Date : 20250122
Dossier : A-182-23
Référence : 2025 CAF 17
[TRADUCTION FRANÇAISE]
CORAM :
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LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY
LE JUGE LASKIN
LA JUGE WALKER
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ENTRE :
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SA MAJESTÉ LE ROI
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appelant
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et
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ROBERT MARCUS HIRSCHFIELD
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intimé
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Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), le 16 avril 2024.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 22 janvier 2025.
MOTIFS DU JUGEMENT :
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LE JUGE LASKIN
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Y ONT SOUSCRIT :
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LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY
LA JUGE WALKER
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Date : 20250122
Dossier : A-182-23
Référence : 2025 CAF 17
CORAM :
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LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY
LE JUGE LASKIN
LA JUGE WALKER
|
ENTRE :
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SA MAJESTÉ LE ROI
|
appelant
|
et
|
ROBERT MARCUS HIRSCHFIELD
|
intimé
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MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE LASKIN
I. Aperçu
[1] Dans le présent appel, la Couronne demande l’annulation de l’ordonnance par laquelle la Cour fédérale (2023 CF 900, le juge Manson) a autorisé l’instance principale comme recours collectif.
[2] L’intimé et représentant demandeur envisagé, M. Hirschfield, un gendarme de la Gendarmerie royale du Canada (la GRC), a été grièvement blessé dans un accident de voiture alors qu’il était en service. Il était admissible à des prestations mensuelles au titre du régime de pension d’invalidité visant certains membres invalides des Forces armées canadiennes (les FAC) et les membres invalides de la GRC. Il a également intenté une action en dommages-intérêts, qui s’est finalement soldée par un règlement à hauteur de 750 000 $, en plus d’une somme déterminée pour les débours et les dépens.
[3] Par suite de ce règlement, Anciens Combattants Canada (ACC), qui administre le régime de pension d’invalidité au nom du ministre des Anciens Combattants, a informé M. Hirschfield qu’il déduirait de ses prestations d’invalidité une partie des dommages-intérêts reçus. Ainsi, le montant mensuel de ces prestations a considérablement diminué, passant de 865,69 $ à 41,29 $, ce qui a donné lieu à un trop-perçu de prestations s’élevant à 43 743,80 $, qu’ACC a cherché à récupérer.
[4] Dans sa déclaration, M. Hirschfield soutient qu’ACC a inclus à tort des sommes versées à titre de dommages-intérêts pécuniaires dans son calcul de la réduction, ce qu’il a déjà fait et continue de faire à d’autres bénéficiaires de pensions d’invalidité qui, comme M. Hirschfield, font partie du groupe envisagé. Il fait valoir que la Couronne est responsable envers les membres du groupe envisagé de négligence systémique, de manquement à son obligation de fiduciaire et d’enrichissement sans cause, en raison de la conduite d’ACC.
[5] L’appel de la Couronne repose sur deux des cinq conditions d’autorisation prévues au paragraphe 334.16(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), soit : 1) que les actes de procédure révèlent une cause d’action valable; et 2) que le recours collectif soit le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs.
[6] En ce qui a trait à la première de ces deux conditions, la Couronne soutient que le juge saisi de la requête a commis une erreur en ne reconnaissant pas que les questions soulevées dans l’acte de procédure relèvent toutes du droit public, et non du droit privé, de sorte que les causes d’action invoquées sont toutes vouées à l’échec.
[7] En ce qui concerne la deuxième condition (celle du meilleur moyen), la Couronne fait valoir que le juge saisi de la requête a commis une erreur en concluant qu’elle était remplie, alors que le législateur a conféré aux membres du groupe envisagé des droits de révision et d’appel auprès du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (le Tribunal) et qu’il a conféré à celui-ci la « compétence exclusive » (dans la version anglaise, « full and exclusive jurisdiction ») pour réviser toute décision et statuer sur tout appel : Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), L.C. 1995, ch. 18 (la Loi sur le Tribunal), art. 18 et 26.
[8] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais l’appel, j’annulerais l’ordonnance d’autorisation et je rejetterais la requête en autorisation. En résumé, il ne fait aucun doute que, compte tenu de leur caractère essentiel, les demandes de M. Hirschfield et des autres membres du groupe envisagé relèvent de la compétence exclusive du Tribunal. Par conséquent, la Cour fédérale n’a pas compétence pour les examiner, les causes d’action soulevées dans la déclaration sont toutes vouées à l’échec et un recours collectif devant la Cour fédérale ne saurait être le meilleur moyen.
[9] Pour expliquer ma conclusion, je traiterai d’abord plus en détail du régime de pension d’invalidité, du choix du législateur de conférer au Tribunal le pouvoir décisionnel prévu par la Loi sur le Tribunal, de l’expérience de M. Hirschfield et de certains autres membres du groupe quant au régime et des demandes qu’ils souhaitent faire valoir dans le cadre du recours collectif envisagé.
II. Le régime de pension d’invalidité
[10] La demande de M. Hirschfield se rapporte à l’administration, l’application et la gestion du régime de pensions d’invalidité. Cette pension était d’abord prévue par la loi adoptée en 1919. Elle est maintenant prévue par la partie III de la Loi sur les pensions, L.R.C. (1985), ch. P-6. Ses bénéficiaires sont des membres et des vétérans des FAC et de la GRC, ainsi que leurs survivants et les personnes à leur charge admissibles. (Je dois mentionner que le régime de pension en cause a été remplacé, pour les demandes présentées à partir d’avril 2006, par le régime prévu par la Loi sur le bien-être des vétérans, L.C. 2005, ch. 21. Le présent appel ne porte pas sur ce régime.)
[11] Les demandes de prestations d’invalidité au titre de la Loi sur les pensions sont présentées au ministre, mais en pratique, elles sont adressées à ACC. Conformément à l’article 35 de la Loi sur les pensions, ACC calcule le montant des prestations d’invalidité en estimant à quel point l’invalidité du demandeur est liée à son service et selon son estimation du degré d’invalidité. Les bénéficiaires d’une pension d’invalidité reçoivent des prestations mensuelles non imposables à vie. Des prestations de décès et de survivant peuvent également être versées.
