Dossier : A-112-22
Référence : 2024 CAF 196
CORAM :
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LE JUGE BOIVIN
LE JUGE LEBLANC
LA JUGE GOYETTE
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ENTRE : |
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ADMINISTRATION DES AÉROPORTS RÉGIONAUX D’EDMONTON |
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appelante |
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MICHEL THIBODEAU |
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intimé |
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L’ASSOCIATION DES ADMINISTRATIONS PORTUAIRES CANADIENNES |
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intervenante |
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Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 11 avril 2024.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 25 novembre 2024.
MOTIFS DU JUGEMENT : |
LE JUGE BOIVIN |
Y ONT SOUSCRIT : |
LE JUGE LEBLANC LA JUGE GOYETTE |
Date : 20241125
Dossier : A-112-22
Référence : 2024 CAF 196
CORAM :
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LE JUGE BOIVIN
LE JUGE LEBLANC
LA JUGE GOYETTE
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ENTRE : |
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ADMINISTRATION DES AÉROPORTS RÉGIONAUX D’EDMONTON |
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appelante |
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et |
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MICHEL THIBODEAU |
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intimé |
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L’ASSOCIATION DES ADMINISTRATIONS PORTUAIRES CANADIENNES |
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intervenante |
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MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE BOIVIN
I. INTRODUCTION
[1] L’appelante, l’Administration des aéroports régionaux d’Edmonton (AARE), interjette appel du jugement rendu par le juge Grammond de la Cour fédérale (Cour fédérale) le 21 avril 2022 (2022 CF 565) (Décision). Dans sa décision, la Cour fédérale donne raison à l’intimé, M. Thibodeau, et lui octroie des dommages-intérêts au montant de 5 000 $, en guise de réparation pour des violations de la Loi sur les langues officielles, L.R.C. 1985, c. 31 (4e suppl.) (LLO) commises par l’AARE. Lesdites violations à la LLO ayant été admises par l’AARE, la seule question que doit trancher notre Cour est celle des dommages-intérêts octroyés par la Cour fédérale en vertu du paragraphe 77(4) de la LLO.
[2] Par Ordonnance de notre Cour rendue le 28 novembre 2022, l’Association des administrations portuaires canadiennes a été autorisée à intervenir dans le cadre de cet appel sur les principes juridiques et les facteurs à prendre en considération dans l’octroi de dommages-intérêts dans le contexte de l’article 77 de la LLO.
[3] Notre Cour a également été saisie d’un appel connexe logé par l’Administration des aéroports régionaux de St. John’s contre M. Thibodeau et dont jugement a été rendu simultanément à la présente affaire : Administration de l'aéroport international de St. John’s c. Thibodeau, 2024 CAF 197 (St. John’s CAF).
[4] Pour les motifs qui suivent, il y a lieu de rejeter l’appel avec dépens.
II. CONTEXTE
[5] L’AARE est une administration aéroportuaire désignée aux termes de la Loi relative aux cessions d’aéroports, L.C. 1992, c. 5 (LCA) et exploite notamment l’aéroport d’Edmonton. La LCA encadre certaines modalités de la cession des aéroports appartenant au gouvernement fédéral à des sociétés à but non lucratif. En vertu du paragraphe 4(1) de la LCA, l’AARE est assujettie à plusieurs parties de la LLO, incluant la partie IV eu égard à la langue des communications avec le public et la prestation de services.
[6] En 2018, M. Thibodeau a déposé diverses plaintes auprès du Commissaire aux langues officielles (CLO) à l’encontre de l’AARE alléguant que plusieurs de ses communications n’étaient disponibles qu’en anglais, notamment sur son site web et dans les médias sociaux, et qu’elle utilise des slogans unilingues anglais dans différents contextes.
[7] Le CLO a fait enquête et, en octobre 2019, conclut dans son rapport que les plaintes déposées par M. Thibodeau sont fondées et que l’AARE a violé plusieurs dispositions de la LLO.
