Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20250117


Dossier : A-80-24

Référence : 2025 CAF 8

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GLEASON

LA JUGE GOYETTE

LA JUGE BIRINGER

 

ENTRE :

 

PRECIOUS KASEKE

 

demanderesse

 

et

 

BANQUE TORONTO DOMINION

 

défenderesse

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 30 octobre 2024.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 17 janvier 2025.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GOYETTE

Y ONT SOUSCRIT :

 

LA JUGE GLEASON

LA JUGE BIRINGER

 


Date : 20250117


Dossier : A-80-24

Référence : 2025 CAF 8

CORAM :

LA JUGE GLEASON

LA JUGE GOYETTE

LA JUGE BIRINGER

 

ENTRE :

 

PRECIOUS KASEKE

 

demanderesse

 

et

 

BANQUE TORONTO DOMINION

 

défenderesse

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GOYETTE

I. Introduction

[1] Mme Precious Kaseke sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 3 octobre 2023 par laquelle le Conseil canadien des relations industrielles a refusé d’examiner sa plainte de congédiement injuste : 2023 CIRB 5145.

[2] Tout d’abord, il convient de noter que Mme Kaseke a peut-être présenté sa demande après l’expiration du délai prescrit. Pour permettre à la Cour de conclure en ce sens, la Banque Toronto Dominion demande l’autorisation de produire de nouveaux éléments de preuve. Il n’est pas nécessaire de statuer sur la demande d’autorisation de la Banque. Même en supposant que Mme Kaseke a présenté sa demande de contrôle judiciaire dans le délai prescrit, cette demande ne peut être accueillie.

II. Contexte

[3] Mme Kaseke a déposé une plainte en vertu du paragraphe 240(1) du Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2. Elle y allègue avoir été congédiée de manière déguisée par la Banque en raison d’actes discriminatoires fondés sur l’âge et la race et de harcèlement. Sa plainte a été renvoyée au Conseil.

[4] Environ six mois après le dépôt de la plainte de Mme Kaseke, le Conseil a écrit aux parties au sujet de l’alinéa 242(3.1)b) du Code. Selon cette disposition, le Conseil ne peut procéder à l’instruction de la plainte si une autre loi fédérale prévoit un autre recours. Le Conseil a informé les parties que, lorsqu’un plaignant allègue avoir été victime de discrimination dans sa plainte de congédiement injuste, le Conseil peut conclure que ces allégations donnent ouverture à un recours en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6, et rejeter la plainte au motif que le plaignant doit s’adresser à la Commission canadienne des droits de la personne. Les parties ont présenté des observations concernant la compétence du Conseil, comme ce dernier les avait invitées à le faire. Le Conseil a examiné les observations et a refusé d’instruire la plainte de Mme Kaseke.

III. Norme de contrôle

[5] Les décisions portant sur la délimitation des compétences respectives d’organismes administratifs sont assujetties à la norme de la décision correcte : Office régional de la santé du Nord c. Horrocks, 2021 CSC 42 [Horrocks] aux para. 7 à 9; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para. 53. Pour les motifs exposés ci-dessous, je suis d’avis que la décision du Conseil selon laquelle l’alinéa 242(3.1)b) du Code l’empêchait d’instruire la plainte de Mme Kaseke était correcte. Par conséquent, rien ne justifie l’intervention de notre Cour : Horrocks au para. 7; Vavilov au para. 64.

IV. Analyse

A. La décision du Conseil

[6] Pour résoudre le conflit de compétence entre la Commission et lui, le Conseil a procédé à une analyse en deux étapes semblable à celle que la Cour suprême a effectuée dans l’arrêt Horrocks aux para. 39 et 40.

[7] Premièrement, le Conseil a examiné la disposition légale applicable – l’alinéa 242(3.1)b) du Code – afin de déterminer à qui elle confère la compétence et sur quelles questions porte cette compétence. S’appuyant sur le libellé impératif de cette disposition et sur son interprétation (particulièrement dans la décision MacFarlane c. Day & Ross Inc., 2010 CF 556 [MacFarlane] aux para. 71, 73 et 74), le Conseil a conclu que, lorsque la Loi canadienne sur les droits de la personne prévoit un recours à l’égard d’une plainte, c’est à la Commission canadienne des droits de la personne que revient la compétence principale. Ce n’est que si la Commission, dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré par la Loi canadienne sur les droits de la personne, renvoie l’affaire au Conseil que ce dernier aura compétence.