[12] Le demandeur qui n’est pas satisfait d’une décision d’ACC peut lui en demander la révision sur le fondement de nouveaux éléments de preuve. Il n’y a aucune limite au nombre de demandes de révision que le demandeur peut présenter sur cette base ni aucun délai de prescription.
[13] Suivant l’article 84 de la Loi sur les pensions, le demandeur qui n’est pas satisfait d’une décision d’ACC, qu’il s’agisse de la décision initiale ou de la décision rendue après révision, peut la faire réviser par le Tribunal. Là encore, il n’y a aucun délai de prescription.
[
14
]
Le Tribunal a été constitué par la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (la Loi sur le Tribunal) à titre de tribunal indépendant. Ses membres sont nommés par le gouverneur en conseil. L’article 18 de la Loi sur le Tribunal énonce la compétence du Tribunal à l’égard des demandes de révision. Comme je l’indique plus haut, il lui confère la « compétence exclusive pour réviser toute décision rendue en vertu de la Loi sur les pensions […] et pour statuer sur toute question liée à la demande de révision » (dans la version anglaise, «
full and exclusive jurisdiction to hear, determine and deal with all applications for review that may be made to the Board under the Pension Act […]
and all matters related to those applications
»
)
.
[15] Aux termes de l’article 19 de la Loi sur le Tribunal, la demande de révision est entendue par un comité de révision composé d’au moins deux membres du Tribunal. Suivant l’article 20, le demandeur peut adresser une déclaration écrite au comité de révision ou comparaître en personne devant celui-ci pour y présenter ses arguments et des éléments de preuve.
[16] En vertu de l’article 35, les demandeurs de révision ont droit à des conseils juridiques gratuits et peuvent être représentés sans frais par un avocat du Bureau de services juridiques des pensions, un organisme d’avocats au sein d’ACC qui se spécialisent dans les révisions et les appels liés aux demandes de prestations de maladie et d’invalidité. Les demandeurs peuvent également choisir d’être représentés par le service social d’une organisation d’anciens combattants ou, à leurs frais, par tout autre représentant de son choix.
[17] En règle générale et contrairement aux instances habituelles devant les cours et autres tribunaux, les instances devant le comité de révision ne sont pas de nature accusatoire, et ce, peu importe que le demandeur soit représenté ou non et, s’il l’est, qui le représente. Comme je le mentionne plus loin, sauf si le Tribunal a expressément avisé ACC qu’il a été saisi d’une question d’interprétation législative, ACC n’a pas le droit de participer aux instances devant le comité, et personne n’y comparaît pour défendre sa décision ou s’opposer à la position du demandeur. De plus, l’article 39 de la Loi sur le Tribunal oblige le Tribunal, tout comme ACC, à accorder au demandeur le bénéfice du doute, notamment en tirant des circonstances et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possibles au demandeur ou à l’appelant et en tranchant en sa faveur toute incertitude quant au bien-fondé de la demande.
[18] Suivant l’article 21 de la Loi sur le Tribunal, le comité de révision peut soit confirmer, modifier ou infirmer la décision d’ACC, soit la renvoyer pour réexamen à ACC, soit déférer à ce dernier toute question non examinée par lui. En vertu du paragraphe 23(1), le comité de révision peut, de son propre chef, réexaminer une décision et soit la confirmer, soit l’annuler ou la modifier s’il constate que les conclusions sur les faits ou l’interprétation du droit étaient erronées. Conformément à l’économie générale de la loi, aucun délai de prescription n’est prévu.
[19] En vertu de l’article 25, le demandeur qui n’est pas satisfait de la décision rendue par le comité de révision a le droit d’en appeler au Tribunal. L’article 26 confère au Tribunal la « compétence exclusive pour statuer sur tout appel interjeté en vertu de l’article 25, […] ainsi que sur toute question connexe » (dans la version anglaise, «
full and exclusive jurisdiction to hear, determine and deal with all appeals that may be made to the Board under section 25 […]
and all matters related to those appeals
»). Aux termes du paragraphe 27(1), l’appel est entendu par un comité du Tribunal composé d’au moins trois membres, lesquels ne doivent pas avoir été membres du comité de révision. Là encore, il n’y a aucun délai de prescription.
[20] En vertu du paragraphe 28(1), l’appelant peut soit adresser une déclaration écrite au comité d’appel, soit comparaître devant celui-ci en personne ou par l’intermédiaire de son représentant. Tout comme pour les instances devant le comité de révision, les instances devant le comité d’appel ne sont pas de nature accusatoire : en règle générale, ACC n’a toujours pas le droit d’y participer, et l’appelant peut, encore là, être représenté de la même manière que dans le cadre d’une révision. En vertu du paragraphe 29(1) de la Loi sur le Tribunal, le comité d’appel peut soit confirmer, modifier ou infirmer la décision portée en appel, soit la renvoyer pour réexamen, complément d’enquête ou nouvelle audition à la personne ou au comité de révision qui l’a rendue, soit encore déférer à cette personne ou à ce comité toute question non examinée par eux.
[21] Aux termes de l’article 31, « [l]a décision de la majorité des membres du comité d’appel vaut décision du Tribunal; elle est définitive et exécutoire »
.
[22] Toutefois, en vertu du paragraphe 32(1), le comité d’appel peut, de son propre chef, réexaminer une décision rendue et soit la confirmer, soit l’annuler ou la modifier s’il constate que les conclusions sur les faits ou l’interprétation du droit étaient erronées; il peut aussi le faire sur demande si l’appelant allègue que les conclusions sur les faits ou l’interprétation du droit étaient erronées ou si de nouveaux éléments de preuve lui sont présentés.
