Date : 20250128
Dossier : A-95-23
Référence : 2025 CAF 24
CORAM : |
LE JUGE LOCKE LE JUGE LEBLANC LA JUGE ROUSSEL |
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ENTRE : |
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
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appelant |
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et |
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GILBERT DOMINIQUE (de la part des Pekuakamiulnuatsh) et COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE |
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intimés |
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Audience tenue à Québec (Québec), le 20 février 2024.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 28 janvier, 2025.
MOTIFS DU JUGEMENT : |
LE JUGE LEBLANC |
Y ONT SOUSCRIT : |
LE JUGE LOCKE LA JUGE ROUSSEL |
Date : 20250128
Dossier : A-95-23
Référence : 2025 CAF 24
CORAM : |
LE JUGE LOCKE LE JUGE LEBLANC LA JUGE ROUSSEL |
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ENTRE : |
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
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appelant |
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et |
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GILBERT DOMINIQUE (de la part des Pekuakamiulnuatsh) et COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE |
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intimés |
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MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE LEBLANC
I. Introduction
[1] Le Procureur général du Canada (le Procureur général) se pourvoit en appel d’un jugement de la juge en chef adjointe (tel qu’elle était alors) de la Cour fédérale rendu le 27 février 2023 (2023 CF 267). Aux termes de son jugement, la Cour fédérale rejetait la demande de contrôle judiciaire logée par le Procureur général à l’encontre d’une décision du Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal), répertoriée à 2022 TCDP 4, faisant droit à une plainte de discrimination déposée par l’intimé Gilbert Dominique (le Plaignant), au nom de la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh (la Première Nation), auprès de l’autre intimée, la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission).
[2] Cette plainte a pour toile de fond le financement des coûts d’opération du service de police autogéré dont la Première Nation a choisi de se doter en 1996 en marge de la Politique sur la police des Premières nations (la Politique) instaurée par le gouvernement fédéral et à laquelle est venu se greffer, aux fins de son opérationnalisation, le Programme des services de police des Premières nations (le Programme).
[3] La plainte en cause est plus particulièrement fondée sur le paragraphe 5(b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la Loi), lequel énonce que le fait, pour un fournisseur de services destinés au public, de défavoriser un individu à l’occasion de la fourniture de ces services, constitue un acte discriminatoire lorsque ce traitement défavorable est fondé sur un motif de distinction illicite au sens de la Loi.
[4] Le Plaignant soutient que c’est le cas en l’espèce dans la mesure où le financement qui lui est accordé pour le service de police de la Première Nation est insuffisant et tributaire d’ententes de courtes durées que celle-ci n’a d’autre choix que de signer si elle ne veut pas devoir renoncer à son service de police. Il en résulte, selon lui, un niveau de service déficient au détriment des membres de la communauté, une conséquence liée, dit-il, à leur race et à leur origine nationale ou ethnique.
[5] Le Tribunal a conclu que la situation dénoncée par le Plaignant constituait un acte discriminatoire au sens de la Loi, et a ainsi accueilli la plainte de ce dernier (la Décision du Tribunal). Comme on l’a vu, la Cour fédérale a refusé d’intervenir, jugeant la Décision du Tribunal raisonnable. Le Procureur général plaide qu’elle a erré en concluant de la sorte et nous invite à annuler la Décision du Tribunal, rendre la décision que le Tribunal aurait dû rendre, soit rejeter la plainte du Plaignant ou, subsidiairement, renvoyer l’affaire à celui-ci pour qu’il la reconsidère à la lumière des lacunes identifiées par la Cour.
[6] Pour les motifs qui suivent, j’estime que le présent appel ne peut réussir.
II. Contexte
[7] Une brève mise en contexte s’impose.
[8] La Politique et le Programme, qui sont au cœur de la présente affaire, ont été adoptés au début des années 1990. Ils l’ont été dans le contexte plus large des relations historiquement difficiles entre les Premières nations et les autorités chargées du maintien de l’ordre et de l’application de la loi au Canada, comme l’attestent un certain nombre de rapports d’enquête sur la question, dont celui commandé par le gouvernement fédéral et livré par un groupe d’étude interministériel en janvier 1990, le Rapport du maintien de l’ordre dans les réserves indiennes.
[9] Ce rapport est à toutes fins utiles à l’origine de la Politique, dont l’objectif général est de faire bénéficier les Premières nations du Canada « de services de police professionnels, efficaces, adaptés à leurs cultures et dont les responsables rendent compte aux populations locales »
. Ultimement, c’est « l’ordre, la sécurité publique et la sécurité personnelle des habitants dans les collectivités des Premières nations, y compris celle des femmes, des enfants et d’autres groupes vulnérables »
que l’on cherche à améliorer (Dossier d’appel aux pp. 4416–4418).
[10] L’approche privilégiée pour y parvenir est celle de partenariats, « fondés sur la confiance, le respect mutuel et la participation aux décisions »
, ouvrant la voie à la négociation et à la conclusion d’accords tripartites de partage de coûts et d’aide connexe entre le gouvernement fédéral, le gouvernement provincial ou territorial concerné et la Première nation désireuse de se doter d’un corps de police autogéré répondant à ses besoins (Dossier d’appel aux pp. 4416‑4419).
[11] La Politique se veut, plus largement, un « moyen de mettre en pratique la politique fédérale concernant la mise en œuvre du droit inhérent des peuples autochtones à l’autonomie gouvernementale et la négociation de cette autonomie »
(Dossier d’appel à la p. 4418). Elle repose sur les « principes »
suivants :
-
a)Accès des collectivités des Premières nations à des services adaptés à leurs besoins particuliers, et en qualité et quantité égales à ceux dont bénéficient
« les collectivités environnantes caractérisées par des conditions semblables »
; -
b)Pouvoirs et responsabilités des policiers des collectivités des Premières nations similaires à ceux des autres policiers au Canada ;
-
c)Présence d’un nombre adéquat de personnes au sein des services des collectivités des Premières nations
« ayant des antécédents culturels et linguistiques semblables à ceux des collectivités visées »
; -
d)Modèles de services policiers au sein des collectivités des Premières nations
« au moins équivalents à ceux qui sont offerts dans les collectivités environnantes caractérisées par des conditions semblables »
; -
e)Participation des collectivités des Premières nations
« au choix d’un modèle de services policiers »
qui soit adapté aux besoins particuliers de la collectivité concernée,« tout en demeurant aussi économique que possible »
; et -
f)Mise en place, par les collectivités des Premières nations s’étant dotées d’un service de police adapté à leurs besoins particuliers, de mécanismes institutionnels veillant à ce que ce service
« fasse l’objet d’une saine gestion, […] rende des comptes à la population et […] échappe à toute influence partisane ou politique inappropriée »
.
(Dossier d’appel aux pp. 4420–4421)
[12] Enfin, la Politique prévoit, dans ses grandes lignes : (i) la forme que prendra le financement ; (ii) les modèles de services policiers pouvant faire l’objet d’un tel financement ; (iii) les critères servant à évaluer les besoins de la Première nation en cette matière ; et (iv) la liste des coûts admissibles à un tel financement (administration, recrutement et formation, salaires et avantages sociaux et dépenses en capital). En outre, la Politique prévoit que le gouvernement fédéral versera 52 % de la « contribution gouvernementale affectée aux services de police des Premières nations »
alors que la province ou le territoire concerné versera la différence, soit 48 % de cette contribution. La Politique précise à ce sujet que l’on « demandera autant que possible aux collectivités des Premières nations de payer une partie des coûts de leurs services de police, particulièrement en ce qui a trait aux services améliorés »
(Dossier d’appel aux pp. 4423–4425).
[13] Les détails de la mise en œuvre de la Politique sont prévus au Programme.
