas pour les champs de catégorie A, B ou C.
[109] Deuxièmement, comme il est souligné dans le document sur la gestion des risques et la note d’information de l’ACIA, la culture de la pomme de terre à l’Île‑du‑Prince‑Édouard est une entreprise complexe. Les activités agricoles s’étendent de part et d’autre des frontières des comtés et mettent en jeu un grand nombre de champs, notamment des champs loués ou loués à bail. Il est donc difficile pour l’ACIA de savoir qui a la garde et le contrôle des champs réglementés d’une année à l’autre et d’aviser les bonnes personnes des restrictions applicables. Cette considération témoigne de la possibilité raisonnable que de la terre ou de l’équipement souillé soit déplacé des champs de catégorie D vers des champs non réglementés.
[110] Troisièmement, lorsqu’elle a évalué le risque de propagation depuis des champs de catégorie D, l’ACIA a fait remarquer qu’il fallait tenir compte du grand nombre de champs de cette catégorie. Les champs de catégorie D sont plus nombreux que tous les autres champs réglementés combinés (catégorie A, B et C) et leur nombre augmente à chaque nouvelle détection. À elles seules, les détections de 2021 ont mené à un accroissement de 10 % de la superficie de la zone réglementée assujettie au plan de lutte, et à une augmentation de 23 % du nombre de champs pour lesquels un échantillonnage du sol est exigé.
[111] Quatrièmement, dans son document sur la gestion des risques, l’ACIA a noté que, selon la modélisation relative aux champs indexés, la galle verruqueuse continuera de se propager, et la superficie des terres touchées continuera de croître.
[112] Cinquièmement, en 2020, des analyses d’échantillons de sol ont permis de détecter la présence de spores en dormance dans des champs non réglementés n’ayant aucun lien avec les champs indexés. Comme je le mentionne plus haut, la présence de la galle verruqueuse dans ces champs non réglementés pourrait s’expliquer par la propagation anthropique de spores depuis des champs réglementés. Il convient de rappeler que, selon ce scénario, le déplacement de terre et d’équipement souillé provenant des champs de catégorie A, B et C est assujetti à des restrictions, mais qu’aucune telle restriction ne vise les champs de catégorie D. On ne peut en conclure que les spores de la galle verruqueuse découvertes dans des champs non réglementés en 2020 proviennent d’un champ de catégorie D. Toutefois, la détection de spores dans des champs non réglementés étaye la conclusion du ministre selon laquelle l’exposition des champs non réglementés au parasite est telle qu’il est raisonnable d’y soupçonner la présence du parasite, en particulier compte tenu des éléments de preuve concernant l’absence de restrictions visant les champs de catégorie D, la nature complexe des pratiques agricoles à l’Île‑du‑Prince‑Édouard (des agriculteurs différents louent d’une année à l’autre des champs différents qui s’étendent sur plus d’un comté) et le nombre grandissant de champs de catégorie D.
[113] Même si on présumait que la propagation de la galle verruqueuse dans des champs non réglementés n’ayant aucun lien avec un champ indexé antérieur n’est pas liée à des activités anthropiques, la détection de la maladie dans ces champs découlerait de la présence d’une faible quantité de spores de la galle verruqueuse introduites avant la première détection de la maladie à l’Île‑du‑Prince‑Édouard, en 2000. La détection de la maladie dans de tels champs en 2012, en 2014 et, plus récemment, en 2020 constitue aussi un fait objectivement discernable sur la base duquel il était raisonnable pour le ministre de soupçonner la présence de la galle verruqueuse dans les champs non réglementés à l’Île‑du‑Prince‑Édouard.
[114] Par conséquent, je conclus que l’on ne peut raisonnablement rejeter l’ensemble des circonstances révélées par la preuve et des préoccupations exprimées par l’ACIA dans ses observations au ministre au motif qu’il s’agit, comme l’appelant le fait valoir, [traduction] « de suppositions, de conjectures ou d’intuitions fantaisistes »
. Ces circonstances et préoccupations étayent la conclusion du ministre selon laquelle, au sens du régime prescrit par la Loi, l’Île‑du‑Prince‑Édouard est un lieu infesté par la galle verruqueuse et la prise de l’arrêté ministériel au titre du paragraphe 15(3) de la Loi était justifiée.