[23] L’article 30 et le paragraphe 37(1) de la Loi sur le Tribunal prévoient des mécanismes précis de règlement des questions d’interprétation législative.
[24] Suivant l’article 30, lorsque l’appelant soulève une question d’interprétation en ce qui touche l’application de la Loi sur le Tribunal ou d’autres textes législatifs, dont la Loi sur les pensions, le Tribunal en avise les personnes ou organisations désignées par le Règlement sur la désignation de personnes et d’organisations, DORS/96-68 (notamment le ministre des Anciens Combattants, le Bureau de services juridiques des pensions et des organisations d’anciens combattants telles que la Légion royale canadienne), et leur donne la possibilité de faire valoir leurs arguments à ce sujet avant de trancher la question. Selon le paragraphe 37(1), le ministre, l’avocat-conseil en chef du Bureau de services juridiques des pensions (le directeur exécutif), les organisations d’anciens combattants ainsi que toute personne intéressée peuvent saisir le Tribunal de toute question d’interprétation de la Loi sur le Tribunal ou de la Loi sur les pensions, entre autres.
[25] Les décisions du Tribunal, tout comme celles rendues par de nombreux autres tribunaux administratifs fédéraux, sont susceptibles de contrôle judiciaire par la Cour fédérale : Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 2, 18, 18.1. De plus, en vertu du paragraphe 18.3(1) de cette loi, le Tribunal, tout comme d’autres tribunaux administratifs fédéraux, peut, à tout stade de ses procédures, renvoyer devant la Cour fédérale pour audition et jugement toute question de droit, de compétence ou de pratique et procédure.
III. La réduction prévue par la loi
[26] L’article 25 de la Loi sur les pensions ordonne au ministre de réduire les prestations d’invalidité du bénéficiaire s’il a reçu une indemnité de certaines autres sources « s’agissant du même décès ou de la même invalidité »
. À cette fin, une indemnité s’entend notamment d’une « somme découlant d’une obligation légale de payer des dommages-intérêts »
(alinéa 25a)) et d’une somme « payable [au pensionné] ou à son égard »
au titre d’une loi, telle qu’une loi provinciale d’indemnisation des travailleurs (alinéa 25b)).
[27] L’exigence de réduction dans ces cas reposerait sur [traduction] « un principe d’équité »
, c’est-à-dire que si deux membres des forces souffrent de la même invalidité, ils devraient, en fin de compte, recevoir environ la même indemnité, quelle qu’en soit la source (dossier d’appel modifié, p. 462), et sur la nécessité d’éviter la [traduction] « double indemnisation »
(100000517721 (Re) (26 novembre 2002) (Tribunal), aux pp. 10-12).
[28] L’article 26 de la Loi sur les pensions énonce la manière de calculer le montant de la réduction. Il faut d’abord calculer, conformément au paragraphe 26(1), le « montant compensatoire »
, c’est-à-dire « [l]e solde — net de tout impôt — du montant visé à l’alinéa 25a) ou de l’indemnité visée à l’alinéa 25b) »
. Suivant le paragraphe 26(2), la réduction équivaut habituellement à la pension ou, si elle est moindre, à la moitié de la valeur mensuelle du montant compensatoire.
[29] Selon la situation et le moment où il est effectué, le nouveau calcul peut entraîner (comme dans le cas de M. Hirschfield) une réduction de la valeur des prestations d’invalidité mensuelles initialement calculée et un trop-perçu que le bénéficiaire doit rembourser.
IV. La situation de M. Hirschfield
[30] Comme je le mentionne plus haut, M. Hirschfield a été grièvement blessé dans un accident de voiture alors qu’il était en service. Il a été jugé admissible à des prestations d’invalidité mensuelles de 865,69 $ ainsi qu’à une somme forfaitaire de 15 775 $ au titre de l’arriéré de prestations d’invalidité qui lui était dû.
[31] Environ deux ans et demi plus tard, il a réglé une action en dommages-intérêts qu’il avait intentée pour l’accident de voiture. Le montant du règlement totalisait 750 000 $ : 1) 201 000 $ pour la perte de capacité d’entretien ménager et le coût des soins; 2) 7 000 $ de dommages-intérêts spéciaux; 3) 184 000 $ de dommages-intérêts généraux pour douleur et souffrance; et 4) 358 000 $ pour la perte de la capacité de gagner sa vie. Il a également reçu une somme supplémentaire de 41 000 $ pour les débours et les dépens.
[32] ACC a informé M. Hirschfield qu’en raison du règlement, ses prestations d’invalidité mensuelles seraient réduites et passeraient de 865,69 $ à 41,29 $. En outre, il a calculé un trop-perçu de 43 743,80 $ sur une période de cinq ans. Dans ses calculs, ACC a tenu compte des dommages-intérêts généraux de 184 000 $ et de l’indemnité de 358 000 $ reçue pour la perte de la capacité de M. Hirschfield de gagner sa vie.
[33] M. Hirschfield a demandé qu’ACC procède à une révision, dans le cadre de laquelle il était représenté par un avocat du Bureau de services juridiques des pensions. Il a fait valoir que, dans son calcul de la réduction, ACC n’avait le droit de tenir compte que des dommages-intérêts généraux de 184 000 $ et non de la somme reçue pour la perte de la capacité de gagner sa vie.
[34] À l’appui de cet argument, M. Hirschfield a invoqué les paragraphes 27 et 38 de la décision Manuge c. Canada, 2012 CF 499. Dans sa décision, la Cour fédérale conclut que les prestations d’invalidité relevant de la Loi sur les pensions ne sont pas des « prestations de revenu mensuelles »
au sens où ce terme est employé dans le plan d’assurance-groupe en question pour les membres des FAC et que les prestations d’invalidité ne constituent pas une forme d’indemnité relative aux pertes de revenus, mais plutôt « une indemnisation concernant la réduction de la capacité à agir dans la vie quotidienne, notamment en ce qui concerne la perte de capacité et la réduction de la qualité de la vie »
.