[14] Par ailleurs, le caractère tripartite des accords conclus en vertu de la Politique (et du Programme) reconnait la compétence des provinces en matière de dispensation des services de police sur leur territoire. En l’espèce, la Première Nation est établie sur la réserve de Mashteuiatsh, au Québec. Elle compte environ 2000 résidents, bien que ce nombre soit appelé à varier selon les saisons.
[15] C’est la Loi sur la police, RLRQ c. P-13.1 (la LPQ) qui régit l’organisation et la dispensation des services de police dans la province. On y prévoit six niveaux de services selon la population des agglomérations desservies, le niveau I représentant le service de base. Suivant la LPQ, c’est la Sureté du Québec qui assure les services de police dans toute municipalité comptant moins de 50,000 résidants. En d’autres termes, ces municipalités ne peuvent être desservies par un corps de police municipal qui leur soit propre, comme c’est le cas des agglomérations comptant plus de 50,000 résidants.
[16] Dans le cas des collectivités autochtones établies sur le territoire de la province, la LPQ prévoit, depuis l’adoption de la Politique, la possibilité, pour celles qui le désirent, de mettre sur pied, par le biais d’une entente signée avec le gouvernement du Québec, leur propre service de police, lequel devient alors un service de police aux fins de cette loi.
[17] La grande majorité des collectivités autochtones établies sur le territoire de la province se sont dotées de leur propre service de police. Selon l’article 93 de la LPQ, ces corps policiers ont compétence pour prévenir et réprimer autant les infractions aux règlements applicables sur le territoire où ils sont établis que celles aux lois applicables sur l’ensemble du territoire du Québec. La Politique témoigne de la volonté du gouvernement fédéral de participer, dans ce cas-ci conjointement avec le gouvernement du Québec, au financement et à la mise en œuvre de tels services dans l’optique des objectifs énoncés à la Politique.
[18] Comme on l’a vu, la Première Nation a mis sur pied son propre corps de police autogéré en 1996. Avant cette date, les services de police au sein de la collectivité de Mashteuiatsh ont été assurés, selon les époques, par la Gendarmerie royale du Canada, une police dite amérindienne (« peacekeepers »
) ou encore la Sûreté du Québec. Au moment de la signature des accords en cause, ces services étaient assurés par la Sûreté du Québec.
[19] Il importe de mentionner, en terminant ce survol, puisque tant le Tribunal que la Cour fédérale en ont fait mention, que parallèlement à la plainte faisant l’objet des présentes procédures, un recours, fondé sur la même trame factuelle, a été intenté en Cour supérieure du Québec au nom de la collectivité de Mashteuiatsh afin d’y faire valoir les obligations de la Couronne de négocier de bonne foi et d’agir avec honneur dans ses relations avec les Premières nations. La collectivité espérait ainsi récupérer les sommes qu’elle aurait dû toucher, selon elle, n’eût été du non-respect de ces obligations.
[20] Ce recours a échoué en Cour supérieure (Takuhikan c. Procureur général du Québec, 2019 QCCS 5699 (Takuhikan CSQ)). Ce jugement a toutefois été renversé par la Cour d’appel du Québec (Takuhikan c. Procureur général du Québec, 2022 QCCA 1699 (Takuhikan CAQ)), une décision que la Cour suprême du Canada a récemment confirmée (Québec (Procureur général) c. Pekuakamiulnuatsh Takuhikan, 2024 CSC 39 (Takuhikan CSC)).
[21] Je note que le Procureur général du Canada n’a pas fait appel du jugement de la Cour d’appel du Québec, ayant plutôt choisi de s’y conformer.
[22] Il importe enfin de préciser que le Tribunal, avec l’accord des parties, a scindé l’examen de la Plainte, se prononçant strictement sur l’existence ou non de discrimination et reportant ainsi le débat sur les réparations à accorder, si cela s’avérait être nécessaire, à une audience ultérieure, une fois la question du mérite de la Plainte définitivement réglée.
III. La Décision du Tribunal
[23] L’audience devant le Tribunal s’est déroulée sur 5 jours. Plusieurs témoins ont été entendus et une preuve documentaire volumineuse lui a été soumise.
[24] Le Tribunal a mené son analyse de la Plainte en se fondant sur le test à trois volets élaboré dans l’arrêt Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61 (Moore). Il a énoncé ce test de la façon suivante (Décision du Tribunal au para. 21) :
-
a)Existe-t-il un motif de distinction illicite protégé par la Loi?
-
b)Existe-t-il un traitement défavorable—ou effet préjudiciable—dans la fourniture d’un service généralement destiné au public au titre du paragraphe 5(b) de la Loi?
-
c)Le motif de distinction illicite a-t-il été un des facteurs dans la manifestation de l’effet préjudiciable?
[25] Après avoir fait état de sa compréhension du droit en matière de discrimination et avoir rejeté deux moyens préliminaires présentés par le Procureur général, dont celui voulant que la décision dans Takuhikan CSQ constituait une fin de non-recevoir à la Plainte sur la base du principe de la chose jugée, moyens qui ne sont pas repris devant cette Cour, le Tribunal a entrepris l’analyse des trois éléments du test de l’arrêt Moore. Il s’est d’abord déclaré satisfait qu’il existait un motif de distinction illicite au sens de la Loi compte tenu de la race et de l’origine nationale ou ethnique du Plaignant et des membres de la Première Nation (Décision du Tribunal au para. 132).
[26] Le Tribunal s’est ensuite attardé au deuxième élément du test de l’arrêt Moore. Ce faisant, il a dressé l’historique des services policiers sur les réserves à travers le pays afin de lui permettre, dit-il, de « mieux saisir les enjeux passés (et présents) qui sont nécessairement liés à la présente affaire »
(Décision du Tribunal au para. 139). Il a également passé en revue l’organisation des services de police au Québec et tracé l’historique de ceux dispensés dans la collectivité de Mashteuiatsh.
[27] Il en a conclu que le gouvernement fédéral, par le biais de la mise en œuvre des accords conclus avec la Première Nation aux termes de la Politique et du Programme, fournissait à cette dernière, quoique destiné à un segment restreint du grand public canadien, un « service[] …destiné[] au public »
au sens de la Loi, lequel, selon le Tribunal, ne se limite pas au simple financement du service mais comprend « d’autres actions prises par l’intimée dans l’administration du programme, par exemple la reddition de compte, la négociation et l’offre d’aides connexes »
(Décision du Tribunal aux paras. 229–232).
[28] Le Tribunal s’est ensuite demandé si le Plaignant avait subi un traitement défavorable lors de la fourniture de ce service et si, le cas échéant, ce traitement défavorable était fondé, en tout ou en partie, sur la race ou l’origine nationale ou ethnique du Plaignant et des membres de la Première Nation.
[29] Il a d’abord conclu au traitement défavorable, étant d’avis que le financement rendu disponible à la Première Nation aux termes desdits accords ne lui permettait pas d’offrir les services minimaux équivalents à ceux du plus bas niveau de service—le niveau I—prévu à la LPQ. Il ne lui était donc pas possible, poursuit le Tribunal, et ce en raison de la structure même du Programme, d’offrir des services comparables à ceux offerts par les corps de police non-autochtones en situation comparable alors que la mission et les responsabilités de son service de police sont pourtant identiques à celles de ces autres corps de police (Décision du Tribunal aux paras. 266, 274–279).