[8] Dans son rapport, le CLO formule trois recommandations à l’AARE à suivre dans les six mois de la date du rapport afin de rectifier les violations identifiées, soit :
de prendre toutes les mesures nécessaires pour s’assurer que les communications accessibles au public produites par [l’AARE], notamment la signalisation dans les zones publiques de l’Aéroport international d’Edmonton, sont, en tout temps, de qualité égale dans les deux langues officielles;
de prendre toutes les mesures nécessaires pour s’assurer que le contenu produit et publié par l’AARE dans les comptes de médias sociaux de l’Aéroport international d’Edmonton, y compris YouTube, Facebook, Instagram et tout autre média social, est publié simultanément et dans une qualité égale dans les deux langues officielles;
de prendre toutes les mesures nécessaires pour s’assurer que le contenu du site Web de l’Aéroport international d’Edmonton, y compris les documents d’intérêt public (rapports annuels, communiqués de presse, etc.), est, en tout temps, de qualité égale dans les deux langues officielles.
[9] À la suite du rapport du CLO, M. Thibodeau intente un recours contre l’AARE devant la Cour fédérale en vertu de l’article 77 de la LLO visant à obtenir un jugement déclaratoire et une condamnation à des dommages-intérêts. Peu de temps après le dépôt de son recours en Cour fédérale, les avocats de l’AARE ont écrit à M. Thibodeau pour lui présenter des excuses concernant les manquements de l’AARE à la LLO. Ils ont toutefois refusé de lui verser des dommages-intérêts.
[10] Après avoir intenté son recours devant la Cour fédérale à l’encontre de l’AARE, M. Thibodeau a déposé des plaintes supplémentaires auprès du CLO la concernant. Il appert que ces plaintes supplémentaires portent à la fois sur de nouvelles violations ainsi que sur des violations ayant préalablement fait l’objet d’une enquête et d’un rapport du CLO et auxquelles l’AARE aurait omis de remédier. Au moment de l’audience, ces nouvelles plaintes n’avaient toutefois pas encore fait l’objet d’un rapport du CLO.
III. DÉCISION DE LA COUR FÉDÉRALE
[11] Saisie du recours de M. Thibodeau en vertu de la LLO, la Cour fédérale a souligné que la seule véritable question qu’elle devait trancher était celle des dommages-intérêts, plus précisément son caractère juste et convenable. Pour ce faire, la Cour fédérale a appliqué, comme elle l’a fait dans sa décision connexe Thibodeau c. Administration de l'aéroport international de St. John’s, 2022 CF 563 (St. John’s CF), la grille d’analyse en quatre étapes développée par la Cour suprême dans l’arrêt Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28 (Ward), en l’adaptant au contexte de la LLO (au paragraphe 4):
À la première étape de l’analyse, il doit être établi qu’un droit garanti par la Charte a été enfreint. À la deuxième, il faut démontrer pourquoi les dommages-intérêts constituent une réparation convenable et juste, selon qu’ils peuvent remplir au moins une des fonctions interreliées suivantes : l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion contre toute nouvelle violation. À la troisième [étape], l’État a la possibilité de démontrer, le cas échéant, que des facteurs faisant contrepoids l’emportent sur les considérations fonctionnelles favorables à l’octroi de dommages-intérêts, de sorte que ces derniers ne seraient ni convenables ni justes. La dernière étape consiste à fixer le montant des dommages-intérêts.
[12] L’AARE ayant reconnu le bien-fondé des plaintes de M. Thibodeau, la Cour fédérale conclut que la première étape de la grille d’analyse développée par la Cour suprême dans Ward, c’est-à-dire la violation, est d’emblée établie.
[13] Par la suite, la Cour fédérale aborde la deuxième étape de la grille d’analyse, soit celle consistant à identifier les objectifs poursuivis par l’octroi de dommages-intérêts. Elle se dit d’avis que les circonstances entourant la présente affaire sont semblables à celle dans St. John’s CF et que, par conséquent, « l’octroi de dommages-intérêts poursuit les mêmes objectifs »
(Décision au para. 20). Elle conclut ensuite que l’octroi de dommages-intérêts contre l’AARE est nécessaire pour contribuer « à assurer les deux autres fonctions établies dans l’arrêt Ward, à savoir la défense des droits [linguistiques] et la dissuasion »
(Décision au para. 22). La Cour fédérale ajoute qu’« [u]ne sanction concrète est nécessaire en vue de rappeler à l’AARE et aux autres institutions fédérales la nécessité de se conformer à la [LLO] et de rassurer le public quant à l’importance des droits linguistiques »
(Décision au para. 22).