[35] Par suite de sa révision, ACC a confirmé sa décision initiale. Dans son énoncé des motifs à l’appui de sa décision, ACC souligne que la Loi sur les pensions n’établit aucune distinction entre l’indemnité pécuniaire et l’indemnité non pécuniaire dans le calcul de la réduction découlant d’une indemnité pour responsabilité versée par un tiers, ce qui diffère du Règlement sur le bien-être des vétérans, DORS/2006-50. Ce règlement, qui fait partie du régime régissant l’ensemble des avantages mis en place pour les vétérans en 2006, prévoit expressément que seule l’indemnité non pécuniaire doit être prise en compte dans le calcul de la réduction.
[36] Dans sa lettre informant M. Hirschfield que la décision initiale était confirmée, ACC mentionne qu’il peut lui demander de réviser sa décision s’il a de nouveaux éléments de preuve à présenter. La lettre indique également ce qui suit :
[traduction]
Si vous n’êtes pas satisfait de la décision, vous pouvez en appeler au [Tribunal]. Il s’agit d’un tribunal administratif indépendant du Ministère qui offre une voie de recours à l’égard des décisions relatives aux prestations d’invalidité.
Questions
Pour discuter de vos options de révision et d’appel, veuillez communiquer avec le Bureau de services juridiques des pensions au [numéro de téléphone].
[37] Par suite de la décision issue de la révision par ACC, M. Hirschfield ne s’est pas prévalu des autres recours administratifs à sa disposition. Il n’a pas demandé de révision ni interjeté appel auprès du Tribunal, n’a pas soulevé de question d’interprétation en ce qui touche l’application de la Loi sur les pensions pour que le Tribunal l’examine et la tranche et n’a pas demandé au Tribunal de renvoyer une question d’interprétation à la Cour fédérale. Il a plutôt intenté le recours collectif envisagé à l’origine du présent appel.
[38] Dans son affidavit à l’appui de sa requête en autorisation (dossier d’appel modifié, p. 147), M. Hirschfield explique ainsi sa décision d’intenter un recours collectif :
[traduction]
Je comprends que les coûts liés à la poursuite de cette demande sous forme de recours individuel s’élèveraient probablement au minimum à des dizaines de milliers de dollars, et seraient probablement beaucoup plus élevés. Je ne peux me permettre de payer des avocats à l’heure pour faire valoir cette demande. Même si je pouvais me le permettre, ce ne serait pas rentable pour moi de le faire.
[39] Il semble donc que M. Hirschfield se soit contenté d’envisager l’action intentée en son nom propre comme seul autre moyen de faire valoir sa demande. Il n’a pas fait référence à la possibilité d’exercer d’autres recours devant le Tribunal et n’a pas expliqué sa décision de ne pas le faire. Le seul autre membre du groupe envisagé qui a souscrit un affidavit à l’appui de la requête ne l’a pas fait non plus.
V. Décisions du Tribunal dans d’autres affaires
[40] D’autres bénéficiaires d’une pension d’invalidité relevant de la Loi sur les pensions qui étaient dans une situation comparable à celle de M. Hirschfield ont soulevé la question du « montant compensatoire »
devant un comité de révision du Tribunal et ont réussi à faire infirmer les décisions d’ACC. Dans le présent appel, dix décisions ont été invoquées, qui ont été rendues depuis 2015 et par lesquelles des décisions d’ACC ont été infirmées. Dans chacune de ces dix décisions, un comité de révision du Tribunal conclut, en s’appuyant en grande partie sur le raisonnement de la Cour fédérale dans la décision Manuge, que seuls les dommages-intérêts généraux reçus par suite d’un règlement ou d’un jugement, et non les sommes reçues pour la perte de la capacité de gagner sa vie, peuvent être inclus dans le calcul de la réduction prévue par la loi.
[41] Par exemple, dans la décision 100003426931 (Re), 2018 CanLII 50587 (CA VRAB), le comité de révision conclut ce qui suit :
[traduction]
Le comité conclut qu’Anciens Combattants Canada (ACC), dans son calcul des sommes dues par le demandeur en application des articles 25 et 26 de la Loi sur les pensions, a inclus à tort dans ses calculs des sommes de nature non compensatoire (perte de salaire, dépenses en soins de santé, perte de salaire passée et future).
[L]e comité conclut que le juge Barnes de la Cour fédérale, dans la décision Manuge, affirme que la pension d’invalidité versée par ACC n’est pas censée constituer une forme de remplacement de revenu. Son objet est plutôt « d’assurer une “compensation pour la diminution de la qualité de vie, et parfois de la durée de vie, de la personne handicapée”, et non pas, comme beaucoup le croient à tort, d’assurer le remplacement du revenu ».
[42] Dans une décision antérieure, 100002363092 (Re) (23 octobre 2015) (CA VRAB), un comité du Tribunal déclare que la qualification de la pension d’invalidité énoncée dans la décision Manuge est [traduction] « désormais bien établie en droit »
et ajoute que « la perte de salaire, actuelle et future, permet et n’a jamais permis [
sic] de justifier l’octroi d’une pension sous le régime de la
Loi sur les pensions »
.
[43] Malgré ces décisions du Tribunal, ACC a tenu compte de sommes pécuniaires dans le calcul de la réduction prévue aux articles 25 et 26 de la Loi sur les pensions. Cette décision est à l’origine du recours collectif envisagé, de la requête en autorisation et du présent appel.