[30] Selon le Tribunal, toutes les parties étaient bien au fait que les coûts afférant aux besoins minimaux de la Première Nation en services policiers étaient supérieurs aux montants prévus aux accords (Décision du Tribunal au para. 251). Il en découlait donc, poursuit le Tribunal, des déficits récurrents pour la Première Nation, déficits exacerbés par une sentence arbitrale rendue en 2014 qui lui intimait de mettre à niveau le salaire des policiers à son emploi jusqu’alors inférieur à ceux des policiers des autres corps de police au Québec (Décision du Tribunal aux paras. 242–244). C’est à même un fond autonome créé par elle et devant servir d’abord et avant tout de levier économique pour la collectivité, poursuit le Tribunal, que la Première Nation devait éponger ces déficits (Décision du Tribunal au para. 253).
[31] Le Tribunal s’est ensuite demandé si ce traitement défavorable dans la fourniture d’un service de police à la Première Nation résultait, en tout ou en partie, de la race ou de l’origine ethnique ou nationale des membres de celle-ci et, donc, si cela constituait un acte discriminatoire au sens de la Loi. À cette fin, le Tribunal s’est dit d’avis qu’il devait prendre connaissance d’office tant de la discrimination systémique et du racisme dont les Premières nations ont fait—et font toujours—l’objet que de leur rapport historiquement difficile avec la police (Décision du Tribunal aux paras. 307–308).
[32] Il a estimé de plus qu’aux fins de l’examen de cette question, le concept d’égalité réelle ne l’obligeait pas à procéder, comme l’y conviait le Procureur général, à une analyse comparative de groupes ayant des caractéristiques identiques ou similaires. Il lui suffisait, poursuit le Tribunal, d’évaluer les « effets véritables, sur le terrain »
de la mise en œuvre des accords de financement issus de la Politique et du Programme par la « prise en compte des contextes social, politique, économique et historique des Premières Nations au regard des services de police »
(Décision du Tribunal aux paras. 318, 320, 324–326).
[33] Le Tribunal en a conclu que de par leur structure même, les accords issus de la Politique et du Programme « renforc[aient] la dépendance des Premières Nations envers la Couronne »
puisque la Première Nation se retrouvait, contrairement en quelque sorte aux promesses de la Politique, devant le dilemme suivant : (i) renoncer à son propre service de police et, donc, accepter de recevoir des services policiers entièrement dispensés par la Sûreté du Québec et non adaptés à sa culture et à ses besoins ; ou (ii) conserver son propre corps de police en sachant, en raison de la structure même des accords, qu’il ne sera pas financé à la hauteur des besoins de la collectivité (Décision du Tribunal aux paras. 328–331). À ce dernier égard, le Tribunal a compris de la preuve au dossier que la mise en œuvre de la Politique et du Programme dépendait d’enveloppes budgétaires qui, souvent, ne permettaient pas, malgré de l’aide ponctuelle et malgré que la situation se soit améliorée depuis 2018, de discussions sur les besoins réels du service de police de la Première Nation, ce qui réduisait presqu’à néant toute possibilité d’un soutien financier accru et durable (Décision du Tribunal aux paras. 341–345).
[34] En somme, pour le Tribunal, malgré les objectifs louables de la Politique, sa mise en œuvre, via le Programme « perpétue la discrimination systémique qui sévit à l’égard du plaignant, des Pekuakamiulnuatsh et des Premières Nations »
(Décision du Tribunal au para. 349), une situation exacerbée par la courte durée des accords de financement, laquelle, ajoute le Tribunal, se veut une autre manifestation de la « mise en œuvre déficiente du [Programme] et de l’insuffisance du financement »
(Décision du Tribunal au para. 363).
[35] Finalement, le Tribunal a rejeté ce qu’il a compris être une défense du Procureur général fondée sur le paragraphe 16(1) de la Loi. Suivant cette disposition, la mise en place d’un programme destiné à supprimer, diminuer ou prévenir les désavantages que subit un groupe d’individus pour des motifs fondés sur un motif de distinction illicite, ne constitue pas un acte discriminatoire au sens de la Loi. Ce serait le cas, suivant le Procureur général, de la Politique et du Programme.
[36] Or, selon le Tribunal, le paragraphe 16(1) de la Loi ne viserait qu’à « protéger l’adoption ou la mise en œuvre des programmes à promotion sociale des contestations des groupes d’individus qui ne seraient pas visés par le programme »
. Cette disposition aurait en somme comme seul objectif de prémunir ce type de programmes contre des allégations dites de « discrimination à rebours »
(Décision du Tribunal aux paras. 377–378). Elle serait donc invoquée par le Procureur général à une fin pour laquelle elle n’a pas été conçue. Accepter l’argument du Procureur général, conclut le Tribunal, aurait donc pour effet, de dénaturer l’objet du paragraphe 16(1) de la Loi (Décision du Tribunal au para. 388).
IV. Le jugement de la Cour fédérale
[37] Après avoir tracé les grandes lignes du litige porté devant elle et résumé la Décision du Tribunal, la Cour fédérale a d’abord discuté en détail de la norme de contrôle applicable, rejetant ce faisant les prétentions du Procureur général l’exhortant à procéder à l’examen de l’ensemble des questions soulevées par son contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte. Le Procureur général ne reprend pas cet argument devant nous, étant maintenant d’avis que la norme applicable était celle de la décision raisonnable.
[38] La Cour fédérale a par la suite disposé de l’argument du Procureur général suivant lequel le Tribunal n’avait pas compétence pour trancher la Plainte puisque cela l’obligeait, à toutes fins utiles, à se prononcer sur les effets discriminatoires de la LPQ, une loi provinciale. Encore une fois, le Procureur général ne reprend pas cet argument devant nous, du moins sous cette forme.
[39] La Cour fédérale a poursuivi son analyse en s’interrogeant sur l’impact du jugement Takuhikan CAQ sur l’analyse de la raisonnabilité de la Décision du Tribunal, jugement auquel elle a reconnu une « force persuasive »
(Décision de la Cour fédérale au para. 69–71). Sur le fond, elle s’est dite satisfaite que le Tribunal n’avait commis aucune erreur justifiant son intervention en concluant que le Plaignant et les membres de la Première Nation avaient été victimes de discrimination dans la mise en œuvre de la Politique.
V. La question en litige et la norme de contrôle
[40] Il est bien établi que lorsque notre Cour est saisie d'un appel d'une décision de la Cour fédérale disposant d’une demande de contrôle judiciaire, elle doit examiner si la Cour fédérale a choisi la bonne norme de contrôle et, si, le cas échéant, elle l'a appliquée correctement. Il est également bien établi que cette « approche n'accorde aucune déférence à l'application de la norme de contrôle par le juge de révision »
, faisant en sorte que notre Cour est alors appelée à « procéder à un examen
de novo de la décision administrative »
(Office régional de la santé du Nord c. Horrocks, 2021 CSC 42 au para. 10 ; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 aux paras. 45–47 (Agraira) ; Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 au para. 36 ; Ontario (Procureur général) c. Ontario (Commissaire à l'information et à la protection de la vie privée), 2024 CSC 4 au para. 15).
[41] Les parties sont maintenant toutes d’avis, et je suis d’accord avec elles, que la Cour fédérale a choisi la bonne norme de contrôle, celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 aux paras. 23–25 (Vavilov)). Elles diffèrent toutefois de point de vue sur la manière dont la Cour fédérale a appliqué cette norme aux questions dont elle était saisie.
[42] Il s’agit là de la seule question que la Cour doit résoudre, soit celle de savoir si la Cour fédérale, en concluant comme elle l’a fait, a appliqué correctement la norme de la décision raisonnable. Pour ce faire, comme je viens de le mentionner, nous devons nous-mêmes procéder à l’examen de la Décision du Tribunal à la lumière de ce que le Procureur général lui reproche.