[14] La Cour fédérale évalue ensuite les considérations faisant contrepoids et pouvant l’emporter sur les considérations fonctionnelles favorables à l’octroi de dommages-intérêts, de sorte que ces derniers ne seraient ni convenables, ni justes. Elle a rejeté les prétentions de l’AARE selon lesquelles M. Thibodeau aurait développé un stratagème lui permettant de « marchandiser »
les droits linguistiques. La Cour qualifie les allégations de l’AARE à cet égard de « scandaleuses »
et reconnait « l’énorme investissement personnel qu’exige la poursuite d’une demande selon l’article 77 de la [LLO] »
(Décision aux paras. 26 et 28). Selon la Cour fédérale, l’aspect monétaire et les sommes perçues par M. Thibodeau « ne saurai[en]t éclipser l’immense investissement personnel qu’il a consacré à la défense des droits linguistiques »
(Décision au para. 29).
[15] La Cour fédérale rejette aussi l’argument de l’AARE selon lequel il serait plus judicieux de lui permettre de conserver ses ressources financières afin de remédier aux violations de la LLO plutôt que de l’obliger à verser des dommages-intérêts à M. Thibodeau (Décision au para. 33).
[16] Finalement, en l’absence de preuve, la Cour fédérale ne retient pas la prétention de l’AARE selon laquelle cette dernière s’était conformée à ses obligations linguistiques découlant de la LLO au moment de la tenue de l’audience (Décision aux paras. 34 et 35).
[17] En conséquence, la Cour fédérale fixe le quantum des dommages-intérêts à 5 000 $, un montant inférieur à celui réclamé par M. Thibodeau. Pour déterminer le montant, la Cour évalue l’ensemble des circonstances, les facteurs témoignant de la gravité des violations en cause tout en tenant compte des facteurs atténuants (Décision aux paras. 38 et 39).
IV. QUESTIONS EN LITIGE
[18] L’appel de l’AARE soulève les questions suivantes :
1) Quelle est la norme de contrôle?
2) La Cour fédérale a-t-elle erré en déterminant que l’octroi de dommages-intérêts constitue une réparation convenable et juste?
3) La Cour fédérale a-t-elle renversé le fardeau de preuve à la deuxième étape de la grille d’analyse de l’arrêt Ward?
4) La Cour fédérale a-t-elle erré en omettant de considérer certains facteurs à titre de contrepoids à l’octroi de dommages-intérêts?
V. ANALYSE
(1) Quelle est la norme de contrôle?
[19] Bien que l’AARE soutienne que la norme de la décision correcte trouve application en l’espèce, les conclusions de la Cour fédérale relativement à l’octroi de dommages-intérêts sont en réalité des questions mixtes de fait et de droit qui ne peuvent être infirmées que par la présence d’une erreur manifeste et dominante (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235).
(2) La Cour fédérale a-t-elle erré en déterminant que l’octroi de dommages-intérêts constitue une réparation convenable et juste?
[20] L’octroi de dommages-intérêts est réputé convenable et juste dans la mesure où ils permettent la défense du droit et la dissuasion pour décourager la perpétration d’autres violations par des représentants de l’État (Ward aux paras. 24 et 25). En l’espèce, la Cour fédérale s’est appuyée sur la preuve au dossier et s’est dite effectivement convaincue que l’octroi de dommages-intérêts était nécessaire « pour assurer la défense des droits linguistiques et la dissuasion »
(Décision aux paras. 17 et 22).
[21] Plus particulièrement, en ce qui concerne l’objectif de la défense des droits linguistiques, la Cour fédérale a rappelé que l’AARE était assujettie à la Partie IV de la LLO portant sur les communications avec le public et la prestation de services. Les plaintes de M. Thibodeau visaient notamment les plates-formes numériques de l’AARE ainsi que des slogans à l’aéroport qui étaient principalement, voire uniquement en anglais. En ce qui concerne les plaintes supplémentaires logées subséquemment au présent recours par M. Thibodeau, celles-ci pouvaient être prises en considération par la Cour fédérale, conformément à l’article 79 de la LLO, dans l’évaluation de la situation en cause. En effet, cet article de la LLO prévoit que « les renseignements portant sur des plaintes de même nature »
concernant une même institution fédérale puissent être versés en preuve, donnant ainsi au tribunal la vue d’ensemble lui permettant de constater l’ampleur d’un problème sur une période de temps défini (Canada (Commissaire aux langues officielles) c. Air Canada, 1999 CanLII 8095 (CAF), 167 F.T.R. 157 au para.13).