VI. Le recours collectif envisagé
[44] M. Hirschfield a introduit le recours collectif envisagé au nom d’un groupe envisagé ainsi défini dans la déclaration modifiée :
Tous les membres et anciens membres de Forces armées canadiennes et de la Gendarmerie royale du Canada, ainsi que leurs époux, conjoints de fait, personnes à charge, survivants et orphelins, qui, à tout moment depuis le 14 mai 1953, ont reçu une pension sous le régime de la Loi sur les pensions et auxquels les deux conditions suivantes s’appliquent :
a) leur pension a été réduite d’un montant mensuel au titre des articles 25 et 26 de la Loi sur les pensions ou des dispositions qui les ont précédés;
b) dans le calcul de la réduction de la pension au titre des paragraphes 26(2) ou 26(3) de la Loi sur les pensions ou des dispositions qui les ont précédés, le ministre des Anciens Combattants (ou ses prédécesseurs) a inclus dans le « montant compensatoire » des montants qui ont été touchés par le pensionné ou relativement au pensionné et qui constituent une indemnité financière à l’égard du même décès ou de la même invalidité qui ouvre droit à pension.
L’« indemnité financière » exclut les dommages-intérêts de nature non pécuniaire.
[45] La taille du groupe envisagé n’est pas clairement établie. Selon le dossier, le groupe serait composé de 154 personnes dont les prestations, en date d’avril 2022, ont été réduites possiblement parce qu’elles ont reçu une indemnité pécuniaire. Cependant, le dossier indique également que, de ces 154 personnes, 47 membres vivants du groupe envisagé ont subi des réductions pour cette raison, dont 10 ont saisi un comité de révision du Tribunal. Tout au plus pourrait-on dire pour l’instant que le groupe envisagé compte au moins 47 personnes, et peut-être 154 ou plus. Ces incertitudes ne sont pas importantes aux fins du présent appel.
[46] Dans le recours, M. Hirschfield soutient essentiellement que, lorsqu’ACC a réduit ses prestations et celles des autres membres du groupe envisagé en application des articles 25 et 26 de la Loi sur les pensions, ACC a [traduction] « commis une erreur sur le plan opérationnel »
en incluant dans le « montant compensatoire »
ayant servi au calcul de la réduction non seulement les dommages-intérêts non pécuniaires, mais également les dommages-intérêts pécuniaires recouvrés par le pensionné ou à son égard. Il soutient qu’ACC l’a fait malgré la nature non pécuniaire des prestations d’invalidité versées sous le régime de la Loi sur les pensions et malgré les décisions du Tribunal mentionnées plus haut.
[47] Il fait donc valoir que les prestations d’invalidité reçues par les membres du groupe envisagé ont été inférieures aux prestations dûment payables. Par conséquent, selon lui, la Couronne est responsable envers les membres du groupe de négligence systémique, de manquement à son obligation de fiduciaire et d’enrichissement sans cause. Il sollicite des jugements déclaratoires à cet effet, des dommages-intérêts généraux, des dommages-intérêts spéciaux, des dommages-intérêts punitifs, exemplaires et majorés ainsi que la restitution des sommes déduites.
[48] La négligence systémique alléguée par M. Hirschfield tient au fait qu’ACC a inclus à tort dans le « montant compensatoire »
utilisé pour calculer la réduction des prestations d’invalidité payables en application des articles 25 et 26 de la Loi sur les pensions des valeurs inapplicables selon lui. Il allègue que le manquement à l’obligation de fiduciaire vise la même inclusion prétendument fautive. L’enrichissement sans cause se rapporte à la même inclusion et, à cet égard, il affirme également avoir droit à la restitution des « gains acquis illégalement »
équivalant à la différence entre les prestations d’invalidité dues aux membres du groupe et les prestations d’invalidité versées.
[49] Aux termes du paragraphe 334.16(1) des Règles, cinq conditions doivent être réunies pour que la Cour fédérale autorise une instance comme recours collectif :
1) les actes de procédure révèlent une cause d’action valable;
2) il existe un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes;
3) les réclamations soulèvent des points de droit ou de fait communs;
4) le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points communs;
5) il existe un représentant demandeur adéquat.
[50] Le juge saisi de la requête a conclu que les cinq conditions étaient réunies et a donc accueilli la requête en autorisation.
VII. Les erreurs du juge saisi de la requête
[51] Dans son appel devant la Cour, la Couronne soutient que, dans son ordonnance d’autorisation, le juge saisi de la requête a commis deux erreurs principales, d’abord en concluant que les actes de procédure révèlent une cause d’action valable, de sorte que la première condition d’autorisation est remplie, puis en concluant que le recours collectif est le meilleur moyen, de sorte que la quatrième condition d’autorisation est également remplie.
[52] Je suis d’accord. J’estime que ces erreurs reposent toutes deux sur le fait que le juge n’a pas tenu compte de l’ensemble des conditions prévues par le régime réglementaire régissant les prestations en cause (en particulier la compétence exclusive conférée au Tribunal) et du « caractère essentiel »
(parfois appelé « nature essentielle »
) de la demande de M. Hirschfield.
[53] Comme le déclare la Cour suprême au paragraphe 26 de l’arrêt Vaughan c. Canada, 2005 CSC 11, « [l]orsqu’un avantage est accordé par une loi ou un règlement, le législateur qui l’accorde est en droit de prévoir la façon de l’administrer […], sous réserve du droit de la personne mécontente de demander le contrôle judiciaire »
(renvois omis).
[54] Lorsque le législateur l’a expressément prévu et que le caractère essentiel de la demande entraîne l’application de ce mécanisme, la demande doit être tranchée en application de ce mécanisme. « [Q]u’un tribunal administratif doit trancher
toutes les questions qui, dans leur essence, relèvent de sa compétence particulière légalement reconnue […] constitue désormais un principe bien établi en droit administratif »
: R. c. Conway, 2010 CSC 22 au par. 30 (en italique dans l’original).
[55] Comme je l’explique en détail plus haut, en l’espèce, le législateur a défini le « mécanisme »
régissant le droit à la pension d’invalidité en cause. Il a établi que les prestations doivent être administrées en premier lieu par ACC, puis, s’il est nécessaire de régler un litige, par le Tribunal – entièrement et exclusivement – sous réserve uniquement d’un contrôle judiciaire.