[8] Deuxièmement, le Conseil a conclu que le litige entre Mme Kaseke et la Banque relevait de la compétence de la Commission. À cet égard, il a examiné attentivement la plainte et a conclu que les allégations relatives aux droits de la personne étaient au cœur de la plainte de Mme Kaseke. Le Conseil a également conclu que ces allégations pouvaient raisonnablement donner ouverture à une plainte essentiellement semblable en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Par conséquent, il a refusé d’examiner la plainte de Mme Kaseke.

B. La jurisprudence de notre Cour étaye la décision du Conseil

[9] L’interprétation qu’a donnée le Conseil à l’alinéa 242(3.1)b) du Code concorde avec la jurisprudence établie par notre Cour depuis cinq décennies.

[10] Rendu en 1974, la décision Re Cooper et La Reine, [1974] 2 C.F. 407 (C.A.F.) [Re Cooper] portait sur l’article 31 de la Loi sur l’emploi dans la Fonction publique, S.R.C. 1970, ch. P-32. Aux termes de cette disposition, le sous-chef d’un ministère avait le pouvoir de recommander à la Commission de la Fonction publique le renvoi d’un employé incompétent ou incapable de remplir les fonctions de son poste. Cette disposition prévoyait aussi que l’employé pouvait interjeter appel de cette recommandation devant un comité d’appel. Le sous-ministre du ministère où travaillait M. Cooper a recommandé son renvoi au motif qu’il était incapable de remplir les fonctions de son poste. M. Cooper a interjeté appel de la recommandation devant le comité d’appel. Le comité d’appel a rejeté l’appel, et M. Cooper a ensuite déposé un grief pour congédiement disciplinaire sous le régime d’une autre loi, la Loi sur les relations de travail dans la Fonction publique, S.R.C. 1970, ch. P-35. Selon le paragraphe 90(1) de cette loi, dont le libellé est pratiquement identique à celui de l’alinéa 242(3.1)b) du Code, l’employé ne pouvait présenter de grief si celui-ci portait sur une question relativement à laquelle une « procédure administrative de réparation [...] [était] prévue en vertu d’une loi du Parlement ». Notre Cour a conclu que le droit d’appel prévu au paragraphe 31(3) de la Loi sur l’emploi dans la Fonction publique constituait une procédure administrative de réparation, de sorte qu’aucun grief ne pouvait être soumis à l’arbitrage. Selon la Cour, le comité d’appel était le « tribunal auquel le Parlement a conféré le pouvoir » de statuer sur cette question d’emploi : Re Cooper, aux pp. 412 et 413.

[11] De même, dans une autre décision, notre Cour a conclu que le paragraphe 90(1) (à cette époque le paragraphe 91(1) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35) empêchait tout fonctionnaire de présenter un grief sous le régime de cette loi, car la Loi canadienne sur les droits de la personne prévoit un recours administratif de réparation pour les griefs relatifs aux droits de la personne : Canada (Procureur général) c. Boutilier, [2000] 3 C.F. 27 (C.A.F.) [Boutilier].

[12] Je fais remarquer que la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique est la loi qui a précédé la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, L.C. 2003, ch. 22, art. 2. Le paragraphe 208(2) de cette dernière prévoit qu’un fonctionnaire ne peut présenter un grief « si un recours administratif de réparation lui est ouvert sous le régime d’une autre loi fédérale, à l’exception de la Loi canadienne sur les droits de la personne ». La décision du législateur de modifier la loi ne change en rien l’interprétation constante de notre Cour, dont il est question en détail plus loin, selon laquelle l’expression « si un recours administratif de réparation lui est ouvert sous le régime d’une autre loi fédérale » confère la compétence principale au tribunal habilité par l’autre loi fédérale.