[22] En l’espèce, les plaintes supplémentaires déposées par M. Thibodeau, dont le bien-fondé reste à déterminer, tendent généralement à démontrer qu’il existe un problème au sein de plusieurs administrations aéroportuaires dans l’ensemble du Canada, comme par exemple à St. John’s (St. John’s CF et St. John’s CAF). Plus particulièrement, elles semblent démontrer que les violations identifiées par M. Thibodeau lors de ses plaintes initiales envers l’AARE n’ont pas été réglées et que les recommandations du CLO n’ont pas été suivies, remettant ainsi en cause la sincérité des excuses que l’AARE avait offerts à M. Thibodeau en 2020 et dans le cadre desquelles elle indiquait que des mesures avait déjà été prises « pour mettre en œuvre [l]es recommandations [du CLO] »
(Dossier d’appel à la p. 691).
[23] Pour ce qui est de l’objectif de la dissuasion, il suffit de mentionner que les plaintes de M. Thibodeau ainsi que ses plaintes supplémentaires, combinées à l’indifférence de l’AARE relativement aux recommandations du CLO, justifient l’octroi de dommages-intérêts afin que les administrations aéroportuaires prennent au sérieux leurs obligations linguistiques imposées par la LLO. Aucune erreur manifeste et déraisonnable dans le raisonnement de la Cour fédérale n’a été démontrée à cet égard.
[24] L’AARE reproche aussi à la Cour fédérale d’avoir octroyé le même montant de dommages-intérêts en l’espèce que celui qu’elle a octroyé dans le dossier de St. John’s CF, soit 5 000 $. Le raisonnement de l’AARE se résume comme suit : en octroyant le même montant de dommages-intérêts dans chacun des deux dossiers, la Cour fédérale a erré, car elle a omis d’effectuer une « analyse indépendante sur les faits dans le cas en l’espèce »
(Mémoire des faits et du droit de l’AARE au para. 48).
[25] Or, sachant que les deux dossiers entendus par la Cour fédérale, soit celui de St. John’s CF et celui dans la présente affaire, sont connexes, il n’est pas incongru que la Cour fédérale ait fait référence en l’espèce à l’affaire St. John’s CF, d’autant plus que les deux dossiers comportent des violations aux articles 22 et 23 de la LLO par les administrations aéroportuaires en cause. Dans les deux dossiers, la Cour fédérale a octroyé des dommages-intérêts sur la base des mêmes objectifs, soit la défense des droits linguistiques et la dissuasion. Même si une somme identique a été octroyée à titre de dommages-intérêts par la Cour fédérale dans les deux dossiers, il n’en demeure pas moins qu’elle a rendu ses décisions sur la base des faits et de la preuve propre à chacun des dossiers.
(3) La Cour fédérale a-t-elle erré en renversant le fardeau de preuve à la deuxième étape de la grille d’analyse de l’arrêt Ward?
[26] L’AARE prétend que la Cour fédérale a commis une erreur supplémentaire à la deuxième étape de la grille d’analyse de l’arrêt Ward en renversant le fardeau de preuve. À l’appui de sa prétention, l’AARE fait référence à l’observation suivante de la Cour fédérale au paragraphe 22 : « l’AARE n’a présenté aucune preuve des mesures concrètes qu’elle prétend avoir prises pour se conformer à la [LLO] »
. Ainsi, toujours selon l’AARE, la Cour fédérale a erré en exigeant qu’elle verse de la preuve pour démontrer que l’octroi de dommages-intérêts ne satisfait pas aux objectifs de défense du droit ou de dissuasion, alors que ce fardeau incombait plutôt à M. Thibodeau.
[27] L’argument de l’AARE est sans fondement. En effet, la Cour fédérale, ayant déjà reçu la preuve supplémentaire de M. Thibodeau démontrant notamment que l’AARE ne se conformait toujours pas à la LLO, a permis à l’AARE de présenter sa propre preuve afin de réfuter les preuves supplémentaires déposées par M. Thibodeau. L’AARE n’a pas donné suite à cette ouverture. Dans ces circonstances, notre Cour ne peut conclure comme le souhaiterait l’AARE qu’il y a eu renversement du fardeau de la preuve.
(4) La Cour fédérale a erré en omettant de considérer certains facteurs comme contrepoids à l’octroi de dommages-intérêts?