[56] Par conséquent, comme l’indique la Cour suprême au paragraphe 39 de l’arrêt Regina Police Assn. Inc. c. Regina (Ville) Board of Police Commissioners, 2000 CSC 14 :
[l]a question clé […] est de savoir si l’essence du litige, dans son contexte factuel, est expressément ou implicitement visée par un régime législatif. Pour statuer sur cette question, il convient de donner à la loi une interprétation libérale de façon à ce que l’attribution de compétence à une instance que n’avait pas envisagée le législateur ne porte pas atteinte au régime.
[57] Ce critère a été appliqué dans un large éventail de contextes, notamment en matière de relations de travail (dont l’arrêt de principe est Weber c. Ontario Hydro, 1995 CanLII 108 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 929 aux par. 52 et 53), de fiscalité (voir Merchant Law Group c. Canada Agence du revenu, 2010 CAF 184), d’immigration (voir Leahy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CAF 145), d’indemnisation en cas d’accidents du travail (voir Gill c. WorkSafeBC, 2017 BCCA 239) et de prestations d’assurance accordées par la loi (Stegenga c. Economical Mutual Insurance Company, 2019 ONCA 615). Il s’applique, que la demande soit présentée dans le cadre d’un recours collectif envisagé ou non : voir, par exemple, Merchant au par. 40; Canada (Attorney General) c. Scow, 2022 BCCA 275 au par. 85.
[58] Le raisonnement qui sous-tend les affaires relatives au droit du travail « demand[e] aux tribunaux judiciaires de reconnaître qu’ils ne devraient pas intervenir dans les relations de travail, car des tribunaux spécialisés ont été établis par le législateur pour trancher les litiges »
: Canada c. Greenwood, 2021 CAF 186 au par. 129, demande d’autorisation de pourvoi rejetée, 2022 CanLII 19060.
[59] Un raisonnement semblable s’impose dans les affaires (Merchant en étant un exemple) où la question à examiner est celle de savoir si, compte tenu de leur caractère essentiel, les demandes en cause relèvent de la compétence des tribunaux de droit commun ou de la Cour canadienne de l’impôt. Par exemple, dans l’affaire Canada c. Addison & Leyen Ltd., 2007 CSC 33, où le contribuable a essayé de se soustraire à la compétence de la Cour canadienne de l’impôt en déposant une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale, la Cour suprême conclut (au par. 11) que la demande ne peut être accueillie. En effet, le contribuable devait chercher réparation au sein du système de cotisation et d’appel en matière fiscale que le législateur avait créé :
Il y a lieu de protéger l’intégrité et l’efficacité du système de cotisation et d’appel en matière fiscale. Le Parlement a édifié une structure complexe pour assurer le traitement d’une multitude de revendications se rapportant au fisc, et cette structure s’appuie sur un tribunal spécialisé et indépendant, la Cour canadienne de l’impôt.
[60] Des considérations semblables s’appliquent lorsque le prestataire d’un régime de prestations prévu par la loi essaie de se soustraire à la compétence d’un tribunal constitué dans le cadre de ce régime et de s’adresser aux tribunaux de droit commun. Par exemple, aux paragraphes 10 et 11 de l’arrêt Davis v. Workers’ Compensation Appeal Tribunal, 2013 BCCA 418, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique rejette la prétention de l’appelante selon laquelle sa demande d’indemnisation peut être tranchée dans le cadre d’un procès civil devant jury. Elle fait remarquer que le droit à une indemnité [traduction] « est prévu par la loi, laquelle détermine la méthode de calcul des prestations. La loi établit un régime administratif détaillé pour le calcul de l’indemnité et prévoit expressément que le
Workers’ Compensation Appeal Tribunal
a la compétence exclusive pour réviser les décisions relatives aux indemnités. »
[61] Comment doit-on alors déterminer le caractère essentiel (ou la nature essentielle) d’une demande?
[62] Au paragraphe 28 de la décision Canada c. Domtar Inc., 2009 CAF 218, notre Cour répond ainsi à cette question :
L’approche qu’il convient d’adopter pour déterminer la nature essentielle de la demande a été établie dans l’arrêt de notre Cour, Canada c. Roitman, 2006 CAF 266 [demande d’autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada rejetée, 2006 CanLII 41274]. Cet arrêt appuie l’affirmation selon laquelle, pour déterminer si un tribunal a compétence pour connaître d’une demande [ou si la compétence relève d’un autre tribunal judiciaire ou administratif], la question de la nature essentielle du litige doit se fonder sur une appréciation réaliste du résultat concret visé par le demandeur. C’est ce qu’explique le juge Décary, au nom de la Cour dans Roitman (au paragraphe 16) :
Une déclaration ne doit pas être prise au pied de la lettre. Le juge doit aller au-delà des termes employés, des faits allégués et de la réparation demandée, et il doit s’assurer que la déclaration ne constitue pas une tentative déguisée visant à obtenir devant la Cour fédérale un résultat qui ne peut par ailleurs pas être obtenu de cette cour.
[63] Dans la décision Roitman, le demandeur a intenté une action devant la Cour fédérale, qui se présentait essentiellement comme une demande de dommages-intérêts pour l’exercice fautif d’une charge publique. Le demandeur alléguait que le ministre du Revenu national avait délibérément établi un avis de cotisation tout en sachant que la cotisation se fondait sur une interprétation erronée de la loi. La demande a été radiée parce que, même si elle se présentait comme une demande de dommages-intérêts, elle visait essentiellement à contester la légalité et le bien-fondé en droit d’une cotisation d’impôt, question qui relevait, selon la loi, exclusivement de la compétence de la Cour canadienne de l’impôt.