[115] En résumé, je conclus que le ministre pouvait raisonnablement justifier d’au moins deux façons sa conclusion selon laquelle il avait le pouvoir de prendre l’arrêté ministériel. Premièrement, la preuve montrait que la galle verruqueuse était présente à l’Île‑du‑Prince‑Édouard et donc que ce « lieu »
était infesté. Deuxièmement, compte tenu de l’ensemble des circonstances et des inférences qui en ont été tirées, il était loisible au ministre de conclure que l’exposition de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, y compris de ses champs non réglementés, à la galle verruqueuse était telle qu’il était raisonnable d’y soupçonner la présence de la maladie. Par conséquent, l’argument de l’appelant selon lequel l’arrêté ministériel est déraisonnable au motif que la preuve ne satisfaisait pas au critère légal applicable ne peut pas être retenu.
B. La prise en compte par le ministre des répercussions de nature commerciale ne rend pas déraisonnable sa décision de prendre l’arrêté
[116] L’appelant fait également valoir que la décision du ministre de prendre l’arrêté ministériel était motivée par l’intérêt qu’avaient les intimés à éviter la prise d’un nouvel arrêté fédéral américain qui aurait eu des répercussions négatives sur l’ensemble de l’industrie canadienne de la pomme de terre. À son avis, ces considérations économiques n’étaient pas pertinentes dans l’exercice du pouvoir que le paragraphe 15(3) de la Loi confère au ministre, lequel pouvoir ne doit reposer que sur la question de savoir si l’Île‑du‑Prince‑Édouard est « infestée »
au sens de la Loi et du Règlement. L’appelant soutient que l’arrêté ministériel devrait par conséquent être annulé au motif qu’il a été pris [traduction] « à des fins non pertinentes ou inappropriées »
.
[117] Devant notre Cour, les parties ont convenu que des préoccupations commerciales ne pouvaient à elles seules justifier la prise de l’arrêté ministériel, et que l’arrêté ministériel devait être jugé déraisonnable si la preuve ne permettait pas d’établir que les exigences légales pour déclarer l’Île‑du‑Prince‑Édouard infestée par la galle verruqueuse étaient remplies. Or, une fois les exigences légales remplies et compte tenu de la nature discrétionnaire du pouvoir conféré par le paragraphe 15(3) de la Loi, il était loisible au ministre de tenir compte des préoccupations commerciales dans sa décision de prendre l’arrêté ou de choisir une autre des options présentées par l’ACIA dans sa note d’information et son document sur la gestion des risques.
[118] J’estime que la conclusion du ministre selon laquelle l’Île‑du‑Prince‑Édouard est infestée par la galle verruqueuse et sa conclusion selon laquelle le paragraphe 15(3) de la Loi lui conférait le pouvoir de prendre l’arrêté ministériel sont raisonnables. Puisque les exigences légales pour la prise de l’arrêté ministériel étaient remplies, il était loisible au ministre de tenir compte des préoccupations commerciales dans sa décision d’exercer ou non son pouvoir discrétionnaire. La portée des pouvoirs discrétionnaires conférés par la loi dépend de l’objet de la loi, tel qu’il est formulé dans l’énoncé d’objet, qui constitue la preuve la plus directe et la plus digne de foi de l’objet de la loi en question : Sullivan, p. 270; CAIMAW c. Paccar of Canada Ltd., [1989] 2 R.C.S. 983, 1989 CanLII 49, p. 1028 et 1029; CCR, par. 130. Comme la Cour fédérale l’a fait remarquer, l’article 2 de la Loi dispose que celle-ci vise notamment à assurer la protection du secteur agricole de l’économie canadienne en empêchant l’exportation et la propagation de parasites. L’adoption de mesures phytosanitaires pour empêcher la propagation de la galle verruqueuse à l’extérieur des frontières de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, conformément aux obligations internationales du Canada, est par conséquent liée à l’atténuation des risques susceptibles de compromettre les activités de commerce international dans l’industrie canadienne de la pomme de terre. En fait, il s’agit là de l’un des objectifs de ces mesures.
[119] Ainsi, je ne puis retenir l’argument de l’appelant selon lequel la Cour devrait annuler l’arrêté ministériel au motif qu’il a été pris sur le fondement d’une considération non pertinente ou à des fins inappropriées.