[28] L’AARE allègue que la Cour fédérale a erré dans son analyse des facteurs faisant contrepoids à l’octroi de dommages-intérêts en omettant les facteurs suivants : (i) les pouvoirs conférés au CLO par la LLO et, (ii) la rentabilisation de M. Thibodeau de ses droits linguistiques.
[29] Plus particulièrement, dans un premier temps, l’AARE soumet que la LLO établit un régime robuste qui confère tous les pouvoirs nécessaires au CLO pour traiter des plaintes de M. Thibodeau et assurer le respect de la loi. Partant, elle fait valoir que les recours fréquents de M. Thibodeau en vertu de l’article 77 de la LLO et les jugements rendus par les tribunaux lui octroyant des dommages-intérêts vont à l’encontre du mandat d’ombudsman linguistique conféré au CLO par la LLO et limitent les pouvoirs qui lui sont conférés aux Parties IX et X de la LLO. Selon l’AARE, il s’agit là d’un facteur que la Cour fédérale aurait dû considérer pour faire contrepoids à la nécessité d’octroyer des dommages-intérêts.
[30] Cette prétention de l’AARE ne peut être retenue. Pour qu’un autre recours, en l’espèce le recours au CLO, puisse faire contrepoids à des dommages-intérêts, l’AARE avait le fardeau de démontrer que ce recours offrirait une réparation suffisante et adéquate pour remédier à la situation, mais la preuve démontre tout le contraire : l’AARE ignore les recommandations du CLO et, de surcroît, les violations identifiées par ce dernier ne sont pas réglées (Ward aux paras. 34 et 35). Il est aussi limpide, qu’à la lumière notamment du comportement de l’AARE, les rapports du CLO ne remplissent pas les objectifs de défense des droits linguistiques ou de dissuasion : le problème du respect de la LLO par l’AARE demeure entier.
[31] Pourtant, afin d’éviter de possibles recours en dommages-intérêts, il suffirait que l’AARE cesse de minimiser le rôle du CLO, et qu’elle se conforme aux recommandations de ce dernier afin de respecter la LLO et ainsi offrir des communications et des services égaux dans les deux langues officielles. Conclure dans le sens souhaité par l’AARE permettrait de systématiquement invoquer le régime de la LLO et le mandat du CLO pour neutraliser le recours prévu par le législateur au paragraphe 77(4) de la LLO. À ce titre, il suffit de rappeler le paragraphe 94 dans St. John’s CAF: « le législateur n’a certes pas adopté le paragraphe 77(4) de la LLO avec l’intention qu’il demeure ensuite sans effet pratique »
.
[32] Dans un deuxième temps, l’AARE suggère un nouveau facteur à ajouter à ceux déjà établis par la Cour suprême dans Ward, soit la rentabilisation des droits linguistiques. Ce facteur supplémentaire, selon l’AARE, devrait être pris en considération dans le cadre d’un recours en dommages-intérêts sous le régime de la LLO afin d’établir un contrepoids. Plus précisément, l’AARE prétend que M. Thibodeau, en déposant de nombreuses plaintes auprès du CLO et en entamant par la suite des recours en vertu de l’article 77 de la LLO, « a trouvé une façon de rentabiliser ses droits linguistiques »
et les dommages-intérêts qu’il reçoit « servent une seule fonction, l’amélioration de la situation financière de [M. Thibodeau] »
. Cette rentabilisation des droits linguistiques, poursuit l’AARE, doit donc être considérée comme un facteur qui peut faire contrepoids à l’octroi de dommages-intérêts (Mémoire des faits et du droit de l’AARE aux paras. 81, 85‒86).
[33] Or, les nombreuses plaintes déposées par M. Thibodeau et les réparations qu’il reçoit dans d’autres dossiers ne font pas véritablement contrepoids à l’octroi de dommages-intérêts et n’ont aucun effet dans le présent dossier. La Cour fédérale a d’ailleurs statué que la preuve démontre que les dommages-intérêts servent une fonction utile dans le présent dossier en raison de la gravité des violations et de la nature systémique du problème au sein de l’institution de l’AARE. Le fait qu’il existe une fonction utile à l’octroi de dommages-intérêts dans plus d’un dossier ne déconsidère pas l’administration de la justice. Comme l’explique la Cour fédérale au paragraphe 30 :
[S]ur le plan des principes, je vois mal en quoi l’AARE peut reprocher à M. Thibodeau de déposer des plaintes et d’intenter des recours fondés sur l’article 77 à l’encontre d’une panoplie d’institutions fédérales. Pour l’instant, l’AARE ne fait face qu’à une seule demande fondée sur l’article 77. Le fait que d’autres institutions fassent l’objet de recours semblables ne constitue pas en soi un moyen de défense. D’ailleurs, si chacun de ces recours avait été institué par une personne différente, le résultat pratique serait le même, mais l’AARE ne saurait en tirer un argument pour s’opposer à la demande de M. Thibodeau.