[64] Dans la décision Domtar, notre Cour suit les principes établis dans la décision Roitman. Dans cette affaire, Domtar avait intenté une action devant la Cour fédérale en vue d’obtenir un jugement déclarant inconstitutionnelle une disposition d’une loi fédérale adoptée dans le cadre du règlement du différend sur le bois d’œuvre avec les États-Unis ainsi qu’une ordonnance enjoignant à la Couronne de rembourser à Domtar la somme de 37 millions de dollars que cette dernière avait versée en vertu de cette disposition, avec intérêts et dépens. La loi prévoyait une procédure permettant de demander le remboursement d’une somme payée ainsi qu’une procédure d’avis de cotisation, d’opposition et d’appel semblable à celle permettant de demander le remboursement de l’impôt sur le revenu payé. L’appel a été interjeté devant la Cour canadienne de l’impôt. Domtar n’a pas déposé de demande de remboursement avant l’expiration du délai prescrit pour ce faire.
[65] La Couronne a demandé la radiation de la déclaration de Domtar au motif qu’il s’agissait essentiellement d’une demande de remboursement de la somme versée par Domtar en vertu de la loi. En réponse, Domtar a soutenu que sa demande visait essentiellement à obtenir une déclaration d’inconstitutionnalité et que la demande de remboursement constituait une mesure de redressement accessoire.
[66] Au paragraphe 28, la Cour conclut que la décision Roitman établit l’approche qu’il convient d’adopter lorsqu’il s’agit de déterminer la nature essentielle d’une demande. Il faut « se fonder sur une appréciation réaliste du résultat concret visé par le demandeur »
. À la lumière de cette approche, la Cour ajoute ce qui suit au paragraphe 30 :
[I]l ne fait aucun doute que l’objectif premier de Domtar est de se faire rembourser la somme qu’elle a versée au titre de [la disposition législative]. Il n’y a aucune raison de croire que Domtar poursuivrait sa demande si elle n’entrevoyait aucune chance d’obtenir le remboursement demandé. C’est pourquoi j’accepte l’argument de la Couronne selon lequel Domtar demande essentiellement le remboursement de l’argent versé en vertu de la Loi. C’est la nature essentielle de sa demande, même si elle est fondée sur une contestation constitutionnelle.
[67] Compte tenu de cette conclusion quant à la nature essentielle de la demande, la Cour conclut que la Cour canadienne de l’impôt a compétence exclusive pour la trancher en vertu de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt, L.R.C. (1985), ch. T-2, qui écarte la compétence de la Cour fédérale pour les questions découlant de l’application de la loi relative au bois d’œuvre.
[68] La décision Merchant rendue par notre Cour est également utile à la Cour pour examiner le caractère essentiel des demandes présentées en l’espèce. Il s’agissait d’un recours collectif envisagé intenté devant la Cour fédérale par deux cabinets d’avocats et quatre de leurs clients. Ils soutenaient que l’Agence du revenu du Canada n’aurait pas dû obliger les cabinets d’avocats à percevoir ou à remettre la TPS sur certains débours. Ils demandaient le remboursement de la TPS qu’ils n’auraient pas dû, selon eux, être obligés de payer. Ils ont invoqué deux causes d’action reconnues en common law, à savoir l’exercice fautif d’une charge publique et la restitution, et ont sollicité des dommages-intérêts majorés et punitifs.
[69] La Cour fédérale a radié leur déclaration pour plusieurs motifs. Premièrement, la cause d’action en restitution ne pouvait être invoquée : la partie IX de la Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. (1985), ch. E-15, établit un régime qui permet d’obtenir le remboursement de la taxe qui n’était pas payable et qui exclut les causes d’action fondées sur la common law. Deuxièmement, la demande avait été déposée devant la mauvaise cour : bien que l’action avait été intentée devant la Cour fédérale, la Cour canadienne de l’impôt a compétence exclusive pour entendre les appels en matière de recouvrement des sommes perçues au titre de la TPS.
[70] Notre Cour a confirmé la décision de la Cour fédérale sur la base de ces deux motifs. Elle a conclu que le recours collectif envisagé avait été correctement qualifié de tentative de recouvrement de la TPS en dehors du champ de la partie IX de la Loi sur la taxe d’accise, de sorte qu’il était irrecevable. Dans son analyse, la Cour a comparé les dommages-intérêts compensatoires demandés dans le cadre du recours collectif envisagé à ceux pouvant être obtenus en vertu de la loi. Elle a jugé qu’ils étaient les mêmes. Elle s’est ensuite penchée sur la question de savoir si la demande en dommages-intérêts majorés et punitifs avait une incidence sur la justesse de cette conclusion. Elle a jugé que ce n’était pas le cas. Les appelants ne demandaient pas des dommages-intérêts compensatoires pour l’inconduite reprochée. Il s’agissait « toujours d’une tentative de recouvrer la TPS en contournant la Loi, mais avec une pénalité additionnelle en raison du comportement des intimés »
(Merchant au par. 26).
[71] La Cour suprême approuve et adopte le critère du caractère essentiel permettant de déterminer la compétence de la Cour fédérale : Windsor (City) c. Canadian Transit Co., 2016 CSC 54 aux par. 26 et 27. Ce faisant, elle résume ainsi le critère (renvois omis) :
Il faut dégager la nature essentielle de la demande selon « une appréciation réaliste du résultat concret visé par le demandeur » […]. La « déclaration [du demandeur] ne doit pas être prise au pied de la lettre » […]. Le tribunal doit plutôt « aller au-delà des termes employés, des faits allégués et de la réparation demandée, et il doit s’assurer que la déclaration ne constitue pas une tentative déguisée visant à obtenir devant la Cour fédérale un résultat qui ne peut par ailleurs pas être obtenu de cette cour » […].
VIII. Le caractère essentiel des demandes de M. Hirschfield
[72] Quel est, alors, le caractère essentiel des demandes présentées par M. Hirschfield en l’espèce?