[13] L’alinéa 242(3.1)b) se trouve à la partie III du Code. La partie III comporte des dispositions qui établissent les conditions d’emploi, y compris les droits en matière de cessation d’emploi. L’une de ces dispositions, l’article 240, permet à la personne congédiée estimant son congédiement injuste de porter plainte. Le paragraphe 242(3) prévoit que le Conseil examinera la plainte. Toutefois, l’alinéa 242(3.1)b) du Code limite la compétence du Conseil. Il est ainsi libellé :

Restriction

Limitation on complaints

(3.1) Le Conseil ne peut procéder à l’instruction de la plainte dans l’un ou l’autre des cas suivants :

(3.1) No complaint shall be considered by the Board under subsection (3) in respect of a person if

[…]

b) les parties I ou II de la présente loi ou une autre loi fédérale prévoient un autre recours.

(b) a procedure for redress has been provided under Part I or Part II of this Act or under any other Act of Parliament.

[14] Il n’est pas surprenant que notre Cour, dans son interprétation de l’alinéa 242(3.1)b) du Code, soit arrivée à la même conclusion que celle à laquelle elle est parvenue dans les affaires Re Cooper et Boutilier au sujet du paragraphe 90(1) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique.

[15] Par exemple, dans l’affaire Byers Transport Ltd. c. Kosanovich, 1995 CanLII 3515 (C.A.F.), [1995] 3 C.F. 354 (autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 24944 (21 mars 1996)) [Byers], notre Cour a conclu que l’alinéa 242(3.1)b) écarte la compétence du Conseil d’entendre une plainte de congédiement injuste fondée sur le paragraphe 242(3) lorsque la preuve démontre que le plaignant a perdu son emploi parce que l’employeur le soupçonnait d’appuyer la syndicalisation des employés. Il en est ainsi parce que l’article 97, qui se trouve à la partie I du Code, prévoit que le plaignant peut porter plainte pour pratique déloyale de travail. La Cour a conclu que le droit de déposer une plainte en vertu de la partie I du Code constitue un « autre recours » pour l’application de l’alinéa 242(3.1)b). La Cour a tiré une conclusion similaire dans l’affaire Joshi c. Banque canadienne impériale de commerce, 2015 CAF 105 (autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 36440 (24 septembre 2015)) [Joshi]. Elle a conclu qu’une plainte de discrimination en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne constitue un autre recours. Il convient de souligner que c’est l’existence d’un autre recours qui écarte la compétence du Conseil, et non si une plainte a été déposée en vue de se prévaloir de cet autre recours : MacFarlane au para. 73.

[16] Il ressort clairement de l’analyse qui précède que l’alinéa 242(3.1)b) confère à la Commission canadienne des droits de la personne la compétence principale d’examiner une plainte de congédiement injuste dans laquelle on soulève des allégations de discrimination.

C. Les arguments de Mme Kaseke

[17] Mme Kaseke s’oppose à cette conclusion en invoquant essentiellement trois arguments.

(1) Le Conseil n’a pas tenu compte de la jurisprudence pertinente

[18] En ce qui a trait au premier argument, Mme Kaseke affirme que le Conseil n’a pas tenu compte de la jurisprudence qu’elle a portée à son attention. Selon elle, cette jurisprudence traite de la qualification du différend et de l’intention du législateur relativement à l’alinéa 242(3.1)b) d’une manière étayant la conclusion que sa plainte relève de la compétence du Conseil malgré les allégations relatives aux droits de la personne qui y figurent.

[19] Je ne suis pas de cet avis.

a) L’arrêt Vaid

[20] Dans l’affaire Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30 [Vaid], M. Vaid a déposé une plainte à la Commission canadienne des droits de la personne. M. Vaid, qui était le chauffeur du président de la Chambre des communes, alléguait que ce dernier l’avait congédié de façon déguisée pour des motifs qui équivalaient à un acte discriminatoire et à du harcèlement en milieu de travail au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Bien que la plainte de M. Vaid portait sur des allégations de discrimination et de harcèlement relatives aux droits de la personne, la Cour suprême a déterminé que la plainte devait être traitée selon la procédure de grief établie par la Loi sur les relations de travail au Parlement, L.R.C. (1985), ch. 33 (2e suppl.), et non par la Commission canadienne des droits de la personne.