[120] L’appelant n’ayant pas établi que l’arrêté ministériel devrait être annulé, je ne puis non plus retenir son argument selon lequel la Cour devrait annuler les exigences relatives aux déplacements intérieurs imposées en vertu de l’arrêté ministériel.
[121] Je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens.
« Gerald Heckman »
j.c.a.
« Je suis d’accord. |
David Stratas j.c.a. »
|
« Je suis d’accord. |
Mary J.L. Gleason j.c.a. »
|
ANNEXE
Détections de la galle verruqueuse regroupées par champs liés – Champs indexés
à l’Île du Prince Édouard – Octobre 2020
Tableau présentant une traduction des termes utilisés dans la carte qui précède,
tirée du dossier d’appel
INFESTED FIELDS
Prince Edward Island
Prince Edward Island National Park
Northumberland Strait
Contact to Indian River
Augustine Cove Index H (St Georges)
Potato wart
Detections Grouped by Linkages
PEI Index Fields
October 2020
Legend
New Annan (2000)
New Glasgow (2002 & 2004)
Freetown (2002 & 2007)
Indian River (2012) Pillman
St. Eleanors A & B (2012)
Norway A & B (2013)
Norway C (May 2014)
Augustine Cove A & B (August 2014)
Augustine Cove C & D (October 2014)
Augustine Cove E (November 2014)
Augustine Cove F (December 2014)
Augustine Cove G & H (February 2015)
Mount Royal A (August 2014)
Mount Royal B (February 2016)
St.Georges (May 2016)
Hampton (2020)
2000 detection
2018 detection
2012 detection
2021 Oct 1 detection
2021 Oct 14 detection
2020 detection
350,000 acres of land in PEI devoted to potato production
33 infested fields since 2000 |
CHAMPS INFESTÉS
Île‑du‑Prince‑Édouard Parc national de l’Île‑du‑Prince‑Édouard Détroit de Northumberland Contact avec Indian River Augustine Cove H (champs indexés) (St. Georges)
Galle verruqueuse Détections regroupées par champs liés Champs indexés à l’Île‑du‑Prince‑Édouard Octobre 2020 Légende
New Annan (2000) New Glasgow (2002 et 2004) Freetown (2002 et 2007)
Indian River (2012) Pillman
St. Eleanors A et B (2012)
Norway A et B (2013) Norway C (mai 2014) Augustine Cove A et B (août 2014) Augustine Cove C et D (octobre 2014) Augustine Cove E (novembre 2014) Augustine Cove F (décembre 2014) Augustine Cove G et H (février 2015) Mount Royal A (août 2014)
Mount Royal B (février 2016)
St. Georges (mai 2016)
Hampton (2020) Détection de 2000 Détection de 2018 Détection de 2012 Détection du 1er oct. 2021 Détection du 14 oct. 2021 Détection de 2020 350 000 acres de terres à l’Île‑du‑Prince‑Édouard affectées à la culture de la pomme de terre 33 champs infestés depuis 2000 |
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
APPEL D’UN JUGEMENT RENDU PAR LA COUR FÉDÉRALE DATÉ DU
13 AVRIL 2023, RÉFÉRENCE No 2023 CF 535 (DOSSIER No T-1315-22)
DOSSIER :
|
A-135-23 |
||
INTITULÉ :
|
LE CONSEIL DE LA POMME DE TERRE DE L’ÎLE DU PRINCE ÉDOUARD c. LE MINISTRE DE L’AGRICULTURE ET DE L’AGROALIMENTAIRE et autres |
||
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ORGANISÉE PAR LE GREFFE |
|
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 7 février 2024 |
|
|
MOTIFS DU JUGEMENT :
|
LE JUGE HECKMAN |
|
|
Y ONT SOUSCRIT :
|
LE JUGE STRATAS LA JUGE GLEASON |
|
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 4 novembre 2024 |
|
|
COMPARUTIONS :
Duncan C. Boswell
John J. Wilson
|
Pour l'appelant |
Dean Smith, c.r.
Sarah Drodge
|
Pour les intimés |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l. Toronto (Ontario) |
Pour l'appelant |
Shalene Curtis-Micallef Sous-procureure générale du Canada |
Pour les intimés |