[73] Ces demandes sont formulées comme des demandes en dommages-intérêts en common law. Toutefois, comme je le mentionne plus haut, toutes les demandes sont fondées sur l’erreur qu’aurait commise ACC sur le plan « opérationnel »
en ne calculant pas correctement les prestations à verser aux membres du groupe envisagé sous le régime de la Loi sur les pensions ainsi que sur les décisions du Tribunal. Cette erreur est à l’origine des allégations de négligence systémique, de manquement à l’obligation de fiduciaire, d’enrichissement sans cause et de « gains acquis illégalement »
, qui équivalent à la différence entre les prestations qui seraient dues aux membres du groupe envisagé sous le régime de la Loi sur les pensions et celles qui leur ont été versées ou qui le seront. Ainsi, pour reprendre la formulation de l’arrêt Regina Police, toutes les demandes sont « expressément ou implicitement visée[s] par [le] régime législatif
».
[74] La décision Roitman et les autres décisions mentionnées plus haut nous apprennent que, pour déterminer le caractère essentiel d’une demande, nous devons aller au‑delà des termes employés, des faits allégués et de la réparation demandée. En l’espèce, à la lumière d’un tel exercice, j’estime que le caractère essentiel des demandes de M. Hirschfield est de recouvrer les prestations qui, selon lui, auraient dû être versées et devraient continuer de l’être sous le régime de la Loi sur les pensions, mais (tout comme dans la décision Merchant) « avec une pénalité additionnelle en raison du comportement des intimés »
.
[75] Selon moi, il est également évident que, dans les articles 18 et 26 de la Loi sur le Tribunal, le législateur a voulu conférer au Tribunal un vaste pouvoir, à savoir la « compétence exclusive »
, pour statuer sur les demandes déposées et les appels interjetés en vue de faire valoir des demandes de ce genre, ainsi que « sur toute question connexe »
.
[76] Dans ses observations, M. Hirschfield n’a pas laissé entendre que le mot « exclusive »
utilisé par le législateur dans la Loi sur le Tribunal doit être interprété autrement que dans son sens ordinaire. Le mot « exclusif »
(«
exclusive »
en anglais) a notamment pour sens ordinaire « qui appartien[t] à une seule personne »
en français (Le Robert Dico en ligne, (1er décembre 2024), sub verbo « exclusif »
, en ligne : <https://dictionnaire.lerobert.com/definition/exclusif>) et de «
excluding (some other) from participation
» en anglais
(Oxford English Dictionary (1er décembre 2024), sub verbo «
exclusive
»
, en ligne : <https://www.oed.com/dictionary/exclusive_adj?tab=meaning_and_use#4966585>).
[77] Certes, les facteurs contextuels doivent tout de même être pris en compte. Cependant, j’estime qu’aucun ne semble justifier de donner au mot « exclusive »
un sens plus large ou plus restreint.
[78] Par conséquent, les demandes de M. Hirschfield et des autres membres du groupe envisagé relèvent de la « compétence exclusive »
du Tribunal et ne peuvent être tranchées par la Cour fédérale, sauf par voie de contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal. Il va de soi qu’une instance dont la Cour ne peut connaître ne saurait être le meilleur moyen. Dans sa conclusion exposée aux paragraphes 69 à 75 de ses motifs selon laquelle un recours collectif serait le meilleur moyen et que le Tribunal ne serait pas un autre moyen approprié, le juge saisi de la requête a commis une erreur de droit en n’examinant pas l’étendue et le caractère exclusif du pouvoir conféré par le législateur au Tribunal ainsi que les conséquences d’un tel pouvoir sur la compétence de la Cour fédérale. Je suis d’avis que ces conséquences sont déterminantes dans le présent appel.
IX. Autres questions
[79] Le critère applicable aux autorisations exige que l’ensemble des cinq conditions énoncées au paragraphe 334.16(1) soient réunies. Par conséquent, ayant conclu que la condition liée au meilleur moyen n’est pas remplie, je n’ai pas besoin d’examiner les quatre autres conditions afin de trancher le présent appel. Compte tenu de l’ensemble des circonstances, je refuserais de le faire.
[80] Je juge également inutile de me pencher sur l’application éventuelle, dans le présent appel, de la décision Canada (Procureur général) c. Bri-Chem Supply Ltd., 2016 CAF 257, rendue par notre Cour. L’une des questions examinées dans cette affaire était celle de savoir à quel point un administrateur (tel qu’ACC) dont les actes sont régis par un tribunal (tel que le Tribunal) doit tenir compte des décisions de ce tribunal. Bien que cette question ait été abordée dans les observations présentées, je n’ai pas à l’examiner compte tenu du dispositif que je propose.
X. Dispositif proposé
[81] J’accueillerais l’appel, j’annulerais l’ordonnance du juge saisi de la requête et, compte tenu de la décision qui aurait dû être rendue, je rejetterais la requête en autorisation. Je juge qu’aucune circonstance ne justifie l’adjudication de dépens en vertu de l’article 334.39 des Règles. Je ne rendrais donc aucune ordonnance quant aux dépens.
« J.B. Laskin »
j.c.a.
« Je suis d’accord.
Yves de Montigny, j.c. »
« Je suis d’accord.
Elizabeth Walker, j.c.a. »
Traduction certifiée conforme
Sophie Reid-Triantafyllos, jurilinguiste principale
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
A-182-23
|
INTITULÉ :
|
SA MAJESTÉ LE ROI c. ROBERT MARCUS HIRSCHFIELD
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 16 AVRIL 2024
|
MOTIFS DU JUGEMENT :
|
LE JUGE LASKIN
|
Y ONT SOUSCRIT :
|
LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY
LA JUGE WALKER
|
DATE DES MOTIFS :
|
lE 22 janvier 2025
|
COMPARUTIONS :
Mara Tessier
Sarah Pearson
Marshall Jeske
|
POUR L’APPELANT
|
Angela Bespflug
Janelle O’Connor
Donnaree Nygard
|
POUR L’INTIMÉ
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Shalene Curtis-Micallef
Sous-procureure générale du Canada
Ottawa (Ontario)
|
POUR L’APPELANT
|
Murphy Batista LLP
Vancouver (Colombie-Britannique)
|
POUR L’INTIMÉ
|