[21] Mme Kaseke soutient que, puisque sa situation s’apparente à celle de M. Vaid, notre Cour devrait conclure que le Conseil, et non la Commission canadienne des droits de la personne, a compétence pour examiner sa plainte. À l’appui de son argument, Mme Kaseke renvoie à l’observation de la Cour suprême selon laquelle « ce n’est pas parce que [des allégations de violations des droits de la personne sont soulevées] que [la] cause est nécessairement du ressort de la Commission canadienne des droits de la personne étant donné qu’“il faut s’attacher non pas à la qualité juridique du tort, mais aux faits qui donnent naissance au litige” » : Vaid au para. 93. Toutefois, cette observation doit être interprétée à la lumière de la conclusion déterminante de la Cour suprême selon laquelle la Loi sur les relations de travail au Parlement (LRTP), qui s’appliquait à l’emploi de M. Vaid, crée un régime exclusif régissant les relations de travail des employés parlementaires : Vaid aux para. 83 et 95. Plus précisément, « [l]’article 2 de la LRTP prévoit que, lorsque d’autres lois fédérales portent sur des “questions semblables à celles que réglement[e] [la LRTP]”, […] la LRTP [...] doit prévaloir » : Chambre des communes c. Dupéré, 2007 CAF 180 aux para. 5 et 7. Autrement dit, l’article 2 de la LRTP prévoit un résultat opposé à celui de l’alinéa 242(3.1)b) du Code en écartant la compétence de la Commission canadienne des droits de la personne d’instruire la plainte. Par conséquent, l’arrêt Vaid n’étaye pas la thèse de Mme Kaseke.

b) L’arrêt Horrocks

[22] Mme Kaseke se fonde sur un autre arrêt de la Cour suprême : Horrocks. Mme Horrocks, une employée syndiquée, a déposé une plainte pour congédiement injuste dans laquelle elle soulevait des allégations de discrimination, comme Mme Kaseke. La Cour suprême a néanmoins conclu que la plainte de Mme Horrocks devait être traitée par un arbitre du travail à qui la Loi sur les relations du travail, C.P.L.M., ch. L10, avait conféré une compétence exclusive relativement au règlement définitif des différends découlant d’une convention collective. Selon la Cour suprême, rien dans la loi manitobaine sur les droits de la personne ne donnait à penser que le législateur avait voulu priver l’arbitre du travail de sa compétence exclusive de façon à conférer une compétence concurrente à la Commission des droits de la personne du Manitoba : Horrocks aux para. 32 et 43 à 46.

[23] Comme l’arrêt Vaid, l’arrêt Horrocks de la Cour suprême portait sur une disposition législative qui appelle un résultat contraire à celui de l’alinéa 242(3.1)b) du Code. Par conséquent, il ne peut étayer l’issue que recherche Mme Kaseke.

c) L’arrêt Wilson

[24] Enfin, Mme Kaseke s’appuie sur l’arrêt Wilson c. Énergie atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29 [Wilson]. Plus précisément, elle s’appuie sur la conclusion de la Cour suprême selon laquelle le législateur a adopté la section XIV de la partie III du Code afin de mettre sur le même pied les employés fédéraux non syndiqués et les employés fédéraux syndiqués en permettant aux premiers de déposer des plaintes pour congédiement injuste : Wilson aux para. 43, 44, 47, 49 et 67. Mme Kaseke soutient que, puisqu’elle a choisi de faire ce que le législateur veut que les employés fédéraux non syndiqués comme elle fassent – déposer une plainte pour congédiement injuste – notre Cour ne devrait pas l’obliger à exercer un autre recours.