[43] Le Procureur général plaide, pour l’essentiel, que le Tribunal a erré de trois façons, soit :
-
(i)D’une part, en menant son analyse à travers un
« prisme »
qui a pour effet d’assujettir le gouvernement fédéral à l’obligation de régler complètement et sans délai tous les problèmes que la Politique cherchait à enrayer, une approche, soutient le Procureur général, contraire aux enseignements de la Cour suprême en matière de droit à l’égalité et, en particulier, au principe, bien ancré dans ce domaine, du« gradualisme »
; -
(ii)En ignorant, d’autre part, un certain nombre de facteurs contextuels importants, incluant l’effet améliorateur de la Politique et du Programme pour la Première Nation et la preuve comparative de la situation de la Première Nation lorsqu’il s’agit de la fourniture de services de police ; et
-
(iii)Finalement, en minimisant le rôle de la province dans l’aménagement des services policiers pour les communautés autochtones, avec comme résultat qu’il a, au final, fait dépendre l’évaluation du caractère discriminatoire ou non de l’action fédérale non pas de l’action elle-même, mais du choix de la province de placer un service donné dans un niveau de service donné.
[44] Ces reproches, comme on le verra, se recoupent à certains égards.
VI. L’analyse
[45] Puisque notre Cour doit se « met[tre] à la place »
de la Cour fédérale et se « concentr[er] effectivement sur la décision [du Tribunal] »
(Agraira au para. 46), il est utile, d’entrée de jeu, de rappeler certains des principes devant guider l’action des cours de révision en matière de contrôle judiciaire, laquelle « vise à s’assurer que l’exercice du pouvoir étatique est assujetti à la primauté du droit »
(Vavilov au para. 82).
[46] Comme je l’ai mentionné précédemment, la norme de la décision raisonnable est une norme déférente. Cette caractéristique tient, fondamentalement, « du choix d’organisation institutionnelle du législateur consistant à déléguer certaines questions à des décideurs [administratifs] »
(Vavilov au para. 26). Conséquence de ce choix, les cours de révision doivent éviter « ‘ toute immixtion injustifiée ’ dans l’exercice par le décideur administratif de ses fonctions »
(Vavilov au para. 30).
[47] Cela signifie, concrètement, qu’une cour de révision doit s’abstenir de trancher elle-même les questions qui étaient en litige devant le décideur administratif. En d’autres termes, elle « ne se demande […] pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte l’ ‘ éventail ’ des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse
de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution ‘ correcte ’ au problème »
(Vavilov au para. 83).
[48] Le rôle de la cour de révision consiste plutôt à s’intéresser à la décision « effectivement rendue par le décideur »
. Ce faisant, elle doit procéder à l’examen des motifs qui sous-tendent la décision avec une « attention respectueuse »
, l’objectif étant de s’assurer que ceux-ci, qui n’ont pas à être évalués « au regard d’une norme de perfection »
, révèlent une « analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle »
et que la décision qui en découle est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov aux paras. 83–85, 91). Son effort doit donc porter à la fois sur le résultat de la décision et sur le raisonnement qui y a mené (Vavilov au para. 87).
[49] Bien que la norme de la décision raisonnable permette un contrôle robuste des décisions des décideurs administratifs, puisqu’il en va de la « fonction constitutionnelle du contrôle judiciaire »
(Vavilov au para. 82), la cour de révision n’interviendra toutefois qu’en présence de lacunes ou de déficiences « suffisamment capitale[s] ou importante[s] pour rendre la [décision attaquée] déraisonnable »
. Ce sera le cas lorsque la lacune ou la déficience est telle « qu’on ne peut pas dire [que la décision] satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence »
(Vavilov au para. 100).
[50] C’est avec ces principes à l’esprit que j’entreprends l’examen des moyens invoqués par le Procureur général à l’encontre de la raisonnabilité de la Décision du Tribunal. J’entreprends cet examen en notant également que les éléments suivants du test de l’arrêt Moore ne sont pas contestés en l’instance, à savoir : (i) que le Plaignant et les membres de la Première Nation possèdent une caractéristique protégée par la Loi, soit la race et l’origine ethnique ou nationale et (ii) que, via la Politique et le Programme, le gouvernement fédéral fournit à la Première Nation un service généralement destiné au public au sens du paragraphe 5(b) de la Loi.
[51] Le débat porte donc sur la manière dont le Tribunal a traité, en marge du test de l’arrêt Moore, la question de savoir si le Plaignant et la Première Nation ont fait l’objet d’un traitement défavorable à l’occasion de la fourniture de ce service, et, dans l’affirmative, s’il existe un lien entre ce traitement défavorable et le motif de distinction illicite en cause.
[52] On a vu que le Procureur général adresse trois grands reproches au Tribunal à cet égard, à savoir : (i) une grille d’analyse déficiente de l’allégation de discrimination à première vue ; (ii) la non-prise en compte de divers facteurs contextuels, dont, principalement, l’effet améliorateur de la Politique et du Programme et la preuve comparative, aux fins de cette analyse ; et (iii) la minimisation du rôle de la province dans l’aménagement des services de police destinés aux collectivités autochtones dans la province.
A. Le « prisme »
à travers lequel le Tribunal a mené son analyse de l’allégation de discrimination à première vue
[53] Le Procureur général plaide ici que le Tribunal a conduit son analyse de l’allégation de discrimination à première vue à travers un prisme erroné qui a eu pour effet d’assujettir le gouvernement fédéral à l’obligation de régler complètement et sans délai tous les problèmes que la Politique cherchait à enrayer (Mémoire du Procureur général au para. 67). Or, soutient le Procureur général, une telle approche est contraire aux enseignements de la Cour suprême du Canada selon lesquels il est permis aux gouvernements, lorsqu’ils s’attaquent aux inégalités sociales, de le faire graduellement, un principe, rappelle-t-il, « solidement ancré dans la jurisprudence de la
Charte »
(Mémoire du Procureur général au para. 71, citant principalement l’arrêt R. c Sharma, 2022 CSC 39 au para. 65 (Sharma)).
[54] En marge de ce premier moyen d’appel, le Procureur général précise que contrairement à ce qu’en a dit le Tribunal, il n’a pas présenté de défense au titre du paragraphe 16(1) de la Loi, lequel, reconnait-il, ne s’applique qu’aux cas de discrimination à rebours. Ce qu’il a plutôt plaidé, prétend-il, c’est que le Tribunal se devait, dans son analyse de l’allégation de discrimination à première vue, de tenir compte des principes relatifs aux programmes améliorateurs qui sous-tendent le concept d’égalité réelle, ce que le Tribunal aurait omis de faire.
[55] Selon le Procureur général, ces principes visent à protéger les efforts déployés par l’État pour concevoir et adopter des mesures destinées à aider les groupes défavorisés tout en lui reconnaissant une certaine marge de manœuvre à cette fin, efforts qui appellent à une « grande déférence »
de la part des tribunaux (Mémoire du Procureur général aux paras. 75–76).
[56] En somme, l’approche préconisée par le Tribunal revient ultimement à imposer à l’État une obligation positive générale de remédier aux inégalités sociales, une approche, poursuit le Procureur général, qui porte atteinte au principe de la séparation des pouvoirs puisqu’elle ouvre la voie à l’ingérence des tribunaux « dans le rôle complexe dévolu au législateur en matière d’élaboration de politiques et d’affectation des ressources »
(Mémoire du Procureur général au para. 110, citant l’arrêt Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43 au para. 28).
[57] Lorsque considérées à la lumière de la norme de contrôle applicable en l’espèce, je ne saurais, pour les raisons qui suivent, souscrire aux prétentions du Procureur général sur ce point.