[34] Bien que l’AARE admette que la Cour fédérale puisse ordonner des dommages-intérêts, elle soumet néanmoins que des dommages-intérêts ne devraient pas être versés « dans tous les cas, et surtout pas dans celui en l’espèce »
(Mémoire des faits et du droit de l’AARE au para. 91). Cet argument est également sans fondement. D’une part, l’octroi de dommages-intérêts n’est pas automatique comme le suggère l’AARE : il relève du pouvoir discrétionnaire conféré au juge par le paragraphe 77(4) de la LLO. Qui plus est, dans un dossier impliquant une institution fédérale, s’il appert que cette dernière s’est conformée à ses obligations en vertu de la LLO, des dommages-intérêts ne seraient habituellement pas une réparation convenable (Forum des Maires de la Péninsule acadienne c. Canada (Agence d’inspection des aliments), 2004 CAF 263, [2004] 4 R.C.F. 276, au para. 62). Il importe de souligner qu’en l’espèce, la Cour fédérale a statué que l’AARE n’a apporté aucune preuve qu’elle se serait conformée à ses obligations linguistiques en vertu de la LLO (Décision au para. 35).
[35] Finalement, l’AARE reproche à la Cour fédérale d’avoir octroyé des dommages-intérêts pour « récompenser la décision de [M. Thibodeau] de commencer un procès judiciaire »
(Mémoire des faits et du droit de l’AARE au para. 88). En réalité, il n’en est rien. La Cour fédérale au paragraphe 29 a relaté que M. Thibodeau avait reçu « des sommes non négligeables à titre de dommages-intérêts depuis 2017 »
, mais elle a également reconnu « l’immense investissement personnel qu’il a consacré à la défense des droits linguistiques »
. Il est clair à la lecture des motifs de la Cour fédérale que les dommages-intérêts accordés à M. Thibodeau n’avaient pas pour but de le « récompenser »
, mais plutôt d’assurer la défense du droit et la dissuasion.
[36] En prenant en compte l’ensemble des circonstances dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, et en rejetant à bon droit la méthodologie proposée par M. Thibodeau, consistant à octroyer une somme fixe pour chacune des plaintes, la Cour fédérale a octroyé un montant de 5 000$ à titre de dommages-intérêts.
[37] Il s’ensuit que les conclusions de la Cour fédérale ne comportent aucune erreur manifeste et dominante qui justifierait l’intervention de notre Cour.
VI. CONCLUSION
[38] Pour tous ces motifs, je rejetterais l’appel avec dépens en faveur de M. Thibodeau.
« Richard Boivin »
j.c.a.
«Je suis d’accord. |
René LeBlanc j.c.a. » |
«Je suis d’accord. |
Nathalie Goyette j.c.a. » |
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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A-112-22 |
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INTITULÉ :
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ADMINISTRATION DES AÉROPORTS RÉGIONAUX D’EDMONTON c. MICHEL THIBODEAU ET L’ASSOCIATION DES ADMINISTRATIONS PORTUAIRES CANADIENNES |
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Ottawa (Ontario) |
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 11 avril 2024 |
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MOTIFS DU JUGEMENT :
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LE JUGE BOIVIN |
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Y ONT SOUSCRIT :
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LE JUGE LEBLANC LA JUGE GOYETTE |
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DATE DES MOTIFS :
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LE 25 novembre 2024 |
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COMPARUTIONS :
Jean-Simon Schoenholz Simon Gollish |
Pour l’appelante |
Nicolas M. Rouleau |
Pour l’intimé |
Marion Sandilands Maritza Woël |
Pour l’intervenante |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l.
Ottawa (Ontario) |
Pour l’appelante |
Nicolas M. Rouleau Professional Corporation Société Professionnelle Toronto (Ontario) |
Pour l’intimé |
Conway Baxter Wilson LLP/s.r.l.
Ottawa (Ontario) |
Pour l’intervenante |