[25] Toutefois, l’intention générale du législateur lorsqu’il a adopté les dispositions relatives au congédiement injuste ne peut l’emporter sur le libellé clair et impératif de l’alinéa 242(3.1)b), seule disposition en cause. Ce libellé est le point d’ancrage de l’exercice d’interprétation : Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Directrice de la protection de la jeunesse du CISSS A, 2024 CSC 43 au para. 24. L’alinéa 242(3.1)b) confère à la Commission canadienne des droits de la personne la compétence principale pour instruire les plaintes de congédiement injuste des employés fédéraux non syndiqués qui pourraient être tranchées sous le régime de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Bien que rien n’empêche le Conseil d’examiner les questions relatives aux droits de la personne qui se trouvent au cœur d’une plainte de congédiement injuste, il ne peut le faire que si la Commission canadienne des droits de la personne lui renvoie la plainte en vertu de l’alinéa 41(1)b) ou de l’alinéa 44(2)b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne : MacFarlane aux para. 74 et 75. En l’absence d’un renvoi par la Commission, le Conseil n’a pas compétence pour examiner la plainte : Joshi au para. 17.

(2) Le préjudice subi par Mme Kaseke

[26] Le deuxième argument de Mme Kaseke porte sur le préjudice qu’elle affirme subir du fait qu’elle doit porter plainte à la Commission canadienne des droits de la personne longtemps après avoir déposé sa plainte au Conseil.

[27] Le Conseil a conclu à juste titre que le libellé impératif de l’alinéa 242(3.1)b) (« ne peut »/« shall ») et son interprétation par la jurisprudence ne lui permettaient pas de soustraire Mme Kaseke à l’application de cette disposition afin d’entendre sa plainte : MacFarlane au para. 71.

[28] Quoi qu’il en soit, Mme Kaseke aurait pu éviter la situation regrettable dans laquelle elle se trouve.

[29] Mme Kaseke a déposé sa plainte pour congédiement injuste le 30 avril 2021. Le 4 novembre 2021, le Conseil a écrit aux parties au sujet de l’alinéa 242(3.1)b) du Code et de son incidence sur sa compétence. À mon avis, le Conseil a informé Mme Kaseke en temps opportun de la question de la compétence. En attendant la décision du Conseil sur cette question, Mme Kaseke aurait pu déposer une plainte à la Commission canadienne des droits de la personne dans le délai d’un an prévu à l’alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne et ainsi éviter le préjudice qu’elle allègue devant notre Cour. Ce faisant, et peu importe la décision finale du Conseil, Mme Kaseke aurait non seulement agi dans le délai prescrit par la Loi canadienne sur les droits de la personne, mais aurait également été en position de tenter de persuader la Commission canadienne des droits de la personne de renvoyer sa plainte au Conseil au motif que celle‑ci serait plus avantageusement instruite dans le cadre d’une audience devant le Conseil : MacFarlane au para. 74; Joshi au para. 5.

(3) L’absence de véritable réparation

[30] Dans son troisième argument, qu’elle a invoqué devant le Conseil, Mme Kaseke allègue que les mesures de réparation qu’elle sollicite ne sont pas toutes offertes par la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le Conseil a conclu que cet argument ne pouvait être retenu compte tenu de la jurisprudence sur cette question. Je suis du même avis.

[31] Dans l’arrêt Byers, notre Cour a conclu que, pour déterminer si un recours est prévu ailleurs pour l’application de l’alinéa 242(3.1)b), il n’est pas nécessaire que les réparations découlant de ce recours soient exactement les mêmes que celles prévues par la partie III du Code. En fait, il suffit que l’autre recours permette au plaignant d’obtenir une véritable réparation : Byers au para. 39. De même, dans l’arrêt Boutilier, notre Cour a déterminé que l’autre recours doit certes fournir une réparation « véritable », mais « n’a pas à fournir une réparation égale ou supérieure, à condition qu’il traite la plainte “de façon raisonnable et efficace quant au fond du grief de l’employé” » : Boutilier au para. 23.

[32] En l’espèce, Mme Kaseke fait valoir que la Loi canadienne sur les droits de la personne n’offre pas de véritable réparation, car, contrairement à la partie III du Code, elle ne lui permettra pas d’obtenir une « réparation intégrale ».