[58] Il convient d’abord de souligner que le Procureur général ne conteste pas la démarche analytique générale en deux étapes que commande l’examen d’une plainte de discrimination déposée aux termes de la Loi (Mémoire du Procureur général au para. 62). La première étape impose au plaignant le fardeau de démontrer, sur une base prima facie ou à première vue, qu’il a fait l’objet d’un acte discriminatoire. C’est à cette étape qu’intervient le test à trois volets de l’arrêt Moore (Mémoire du Procureur général au para. 63), réitéré dans Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc., 2015 CSC 39, aux paragraphes 34 à 37 (Bombardier) et plus récemment, dans Stewart c. Elk Valley Coal Corp., 2017 CSC 30, au paragraphe 24 (voir, dans le contexte spécifique de la Loi, Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2014 CAF 110 au para. 76 (Johnstone)). Comme le souligne à juste titre le Procureur général, le Tribunal doit, à cette étape de l’analyse, considérer l’ensemble de la preuve qui lui a été soumise, ce qui comprend celle administrée par la partie contre qui la plainte est dirigée (Mémoire du Procureur général au para. 64).
[59] Une fois cette première étape franchie avec succès, il appartient alors à la partie visée par la plainte—en l’occurrence, ici, le gouvernement du Canada—de justifier sa conduite en invoquant les exemptions prévues à la Loi. Si elle échoue, la plainte aura été établie avec succès (Mémoire du Procureur général au para. 65).
[60] C’est là la grille d’analyse appliquée par le Tribunal en l’espèce, tout en prenant soin d’ajouter que le caractère intentionnel ou non, ou encore direct ou non, de l’acte discriminatoire allégué n’est pas une considération pertinente à l’analyse (Décision du Tribunal aux paras. 23–32), ce qui est tout à fait conforme à la jurisprudence applicable en matière de droits de la personne (Bombardier aux paras. 32, 40; Sketchley c. Canada (Procureur général) (C.A.F.), 2005 CAF 404 au para. 91; CN c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114, à la p. 1139).
[61] Le cœur de la position du Procureur général portant sur la démarche analytique suivie par le Tribunal en l’espèce concerne le rôle de la jurisprudence développée sous l’article 15 de la Charte lorsqu’il s’agit d’examiner une plainte formulée aux termes d’une loi sur les droits de la personne (Mémoire du Procureur général au para. 66). Y sont inscrits, les principes, tous interreliés, qui, selon le Procureur général, s’imposaient au Tribunal en l’espèce, à savoir le gradualisme, l’absence d’obligation positive des gouvernements de remédier aux inégalités sociales ou d’adopter des lois réparatrices et la déférence dont les tribunaux doivent faire preuve à l’égard des choix faits par le législateur « afin de déterminer le rythme qu’il devrait emprunter pour parvenir à l’idéal de l’égalité »
(Sharma aux paras. 62–65).
[62] Il est exact de dire, comme le fait le Procureur général, que la jurisprudence relative à l’article 15 de la Charte est pertinente au domaine des droits de la personne. Notre Cour, dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75 (CCDP CAF) en a dit qu’elle « nous éclaire sur la teneur de la jurisprudence en matière d’égalité relevant des lois sur les droits de la personne, et réciproquement »
(CCDP CAF au para. 19). En ce sens, la jurisprudence dans ces deux domaines s’informe mutuellement.
[63] Je note que dans cette affaire, le Procureur général, contrairement à ici, reprochait à la Cour fédérale de ne pas avoir limité son analyse à la jurisprudence portant spécifiquement sur la Loi. La Cour fédérale, dans un contexte assez proche du nôtre (le financement des services à l’enfance) mettant en cause lui-aussi le paragraphe 5(b) de la Loi, était appelée à décider si le Tribunal avait erré en rejetant sommairement la plainte qui était devant lui au motif qu’il lui était impossible de traiter cette plainte en l’absence d’un groupe de comparaison approprié. La Cour fédérale a conclu que le Tribunal avait, sur cette question, tiré une conclusion déraisonnable fondée sur « une interprétation rigide et stéréotypée, incompatible avec la recherche de l’égalité réelle exigée par la Loi et la jurisprudence canadienne en matière d’égalité »
(Canada (Commission des droits de la personne Procureur général) c. Canada (Procureur général), 2012 CF 445, au para. 9 (CCDP CF) ; CCDP CAF au para. 8).
[64] Ce qui est important de retenir, à cet égard, c’est que malgré leur parenté évidente, l’article 15 et les lois en matière de droits de la personne font appel, dans la recherche de ce qui est discriminatoire ou pas, à des tests juridiques qui ne sont pas exactement les mêmes. Comme la Cour fédérale l’indiquait dans CCDP CF, bien que cette évolution ne se soit pas faite isolément, « les cadres analytiques applicables au paragraphe 15(1) de la
Charte et aux lois provinciales et fédérales sur les droits de la personne [ont] évolué séparément et pris des formes distinctes »
(CCDP CF au para. 287).
[65] Les différences entre les deux régimes ont été notées très tôt par la Cour suprême dans l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143 (Andrews). Elles tiennent, notamment, du fait que :
-
a)La discrimination au sens du paragraphe 15(1) de la Charte est restreinte à celle qui découle de la loi, alors que celle visée par les lois sur les droits de la personne s’applique à des conduites et comportements, mêmes de nature privée ;
-
b)Les motifs de discrimination énoncés au paragraphe 15(1) de la Charte ne sont pas exclusifs ou exhaustifs contrairement à ceux prévus aux lois sur les droits de la personne ; et
-
c)Les exemptions ou moyens de défense énoncés dans les lois sur les droits de la personne, s’ils sont établis, ont
« généralement pour effet de soustraire complètement de l’application de la loi la conduite dont on se plaint »
alors que les atteintes à un droit protégé par l’article 15 de la Charte peuvent être justifiées par l’État au titre de l’article premier de la Charte ; en d’autres termes, contrairement à ce qui est le cas sous le régime de la Charte, les actes de discrimination prohibés par les lois sur les droits de la personne et les défenses et exemptions qu’on peut leur opposer, sont« absolus »
; il n’y a donc pas de« moyen terme »
, contrairement à ce que le régime de la Charte envisage lorsque l’État se décharge avec succès de son fardeau de preuve aux termes de l’article premier.
(Andrews aux pp. 175–176)
[66] Plus fondamentalement, cette différence tient au fait que la Charte et les lois relatives aux droits de la personne poursuivent des objectifs distincts : la Charte est un instrument constitutionnel alors que les lois sur les droits de la personne, bien qu’elle soit de nature quasi-constitutionnelle pour les fins de l’interprétation qu’elles doivent recevoir, ne le sont pas (Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536, à la p. 547 (Simpsons-Sears) ; Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84 au para. 8 (Robichaud)). On a dit d’elles qu’elles ont pour but de déceler les actes de discrimination, qu’ils soient intentionnels ou non, et de les supprimer, et qu’elles sont, en cela, de nature essentiellement réparatrice en ce sens qu’elles ne visent pas à punir l’auteur de l’acte, mais à offrir à la victime une voie de recours et des redressements « efficaces et compatibles avec la nature « quasi-constitutionnelle » des droits protégés »
(Robichaud au para. 13 ; Simpsons-Sears à la p. 547).
[67] Je rappelle enfin cette mise en garde des juges majoritaires de la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554, un cas de discrimination en matière d’emploi ayant donné lieu à plainte instituée en vertu de la Loi, suivant laquelle la Charte, en l’absence d’une contestation fondée sur celle-ci, « ne peut être utilisée pour interpréter une loi de façon à contrarier son objet ou à lui donner un effet que le législateur ne souhaitait pas de toute évidence »
(Mossop à la p. 582).
[68] J’en retiens que si la jurisprudence relative à l’article 15 de la Charte et celle relative aux lois sur les droits de la personne peuvent s’informer mutuellement, la jurisprudence portant sur l’article 15 ne peut être transposée sans discernement aux cas de discrimination entrepris aux termes des lois sur les droits de la personne, c’est-à-dire sans tenir compte du but précis poursuivi par ces lois et de la structure qui leur est propre. En particulier, il est loin d’être évident que les principes découlant de la jurisprudence relative à l’article 15 de la Charte que le Procureur général invoque ici (absence d’obligation positive d’éliminer les inégalités sociales, gradualisme et déférence à l’égard des choix opérés en ce sens), lesquels portent avant tout sur les rapports entre le législateur et les tribunaux, sont transposables en l’espèce ou, à tout le moins, jusqu’à quel point ils le sont.
[69] Le Procureur général n’est pas très explicite sur ce point et il est donc difficile de conclure, à la lumière de ce qui précède, que ces principes s’imposaient au Tribunal au titre de contraintes juridiques aux fins de son analyse.
[70] Quoi qu’il en soit, à supposer qu’ils s’appliquent, ces principes, à mon sens, ne sont pas très utiles au Procureur général dans les circonstances particulières de la présente affaire puisque le Tribunal a examiné la conduite du gouvernement du Canada à la lumière de son propre engagement, pris dans le contexte des relations historiquement difficiles entre les Premières nations et les autorités chargées du maintien de l’ordre et de l’application de la loi au Canada, de contribuer à ce que les Premières nations puissent se doter de services de police professionnels, efficaces, adaptés à leur culture. En ce sens, il est permis de dire qu’avec cet engagement précis, le gouvernement du Canada avait déjà fixé le rythme avec lequel il allait répondre aux problèmes émanant de ce contexte historique.
[71] La question à résoudre aux termes de la Plainte n’était donc pas de savoir si le gouvernement du Canada en avait fait assez pour résoudre ces problèmes, et si, le cas échéant, il devait en faire plus, mais bien de déterminer si la mise en œuvre de son engagement envers la Première Nation aux termes de la Politique s’était faite d’une manière discriminatoire au sens de la Loi. Cela a été bien compris par le Tribunal si bien qu’il n’y a pas lieu pour cette Cour d’intervenir quant au choix de la grille d’analyse utilisée par le Tribunal pour conduire son examen de l’allégation de discrimination à première vue. En d’autres termes, ce choix, dans les présentes circonstances, possède les attributs de la raisonnabilité.
[72] Quant au rôle des enveloppes budgétaires dans la mise en œuvre de la Politique, que le Procureur général associe à celui, complexe, dévolu au législateur en matière d’affectation des ressources, je rappellerai simplement les limites d’un tel argument en référant aux propos de la Cour suprême dans l’arrêt Moore. Dans cette affaire, l’élimination d’une gamme de services destinés aux élèves ayant des besoins spéciaux, pour des considérations d’ordre budgétaire sur fond de crise financière, avait été jugée discriminatoire. Aucune évaluation des conséquences découlant de ces compressions budgétaires pour ces élèves n’avait été faite, ce qui a fait dire à la Cour suprême qu’il « semblera toujours moins couteux de maintenir le statu quo et de ne pas éliminer un obstacle discriminatoire »
(Moore aux paras. 46–50).
[73] J’en comprends que la marge de manœuvre dont doit disposer le législateur, et le gouvernement, lorsqu’ils procèdent à l’affectation des ressources, n’est pas absolue. En l’espèce, selon le Tribunal, toutes les parties étaient au fait que les coûts afférents aux besoins minimaux de la Première Nation, en matière de services de police, étaient supérieurs aux montants prévus aux accords, et donc, aux enveloppes budgétaires. Ces enveloppes, de l’avis du Tribunal, n’offraient aucune marge de manœuvre afin de soutenir davantage le service de police de la Première Nation (Décision du Tribunal au para. 342).
[74] D’aucuns pourraient dire qu’il s’avérait ainsi moins coûteux de maintenir le statu quo au nom de l’affectation des ressources. À mon avis, le Tribunal pouvait raisonnablement conclure, dans les circonstances de la présente affaire, que cela ne faisait pas obstacle à la Plainte.
B. La prise en compte de l’effet améliorateur de la Politique et du Programme et de la preuve comparative
i. L’argument de l’effet améliorateur de la Politique
[75] Le Procureur général reproche ici au Tribunal de ne pas avoir donné à l’effet améliorateur de la Politique et du Programme pour la Première Nation le poids qu’il aurait dû avoir (Mémoire du Procureur général aux paras. 80–82).
[76] En marge de ce moyen d’appel, le Procureur général précise que contrairement à ce qu’en a dit le Tribunal, ce n’est pas au titre d’une défense aux termes du paragraphe 16(1) de la Loi, lequel, reconnaît-il, ne s’applique qu’aux cas de discrimination à rebours, qu’il a fait valoir cet argument. Ce qu’il a plutôt plaidé, prétend-il, c’est que le Tribunal se devait, dans l’analyse de l’allégation de discrimination prima facie, de tenir compte des principes relatifs aux programmes améliorateurs, lesquels « étayent le principe de l’égalité réelle »
, ce que le Tribunal aurait omis de faire. Selon le Procureur général, ces principes visent à protéger les efforts déployés par l’État pour concevoir et adopter des mesures destinées à aider les groupes défavorisés pour un motif de distinction illicite en lui reconnaissant, à cette fin, une certaine marge de manœuvre à l’intérieur de laquelle les tribunaux doivent s’abstenir de s’immiscer (Mémoire du Procureur général aux paras. 75–76).
[77] Les intimés soutiennent que le Procureur général, devant cette Cour, change son fusil d’épaule, ayant bel et bien invoqué le moyen de défense du paragraphe 16(1) de la Loi, qu’il reconnait aujourd’hui ne pas trouver application en l’espèce. Je note que dans l’Exposé des précisions qu’il a déposé devant le Tribunal, le Procureur général a soutenu que le Programme « peut être vu »
comme un programme au sens de cette disposition (Dossier d’appel à la p. 11425).
[78] Subsidiairement, les intimés plaident que l’argument voulant que l’effet améliorateur de la Politique et du Programme puisse être invoqué à la première des deux étapes de l’examen d’une plainte formulée en vertu de la Loi, soit celle où le plaignant doit établir qu’il a été victime d’une conduite discriminatoire à première vue, n’a aucun fondement juridique et vient ainsi dénaturer la grille d’analyse découlant de l’arrêt Moore.
[79] À mon avis, il était raisonnable de la part du Tribunal de traiter de l’argument de l’effet améliorateur de la Politique et du Programme dans le contexte du paragraphe 16(1) de la Loi, c’est-à-dire comme un moyen de défense à un constat de discrimination à première vue plutôt que comme un argument visant à contrer l’allégation de discrimination à première vue sous-jacente à la Plainte. Cela lui était permis à la lumière des représentations qui lui ont été faites par écrit (Dossier d’appel, Exposé des précisions de l’intimé, à la p. 11425) et à l’audience (Dossier d’appel, transcription des plaidoiries, aux pp. 12307–12308). Cela lui était également permis en raison du fondement juridique plutôt fragile de l’argument voulant que l’effet améliorateur d’un programme soit un élément de la première des deux étapes du test servant à établir le bien-fondé d’une plainte de discrimination produite aux termes de la Loi ou de toute autre loi sur les droits de la personne.
[80] Il en est ainsi pour deux raisons. La première a trait au fait que la grille d’analyse propre à cette première étape du test—la grille de l’arrêt Moore—n’est énoncée nulle part, que ce soit dans la Loi ou encore dans la jurisprudence relative aux lois sur les droits de la personne, comme autorisant la prise en compte de l’effet améliorateur d’un programme de protection sociale, et ce, même si l’auteur allégué de la conduite discriminatoire peut faire une preuve à ce stade de l’analyse, comme l’a reconnu le Tribunal. Il ne faut pas confondre ici, selon moi, le droit de présenter de la preuve pour contrer l’allégation de discrimination à première vue et le test juridique qui doit être rencontré pour établir l’existence d’un acte discriminatoire à première vue.