[33] Nul ne conteste que le principe de la « réparation intégrale » – accorder une mesure de réparation ayant pour effet de rétablir l’employé injustement congédié dans la situation qui aurait été la sienne n’eût été le congédiement injuste – sous-tend la partie III du Code : Geoffrey England, Individual Employment Law, 2e éd. (Toronto : Irwin Law, 2008) [England], p. 383; Murphy c. Canada (arbitre désigné en vertu du Code du travail) (C.A.), 1993 CanLII 3009 (C.A.F.), [1994] 1 C.F. 710, p. 722. Pour un exemple récent, voir Amer c. Shaw Communications Canada Inc., 2023 CAF 237.

[34] Cependant, le principe de la « réparation intégrale » n’est pas propre à la partie III du Code. L’un des objectifs de la Loi canadienne sur les droits de la personne est d’accorder au plaignant une réparation intégrale pour les pertes économiques et le préjudice psychologique résultant de la violation de ses droits fondamentaux en le rétablissant dans la situation qui aurait été la sienne s’il n’y avait pas eu discrimination illégale : England, p. 255; Peter Newman et Jeffrey Sack, « eText on Wrongful Dismissal and Employment Law » (octobre 2024), ch. 13.2.2, en ligne : (CanLII) Lancaster House. Selon l’un des auteurs, la procédure de « réparation intégrale » prévue par la Loi canadienne sur les droits de la personne a beaucoup de points en commun avec celle prévue par le Code : England, p. 257. À cet égard, je constate que l’article 53 de la Loi canadienne sur les droits de la personne confère de vastes pouvoirs réparateurs au Tribunal canadien des droits de la personne lorsqu’il instruit une plainte à la demande de la Commission canadienne des droits de la personne. L’article 53 autorise le Tribunal à ordonner à l’employeur :

  • de mettre fin à l’acte discriminatoire et de prendre des mesures pour empêcher qu’il ne se reproduise (alinéa 53(2)a));

  • d’accorder au plaignant les droits, les chances ou les avantages qui lui ont été refusés, comme sa réintégration dans son poste (alinéa 53(2)b));

  • d’indemniser le plaignant de la totalité ou de la fraction des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte discriminatoire (alinéa 53(2)c));

  • d’indemniser le plaignant de la totalité ou de la fraction des frais supplémentaires occasionnés par le recours à d’autres biens, services, installations ou moyens d’hébergement, et des dépenses entraînées par l’acte discriminatoire (alinéa 53(2)d));

  • d’indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ le plaignant qui a souffert un préjudice moral de l’acte discriminatoire (alinéa 53(2)e)); et

  • de payer au plaignant une indemnité maximale de 20 000 $ s’il vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré (paragraphe 53(3)).

[35] L’article 53 autorise aussi le Tribunal à accorder des intérêts sur l’indemnité qu’il ordonne (paragraphe 53(4)).

[36] Dans ce contexte, je suis d’avis que les mesures de réparation découlant des recours prévus par la Loi canadienne sur les droits de la personne, bien qu’elles ne soient pas exactement les mêmes que celles découlant d’un recours en vertu de la partie III du Code, sont très semblables. Plus important encore, les mesures prévues par la Loi canadienne sur les droits de la personne au moment opportun auraient permis à Mme Kaseke d’obtenir une véritable réparation.

V. Conclusion

[37] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis que la décision du Conseil est correcte. Par conséquent, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire avec dépens que je fixerais à un montant global de 1 500 $.

« Nathalie Goyette »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Mary J.L. Gleason j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Monica Biringer j.c.a. »

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-80-24

 

 

INTITULÉ :

PRECIOUS KASEKE c. BANQUE TORONTO DOMINION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 OCTOBRE 2024

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GOYETTE

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GLEASON

LA JUGE BIRINGER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 JANVIER, 2025

COMPARUTIONS :

Osborne G. Barnwell

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Tala Khoury

Shakila Salem

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Osborne G. Barnwell

North York (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Fasken Martineau DuMoulin

Toronto (Ontario)

 

Pour la défenderesse

 

 

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