[81] La seconde raison vient du fait que souscrire au point de vue du Procureur général rendrait à toutes fins utiles redondant le paragraphe 16(1) de la Loi puisque l’effet améliorateur du programme en cause permettrait de disposer de la plainte au stade de la première étape du test, donc, sans même avoir à se rendre au moyen de défense fondée sur ce même effet. Comme on l’a vu, ce moyen de défense comporte certaines limites qui, en théorie, ne seraient pas opposables à l’auteur allégué de l’acte discriminatoire à ce stade de l’analyse. Il me semble que le Parlement ne peut avoir voulu une telle confusion des genres.
[82] Quoi qu’il en soit, il est à se demander si l’argument de l’effet améliorateur, même considéré aux fins de déterminer s’il y a discrimination à première vue, aurait pu faire évoluer la réflexion du Tribunal dans le sens souhaité par le Procureur général. J’estime que non.
[83] Il peut paraître contre-intuitif qu’une politique gouvernementale destinée à corriger certains désavantages historiques liés à un groupe défavorisé puisse être taxée de discriminatoire. Toutefois, l’argument de l’effet améliorateur a ses limites, dans le sens où il ne répond pas adéquatement aux cas où, comme ici, c’est la mise en œuvre de la politique (par exemple, via des pratiques de financement qui entravent la réalisation de ses objectifs), et non la politique elle-même, qui est alléguée faire problème.
[84] Poussé à sa limite, cet argument permettrait de tolérer une conduite discriminatoire sur la base que le groupe défavorisé est maintenant dans une meilleure posture qu’il ne l’était avant l’adoption de la politique, même si la mise en œuvre de cette dernière pose problème sur le plan du droit à l’égalité. Ce serait là, il me semble, avaliser indirectement l’approche selon laquelle il ne saurait y avoir discrimination si le préjudice ou traitement défavorable en cause est désormais somme toute minime, une approche rejetée par la Cour suprême comme étant en porte-à-faux avec l’objet même des lois en matière de droits de la personne qui veut qu’il n’y ait pas de discrimination, quel qu’en soit le degré, sans conséquence (Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, [1994] 2 R.C.S. 525 à la p. 543).
[85] Finalement, dans la mesure où l’argument de l’effet améliorateur de la Politique est avancé en appui au principe du gradualisme, je réitère ce que j’ai dit précédemment, à savoir que ce principe est peu utile au Procureur général dans les circonstances particulières de la présente affaire puisque le Tribunal était appelé à déterminer non pas si la Politique répondait adéquatement aux problèmes qu’elle cherchait à corriger, mais bien si sa mise en œuvre, devant permettre la réalisation de ses objectifs, contrevenait au paragraphe 5(b) de la Loi.
ii. La preuve comparative
[86] Selon le Procureur général, le Tribunal ne pouvait s’en remettre qu’à l’historique des rapports difficiles entre les gouvernements au Canada et les Premières nations pour tirer un constat de discrimination ; il lui fallait également prendre en compte la situation réelle de la Première Nation lorsqu’il est question de son service de police (Mémoire du Procureur général aux paras. 88–91).
[87] Pour ce faire, poursuit le Procureur général, une analyse comparative de la situation du service de police de la Première Nation avec celle de groupes ayant des caractéristiques identiques ou similaires s’imposait, ce que le Tribunal s’est erronément refusé à faire au motif que les Premières nations occupent une position unique au sein de la structure constitutionnelle canadienne, rendant ainsi tout exercice de comparaison difficile, voire impraticable.
[88] Le Tribunal a ainsi procédé, plaide le Procureur général, à une analyse décontextualisée de la Plainte en ignorant, par exemple, la nature somme toute similaire des doléances de la Première Nation concernant son service de police (financement insuffisant, équipement inadéquat, etc.) lorsqu’on les compare à celles des autres corps de police à travers le Québec (Mémoire du Procureur général aux paras. 84–85), ou encore le fait qu’aucune des communautés avoisinantes de celle de Mashteuiatsh n’a son propre service de police, que ces communautés doivent toutes payer pour ce service et qu’elles ne reçoivent, à cette fin, aucune contribution financière des gouvernements (Mémoire du Procureur général aux paras. 95–99).
[89] Je note, d’entrée de jeu, que, comme le reconnait d’ailleurs le Procureur général (Mémoire du Procureur général au para. 102), le Tribunal a bel et bien procédé à un exercice de comparaison en comparant la situation du service de police de la Première Nation à celle des agglomérations non-autochtones de moins de 50,000 résidents au Québec qui bénéficient de services de police de qualité minimale aux termes de la LPQ, soit des services de niveau I. Il en a conclu que le service de police de la Première Nation n’avait pas les moyens d’offrir ce niveau de services.
[90] Ce que le Tribunal ne s’est pas considéré tenu de faire, c’est de procéder, comme l’y conviait le Procureur général, à une analyse comparative de groupes ayant des caractéristiques identiques ou similaires. S’appuyant sur l’arrêt Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12 (Withler) selon lequel une démarche fondée sur la comparaison avec un groupe aux caractéristiques identiques, dans la recherche de l’égalité réelle, « pourrait nuire à l’analyse »
et sur la décision de notre Cour dans CCDP CAF, où celle-ci observait « la diminution du rôle joué par les groupes de comparaison dans le cadre de l’analyse de l’égalité »
(CCDP CAF au para. 18), le Tribunal s’est dit d’avis qu’il lui suffisait d’évaluer les « effets véritables, sur le terrain »
de la mise en œuvre des accords de financement issus de la Politique et du Programme par la « prise en compte des contextes social, politique, économique et historique des Premières Nations au regard des services de police »
(Décision du Tribunal aux paras. 316–320, 324–326).
[91] Le Procureur général soutient que selon l’arrêt Sharma, prononcé en 2022, le Tribunal devait « nécessairement établir une
comparaison entre le groupe demandeur et d’autres groupes ou la population en général »
(Sharma au para. 31). Toutefois, la Cour suprême y a aussi rappelé qu’elle n’exige plus, à cette fin, un « groupe de comparaison aux caractéristiques identiques »
(Sharma au para. 41). Elle a pris soin également de préciser qu’elle n’entendait pas modifier le critère à deux volets applicable à l’analyse fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte, et énoncé, notamment, dans l’arrêt Withler (Sharma aux paras. 33–38).
[92] Dans CCDP CAF, notre Cour rappelait, citant l’arrêt Withler, que la discrimination « appelle un examen approfondi, axé sur les faits, qui commande entre autres de ‘ transcende[r] les similitudes et les distinctions apparentes ’ et de tenir pleinement compte de ‘ l’ensemble des facteurs sociaux, politiques, économiques et historiques inhérents au groupe ’ »
. Elle soulignait également, citant encore une fois Withler, que la « valeur probante de la preuve comparative dépendra des circonstances »
(CCDP CAF au para. 22).
[93] Avec respect, je ne décèle pas de lacune fondamentale dans la façon dont Tribunal a évalué la preuve comparative au dossier. Il a comparé les services de police de base—ceux de niveau I—offerts aux autres résidents du Québec. Il a constaté que la Première Nation, en dépit du fait que la mission et les responsabilités de son propre service de police et que la formation exigée de ses policiers sont les mêmes que celles des autres corps policiers de la province, ne peut offrir le même niveau de service à ses résidents et ce, en raison du sous-financement structurel lié aux déficiences dans la mise en œuvre de la Politique, laquelle vise à ce que les Premières nations puissent se doter de services de police qui soient culturellement adaptés. Il a, par la suite, évalué cet état de fait à la lumière de la relation difficile vécue—et dans certains cas, toujours vécue—par les Premières nations avec les services policiers qui leur ont été imposés au fil des ans. À cette fin, il était également loisible au Tribunal de tenir compte du fait que les membres des Premières nations figurent parmi les personnes les plus défavorisées et marginalisées de la société canadienne (R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13 au para. 60), et qu’ils occupent une position unique au sein de la structure constitutionnelle canadienne (CCDP CF aux paras. 334–335).
[94] Le Tribunal a évalué la preuve comparative du Procureur général mais il ne lui a pas accordé de poids, ou du moins, ne lui a pas accordé le poids que celui-ci aurait souhaité. Ultimement, le Procureur général nous demande de réévaluer la preuve comparative dans l’espoir que nous en arrivions à des conclusions différentes. Or, comme j’ai déjà eu l’occasion de le mentionner, en me référant à l’arrêt Vavilov, là n’est pas notre rôle (Vavilov au para. 83).
[95] Je rappelle que nous n’avons pas à nous demander si nous aurions tiré la même conclusion que le Tribunal ou encore ce que nous aurions décidé si nous avions été à sa place. Nous devons plutôt nous demander si son évaluation de la preuve comparative possède les attributs de la raisonnabilité. À mon avis, c’est le cas.
C. Le rôle de la province dans l’aménagement des services de police
[96] Finalement, le Procureur général soutient que le Tribunal a minimisé le rôle de la province « dans l’aménagement des services policiers pour les communautés autochtones »
, faussant ainsi son évaluation du caractère discriminatoire de l’action fédérale, laquelle, selon l’approche suivie par le Tribunal, « dépendra, au final, du choix du législateur provincial de placer un service donné dans un niveau de service donné »
(Mémoire du Procureur général aux paras. 103–109).
[97] Tel qu’indiqué précédemment, le problème identifié par le Tribunal en est un de sous-financement structurel qui fait en sorte que la Première Nation n’est pas en mesure d’offrir à sa population le plus bas niveau de services policiers offerts aux autres citoyens du Québec. Dans ces circonstances, et sans banaliser le fait que, sur le plan constitutionnel, la dispensation des services de police au Canada relève avant tout des provinces, ce qui est reconnu par la Politique, et le Tribunal d’ailleurs, je vois mal comment l’on puisse dire que l’évaluation du caractère discriminatoire de l’action fédérale, à la lumière des objectifs de la Politique, est ainsi tributaire « du choix du législateur provincial de placer un service donné dans un niveau de service donné »
.
[98] La Politique, et la création qu’elle envisage de corps policiers autochtones autogérés répondant aux besoins particuliers de la collectivité, demeurent une affaire de partenariats, « fondés sur la confiance, le respect mutuel et la participation aux décisions »
. Ces partenariats permettent la négociation et la conclusion d’accords tripartites entre le gouvernement fédéral, le gouvernement provincial ou territorial concerné et la Première nation désireuse de se doter d’un tel corps de police. Je rappelle que la création de tels corps policiers au Québec dépend également, suivant la LPQ, d’ententes avec le gouvernement du Québec. Le Tribunal a d’ailleurs retenu de la preuve que le gouvernement du Canada travaillait directement avec la Première Nation et le gouvernement du Québec afin d’atteindre les objectifs prévus à la Politique (Décision du Tribunal au para. 225). Aux fins de la Politique, les niveaux de services prévus à la LPQ s’avèrent des indicateurs, sans plus.
[99] À mon sens, comme c’était le cas de l’argument voulant que la Plainte soit en fait une attaque oblique contre LPQ, et donc, hors de la compétence du Tribunal, argument rejeté par ce dernier et la Cour fédérale, le Procureur général soulève ici un faux problème.
VII. Conclusion
[100] Vu ce qui précède, je souscris à la conclusion de la Cour fédérale suivant laquelle la Décision du Tribunal possède les attributs de la raisonnabilité.
[101] Toutefois, cela ne devrait pas être interprété comme un endossement du traitement, par la Cour fédérale, de la décision de la Cour d’appel du Québec dans Takuhikan CAQ, que la Cour fédérale a jugé « fort convaincante »
et dont elle s’est servie « pour les fins de [s]on analyse »
(Décision de la Cour fédérale au para. 73).
[102] Aussi convaincante que soit cette décision, elle portait, comme j’ai eu l’occasion de le dire au début des présents motifs, sur une affaire connexe que le Tribunal avait pourtant jugée, aux termes de motifs forts détaillés, comme étant non pertinente à ce qu’il avait à décider parce que cette affaire soulevait des questions différentes. En d’autres termes, le Tribunal a expressément exclu des contraintes qui s’imposaient à lui, le jugement au fond émanant de cette affaire, lequel, rappelons-le, était favorable à la Couronne fédérale.
[103] Selon moi, la Cour fédérale devait procéder à son analyse en prenant en compte la décision du Tribunal, qu’elle n’a pas remise en question, d’exclure de sa propre analyse toute considération liée à cette affaire connexe. En ne le faisant pas, elle a, pour ainsi dire, procédé à son propre examen des questions qui étaient devant le Tribunal et l’a fait à partir d’un élément que l’on pourrait qualifier, dans ces circonstances toutes particulières, d’extrinsèque au dossier, c’est-à-dire d’un élément étranger aux balises ou contraintes que le Tribunal a tracées pour encadrer son évaluation des questions qu’il avait à trancher. Cela, à mon sens, ne lui était pas permis (Vavilov au para. 83).
[104] Ces mêmes considérations s’appliquent d’ailleurs à cette Cour en ce qui a trait au jugement rendu récemment par la Cour suprême dans Takuhikan CSC.
[105] Pour toutes ces raisons, je propose que l’appel soit rejeté et qu’il le soit avec dépens en faveur du Plaignant. La Commission, fidèle à sa politique, ne réclame pas de dépens.
[106] Comme le Plaignant demande les dépens « selon un montant forfaitaire établi conformément avec la Règle 400(1) [des
Règles des Cours fédérales] »
, j’accorderais au Plaignant et au Procureur général un délai de 10 jours à compter de la date des présents motifs pour essayer de s’entendre sur un tel montant et pour aviser la Cour, selon le cas, du montant convenu ou de l’échec de leurs pourparlers.
« René LeBlanc »
j.c.a.
« Je suis d’accord. |
George R. Locke j.c.a. » |
« Je suis d’accord. |
Sylvie E. Roussel j.c.a. » |
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
A-95-23 |
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INTITULÉ : |
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. GILBERT DOMINIQUE (de la part des Pekuakamiulnuatsh) et COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE |
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
Québec (Québec) |
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 20 février 2024 |
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MOTIFS DU JUGEMENT : |
LE JUGE LEBLANC |
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Y ONT SOUSCRIT : |
LE JUGE LOCKE LA JUGE ROUSSEL |
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DATE DES MOTIFS : |
LE 28 JANVIER 2025 |
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COMPARUTIONS :
Me François Joyal Me Pavol Janura Me Marie-Ève Robillard |
Pour l'appelant |
Me Léonie Boutin Me Benoît Amyot |
Pour l’intimé GILBERT DOMINIQUE (de la part des Pekuakamiulnuatsh) |
Me Ikram Warsame Me Sarah Chênevert-Beaudoin |
Pour l’intiméE COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Shalene Curtis-Micallef Sous-procureure générale du Canada |
Pour l'appelant |
Cain Lamarre s.e.n.c.r.l. / avocats Roberval (Québec) |
Pour l’intimé GILBERT DOMINIQUE (de la part des Pekuakamiulnuatsh) |
Commission Canadienne des droits de la personne Ottawa (Ontario) |
Pour l’intiméE COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE |