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Date : 20250228


Dossier : A-106-23

Référence : 2025 CAF 49

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

LE JUGE HECKMAN

 

ENTRE :

 

 

PREMIÈRE NATION DE WATERHEN LAKE

 

 

demanderesse

 

 

et

 

 

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA

 

 

défendeur

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 7 mars 2024.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 28 février 2025.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE HECKMAN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

 


Date : 20250228

Dossier : A-106-23

Référence : 2025 CAF 49

CORAM :

LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

LE JUGE HECKMAN

 

ENTRE :

 

 

PREMIÈRE NATION DE WATERHEN LAKE

 

 

demanderesse

 

 

et

 

 

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA

 

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE HECKMAN

I. APERÇU

[1] En juin 2021, la Première Nation de Waterhen Lake [Waterhen ou la demanderesse] a déposé auprès du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien [le ministre] une revendication particulière conformément à la Politique sur les revendications particulières [la Politique], en vue d’être indemnisée des pertes résultant de ce qui suit :

  1. La prise illégale, survenue en 1954, d’environ 11 650 kilomètres carrés de ses terres de chasse, de pêche et de piégeage conférées par traité aux fins de l’établissement du polygone de tir aérien de Primrose Lake [le polygone de Primrose];

  2. La perte des droits de propriété conférés par des permis de piégeage commercial délivrés en vertu de la Fur Act de la Saskatchewan visant des terres qui ont par la suite été prises aux fins de l’établissement du polygone de Primrose;

  3. L’abrogation, en vertu de la Convention sur le transfert des ressources naturelles [la CTRN] de la Saskatchewan de 1930, des droits, conférés par traité, de chasse, de pêche et de piégeage à des fins commerciales.

[2] En janvier 2022, le directeur général de la Direction générale des revendications particulières (Secteur de la résolution et partenariat) a informé Waterhen que sa revendication ne pouvait être réglée sous le régime de la Politique puisqu’elle semblait comprendre des allégations relatives à des pratiques de récolte traditionnelles.

[3] En conséquence, Waterhen a déposé une déclaration de revendication [la revendication] auprès du Tribunal des revendications particulières [le Tribunal] en mai 2022. En septembre 2022, le ministre a déposé une demande de radiation de la revendication au titre de l’alinéa 17a) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, L.C. 2008, ch. 22 [la Loi]. À la suite d’une audience tenue en janvier 2023, le Tribunal a fait droit à la demande du ministre en mars 2023 [la décision]. Le Tribunal a conclu que la revendication était fondée sur des droits de récolte conférés par traité, et qu’elle ne relevait pas de sa compétence au sens de l’article 14 de la Loi, particulièrement du fait que les revendications de ce genre sont expressément exclues de son champ de compétence par l’alinéa 15(1)g) de la Loi.

[4] Waterhen demande le contrôle judiciaire de la décision devant la Cour.

[5] Pour les motifs qui suivent, j’estime que la demanderesse n’a pas établi que la décision est déraisonnable. Par conséquent, sa demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée.

II. CONTEXTE

[6] Waterhen soutient que le Tribunal, dans son interprétation des dispositions attributives de compétence de la Loi et dans sa décision selon laquelle la revendication ne relevait pas de sa compétence, a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’historique de la revendication, qui s’étend sur plusieurs décennies, et de l’évolution de la Politique qui sous-tend la Loi. Waterhen fait valoir qu’afin de correctement mettre en contexte ses observations, il est nécessaire d’examiner l’historique de la revendication et l’évolution de la Politique.

A. L’historique de la revendication

(1) Les évènements historiques à l’origine de la revendication

[7] Dans sa revendication, la demanderesse explique que les membres de la Première Nation de Waterhen Lake, qui faisait et fait partie des Cris des plaines, vivaient traditionnellement de la chasse et du piégeage dans la région du lac Waterhen, située dans le nord de la Saskatchewan. Avec l’arrivée des colons et de la Compagnie de la Baie d’Hudson, l’économie de Waterhen s’est centrée sur la chasse et le piégeage à des fins commerciales.

[8] En 1876, le Canada et quelques Premières Nations ont signé le Traité no 6, lequel reconnaît le droit des Premières Nations signataires de se livrer à leurs occupations ordinaires de la chasse et de la pêche dans l’étendue de pays cédée, sous réserve des règlements et du pouvoir de la Couronne de prendre des terres pour différentes fins. Selon la revendication, Waterhen a adhéré au Traité no 6 en 1921.

[9] En 1930, le Canada et la province de la Saskatchewan ont conclu une CTRN, qui prévoit le transfert à la province de l’administration et du contrôle des ressources naturelles, qui relevaient auparavant de la Couronne fédérale. Le paragraphe 12 de la CTRN porte sur le pouvoir de la province de prendre des règlements relatifs au gibier et sur les droits des Premières Nations en matière de chasse, de piégeage et de pêche :

Pour assurer aux Indiens de la province la continuation de l’approvisionnement de gibier et de poisson destinés à leurs support et subsistance, le Canada consent à ce que les lois relatives au gibier et qui sont en vigueur de temps à autre dans la province, s’appliquent aux Indiens dans les limites de la province; toutefois, lesdits Indiens auront le droit que la province leur assure par les présentes de chasser et de prendre le gibier au piège et de pêcher le poisson, pour se nourrir en toute saison de l’année sur toutes les terres inoccupées de la Couronne et sur toutes les autres terres auxquelles lesdits Indiens peuvent avoir un droit d’accès.

[Convention sur le transfert des ressources naturelles, 1930, constituant l’annexe 4 de la Loi constitutionnelle de 1930, 1930, 20-21 George V, ch. 26 (R.‑U.), reproduite dans L.R.C. (1985), appendice II, no 26, art. 12.]

[10] La Cour suprême du Canada a conclu que la CTRN avait éteint le droit conféré par traité de chasser à des fins commerciales : R. c. Horseman, [1990] 1 R.C.S. 901, p. 933; R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393, p. 399. Toutefois, la Saskatchewan a adopté la Fur Act, laquelle désigne des étendues de terres dans le nord de la Saskatchewan comme des secteurs de conservation des animaux à fourrure. Sous ce régime, Waterhen ainsi qu’une autre Première Nation partageaient le droit exclusif de piéger dans le secteur de conservation des animaux à fourrure A-37 [le secteur de piégeage A-37].

[11] En 1954, le Canada a convenu avec la Saskatchewan et l’Alberta de réserver une vaste étendue de terres pour y aménager un champ de tir et de bombardement. Dans la revendication, la demanderesse explique que les terres sur lesquelles était établi le polygone de Primrose étaient des terres ancestrales de plusieurs Premières Nations, y compris Waterhen, et qu’elles constituaient 207 360 acres du secteur de piégeage A-37. L’accès à ces terres était interdit. Selon la revendication, la création du polygone de Primrose a entraîné la perte des terres conférées par traité et des droits de récolte afférents, et ce, sans que Waterhen ne soit consultée ni indemnisée.

(2) La revendication de 1975

[12] En avril 1975, quatre Premières Nations, dont Waterhen, ont déposé auprès du Bureau des revendications des autochtones [le BRA] du gouvernement fédéral une revendication en vue notamment d’être indemnisées de la perte de leurs moyens de subsistance. Selon elles, la prise des terres conférées par traité aux fins de l’établissement du polygone de Primrose a entraîné la perte de leurs territoires de piégeage ainsi que de leurs droits de chasse et de pêche. Le Canada a rejeté cette revendication.

[13] En 1993, la Commission des revendications des Indiens [la CRI ou la Commission], un organisme de révision indépendant constitué par le Canada afin de lui proposer des recommandations non contraignantes sur les revendications particulières rejetées, a procédé à une enquête sur le rejet par le Canada de la revendication de 1975.

[14] Dans son rapport final, lequel a été présenté en 1995, la Commission a conclu que la Couronne n’avait pas violé les obligations que les traités lui conféraient envers Waterhen et les autres Premières Nations revendicatrices. Elle a conclu que l’établissement du polygone de Primrose avait réduit le territoire dans lequel les Premières Nations revendicatrices pouvaient exercer leur droit de chasser et de pêcher pour se nourrir, mais pas suffisamment pour les empêcher de poursuivre leurs activités traditionnelles. Toutefois, la Commission a déterminé ce qui suit :

[L]e gouvernement du Canada a bel et bien manqué à son obligation de fiduciaire en ne tenant pas à l’égard des requérants, soudainement privés d’une partie de leur secteur de conservation, la promesse qu’il avait faite de verser une compensation pour « tout droit de propriété à l’égard des lignes de piégeage » touchées par l’aménagement du polygone de [Primrose].

La CRI a recommandé que la revendication des Premières Nations de Waterhen, de Flying Dust et de Buffalo River soit acceptée pour négociation par le ministre en vertu de la Politique, mais uniquement à l’égard des droits de récolte commerciale perdus.

[15] En mars 2002, soit près de sept ans plus tard, le ministre a informé Waterhen qu’il ne pouvait pas accepter la recommandation de la CRI d’entamer des négociations avec elle en vertu de la Politique. Le ministre a expliqué que la Politique ne porte que sur les [traduction] « revendications fondées sur des droits collectifs, et non pas sur celles fondées sur des droits individuels » et que les droits de récolte commerciale étaient détenus par des personnes ou des groupes de personnes, plutôt que par les Premières Nations revendicatrices. Le ministre a ajouté que l’indemnité pour la perte de droits de récolte commerciale suivant l’accord conclu entre le Canada et la Saskatchewan en 1953, sur lequel la CRI s’était appuyée pour recommander que la revendication pour la perte des droits de récolte commerciale soit acceptée pour négociation, « n’était fondée ni sur le titre d’Indien ni sur l’appartenance à une bande indienne » et qu’elle devait plutôt être versée à quiconque détenait un permis sur les terres qui sont devenues par la suite le polygone de Primrose.

(3) La revendication de 2021

[16] Comme je l’indique plus haut, en juin 2021, Waterhen a déposé auprès de la Direction générale des revendications particulières une revendication particulière en vue d’être indemnisée des pertes résultant de la prise illégale de ses terres de chasse, de pêche et de piégeage conférées par traité; de la perte de ses droits de propriété conférés par des permis de piégeage commercial visant des terres qui ont été prises aux fins de l’établissement du polygone de Primrose; et de l’abrogation, en vertu de la CTRN, de ses droits, conférés par traité, de chasse, de pêche et de piégeage à des fins commerciales. En janvier 2022, la Direction générale des revendications particulières a avisé la demanderesse que la revendication ne pouvait être réglée sous le régime de la Politique puisqu’elle semblait comprendre des allégations relatives à des droits et des titres ancestraux ou à des droits de récolte traditionnels. Elle a affirmé que [traduction] « des fonctionnaires du ministère des Relations Couronne-Autochtones cherchaient activement d’autres recours » pour trancher les questions soulevées dans la revendication. Waterhen explique que, compte tenu de l’absence d’efforts de la part de la Direction générale des revendications particulières à cet égard ainsi que de l’absence de communication, de progrès ou de perspectives de règlement, elle a déposé sa déclaration de revendication auprès du Tribunal en mai 2022.

B. L’historique de la Politique

[17] Waterhen allègue que le Tribunal n’a pas tenu compte de l’évolution de la Politique, ce qui l’a amené à adopter une interprétation restrictive et technique de la Loi dans sa décision. Afin d’examiner cet argument, je juge utile de me pencher brièvement sur cette évolution en me fondant sur le rapport final de la CRI intitulé Un apport unique au règlement des revendications particulières des premières nations du Canada, auquel Waterhen a fait référence dans ses arguments présentés devant le Tribunal (Canada, Commission des revendications des Indiens, Commission des revendications particulières des Indiens, Rapport final, 1991-2009 : Un apport unique au règlement des revendications particulières des premières nations du Canada, (Ottawa : Commission des revendications des Indiens, 2009)). Le rapport résume les principales réalisations de la Commission et présente des recommandations pour la suite du règlement des revendications particulières. L’évolution de la Politique a également été prise en compte par le Tribunal dans sa décision Bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97 c. Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2015 TRPC 3, par. 333 à 362 [Beardy’s].

[18] Avant l’élaboration de la première politique sur les revendications particulières en 1973, le gouvernement fédéral traitait les revendications particulières au cas par cas. La CRI était d’avis que, dans l’arrêt Calder et al. c. Procureur Général de la Colombie-Britannique, [1973] R.C.S. 313, la Cour suprême du Canada, qui pour la première fois reconnaissait le titre ancestral sur des terres comme un droit juridique au Canada, a incité le gouvernement fédéral à réévaluer son approche à l’égard des revendications et à mettre l’accent sur la négociation plutôt que sur la contestation judiciaire.

[19] En 1974, le gouvernement fédéral a mis sur pied le BRA, au sein du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, et lui a confié l’examen des revendications et l’élaboration de politiques. L’indépendance du BRA suscitait des préoccupations, puisque ce dernier représentait le ministre et le gouvernement fédéral dans l’évaluation des revendications et la négociation avec les Premières Nations en plus d’être habilité à rendre des décisions au sujet des revendications.

[20] La CRI a déclaré qu’en 1982, seules 12 des 250 revendications particulières présentées entre 1970 et 1981 avaient été réglées, en contrepartie d’une somme totale de 2,3 millions de dollars. Puisque cette façon de faire ne fonctionnait pas, le gouvernement fédéral a révisé et clarifié sa politique relative au règlement des revendications particulières, qu’il a détaillée dans le document de 1982 intitulé Dossier en souffrance : Une politique des revendications des Autochtones (Canada, ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Dossier en souffrance : Une politique des revendications des Autochtones, no Q5-5171-000-BB-A1 (Ottawa : ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, 1982) [Dossier en souffrance]). Cette politique prévoyait certains changements administratifs comme l’ajout de ressources au BRA et énonçait plus clairement les fondements sur lesquels les revendications pouvaient être acceptées. Toutefois, les Premières Nations reprochaient encore à cette politique l’absence de révision indépendante des décisions en ce qui a trait au bien-fondé des revendications ou au montant de l’indemnité à verser à l’égard des revendications.

[21] En réponse à ces critiques, le gouvernement fédéral a créé la CRI. Cette dernière a été dotée de pouvoirs d’enquête en vertu de la Loi sur les enquêtes, L.R.C. (1985), ch. I-11 et dûment mandatée par le décret C.P. 1991-1329 en juillet 1991. Un décret révisé a établi les compétences et les pouvoirs de la CRI. Sa compétence était fondée sur la politique Dossier en souffrance, sous réserve de toute modification ou de tout ajout officiel.

[22] Le mandat de la CRI était double : 1) effectuer, à la demande d’une Première Nation, une enquête publique pour examiner la décision du ministre de rejeter sa revendication (ou de l’accepter dans les cas où il existe toujours un différend sur la manière d’établir l’indemnité); et 2) fournir, sur accord mutuel entre une Première Nation et le ministère des Affaires indiennes, un soutien en médiation à toutes les étapes du processus de revendication. La CRI formulait des recommandations non contraignantes concernant l’inexécution des obligations légales du gouvernement fédéral. Deux ministres successifs, l’un en novembre 1991 et l’autre en octobre 1993, ont confirmé qu’ils accepteraient les recommandations de la CRI si elles étaient conformes à la Politique et qu’ils accueilleraient ses recommandations sur la façon de procéder dans les cas où elle concluait que la Politique avait été correctement mise en œuvre, mais que le résultat était injuste.

[23] En novembre 2003, la Loi sur le règlement des revendications particulières, L.C. 2003, ch. 23, a reçu la sanction royale. Cette loi, qui visait à modifier le processus de règlement des revendications particulières, n’est jamais entrée en vigueur puisque les Premières Nations n’ont pas appuyé les modifications législatives qu’elle contenait. Cette loi a fait l’objet de critiques du fait qu’elle ne tenait pas suffisamment compte de la nécessité d’un organisme indépendant pour statuer sur les revendications particulières et que l’indemnité maximale relative à une revendication particulière était trop restrictive.

[24] En décembre 2006, le Comité sénatorial permanent des peuples autochtones a publié une étude spéciale sur le processus fédéral de règlement des revendications particulières dans laquelle il recommande, entre autres, la création, en partenariat avec les Premières Nations, d’un organisme indépendant ayant le mandat et le pouvoir de régler les revendications particulières (Sénat du Canada, Comité sénatorial permanent des peuples autochtones, Négociations ou affrontements : Le Canada a un choix à faire, Rapport final du Comité sénatorial permanent des peuples autochtones – Étude spéciale sur le processus fédéral de règlement des revendications particulières (décembre 2006) (président : l’honorable Gerry St. Germain, C.P.)).

[25] En juin 2007, le ministre a publié le document La justice, enfin : Plan d’action relatif aux revendications particulières (Canada, Affaires indiennes et du Nord canadien, Revendications particulières : La justice, enfin, no QS-5393-000-EE-A1 (Ottawa : ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, 2007) [La justice, enfin]), dans lequel il expose un plan d’action visant la révision de la Politique. Dans le plan d’action, le Canada s’est engagé à créer un tribunal indépendant pouvant statuer sur les revendications particulières. L’Assemblée des Premières Nations [l’APN], conjointement avec le gouvernement fédéral, a élaboré un projet de loi qui concrétiserait le plan d’action et a discuté du processus de mise en œuvre.

[26] L’avant-projet de loi, lequel a été déposé au Parlement en tant que projet de loi C-30 et qui a donné lieu à la Loi, était accompagné d’un accord politique entre le gouvernement fédéral et l’APN [l’accord politique]. Dans cet accord, les parties ont reconnu que plusieurs questions soulevées lors de leurs délibérations ne pouvaient être traitées dans le cadre du processus de règlement des revendications particulières ou, par définition, ne figuraient pas dans l’avant-projet de loi. Ils ont pris la décision de coopérer sur les questions liées aux revendications particulières qui n’étaient pas visées par la Loi. Selon l’accord politique, les parties se sont engagées à travailler conjointement sur une approche commune pour régler les questions liées aux traités qui ne figuraient pas dans l’avant-projet de loi ou la Politique, y compris les revendications visant des indemnités excédant 150 millions de dollars, soit l’indemnité maximale proposée dans l’avant-projet de loi.

[27] La Loi a reçu la sanction royale en juin 2008. Son préambule reconnaît que le règlement des revendications particulières contribuera au rapprochement entre la Couronne et les Premières Nations et qu’il convient de constituer un tribunal indépendant capable de statuer sur celles-ci de façon équitable et dans les meilleurs délais (Loi, préambule). Plus particulièrement, le Tribunal est chargé « de statuer sur le bien-fondé des revendications particulières des premières nations et sur les indemnités afférentes » (Loi, art. 3). Le Tribunal indemnise « financièrement les Premières nations qui présentent des revendications fondées sur l’omission de la Couronne de s’acquitter de ses obligations légales envers les peuples autochtones, et ce, même si un retard ou l’écoulement du temps faisait obstacle à une action en justice » (Williams Lake Indian Band c. Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4, [2018] 1 R.C.S. 83, par. 2 [note de bas de page omise]).

C. L’évolution des faits justifiant une revendication particulière

[28] Plusieurs des déclarations faites au cours de l’évolution de la Politique concernent la portée des revendications admissibles en vertu de la Politique. Dans les arguments qu’elle a présentés devant le Tribunal et la Cour, la demanderesse a invoqué ces déclarations, car, selon elle, elles revêtaient de l’importance pour le Tribunal dans sa décision de radier ou non la revendication au motif qu’elle excédait sa compétence. Par conséquent, je les reprends dans les présents motifs.

[29] Dans la Déclaration sur les revendications des Indiens et des Inuit de 1973, le gouvernement fédéral reconnaît deux types de revendications : 1) les revendications globales, qui reposent sur les titres ancestraux; et 2) les revendications particulières, qui sont liées au non‑respect des traités historiques, à la mauvaise gestion des terres de réserve ou des autres biens ainsi qu’aux violations des obligations légales de la Couronne.

[30] Selon la politique Dossier en souffrance de 1982, « les revendications particulières des autochtones sont celles qui portent sur l’administration des terres et autres biens des bandes indiennes et sur le respect des dispositions des traités ». Elle prévoit que les revendications admissibles qui révèlent le non-respect d’une obligation légale (c.-à-d. une obligation que le gouvernement fédéral est tenu en droit de respecter) peuvent résulter de l’une ou l’autre des circonstances suivantes :

  1. Le non-respect d’un traité ou d’un accord entre les Indiens et la Couronne.

  2. Un manquement à une obligation découlant de la Loi sur les Indiens ou d’autres lois et règlements relatifs aux Indiens.

  3. Un manquement à une obligation découlant de la responsabilité administrative du gouvernement à l’égard des fonds ou d’autres biens appartenant aux Indiens.

  4. L’aliénation illégale de terres indiennes.

De plus, selon cette politique, le gouvernement est disposé à reconnaître les revendications fondées sur un défaut de compensation à l’égard de terres indiennes prises ou endommagées par le gouvernement fédéral ou tout organisme relevant de son autorité ou sur une fraude commise dans l’acquisition ou l’aliénation de terres indiennes par des employés ou mandataires du gouvernement fédéral.

[31] Selon le document de 2007 intitulé La justice, enfin, une revendication particulière est « une revendication formulée par une Première nation à l’encontre du gouvernement fédéral relativement au non-respect d’un traité historique ou à la mauvaise gestion de terres ou d’autres biens lui appartenant » (La justice, enfin, p. 3). Dans ce document, le gouvernement reconnaît qu’il y a une revendication particulière quand une Première Nation établit que la Couronne a une obligation légale pour l’une ou l’autre des raisons suivantes :

  1. Défaut de faire respecter un traité ou une autre entente entre les Premières Nations et le gouvernement du Canada;

  2. Violation de la Loi sur les Indiens ou d’une autre responsabilité législative;

  3. Mauvaise gestion des fonds ou d’autres biens des Premières Nations;

  4. Vente ou cession illégale d’une terre des Premières Nations.

[32] La publication intitulée Politique sur les revendications particulières et Guide sur le processus de règlement (Canada, Affaires indiennes et du Nord canadien, Politique sur les revendications particulières et Guide sur le processus de règlement, no QS-5401-000-BB-A1 (Ottawa : ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, 2000) [la Politique de 2009]), rédigée après le document La justice, enfin et l’entrée en vigueur de la Loi, prévoit ce qui suit :

Les principes fondamentaux de la politique sur les revendications particulières exposés dans [Dossier en souffrance] n’ont pas changé. Voici ces principes : il faut la confirmation qu’une obligation légale n’est pas réglée, les revendications valides seront indemnisées conformément aux principes juridiques applicables et toute entente constitue un règlement final du grief.

[33] La compétence du Tribunal d’examiner le bien-fondé d’une revendication est énoncée à l’article 14 de la Loi. Comme je le mentionne dans la section suivante des présents motifs, le paragraphe 14(1) prévoit que la Première Nation peut saisir le Tribunal d’une revendication en vue d’être indemnisée des pertes résultant de l’un ou de plusieurs des six faits énumérés. L’article 15 de la Loi énumère sept cas dans lesquels le Tribunal ne peut être saisi d’une revendication.

III. DISPOSITIONS PERTINENTES

[34] Par souci de commodité, je reproduis ci-dessous les dispositions pertinentes en l’espèce, soit les alinéas 14(1)a), c), 15(1)g) et 17a) ainsi que le paragraphe 15(2) de la Loi.

Revendications particulières

Revendications admissibles

Specific Claims

Grounds of a specific claim

14 (1) Sous réserve des articles 15 et 16, la première nation peut saisir le Tribunal d’une revendication fondée sur l’un ou l’autre des faits ci-après en vue d’être indemnisée des pertes en résultant :

14 (1) Subject to sections 15 and 16, a First Nation may file with the Tribunal a claim based on any of the following grounds, for compensation for its losses arising from those grounds:

a) l’inexécution d’une obligation légale de Sa Majesté liée à la fourniture d’une terre ou de tout autre élément d’actif en vertu d’un traité ou de tout autre accord conclu entre la première nation et Sa Majesté;

(a) a failure to fulfil a legal obligation of the Crown to provide lands or other assets under a treaty or another agreement between the First Nation and the Crown;

[…]

c) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la fourniture ou de la non-fourniture de terres d’une réserve — notamment un engagement unilatéral donnant lieu à une obligation fiduciaire légale — ou de l’administration par Sa Majesté de terres d’une réserve, ou de l’administration par elle de l’argent des Indiens ou de tout autre élément d’actif de la première nation;

(c) a breach of a legal obligation arising from the Crown’s provision or non-provision of reserve lands, including unilateral undertakings that give rise to a fiduciary obligation at law, or its administration of reserve lands, Indian moneys or other assets of the First Nation;

[…]

Réserve

Exceptions

15 (1) La première nation ne peut saisir le Tribunal d’une revendication si, selon le cas :

15 (1) A First Nation may not file with the Tribunal a claim that

[…]

g) elle est fondée sur des droits conférés par traité relativement à des activités susceptibles d’être exercées de façon continue et variable, notamment des droits de récolte.

(g) is based on treaty rights related to activities of an ongoing and variable nature, such as harvesting rights.

Précision

Limitation

(2) L’alinéa (1)g) ne s’applique pas aux revendications fondées sur des droits conférés par traité soit sur des terres, soit sur des éléments d’actif destinés à des activités, tels les munitions, pour la chasse, et les charrues, pour l’agriculture.

(2) Nothing in paragraph (1)(g) prevents a claim that is based on a treaty right to lands or to assets to be used for activities, such as ammunition to be used for hunting or plows to be used for cultivation, from being filed.

[…]

Audiences et décisions

Demande de radiation

Hearings and Decisions

Application to strike

17 Le Tribunal peut à tout moment, sur demande de toute partie, ordonner la radiation de tout ou partie de la revendication particulière avec ou sans autorisation de la modifier, pour l’un ou l’autre des motifs suivants :

17 On application by a party to a specific claim, the Tribunal may, at any time, order that the claim be struck out in whole or in part, with or without leave to amend, on the ground that it

a) la revendication n’est manifestement pas admissible aux termes des articles 14 à 16;

(a) is, on its face, not admissible under sections 14 to 16;

[…]

IV. DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[35] Le 16 mars 2023, le Tribunal a accueilli la demande de radiation déposée par le défendeur au titre de l’alinéa 17a) de la Loi, au motif que la revendication n’était manifestement pas admissible aux termes des articles 14 à 16 de la Loi. Après avoir présumé que les faits allégués étaient avérés et interprété la Loi d’une manière large et libérale, en prenant en considération le processus et l’objectif réparateurs du Tribunal, le Tribunal a conclu que sa compétence était circonscrite sans ambiguïté par la Loi et que la revendication excédait les limites de la compétence prévue par cette même loi. Il a jugé qu’il était évident et manifeste, et hors de tout doute, que la demanderesse ne pouvait obtenir gain de cause : décision, par. 1.

[36] Dès le départ, le Tribunal a conclu qu’un dossier de preuve exhaustif et des arguments complets qui allaient au-delà de la question expressément soulevée par la demande de radiation déposée au titre de l’alinéa 17a) de la Loi — à savoir si la revendication, telle qu’elle avait été plaidée, s’inscrivait dans les limites de la compétence du Tribunal — n’étaient « pas nécessaires ni appropriés » : décision, par. 4.

[37] Le Tribunal s’est penché sur la question de savoir si les alinéas 14(1)a) et c) de la Loi pouvaient fonder la revendication. Il a examiné puis rejeté l’argument de la demanderesse selon lequel le terme « autre élément d’actif » utilisé aux alinéas 14(1)a) et c) était ambigu et incluait, lorsqu’il était correctement interprété, les droits de récolte commerciale, que la demanderesse considérait comme des éléments d’actif de nature sui generis qui s’apparentaient au concept de common law du profit à prendre propre au droit des biens : décision, par. 12 et 13. Selon le Tribunal, à la lecture des dispositions législatives pertinentes dans leur ensemble, leur libellé ne présentait aucune ambiguïté véritable : décision, par. 14 et 15. Le Tribunal a expliqué que, selon la définition figurant à l’article 2 de la Loi, un « élément d’actif » est un bien matériel, qu’il avait interprété dans la décision Beardy’s comme tout bien qui a une forme physique, ou toute chose que l’on peut toucher, ou qui est autrement perceptible par les sens. De plus, le Tribunal a fait observer que l’alinéa 15(1)g) de la Loi soustrait expressément à la compétence du Tribunal les revendications fondées sur des droits conférés par traité relativement à des activités susceptibles d’être exercées de façon continue et variable, notamment des droits de récolte, alors que le paragraphe 15(2) prescrit que l’alinéa 15(1)g) ne s’applique pas aux revendications fondées sur des droits conférés par traité sur des éléments d’actif destinés à des activités, tels les munitions pour la chasse. La conclusion du Tribunal dans la décision Beardy’s selon laquelle les annuités prévues par traité étaient des « éléments d’actif » se distinguait de celle tirée dans la décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire, puisque la Loi soustrait expressément à la compétence du Tribunal les revendications fondées sur des droits de récolte conférés par traité, ce qui n’est pas le cas pour les revendications fondées sur les annuités prévues par traité.

[38] Le Tribunal a également rejeté l’argument de la demanderesse selon lequel les droits de récolte en cause n’étaient pas des droits conférés par traité relativement à des activités susceptibles d’être exercées de façon continue et variable, puisqu’ils avaient été abolis en 1930. Selon le Tribunal, la nature du droit conféré par traité au sens de l’alinéa 15(1)g) de la Loi concernait l’essence des droits de récolte. La perte alléguée des droits de récolte conférés par traité qui servait d’assise à la revendication était manifestement visée par l’exclusion prévue à l’alinéa 15(1)g) de la Loi : décision, par. 16.

[39] Le Tribunal a également déterminé que le paragraphe 20(2) de la Loi — qui prévoit que le Tribunal, pour le versement de l’indemnité relative à une revendication, peut prendre en compte des « pertes relatives aux activités susceptibles d’être exercées de façon continue et variable, notamment les activités liées aux droits de récolte » — n’était pas suffisant à lui seul pour asseoir la compétence du Tribunal : décision, par. 17.

[40] Le Tribunal a fait remarquer que la demanderesse avait intenté deux actions devant la Cour du Banc du Roi de la Saskatchewan pour que cette dernière statue sur le fond de la revendication. Il a fait observer que le défendeur avait déposé sa défense dans la première de ces actions, sans soulever de moyen fondé sur l’existence d’un délai de prescription ou l’absence de compétence, et que, compte tenu de son engagement à prendre des mesures visant la réconciliation, il serait à la fois « dommage et surprenant » que le défendeur décide d’invoquer la prescription comme moyen de défense dans la deuxième action : décision, par. 2. Par conséquent, le Tribunal a fait remarquer que, même s’il accueillait la demande du défendeur visant à faire radier la revendication, la demanderesse continuerait de disposer d’un autre recours pour que le fond de sa revendication soit apprécié et tranché d’une manière indépendante et objective.

V. QUESTION EN LITIGE ET NORME DE CONTRÔLE

[41] La seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si le Tribunal a commis une erreur en accueillant la demande de radiation du défendeur au motif qu’il était évident et manifeste, et hors de tout doute, que la revendication était vouée à l’échec, puisqu’elle n’était manifestement pas admissible aux termes des articles 14 à 16 de la Loi.

[42] La cour de révision, lorsqu’elle se penche sur le fond d’une décision administrative, doit présumer que la norme de la décision raisonnable est la norme applicable dans tous les cas. Elle ne peut déroger à cette présomption que lorsqu’une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 10 [Vavilov].

[43] La Loi ne prévoit pas de norme de contrôle ni de droit d’appel. Par conséquent, la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable n’est réfutée par aucune indication claire de l’intention du législateur.

[44] Le Tribunal interprète et applique les dispositions de sa loi habilitante lorsqu’il décide s’il doit ordonner la radiation d’une revendication en vertu de l’alinéa 17a) de la Loi au motif qu’elle n’est manifestement pas admissible aux termes des articles 14 à 16 de cette même loi. Ces dispositions régissent le pouvoir du Tribunal de trancher une demande de radiation et définissent l’étendue de sa compétence. À mon avis, l’interprétation et l’application de ces dispositions législatives par le Tribunal ne tombent pas dans l’une des catégories de questions à l’égard desquelles la primauté du droit commande un contrôle selon la norme de la décision correcte : Vavilov, par. 53; Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Entertainment Software Association, 2022 CSC 30, par. 26 à 28.

[45] La demanderesse fait valoir que la Cour devrait procéder à un contrôle selon la norme de la décision correcte puisque le Tribunal, pour décider si la loi lui conférait le pouvoir de trancher la revendication, délimitait sa compétence. Cet argument ne peut être retenu. Les véritables questions de compétence, que la Cour suprême du Canada définit dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 59, comme des questions qui se posent « lorsque le tribunal administratif doit déterminer expressément si les pouvoirs dont le législateur l’a investi l’autorisent à trancher une question », ne sont plus considérées comme formant une catégorie de questions appelant la norme de la décision correcte : Vavilov, par 67.

[46] Le décideur doit justifier convenablement son interprétation du pouvoir que lui confère la loi afin qu’elle soit jugée raisonnable : Vavilov, par. 109. La question de savoir si une interprétation est justifiée dépendra du contexte, notamment des mots choisis par le législateur pour décrire les limites et les contours du pouvoir du décideur. Le législateur peut se servir de termes précis et restrictifs et définir en détail les pouvoirs conférés afin de limiter strictement les interprétations que le décideur peut donner de la disposition habilitante. Il importe à la cour de révision de déterminer si le décideur a justifié convenablement son interprétation de la loi à la lumière du contexte : Vavilov, par. 110.

[47] La demanderesse soutient que la norme de la décision correcte est également justifiée puisque, comme l’a reconnu le Tribunal, la revendication soulève d’importantes questions constitutionnelles et questions relatives à des droits conférés par traité. Bien que les questions constitutionnelles forment l’une des catégories appelant la norme de la décision correcte, je suis d’accord avec le Tribunal que, dans le cadre de la demande du défendeur visant à faire radier la revendication, son rôle n’était pas d’examiner le fond de la revendication, mais plutôt d’interpréter les dispositions de sa loi habilitante afin de déterminer s’il pouvait être saisi de la revendication comme elle avait été formulée par la demanderesse en vue de rendre une décision sur le fond : décision, par. 4. Puisque les questions examinées par le Tribunal ne relèvent d’aucune des cinq catégories de questions à l’égard desquelles la primauté du droit commande un contrôle selon la norme de la décision correcte, la Cour examine la décision selon la norme de la décision raisonnable.

[48] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit adopter une méthode qui « s’intéresse avant tout aux motifs de la décision » et centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le Tribunal, notamment sur sa justification : Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21, par. 58 à 60 [Mason].

[49] Il incombe à la demanderesse de démontrer le caractère déraisonnable de la décision en établissant qu’elle souffre de lacunes ou de déficiences suffisamment capitales ou importantes : Vavilov, par. 100. L’omission du décideur de fonder sa décision sur un raisonnement à la fois rationnel et logique constitue une lacune fondamentale. Une décision est déraisonnable lorsque, lus dans leur ensemble, les motifs ne font pas état d’une analyse rationnelle ou montrent que la décision est fondée sur une analyse irrationnelle : Vavilov, par. 103; Mason, par. 65. Une autre lacune fondamentale réside dans l’omission du décideur de justifier sa décision au regard des contraintes factuelles et juridiques qui ont une incidence sur celle-ci : Mason, par. 66. Ces contraintes comprennent le libellé des dispositions législatives pertinentes, la jurisprudence applicable, la preuve, les arguments des parties et l’incidence de la décision sur les personnes touchées.

[50] Puisque la demanderesse conteste le caractère raisonnable de l’interprétation qu’a donnée le Tribunal aux dispositions de la Loi, je décris brièvement dans les présents motifs ce qu’elle doit démontrer afin d’établir que l’interprétation du Tribunal est déraisonnable.

[51] Les tribunaux qui interprètent des dispositions législatives appliquent le « principe moderne » d’interprétation législative selon lequel il faut lire les termes d’une loi « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21, et Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 26, citant tous deux Elmer A. Driedger, Construction of Statutes, 2e éd. (Toronto : Butterworths, 1983), p. 87. Le décideur administratif n’est pas tenu « dans tous les cas de procéder à une interprétation formaliste de la loi », pourvu que « le fond de l’interprétation [soit] conforme à son texte, à son contexte et à son objet » : Vavilov, par. 119 et 120.

[52] Pour que l’interprétation de la Loi faite par le Tribunal soit raisonnable, il n’est pas nécessaire « de s’attarder […] au moindre signal d’une intention législative » : Vavilov, par. 122. Même si le Tribunal n’a « aucunement [tenu] compte d’un aspect pertinent » de son contexte ou de son objet, une telle omission ne justifie pas à elle seule l’intervention judiciaire : Vavilov, par. 122. L’omission doit être suffisamment capitale pour qu’il soit manifeste que le Tribunal « aurait pu fort bien arriver à un résultat différent » s’il avait tenu compte de l’élément omis. Le défaut de tenir compte de cet élément pourrait alors être « indéfendable et déraisonnable dans les circonstances » : Vavilov, par. 122.

VI. ARGUMENTS DES PARTIES

A. Les arguments de la demanderesse

[53] La demanderesse soulève trois arguments pour contester le caractère raisonnable de la décision.

[54] Premièrement, la demanderesse soutient que le Tribunal a commis une erreur dans son application du critère juridique applicable à une demande de radiation, et plus particulièrement en décidant de radier la revendication sans disposer d’un dossier de preuve exhaustif et d’arguments complets.

[55] Deuxièmement, la demanderesse soutient que le Tribunal a commis une erreur dans son interprétation des dispositions attributives de compétence de la Loi. Elle fait précisément valoir ce qui suit :

  1. Le Tribunal a commis une erreur dans son interprétation de la définition du terme « autre élément d’actif » figurant aux alinéas 14(1)a) et c) de la Loi et n’a pas compris l’argument de la demanderesse selon lequel les droits de récolte conférés par traité en cause, qui sont des droits sui generis, s’apparentent au concept de common law du profit à prendre propre au droit des biens, et ont donné lieu à des biens matériels, lesquels sont compris dans le concept d’« élément d’actif » de la Loi.

  2. Le Tribunal a commis une erreur en concluant que la revendication est visée par l’exclusion prévue à l’alinéa 15(1)g) de la Loi.

  3. Le Tribunal a commis une erreur en faisant abstraction de l’évolution de la Politique et de l’historique de la revendication dans son interprétation des dispositions attributives de compétence de la Loi.

  4. Le Tribunal n’a pas appliqué correctement les principes d’interprétation législative énoncés dans l’arrêt Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29 [Nowegijick].

  5. Le Tribunal a mal compris les observations de la demanderesse concernant le paragraphe 20(2) de la Loi, ce qui l’a amené à mal interpréter l’article 14 de la Loi.

[56] Troisièmement, la demanderesse soutient que le Tribunal a commis une erreur en comparant la revendication aux actions déjà intentées devant la Cour du Banc du Roi de la Saskatchewan et, ce faisant, qu’il a fait preuve de partialité en faveur de la Couronne.

B. Les arguments du défendeur

[57] Le défendeur soutient que le Tribunal a interprété et appliqué correctement son pouvoir de radier la revendication en vertu de l’alinéa 17a) de la Loi.

[58] À l’audience, le défendeur a souligné qu’un droit de récolte ne peut constituer un bien matériel et, par conséquent, un « élément d’actif » aux fins de l’application des alinéas 14(1)a) et c) de la Loi, puisqu’il s’agit d’une promesse d’autoriser la chasse, la pêche et le piégeage, et non pas d’une promesse relative à la récolte elle-même. Il n’y a pas de promesse quant à la qualité ou à la quantité des récoltes. C’est pour cette raison que ce droit ne peut qu’être désigné comme un bien immatériel. De plus, le paragraphe 15(2) de la Loi dispose que, dans le cas des droits de récolte, « les munitions, pour la chasse, et les charrues, pour l’agriculture » seraient des éléments d’actif aux fins de l’application de l’article 14, de sorte que le droit de récolte et la récolte elle‑même ne sont pas des éléments d’actif au sens de la Loi.

[59] Le défendeur fait valoir que l’alinéa 15(1)g) de la Loi soustrait manifestement et évidemment à la compétence du Tribunal les droits de récolte. Suivant cet alinéa, les droits de récolte sont réputés constituer des activités susceptibles d’être exercées de façon continue et variable, et les activités de ce genre sont expressément exclues du champ de compétence du Tribunal.

[60] Le défendeur soutient que le principe énoncé dans l’arrêt Nowegijick ne s’applique pas en l’espèce, puisque le Tribunal a conclu raisonnablement que les dispositions attributives de compétence de la Loi n’étaient pas ambiguës. De même, le défendeur fait valoir qu’il n’était pas nécessaire que le Tribunal examine l’évolution législative de la Politique puisque le libellé des dispositions pertinentes était clair. Quoi qu’il en soit, le défendeur soutient que la portée de la Politique n’a pas changé et n’a pas été restreinte, puisque les droits de récolte n’ont jamais non plus été visés par les politiques antérieures.

VII. ANALYSE

[61] Conformément à la méthode de contrôle selon la norme de la décision raisonnable qui s’intéresse avant tout aux motifs de la décision, je concentre mon analyse sur le raisonnement adopté par le Tribunal pour justifier : 1) son interprétation et son application de ses pouvoirs à l’égard d’une demande déposée au titre de l’article 17; et 2) sa décision portant que la revendication ne fait pas partie de l’une des catégories de revendications dont le Tribunal peut être saisi selon l’article 14 de la Loi et qu’elle fait plutôt partie de l’une des catégories de revendications expressément exclues du champ de compétence du Tribunal par l’article 15. Ce faisant, je me penche sur les différents arguments qu’invoque la demanderesse à l’égard de ces aspects de la décision. Enfin, j’examine les arguments de la demanderesse concernant les remarques du Tribunal sur les actions intentées devant la Cour du Banc du Roi de la Saskatchewan.

A. Le rôle du Tribunal dans le cadre d’une demande de radiation déposée au titre de l’article 17

[62] Dans sa décision, le Tribunal a d’abord examiné le fardeau dont devait s’acquitter la Couronne pour qu’il ordonne la radiation d’une revendication en vertu de l’article 17 de la Loi. Il a conclu qu’il incombait à la Couronne de démontrer qu’il était évident et manifeste, et hors de tout doute, que la revendication était vouée à l’échec : décision, par. 3. Pour réaliser cet examen, le Tribunal a pris acte qu’il devait : 1) tenir pour avérées les allégations formulées dans la revendication; 2) interpréter la Loi d’une manière large et libérale, en prenant en considération le processus et l’objectif réparateurs du Tribunal; et 3) tenir compte du fait qu’il s’agissait d’un argument nouveau mis de l’avant dans un domaine du droit en constante évolution : décision, par. 1, 3 et 4.

[63] Pour définir la norme juridique applicable à une demande de radiation, le Tribunal s’est appuyé sur le critère établi dans les arrêts de principe de la Cour suprême du Canada, dont l’arrêt R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45, par. 17 [Imperial Tobacco], et applicable à la radiation d’une demande pour absence de cause d’action raisonnable. Je souligne qu’une décision qui est conforme à l’acception consacrée d’une norme bien connue en droit et dans la jurisprudence sera généralement raisonnable : Vavilov, par. 111.

[64] Selon le Tribunal, la demanderesse réclamait une indemnité pour la perte de sa capacité à exercer ses droits de récolte : décision, par. 4 et 5. Cette perte découlait : 1) de l’abrogation, par la CTRN, des droits de chasse commerciale garantis par traité; et 2) de l’établissement du polygone de Primrose, de sorte que la demanderesse n’avait plus accès aux terres ancestrales et ne pouvait plus y exercer ses droits de récolte garantis par traité et par les permis de piégeage délivrés sous le régime de la Fur Act de la Saskatchewan.

[65] La qualification que fait le Tribunal de la revendication reflète celle énoncée par la demanderesse. Dans son mémoire des faits et du droit, la demanderesse affirme que son [traduction] « droit conféré par traité de gagner sa vie grâce à la chasse, à la pêche et au piégeage comme l’a promis la Couronne dans le Traité no 6 lui a été unilatéralement retiré par la CTRN et a été davantage restreint par la création du [polygone de Primrose] en 1954, ce qui l’a privée non seulement de ses droits de récolte, mais également de ses droits de piégeage prévus par la loi et accordés par des licences provinciales » : mémoire des faits et du droit, par. 33 (voir aussi par. 41, 52, 53 et 62).

[66] Le Tribunal a jugé que son rôle n’était pas de statuer sur le fond de la revendication, mais de déterminer si la revendication, comme elle avait été formulée, relevait de sa compétence au sens des articles 14 à 16 de la Loi. Selon le Tribunal, pour ce faire, il était suffisant de tenir pour avérées les allégations formulées dans la revendication. Un dossier de preuve exhaustif et des arguments complets qui allaient au-delà de la question de la compétence n’étaient pas nécessaires ni appropriés.

[67] La demanderesse soutient qu’il était déraisonnable de la part du Tribunal de juger qu’un dossier de preuve exhaustif n’était pas nécessaire dans le cadre d’une demande de radiation déposée au titre de l’article 17 de la Loi. Je ne suis pas de cet avis. Dans l’arrêt Imperial Tobacco, sur lequel s’est appuyé le Tribunal, la Cour suprême du Canada fait remarquer que les demandes de radiation reposent sur le principe que les faits allégués sont avérés (Imperial Tobacco, par. 17). Elle souligne également que la radiation des demandes n’ayant aucune possibilité raisonnable de succès « favorise l’efficacité et fait épargner temps et argent » en permettant aux plaideurs de « se concentrer sur les demandes importantes et [d’éviter de] consacrer des jours — parfois même des semaines — à la preuve et aux arguments de demandes vouées de toute façon à l’échec » et aux décideurs de porter leur l’attention sur les demandes présentant une possibilité raisonnable de succès (Imperial Tobacco, par. 20) (non souligné dans l’original). La manière dont le Tribunal a appliqué l’article 17 de la Loi cadre avec les objectifs d’efficacité et de rapidité qui sous-tendent le pouvoir de radier des revendications. Elle est également conforme à la Loi, qui met l’accent sur la nécessité, pour le Tribunal, de statuer sur les revendications « de façon équitable et dans les meilleurs délais » (Loi, préambule) et de tenir compte de « l’importance de parvenir rapidement à un règlement » pour décider de la façon de tenir audience (Loi, par. 26(2)).

[68] Par conséquent, je suis d’avis que la demanderesse n’a pas démontré que la décision du Tribunal sur la demande déposée par la Couronne au titre de l’article 17 présente des lacunes fondamentales, que ce soit parce que sa décision est fondée sur un raisonnement qui n’est pas intrinsèquement cohérent ou parce qu’elle n’est pas justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles applicables.

B. Le pouvoir du Tribunal d’examiner les revendications particulières aux termes des articles 14 et 15 de la Loi

[69] Le Tribunal a conclu que sa compétence pour examiner le bien-fondé d’une revendication était « entièrement délimitée » par l’article 14 de la Loi, mais que l’article 15 servait de « guide » pour l’application de l’article 14 « en donnant des exemples précis de cas où une Première Nation ne peut saisir le Tribunal d’une revendication » : décision, par. 17. Après avoir examiné l’objet de la Loi et la raison d’être du Tribunal (décision, par. 5), le Tribunal a conclu que la revendication n’était pas admissible aux termes de l’article 14 de la Loi et qu’elle était expressément exclue du champ de compétence du Tribunal par l’alinéa 15(1)g) de la Loi : décision, par. 17.

(1) L’objet de la Loi et la raison d’être du Tribunal

[70] Le Tribunal a souligné qu’il a été constitué comme un tribunal indépendant capable de statuer sur les revendications particulières historiques opposant les Premières Nations et la Couronne, ce qui fait partie intégrante du processus de réconciliation, et que sa procédure a une nature réparatrice. Il a également fait remarquer que l’objet de la Loi est de donner accès à la justice aux Premières Nations en vue de régler les revendications particulières d’une manière rapide et économique. Selon le Tribunal, comme une interprétation étroite et technique de la Loi contrecarrerait son objet, il a décidé qu’elle devait être interprétée de façon large et libérale : décision, par. 5.

(2) L’admissibilité de la revendication aux termes de l’article 14 de la Loi

[71] Le Tribunal a indiqué que, selon la demanderesse, la revendication relevait de la compétence du Tribunal suivant les alinéas 14(1)a) et c) de la Loi : décision, par. 6.

[72] En vertu de l’alinéa 14(1)a), la Première Nation peut saisir le Tribunal d’une revendication en vue d’être indemnisée des pertes résultant de « l’inexécution d’une obligation légale de Sa Majesté liée à la fourniture d’une terre ou de tout autre élément d’actif en vertu d’un traité ou de tout autre accord conclu entre la première nation et Sa Majesté ». Selon le Tribunal, ce libellé prescrivait clairement « une analyse portant sur la question de savoir si une revendicatrice a invoqué le défaut de la Couronne de fournir une terre ou tout autre élément d’actif en vertu d’un traité » : décision, par. 7.

[73] Le Tribunal s’est ensuite penché sur les dispositions du Traité no 6 par lequel les Premières Nations signataires ont cédé à la Couronne leurs droits sur une vaste étendue de territoire et par lequel la Couronne a convenu de mettre de côté des réserves à l’usage des Premières Nations. Point important, le Tribunal a souligné la disposition du Traité no 6 qui garantit aux Premières Nations signataires des droits de récolte dans l’étendue cédée, sous réserve du droit de la Couronne de prendre des terres :

Sa Majesté, en outre, convient avec les dits Indiens qu’ils auront le droit de se livrer à leurs occupations ordinaires de la chasse et de la pêche dans l’étendue de pays cédée, tel que ci-dessus décrite, sujets à tels règlements qui pourront être faits de temps à autre par son gouvernement de la Puissance du Canada, et sauf et excepté tels terrains qui de temps à autre pourront être requis ou pris pour des fins d’établissement, de mine, de commerce de bois ou autres par son dit gouvernement de la Puissance du Canada, ou par aucun de ses sujets y demeurant, et qui seront dûment autorisés à cet effet par ledit gouvernement[.]

[Décision, par. 10; souligné dans l’original.]

[74] Le Tribunal a conclu que la revendication, comme elle avait été formulée par la demanderesse, ne faisait pas état, pour reprendre le libellé de l’alinéa 14(1)a), du défaut de fournir des terres à la demanderesse en vertu du Traité no 6. Il était d’avis que la demanderesse contestait plutôt le droit qu’avait la Couronne de prendre, sans la consulter ni l’indemniser, des terres cédées en vertu du Traité no 6 sur lesquelles elle détenait des droits de récolte, et ce, aux fins de l’établissement du polygone de Primrose. La demanderesse réclamait également une indemnité pour l’abrogation, sans consultation, de ses droits de récolte par la CNTR : décision, par. 11. Par conséquent, le Tribunal a conclu que la revendication était fondée sur la disposition du Traité no 6 portant sur les droits de récolte.

[75] Le fait pour le Tribunal de considérer que la revendication était fondée sur l’abrogation par la Couronne des droits de récolte conférés par traité est largement étayé par la déclaration de revendication (par. 68, question 1, par. 105, par. 112) et par les arguments formulés par la demanderesse dans son mémoire des faits et du droit (par. 33, 52, 53, 79 et 90).

[76] Après avoir déterminé que la revendication n’était pas fondée sur l’inexécution d’une obligation légale de la Couronne liée à la fourniture d’une terre, le Tribunal a axé son analyse de l’alinéa 14(1)a) sur la question de savoir si la revendication pouvait être fondée sur l’inexécution d’une obligation légale de la Couronne liée à la fourniture de « tout autre élément d’actif » en vertu d’un traité ou de tout autre accord conclu entre la Première Nation et la Couronne.

[77] Aux termes de l’alinéa 14(1)c) de la Loi, la Première Nation peut saisir le Tribunal d’une revendication en vue d’être indemnisée des pertes résultant de « la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la fourniture ou de la non-fourniture de terres d’une réserve — notamment un engagement unilatéral donnant lieu à une obligation fiduciaire légale — ou de l’administration par Sa Majesté de terres d’une réserve, ou de l’administration par elle de l’argent des Indiens ou de tout autre élément d’actif de la première nation » (non souligné dans l’original). Comme les parties avaient convenu que la revendication n’était liée ni à la « fourniture ou [à] la non-fourniture de terres d’une réserve » ni à l’administration par la Couronne de terres d’une réserve, le Tribunal s’est concentré sur la question de savoir si la revendication pouvait être fondée sur la violation d’une obligation légale découlant de l’administration par la Couronne de « tout autre élément d’actif » de la Première Nation : décision, par. 12.

[78] La demanderesse a soutenu que le terme « autre élément d’actif » utilisé aux alinéas 14(1)a) et c) était ambigu et devait être interprété de manière à inclure les droits de récolte, les permis de piégeage ainsi que sa revendication relative à la prise des terres aux fins de l’établissement du polygone de Primrose. En particulier, elle a fait valoir que ses droits de récolte conférés par traité créaient un droit sui generis sur les terres, s’apparentaient à un profit à prendre (un droit reconnu en common law de prendre des objets tangibles d’une terre appartenant à une autre personne) et donnaient lieu à des biens matériels.

[79] La demanderesse soutient que le Tribunal n’a pas tenu compte de son argument selon lequel, comme le droit de récolte donnait lieu à des biens matériels, il s’agissait d’un élément d’actif aux fins de l’application des alinéas 14(1)a) et c) de la Loi, de sorte que le Tribunal avait le pouvoir d’examiner la revendication. Je ne suis pas d’accord. Le Tribunal a compris l’argument de la demanderesse et l’a résumé ainsi : « La revendicatrice avance que, puisque les biens matériels sont recueillis dans l’exercice des droits de récolte, et qu’ils sont plus tard convertis en argent ou en d’autres biens matériels, le droit lui-même est un élément d’actif au sens de la [Loi] » : décision, par. 13.

[80] Le Tribunal a rejeté l’argument au motif qu’il n’était pas étayé par la Loi. Il a fondé sa conclusion sur trois dispositions de la Loi : 1) l’article 2, selon lequel le terme « élément d’actif » s’entend de « tout bien matériel »; 2) l’alinéa 15(1)g), qui exclut les revendications « fondée[s] sur des droits conférés par traité relativement à des activités susceptibles d’être exercées de façon continue et variable, notamment des droits de récolte » des catégories de revendications à l’égard desquelles le Tribunal a compétence selon l’article 14; et 3) le paragraphe 15(2), qui prévoit que l’alinéa 15(1)g) ne s’applique pas aux revendications « fondées sur des droits conférés par traité soit sur des terres, soit sur des éléments d’actif destinés à des activités, tels les munitions, pour la chasse, et les charrues, pour l’agriculture » : décision, par. 14.

[81] Le Tribunal a fait remarquer qu’au paragraphe 295 de la décision Beardy’s, il a interprété le terme « élément d’actif » (que l’article 2 de la Loi définit comme un « bien matériel ») comme signifiant tout bien qui a une forme et des caractéristiques physiques, ou toute chose que l’on peut voir ou toucher, ou qui est autrement perceptible par les sens : décision, par. 14.

[82] Dans l’affaire Beardy’s, la Couronne a demandé sans succès la radiation d’une revendication découlant du fait qu’elle n’avait pas versé les paiements prévus par le Traité no 6 aux membres des Premières Nations revendicatrices parce que les annuités prévues par traité n’étaient pas des « éléments d’actif » aux fins de l’application de l’alinéa 14(1)a) de la Loi, de sorte que le Tribunal n’avait pas compétence. Le Tribunal a fait remarquer que, dans la décision Beardy’s, il avait reconnu les annuités prévues par traité comme des éléments d’actif pour plusieurs raisons (décision, par. 15). Premièrement, ils étaient de nature tangible, comme l’exige la Loi (Beardy’s, par. 294). Deuxièmement, les signataires du Traité no 6 les auraient naturellement comprises comme des éléments d’actif (Beardy’s, par. 289). Troisièmement, les revendications relatives aux annuités prévues par traité ne faisaient pas partie des catégories de revendications expressément exclues du champ de compétence du Tribunal par l’article 15 de la Loi (Beardy’s, par. 406).

[83] Le Tribunal a fait remarquer que l’alinéa 15(1)g) de la Loi soustrait expressément à sa compétence les revendications fondées sur des droits conférés par traité relativement à des activités susceptibles d’être exercées de façon continue et variable, notamment des droits de récolte : décision, par. 15. Il a souligné que le paragraphe 15(2) de la Loi « prescrit qu’une revendication fondée sur des droits de récolte conférés par traité est admissible si elle est également fondée sur des droits conférés par traité […] sur des éléments d’actif » (italique ajouté). Ainsi, selon le Tribunal, la Loi « maintient la compétence du Tribunal d’entendre une revendication fondée sur les biens matériels — comme les munitions ou les charrues — nécessaires pour l’exercice des droits de récolte conférés par traité » (italique ajouté) : décision, par. 15.

[84] Dans son analyse de l’alinéa 15(1)g) et du paragraphe 15(2) de la Loi, le Tribunal a reconnu que la Loi établit une distinction entre les revendications fondées sur des droits conférés par traité sur des éléments d’actif, tels les munitions, qui sont des biens matériels nécessaires pour l’exercice des droits de récolte conférés par traité, et les revendications qui ne visent que les droits de récolte conférés par traité eux-mêmes : les premières sont liées à la fourniture ou à l’administration d’un élément d’actif et, suivant l’alinéa 14(1)a) ou c), relèvent de la compétence du Tribunal, alors que les deuxièmes, non.

[85] Après avoir interprété de façon globale et contextuelle les motifs du Tribunal (Mason, par. 61), il m’apparaît évident que ce dernier n’a pas omis de tenir compte des arguments de la demanderesse. Il a plutôt rejeté son argument portant que son droit de récolte conféré par traité constituait un « élément d’actif » selon la définition figurant dans la Loi et l’interprétation donnée dans l’arrêt Beardy’s et que sa revendication relevait donc de la compétence du Tribunal suivant les alinéas 14(1)a) et c) de la Loi. J’estime que le raisonnement du Tribunal fait état d’une analyse rationnelle, qu’il est étayé par le libellé de la Loi et la jurisprudence du Tribunal et qu’il ne souffre d’aucune lacune ou déficience suffisamment capitale ou importante pour rendre la décision déraisonnable.

(3) L’exclusion de la revendication par l’alinéa 15(1)g) de la Loi

[86] L’alinéa 15(1)g) soustrait à la compétence du Tribunal les revendications qui sont « fondée[s] sur des droits conférés par traité relativement à des activités susceptibles d’être exercées de façon continue et variable, notamment des droits de récolte ». Le Tribunal a déclaré que, dans sa revendication, la demanderesse contestait le droit qu’avait le Canada de prendre des terres cédées sur lesquelles elle détenait des droits de récolte, et ce, aux fins de l’établissement du polygone de Primrose, et elle demandait une indemnité supplémentaire pour l’abrogation, par la CNTR, de ses droits de récolte conférés par traité : décision, par. 11. Il a jugé que, comme la perte alléguée de ses droits de récolte conférés par traité servait d’assise à la demande d’indemnité de la demanderesse, la revendication était « manifestement visée par le libellé de l’alinéa 15(1)g), qui la soustrait clairement à la compétence du Tribunal » : décision, par. 16.

[87] La demanderesse fait valoir que le Tribunal a commis une erreur en concluant que la revendication est fondée sur des droits conférés par traité relativement à des activités susceptibles d’être exercées de façon continue et variable, de sorte que l’alinéa 15(1)g) la soustrait à sa compétence. Selon la demanderesse, la revendication n’est pas fondée sur des droits conférés par traité relativement à des activités susceptibles d’être exercées de façon continue et variable, mais plutôt sur le fait que la Couronne avait manqué à son obligation de fiduciaire en s’appropriant de facto les droits conférés par traité sans consentement ni indemnisation. La demanderesse soutient qu’autrement dit, la revendication concerne l’appropriation de son droit de récolte conféré par traité. Étant donné que le droit a été abrogé par la CNTR en 1930 et par la création du polygone de Primrose en 1954, la revendication n’est pas liée à un droit relativement à des activités susceptibles d’être exercées de façon continue et variable, mais plutôt à un grief historique, soit exactement le type de revendications sur lesquelles le Tribunal devait statuer.

[88] Le Tribunal a rejeté cet argument et a conclu que, « [t]outefois, la nature du droit conféré par traité au sens de la [Loi] concerne l’essence des droits de récolte » : décision, par. 16 (non souligné dans l’original). Par conséquent, selon le Tribunal, l’alinéa 15(1)g) de la Loi exclut les revendications fondées sur les droits conférés par traité d’une certaine nature, c’est-à-dire ceux qui sont liés à des « activités susceptibles d’être exercées de façon continue et variable ». Selon l’alinéa 15(1)g), les droits de récolte sont réputés être des droits conférés par traité de cette nature.

[89] La décision du Tribunal selon laquelle la revendication de la demanderesse est fondée sur des droits de récolte et qu’elle relève donc du champ d’application de l’alinéa 15(1)g) est étayée par le libellé de cette disposition législative. L’alinéa 15(1)g) soustrait à la compétence du Tribunal les revendications « fondée[s] sur des droits conférés par traité relativement à des activités susceptibles d’être exercées de façon continue et variable, notamment des droits de récolte » (non souligné dans l’original). Le mot « notamment » est couramment utilisé pour introduire un exemple du concept qui le précède. Ainsi, le terme « droits de récolte » est introduit par l’alinéa 15(1)g) ou défini comme un exemple d’un droit conféré par traité relativement à des activités susceptibles d’être exercées de façon continue et variable. Comme l’a fait remarquer le Tribunal, le libellé de l’alinéa 15(1)g) montre que le législateur a décidé que les « droits de récolte » sont liés à des activités susceptibles d’être exercées de façon continue et variable et que les revendications fondées sur les droits de récolte ou sur d’autres droits conférés par traité de la même nature sont visées par l’exclusion.

[90] La version française de la Loi confirme également l’avis du Tribunal selon lequel la nature des droits conférés par traité qui ne peuvent, selon l’alinéa 15(1)g), servir de fondement à une revendication présentée en vertu de la Loi concerne l’essence des droits de récolte. L’alinéa 15(1)g) soustrait à la compétence du Tribunal les revendications fondées sur « des droits conférés par traité relativement à des activités susceptibles d’être exercées de façon continue et variable, notamment des droits de récolte ». Dans ce contexte, l’expression « susceptible d’être » signifie [traduction] « pouvant être » (Collins Robert French-English English-French Dictionary, 2e éd, sub verbo « susceptible »). Une interprétation de l’alinéa 15(1)g) comme désignant des droits conférés par traité relativement à des activités pouvant être exercées de façon continue et variable – qu’elles le soient ou non – est tout à fait compatible avec l’interprétation proposée par le Tribunal dans ses motifs.

[91] Par conséquent, le libellé de l’alinéa 15(1)g) étaye la conclusion du Tribunal selon laquelle la revendication est manifestement visée par le libellé de l’alinéa 15(1)g) prévoyant l’exclusion, car elle est fondée sur des droits de récolte, lesquels sont expressément désignés à l’alinéa 15(1)g) comme des droits liés à des activités d’une certaine nature, à savoir celles pouvant être exercées de façon continue et variable.

[92] En plus de s’intéresser au libellé de l’alinéa 15(1)g) et au contexte législatif, le Tribunal a précisément renvoyé à un élément de l’historique législatif ayant mené à l’adoption de la Loi qui, selon lui, étayait son interprétation selon laquelle « lorsqu[e les dispositions pertinentes de la Loi] sont lues à la lumière de la [Loi] dans son ensemble, il en ressort que l’intention du législateur était que les revendications fondées sur des droits conférés par traité relativement à des activités susceptibles d’être exercées de façon continue et variable, notamment des droits de récolte, ne donnent pas ouverture à un recours devant le Tribunal » : décision, par. 5. En 2008, lorsque le projet de loi C-30 a été présenté au Parlement, l’honorable Chuck Strahl, alors ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, a fait une déclaration devant le Comité permanent des affaires autochtones et du développement du Grand Nord (le Comité) concernant l’exclusion prévue à l’alinéa 15(1)g). Par souci d’exhaustivité, je reproduis l’intégralité de l’extrait pertinent de cette déclaration :

J’aimerais maintenant prendre quelques minutes pour parler de l’inadmissibilité des revendications fondées sur des droits conférés par traité relativement à des activités susceptibles d’être exercées de façon continue et variable, notamment des droits de récolte, dont le tribunal pourrait être saisi. Je veux être bien clair : ces revendications ne peuvent pas faire l’objet de négociations dans le cadre de la politique sur les revendications particulières. Le fait que le projet de loi interdise la présentation de ces griefs en tant que revendications particulières ne limite pas l’application de la politique. Il s’agit plutôt d’une clarification nécessaire.

La politique sur les revendications particulières doit permettre de résoudre les griefs historiques en réglant définitivement les dettes et les obligations dont on ne s’est pas acquitté. Le processus établi à cet égard ne convient tout simplement pas aux grandes questions posées par les droits permanents conférés par traité, qui sont indissociables de nos relations continues avec les premières nations.

[Chambre des communes, Comité permanent des affaires autochtones et du développement du Grand Nord, Témoignages, 39e lég., 2e sess., no 12 (6 février 2008), p. 1545 (l’hon. Chuck Strahl); non souligné dans l’original.]

[93] Pour sa part, le Tribunal a fait remarquer que le ministre Strahl avait déclaré que « “[l]e processus [de règlement des revendications particulières] ne convient tout simplement pas aux grandes questions posées par les droits permanents conférés par traité”, et a[vait] ajouté que ces questions seraient résolues au moyen d’autres initiatives » (souligné dans l’original) : décision, par. 5. Cependant, la demanderesse a fait valoir que la déclaration du ministre Strahl, surtout les parties soulignées dans l’extrait reproduit plus haut, étayait son argument selon lequel l’objet de l’exclusion prévue à l’alinéa 15(1)g) de la Loi était d’établir une distinction plus claire entre les griefs historiques et les griefs actuels (ongoing), plutôt que d’exclure les revendications historiques liées aux droits de récolte conférés par traité.

[94] Comme je le mentionne précédemment, dans le cadre du contrôle du caractère raisonnable de l’interprétation du Tribunal, je ne dois pas me demander comment j’aurais analysé la question. Pour que la décision du Tribunal soit jugée raisonnable, il doit ressortir de ses motifs qu’il a interprété la Loi conformément au « principe moderne » en matière d’interprétation législative, c’est-à-dire à partir du texte de loi, de l’objet de la disposition législative et du contexte dans son ensemble. Pour que le Tribunal détermine l’objet de la Loi et de certaines dispositions particulières, il lui était loisible de tenir compte de la preuve intrinsèque, notamment des dispositions énonçant l’objet et, de façon plus générale, du texte, du contexte et de l’économie de la Loi, ainsi que de la preuve extrinsèque, telle que l’historique législatif, y compris les explications fournies par le ministre au Comité : R. c. Sharma, 2022 CSC 39, par. 88 et 89 [Sharma]. Bien que de telles explications puissent constituer des déclarations faisant autorité concernant l’intention du législateur, la preuve extrinsèque devrait être utilisée avec prudence puisque, « [d]ans un dossier législatif, l’énoncé de l’objet peut se révéler rhétorique et imprécis » et que les déclarations peuvent s’avérer de mauvais indicateurs de « l’objectif du Parlement, c’est‑à‑dire l’intention collective de la législature exprimée par le biais de l’acte législatif » : Sharma, par. 89.

[95] Le Tribunal était parfaitement au courant des remarques qu’avait formulées le ministre devant le Comité, puisqu’il les a citées en partie. Il était aussi manifestement bien au fait de l’affirmation de la demanderesse selon laquelle l’objet de l’alinéa 15(1)g) de la Loi était d’exclure uniquement les revendications liées aux droits de récolte qui existent toujours, en ce sens qu’ils continuent d’être exercés, et que la disposition visait à établir une distinction entre les griefs « historiques » et les griefs « actuels » : décision, par. 16.

[96] Pour interpréter les termes d’une loi, les tribunaux judiciaires et administratifs doivent leur accorder « le sens qui correspond le mieux à l’objet de la loi, à la condition que les termes eux‑mêmes puissent raisonnablement être interprétés de cette manière » : R. c. Z. (D.A.), [1992] 2 R.C.S. 1025, p. 1042. Bien qu’ils doivent interpréter un texte de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet, cette méthode d’interprétation ne leur « permet pas […] de faire abstraction des termes de la Loi » : Université de la Colombie-Britannique c. Berg, [1993] 2 R.C.S. 353, p. 371. Comme l’a récemment fait remarquer la Cour suprême du Canada, le texte de la loi « demeure le point d’ancrage de l’opération d’interprétation » :

Le texte précise notamment les moyens préconisés par le législateur pour réaliser ses objectifs. Ces moyens [traduction] « peuvent révéler des réserves concernant les objectifs principaux, et c’est pourquoi le texte demeure le point central de l’interprétation » (M. Mancini, « The Purpose Error in the Modern Approach to Statutory Interpretation » (2022), 59 Alta. L. Rev. 919, p. 927; voir aussi les p. 930-931). En d’autres mots, ils peuvent [traduction] « indiquer à l’interprète jusqu’où le législateur entendait aller pour réaliser un objectif plus abstrait » (p. 927).

[Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Directrice de la protection de la jeunesse du CISSS A, 2024 CSC 43, par. 24.]

[97] Comme il l’explique clairement dans sa décision, le Tribunal était d’avis que le libellé des dispositions législatives définissant sa compétence était clair et sans ambiguïté : décision, par. 5, 7 et 14. Lorsque le libellé de la loi est précis et non équivoque, « son sens ordinaire joue normalement un rôle plus important dans le processus d’interprétation » : Vavilov, par. 120, citant Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, par. 10. Selon le Tribunal, compte tenu du libellé, du contexte et de l’économie de la Loi, l’alinéa 15(1)g) ne se prêtait pas à l’interprétation proposée par la demanderesse et prétendument étayée par les remarques du ministre. Même si la demanderesse avait raison de dire que ses droits de récolte avaient cessé d’exister, la revendication était tout de même fondée sur des droits conférés par traité d’une certaine nature, à savoir des droits relativement à des activités susceptibles d’être exercées de façon continue et variable. La demanderesse ne m’a pas convaincu que la conclusion du Tribunal sur cette question était déraisonnable.

(4) Le défaut allégué du Tribunal de tenir compte de l’évolution de la Politique et de la manière dont la revendication s’inscrit dans le cadre de la Politique

[98] Selon la demanderesse, l’interprétation donnée par le Tribunal aux dispositions attributives de compétence de la Loi était déraisonnable puisque, contrairement à l’approche qu’il avait adoptée dans la décision Beardy’s, il n’a pas tenu compte de l’évolution du processus de règlement des revendications particulières, de sorte qu’il a fait abstraction d’une partie du contexte permettant de parvenir à une interprétation juste. La demanderesse soutient également que le Tribunal aurait dû tenir compte de l’historique de la revendication et de la manière dont elle s’inscrit dans le cadre de la Politique.

[99] Pour démontrer que le défaut du Tribunal de tenir compte de ces éléments contextuels est « indéfendable et déraisonnable », la demanderesse doit convaincre la Cour que le Tribunal aurait pu fort bien arriver à une décision différente s’il les avait pris en compte : Vavilov, par. 122. Je ne suis pas convaincu que ce soit le cas en l’espèce.

[100] Il existe des différences importantes entre la revendication en cause et la revendication fondée sur les annuités prévues par traité soulevée dans l’affaire Beardy’s. Compte tenu de ces différences, le fait que le Tribunal n’a pas analysé en détail dans ses motifs l’évolution du processus de règlement des revendications particulières, comme il l’avait fait dans la décision Beardy’s, ne rend pas sa décision déraisonnable.

[101] Dans l’affaire Beardy’s, la Couronne soutenait que la Loi devait être interprétée de manière à exclure les revendications fondées sur le défaut de la Couronne de verser les annuités prévues par traité. Son argument reposait sur la définition d’« élément d’actif » comme « bien matériel » prévue à l’article 2 de la Loi et sur le libellé de l’alinéa 14(1)a) de la Loi :

14. (1) Sous réserve des articles 15 et 16, la première nation peut saisir le Tribunal d’une revendication fondée sur l’un ou l’autre des faits ci-après en vue d’être indemnisée des pertes en résultant :

a) l’inexécution d’une obligation légale de Sa Majesté liée à la fourniture d’une terre ou de tout autre élément d’actif en vertu d’un traité ou de tout autre accord conclu entre la première nation et Sa Majesté;

[Non souligné dans l’original.]

[102] La Couronne faisait valoir que les annuités ne pouvaient être considérées comme des « biens matériels » et que, par conséquent, elles ne constituaient pas des « éléments d’actif » au sens de l’alinéa 14(1)a). De plus, elle affirmait que les pertes résultant du non-paiement des annuités visé à l’alinéa 14(1)a) n’avaient pas été subies par la Première Nation, mais bien par chaque membre.

[103] Fait important, la Couronne soutenait que les revendications fondées sur des annuités n’avaient jamais relevé des motifs prévus par la politique Dossier en souffrance (Beardy’s, par. 333). Par conséquent, la Couronne faisait valoir qu’une conclusion selon laquelle le Tribunal avait compétence pour entendre de telles revendications créerait une incohérence entre la Loi et les motifs justifiant une revendication particulière présentée en vertu de la Politique. Pour répondre à l’argument de la Couronne, le Tribunal a décidé de présenter un aperçu de l’évolution de la Politique (Beardy’s, par. 332).

[104] Dans son aperçu, le Tribunal a conclu ce qui suit :

  1. Dans la politique Dossier en souffrance, il était expressément fait mention des annuités que présentaient plusieurs « traités de l’Ouest » (Beardy’s, par. 334).

  2. Une revendication fondée sur le défaut de payer des annuités relevait « manifestement » des motifs justifiant une revendication particulière prévus dans la politique Dossier en souffrance : les revendications « qui révèleront le non-respect d’une “obligation légale” » notamment dans le cas du « non-respect d’un traité ou d’un accord entre les Indiens et la Couronne » (Beardy’s, par. 336 et 386).

  3. Selon le document La justice, enfin, les Premières Nations pouvaient déposer une revendication fondée sur le défaut de faire respecter un traité. Ce document « ne donn[ait] pas le moindre indice d’une intention de rendre la politique relative aux revendications particulières plus restrictive. La promesse était [plutôt] que les lacunes du système de règlement seraient corrigées et qu’un adjudicateur indépendant serait nommé » (Beardy’s, par. 352). Plus particulièrement, dans le document, rien n’indiquait que les revendications fondées sur les annuités devaient être exclues (Beardy’s, par. 343).

  4. L’avocat de l’APN, qui avait collaboré avec le gouvernement du Canada sur le projet de loi C-30 déposé au Parlement et ayant donné lieu à la Loi, a déclaré que les « changements apparemment anodins apportés à la définition de “revendications admissibles” » ne devaient pas avoir pour effet d’exclure les revendications relatives aux annuités (Beardy’s, par. 352). Le Tribunal a conclu que l’APN et son avocat « n’auraient pas pu deviner » quel était l’objectif visé par ces changements (Beardy’s, par. 392).

  5. L’exclusion des revendications fondées sur des annuités prévues par traité, lesquelles pouvaient être déposées en vertu de la politique Dossier en souffrance, constituerait une « modification […] importante, voire fondamentale » contraire à la Politique de 2009, qui énonce que « [l]es principes fondamentaux de la politique sur les revendications particulières exposées dans [la politique Dossier en souffrance] n’ont pas changé » (Beardy’s, par. 348 et 360 à 362).

[105] Selon la Couronne, la définition d’élément d’actif au sens de « bien matériel » et l’utilisation de l’expression « [de ses] pertes » à l’alinéa 14(1)a) de la Loi (« its losses » dans la version anglaise) signifiaient que les annuités ne relevaient pas des motifs de revendication prévus par la Loi. Le Tribunal a conclu que retenir cet argument représenterait un changement important qui ne se reflétait pas dans l’évolution de la Politique et les circonstances entourant l’adoption de la Loi :

Dans l’initiative La justice, enfin, il était promis aux Premières Nations que des modifications seraient apportées afin d’améliorer le processus des revendications particulières et qu’un tribunal indépendant serait créé. L’intention n’était pas d’exclure de la version révisée de 2009, et par conséquent, de la [Loi] les revendications visées par la politique Dossier en souffrance. (Beardy’s, par. 389)

[106] Le Tribunal n’a finalement pas retenu l’opinion de la Couronne sur l’interprétation de la définition du terme « élément d’actif » et de l’alinéa 14(1)a) de la Loi. Il a conclu que les annuités (le versement annuel d’argent) pouvaient, dans certaines circonstances, être un « bien matériel » et qu’elles étaient donc visées par la définition du terme « élément d’actif » prévue par la Loi (Beardy’s, par. 299 et 300). De même, il a conclu que la promesse de verser des annuités faite par traité « permet[tait] à la collectivité de subvenir à ses besoins puisqu’une somme d’argent [était] versée à chaque membre » à titre de contrepartie partielle de la cession d’un droit collectif sur les terres (Beardy’s, par. 316). Par conséquent, le défaut de verser la somme prévue à une personne qui y avait droit constituait une perte pour la collectivité et représentait donc une perte pour la Première Nation pour laquelle elle pouvait demander une indemnité au titre du paragraphe 14(1) de la Loi.

[107] Le Tribunal a déclaré que la preuve examinée dans le cadre de son analyse de l’évolution de la Politique établissait « le contexte factuel » de la Loi, lequel constituait une considération pertinente pour interpréter un terme ou une expression dans une loi :

Une simple lecture de la politique en vigueur au moment où la revendication a été présentée au ministre en 2001, Dossier en souffrance, permet de constater que les revendications relatives aux annuités fondées sur le non-respect d’un traité étaient admissibles. La Politique de 2009 n’écarte pas les revendications relatives aux annuités, mais celles-ci sont fondées sur un motif essentiellement semblable, soit l’inexécution d’une obligation légale de Sa Majestée liée à la fourniture d’un élément d’actif en vertu d’un traité. Dire le contraire irait à l’encontre de ce qui est indiqué dans la Politique de 2009, soit qu’aucune modification fondamentale n’a été apportée.

La [Loi] est le fruit d’une collaboration entre le gouvernement fédéral et l’APN. Elle a été adoptée pour offrir un recours aux Premières Nations quand une revendication n’est pas acceptée par le ministre aux fins de négociation. Voilà le contexte factuel de l’adoption de la [Loi]. La façon dont j’interprète le terme « élément d’actif », défini comme étant un « bien matériel », et dont j’applique en l’espèce l’expression « [de ses] pertes » assure la réalisation de l’objet de la loi. (Beardy’s, par. 398 et 399)

[108] Dans l’affaire Beardy’s, la Couronne faisait valoir que, pour la demanderesse, le recours qu’il convenait d’exercer était un recours collectif intenté au nom de chaque membre de la Première Nation qui s’était vu refuser le paiement des annuités. Le Tribunal a fait remarquer que la revendication serait alors prescrite et que la Loi, en interdisant les moyens de défense fondés sur l’écoulement du temps, venait confirmer l’intention du législateur de « créer un tribunal chargé du règlement équitable des manquements aux traités lorsque le recours aux tribunaux est impossible » (Beardy’s, par. 405). Il a rejeté l’argument de la Couronne en ces termes :

Si, en raison des précisions apportées par la loi, le fait que la Couronne n’ait pas versé les paiements prévus par traité ne constitue pas une revendication admissible parce que le terme « élément d’actif » est défini comme un « bien matériel », la revendicatrice n’aurait encore là aucun recours possible. La [Loi] énumère, au paragraphe 15(1), les types de revendications qui ne peuvent être présentées au Tribunal. Pour faire une analogie, ajouter une exclusion fondée sur la définition d’« élément d’actif » à l’alinéa 14(1)a) reviendrait à se présenter à une fête d’anniversaire avec un cadeau et à ensuite entrer en catimini pour le reprendre.

Ce n’était manifestement pas l’intention du législateur. (Beardy’s, par. 406 et 407)

[109] Dans l’affaire Beardy’s, tout comme en l’espèce, la Couronne soutenait que l’objet de la revendication n’était pas un « élément d’actif » au sens de la Loi et que, par conséquent, la revendication ne faisait pas partie des catégories de revendications admissibles prévues à l’article 14 de la Loi. Cependant, dans l’affaire Beardy’s, le fondement de l’argument invoqué par la Couronne était différent de celui en l’espèce, ce qui explique pourquoi le Tribunal devait procéder à une analyse détaillée de l’évolution de la Politique dans l’affaire Beardy’s, mais pas en l’espèce.

[110] Dans l’affaire Beardy’s, la Couronne voulait en fait « ajouter » une nouvelle exclusion aux revendications dont le Tribunal pouvait être saisi. Elle voulait convaincre le Tribunal que l’exclusion des revendications relatives aux annuités pouvait être déduite des « changements apparemment anodins » apportés à la définition des revendications admissibles dont l’objectif visé « n’aurai[t] pas pu [être] devin[é] ». Elle faisait valoir que la Loi devait être interprétée de manière à exclure les revendications relatives aux annuités prévues par traité, car de telles revendications n’avaient jamais été visées par la Politique. Le Tribunal devait procéder à un examen détaillé de l’évolution de la Politique pour pouvoir rejeter l’argument de la Couronne.

[111] En l’espèce, le principal argument de la Couronne, retenu par le Tribunal, est fondamentalement différent. La Couronne ne veut pas « ajouter » une nouvelle exclusion implicite. Les faits énoncés à l’article 14 de la Loi, sur lesquels la Première Nation peut fonder sa revendication particulière d’indemnisation en vue de saisir le Tribunal, sont expressément prévus « sous réserve » des exclusions visées à l’article 15 de la Loi. Comme l’a souligné le Tribunal, la Couronne invoque une disposition précise de l’article 15 qui soustrait expressément à la compétence du Tribunal les revendications fondées sur des droits de récolte et d’autres droits conférés par traité relativement à des activités susceptibles d’être exercées de façon continue et variable : décision, par. 15. L’argument de la Couronne et la décision du Tribunal sont fondés sur le libellé exprès d’une loi qui, comme l’a fait remarquer le Tribunal dans la décision Beardy’s et comme la Loi le confirme dans son préambule, « est le fruit d’une collaboration entre le gouvernement fédéral et l’APN ».

[112] Au vu d’une telle exclusion précise, je suis loin d’être convaincu que le défaut du Tribunal d’inclure dans ses motifs une analyse de l’évolution de la Politique qui reprend celle effectuée dans la décision Beardy’s est à ce point capital qu’il est manifeste que le Tribunal « aurait pu fort bien arriver à un résultat différent » s’il avait pris en compte cette évolution, de sorte que son omission était « indéfendable et déraisonnable dans les circonstances » (Vavilov, par. 122). Il aurait été loisible au Tribunal de juger que la déclaration générale figurant dans la Politique de 2009 selon laquelle les principes fondamentaux de la Politique exposés dans la politique Dossier en souffrance n’ont pas changé ou que la conclusion tirée dans la décision Beardy’s selon laquelle le document La justice, enfin ne révèle pas une intention de rendre la Politique plus restrictive qu’avant doit céder le pas à l’alinéa 15(1)g), une disposition législative précise et expresse dont l’objet est clairement d’exclure une catégorie de revendications fondées sur les traités.

[113] De même, le défaut du Tribunal de présenter, dans son exercice d’interprétation, l’historique de la revendication — notamment le rapport de 1995 de la Commission, dans lequel cette dernière recommande que la revendication de Waterhen relativement à la perte des droits de récolte commerciale soit acceptée pour négociation sous le régime de la Politique — ne m’amène pas à perdre confiance dans l’interprétation faite par le Tribunal. Contrairement à la Commission en 1995, le Tribunal disposait des dispositions précises de la Loi définissant les revendications dont il pouvait être saisi, y compris l’alinéa 15(1)g), et il devait leur donner un sens. Pour ce faire, le Tribunal s’est concentré sur les aspects les plus importants, selon lui, du texte, du contexte et de l’objet de la Loi. La demanderesse ne m’a pas convaincu que, s’il avait tenu compte de l’historique de la revendication comme elle le demandait, le Tribunal aurait pu fort bien arriver à un résultat différent. Par conséquent, son défaut de le faire ne rend pas la décision déraisonnable ni indéfendable : Vavilov, par. 122.

(5) L’ambiguïté véritable et le principe énoncé dans l’arrêt Nowegijick

[114] La demanderesse soutient que, contrairement à l’avis du Tribunal, le libellé de la Loi, y compris la mention à l’alinéa 15(1)g) d’activités « susceptibles d’être exercées de façon continue et variable », n’est pas clair et sans équivoque. Elle fait valoir que le Tribunal aurait dû conclure de manière à ce que toute incertitude ou ambiguïté dans le libellé de la Loi profite à la demanderesse, comme l’exige le principe d’interprétation énoncé dans l’arrêt Nowegijick. Selon la demanderesse, le Tribunal a commis une erreur en appliquant plutôt la [traduction] « norme juridique restrictive et technique de l’“ambiguïté véritable” ».

[115] Cet argument est sans fondement. S’appuyant sur les paragraphes 53 et 54 de l’arrêt George Gordon First Nation v. Saskatchewan, 2022 SKCA 41, 2022 CarswellSask 136 [George Gordon], rendu par la Cour d’appel de la Saskatchewan, le Tribunal a conclu que le principe énoncé dans l’arrêt Nowegijick ne s’appliquait pas à l’interprétation d’une loi en l’absence d’une ambiguïté véritable : décision, par. 7. Sa conclusion est étayée par les paragraphes 37 et 38 de l’arrêt R. c. Blais, 2003 CSC 44, [2003] 2 R.C.S. 236, cité dans l’arrêt George Gordon, et par le paragraphe 68 de l’arrêt Bande indienne d’Osoyoos c. Oliver (Ville), 2001 CSC 85, 3 R.C.S. 746 [Osoyoos]. Dans cet arrêt, les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada ont ainsi présenté le principe énoncé dans l’arrêt Nowegijick :

[S]i deux façons d’interpréter et d’appliquer une loi sont raisonnablement soutenables en droit, il faut retenir celle qui porte atteinte de façon minimale aux droits des Indiens, dans la mesure où l’ambiguïté est réelle et où l’interprétation favorable aux droits des Indiens peut raisonnablement s’appuyer sur la loi, compte tenu des objectifs visés par celle‑ci : voir Nowegijick, précité; Mitchell, précité; Bande indienne de Semiahmoo, précité, le juge en chef Isaac, p. 25; Sparrow, précité, p. 1119, le juge en chef Dickson.

[Non souligné dans l’original.]

[116] L’approche adoptée par le Tribunal est également étayée par l’arrêt Première Nation de Little Black Bear c. Première Nation de Kawacatoose, 2024 CAF 119, paragraphe 80, demande d’autorisation de pourvoi à la CSC en instance, dossier no 41458, récemment rendu par la Cour, qui a jugé raisonnables l’interprétation donnée par le Tribunal à un décret créant un poste de pêche en vertu du Traité no 4 ainsi que sa conclusion selon laquelle, en l’absence d’une ambiguïté véritable, le principe énoncé dans l’arrêt Nowegijick ne s’appliquait pas. Après avoir cité le passage tiré de l’arrêt Osoyoos que je cite plus haut, la Cour a fait remarquer que la Cour suprême du Canada avait confirmé que les tribunaux doivent recourir à des moyens d’interprétation externes, tels le principe de l’interprétation stricte des lois pénales ou la présomption de respect de la Charte canadienne des droits et libertés, uniquement lorsqu’une disposition crée une ambiguïté véritable ou réelle. Une disposition est ambiguë si « ses termes peuvent raisonnablement être interprétés de plus d’une façon après considération adéquate du contexte dans lequel ils figurent et de l’objet de la disposition en question » ou, autrement dit, « lorsque des interprétations divergentes d’une même disposition ne peuvent être résolues décisivement » au moyen de la méthode moderne d’interprétation législative : La Presse inc. c. Québec, 2023 CSC 22, par. 24. Le Tribunal n’a relevé aucune ambiguïté véritable dans les dispositions attributives de compétence de la Loi. La demanderesse n’a pas démontré que cette conclusion était déraisonnable.

(6) Le traitement du paragraphe 20(2) par le Tribunal

[117] La demanderesse soutient que le Tribunal a mal interprété sa position sur le rôle du paragraphe 20(2) de la Loi. Selon elle, elle n’a pas fait valoir que cette disposition était « suffisant[e] pour asseoir la compétence du Tribunal ». Elle a plutôt soutenu que, [traduction] « suivant le paragraphe 20(2), les pertes qui sont liées aux terres visées par traité — telles que les pertes résultant des droits de récolte sur des terres visées par traité — et qui s’apparentent au concept de common law du profit à prendre sont susceptibles d’indemnisation, de sorte qu’elles peuvent faire l’objet d’une revendication particulière ». La demanderesse est d’accord avec le Tribunal que l’article 14 énonce les faits sur lesquels une revendication peut être fondée, sous réserve des exclusions définies à l’article 15. Elle soutient que le Tribunal a mal compris sa position concernant le paragraphe 20(2), ce qui [traduction] « a nui à son analyse » et l’a amené à « mal interpréter » l’article 14 de la Loi.

[118] La demanderesse n’a pas démontré en quoi cette prétendue mauvaise compréhension de sa position concernant le paragraphe 20(2) a influencé l’interprétation qu’a donnée le Tribunal aux articles 14 et 15 de la Loi, que je présente plus haut dans les présents motifs. Par conséquent, je ne suis pas convaincu qu’il s’agit d’un élément suffisamment capital ou important pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov, par. 100.

C. Les remarques du Tribunal sur les litiges devant la Cour du Banc du Roi de la Saskatchewan

[119] Au début de ses motifs, le Tribunal a déclaré que des actions se rapportant, dans une large mesure, au fond de la revendication avaient été intentées devant la Cour du Banc du Roi de la Saskatchewan. Il a souligné que, dans la première de ces actions, la Couronne n’avait pas soulevé de moyen fondé sur l’absence de compétence ou l’existence d’un délai de prescription. Il a fait remarquer qu’il serait dommage, compte tenu de son engagement à prendre des mesures visant la réconciliation, que le Canada décide d’invoquer la prescription comme moyen de défense dans la deuxième action.

[120] La demanderesse soutient que ces actions ne sont pas identiques à la revendication, que ce sont des mesures de protection, qu’elles ont été suspendues jusqu’à ce que le Tribunal statue sur le fond de la revendication, comme le prévoit l’alinéa 15(3)c) de la Loi, qu’elles n’ont aucun lien avec la question dont est saisi le Tribunal et que ce dernier a commis une erreur en refusant d’exercer sa compétence parce que la demanderesse disposait d’un autre recours judiciaire.

[121] Cet argument est sans fondement. Dans ses motifs, le Tribunal s’est clairement fondé sur son interprétation des alinéas 14(1)a), 14(1)c) et 15(1)g) de la Loi pour conclure que la revendication outrepassait sa compétence. Une interprétation raisonnable des motifs du Tribunal m’amène à conclure que les remarques du Tribunal sur les litiges devant la Cour du Banc du Roi n’ont eu aucune incidence sur cette analyse. Par ses remarques incidentes, le Tribunal espère que la Couronne n’invoquera pas, dans le cadre de ces actions, des moyens de défense qui empêcheront la Cour du Banc du Roi de la Saskatchewan de statuer sur le fond des revendications soulevées.

[122] La demanderesse a également soutenu que ces remarques démontrent que le Tribunal est favorable à la Couronne. Une allégation de partialité réelle portée à l’encontre d’un tribunal met en doute l’intégrité du tribunal et des membres qui ont participé à la décision attaquée. Il s’agit d’une allégation sérieuse qui ne peut être faite à la légère : Arthur c. Canada (Canada (Procureur Général)), 2001 CAF 223, par. 8. J’estime que les remarques du Tribunal sont loin de satisfaire au critère de la partialité réelle ou apparente : Committee for Justice and Liberty c. L’Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, p. 394. La demanderesse n’aurait pas dû faire une telle allégation.

D. Conclusion

[123] Dans sa revendication, la demanderesse contestait l’appropriation, par la Couronne, de son droit conféré par traité de gagner sa vie au moyen de la chasse, de la pêche et du piégeage et sollicitait une indemnité. Dans sa demande de radiation, le défendeur soutenait que la revendication devait être radiée au motif qu’elle n’était manifestement pas admissible aux termes des articles 14 à 16 de la Loi. La demanderesse a répondu que la revendication était admissible à titre de demande d’indemnisation pour les pertes résultant de « l’inexécution d’une obligation légale de Sa Majesté liée à la fourniture […] de tout autre élément d’actif en vertu d’un traité ou de tout autre accord conclu entre la première nation et Sa Majesté » aux termes de l’alinéa 14(1)a) ou de « la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant […] de l’administration par elle […] de tout autre élément d’actif de la première nation » aux termes de l’alinéa 14(1)c) de la Loi.

[124] Le Tribunal avait pour tâche d’interpréter les dispositions attributives de compétence de la Loi, y compris les alinéas 14(1)a), 14(1)c) et 15(1)g), d’une manière qui cadre avec leur texte, leur contexte et leur objet : Vavilov, par. 121. Le Tribunal a jugé que la demanderesse contestait la prise des terres cédées sur lesquelles elle exerçait des droits de récolte ainsi que l’abrogation de ses droits de récolte par la CNTR. Il a conclu que la revendication pouvait être considérée à juste titre comme une revendication fondée sur des droits de récolte conférés par traité.

[125] Le Tribunal a conclu que le droit de récolte lui-même n’était pas un élément d’actif, puisqu’un élément d’actif est défini à l’article 2 de la Loi comme un « bien matériel », qu’il avait déjà interprété comme toute chose « que l’on peut voir ou toucher » ou « qui est autrement perceptible par les sens ». Il a conclu que son avis selon lequel les droits de récolte eux-mêmes ne sont pas des éléments d’actif au sens des alinéas 14(1)a) ou c) de la Loi est compatible avec une interprétation de l’alinéa 15(1)g) de la Loi, qui soustrait expressément à la compétence du Tribunal les revendications fondées sur des droits de récolte, et est confirmé par le paragraphe 15(2) de la Loi, qui préserve de l’exclusion prévue à l’alinéa 15(1)g) les revendications qui sont fondées sur des éléments d’actif, tels les munitions, les charrues et les autres biens matériels, destinés à des activités pour la récolte et l’agriculture.

[126] Le Tribunal a reconnu que l’objet de la Loi est de l’habiliter à « statuer sur les revendications particulières historiques opposant les Premières Nations et la Couronne », ce qui fait « [p]artie intégrante du processus de réconciliation », et il a pris acte de la nécessité d’interpréter les dispositions de la Loi de façon large et libérale. À la lumière de son analyse du texte et du contexte des dispositions attributives de compétence de la Loi, il a néanmoins conclu qu’il était évident et manifeste qu’il n’avait pas la compétence pour statuer sur le fond de la revendication.

[127] Les motifs du Tribunal font état d’une analyse rationnelle qui tient compte du texte, du contexte et l’économie de la Loi et qui est fondée sur ses décisions antérieures. Cette analyse l’a amené à conclure que le législateur avait l’intention de soustraire à sa compétence les revendications fondées sur des droits de récolte conférés par traité. À la lumière de cette analyse, je ne suis pas convaincu que, s’il avait intégré à ses motifs un examen détaillé de l’évolution de la Politique et de l’historique de la revendication, comme le lui avait demandé la demanderesse, le Tribunal aurait pu arriver à un résultat différent. De façon plus générale, la demanderesse n’a pas établi que le Tribunal avait omis de tenir compte d’un élément clé du texte, du contexte ou de l’objet de la Loi et de ses dispositions attributives de compétence et que, s’il en avait tenu compte, il serait arrivé à un résultat différent : Vavilov, par. 122. Par conséquent, je suis d’avis que la décision est raisonnable et que la présente demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée.

VIII. DÉPENS

[128] À l’audience, les parties ont informé la Cour qu’elles n’étaient pas parvenues à un accord sur les dépens. À la demande de la Cour, elles ont déposé des observations sur les dépens après l’audience.

[129] Comme je rejetterais la demande de contrôle judiciaire, aucuns dépens ne devraient être adjugés à la demanderesse. Il reste toutefois à déterminer si des dépens devraient être adjugés au défendeur et, dans l’affirmative, quel devrait en être le montant.

[130] Le défendeur soutient que des dépens de l’ordre de 10 000 $ à 18 000 $ devraient être adjugés à la partie ayant gain de cause. Il reconnaît que les questions soulevées dans la présente demande étaient importantes, mais soutient qu’elles étaient tout de même d’une complexité moyenne ou habituelle.

[131] La demanderesse fait valoir que la revendication et la présente demande de contrôle judiciaire représentent [traduction] « une “cause type” relativement à la conduite illégale qu’a adoptée la Couronne en expropriant ses droits de chasse, de pêche et de piégeage commerciaux conférés par traité, et ce, sans l’indemniser ». Selon la demanderesse, leur importance dépasse l’intérêt des parties au litige. Elle soutient qu’elle n’a pas agi de façon vexatoire, futile ou abusive et que la Couronne est davantage en mesure de supporter les dépens de l’instance. Par conséquent, la demanderesse soutient que, conformément aux facteurs énoncés par la Cour fédérale au paragraphe 8 de la décision Doherty c. Canada (Procureur général), 2021 CF 695 [Doherty], la Cour devrait conclure qu’elle est une partie agissant dans l’intérêt public et qu’aucuns dépens ne devraient être adjugés contre elle.

[132] Je ne suis pas d’accord avec la demanderesse pour dire qu’elle est une partie agissant dans l’intérêt public. L’un des facteurs énumérés par la Cour fédérale dans la décision Doherty pour identifier une partie agissant dans l’intérêt public est que « [l]a personne en cause n’a aucun intérêt personnel, propriétal ou pécuniaire dans le résultat de l’instance ou, si elle en a un, cela ne justifie clairement pas l’introduction de l’instance sur le plan financier » : Doherty, par. 8. En l’espèce, ce facteur n’est manifestement pas respecté. Comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada au paragraphe 76 de l’arrêt Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 R.C.S. 263 :

[I]l est difficile de concevoir qu’un demandeur qui réclame plusieurs millions de dollars en dommages‑intérêts puisse être partie à un litige d’intérêt public. Le fait que les actions mettent en cause les autorités publiques et qu’elles soulèvent des questions d’intérêt public ne suffit pas à modifier la nature fondamentale du litige.

[133] Le paragraphe 400(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, établit le principe de base selon lequel les dépens relèvent entièrement du pouvoir discrétionnaire de la Cour en ce qui concerne les questions du droit de se les voir adjuger, de leur montant et de leur répartition et qu’ils sont, en ce sens, « un exemple typique d’une décision discrétionnaire » : Haynes c. Canada (Procureur général), 2023 CAF 244, par. 13, citant Canada (Procureur général) c. Rapiscan Systems Inc., 2015 CAF 97, par. 10, et Nolan c. Kerry (Canada) Inc., 2009 CSC 39, [2009] 2 R.C.S. 678, par. 126.

[134] Pour les motifs qui suivent, j’exercerais mon pouvoir discrétionnaire de déroger à la règle générale selon laquelle la partie ayant gain de cause a droit à des dépens.

[135] La demanderesse défend sa revendication d’indemnisation pour l’abrogation de ses droits de récolte conférés par traité, d’une manière ou d’une autre, depuis 1975. Au cours des cinquante années qui se sont écoulées depuis qu’elle a déposé pour la première fois une revendication auprès du BRA du gouvernement fédéral, ce dernier a refusé de négocier le règlement de la revendication, et la demanderesse n’a pas été en mesure d’obtenir une décision définitive sur le fond de la revendication auprès d’un tribunal indépendant.

[136] En 2007, le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien et le chef national de l’APN ont conclu un accord politique sur la réforme du processus de règlement des revendications particulières. Il était joint à l’avant-projet de loi qui avait été conjointement élaboré par le gouvernement fédéral et l’APN, puis déposé au Parlement à titre de projet de loi C-30, qui a donné lieu à la Loi. Dans l’accord politique, les parties ont convenu qu’il était [traduction] « impératif sur le plan légal et moral […] de statuer sur les revendications territoriales particulières de façon équitable et dans les meilleurs délais ». En effet, le préambule de la Loi prévoit que « le règlement de[s] revendications [particulières] contribuera au rapprochement entre Sa Majesté et les Premières Nations et au développement et à l’autosuffisance de celles-ci ». De plus, les parties ont expressément prévu l’exclusion de certaines revendications du fait de l’indemnité maximale de 150 millions de dollars prévue par la Loi [traduction] « ou d’autres dispositions » de la Loi. Elles ont également exprimé leur engagement à travailler en collaboration pour régler ces questions et élaborer des « formules d’examen des revendications non couvertes par la politique sur les revendications particulières et [la Loi] » : Chambre des communes, Comité permanent des affaires autochtones et du développement du Grand Nord, Témoignages, 39e lég., 2e sess., no 12 (6 février 2008), p. 1545 (l’hon. Chuck Strahl, dépôt du projet de loi C-30).

[137] Les revendications de la demanderesse ne datent pas d’hier, et cette dernière attend toujours leur règlement près de 18 ans après l’accord politique et le dépôt du projet de loi C-30 devant le Parlement. On ne peut donc pas lui reprocher d’avoir déposé la revendication et de s’être adressée à un tribunal spécialisé constitué pour statuer sur les revendications particulières de façon équitable et dans les meilleurs délais. On ne saurait non plus lui reprocher de solliciter le contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal concernant l’étendue de sa compétence qui la priverait de l’accès à ce mécanisme, d’autant plus que, selon la Cour, c’était la première fois que le Tribunal était appelé à interpréter la portée de l’alinéa 15(1)g) de la Loi.

[138] Pour ces motifs, je conclurais qu’en l’espèce, il serait équitable et convenable de ne pas condamner la demanderesse à des dépens.

[139] Je suis conscient que la décision du Tribunal de radier la revendication au motif qu’elle outrepasse sa compétence prive la demanderesse d’un recours lui permettant d’obtenir une décision du Tribunal à l’égard de sa revendication. La demanderesse soutient qu’elle a saisi le Tribunal de la revendication après que la Couronne n’a pas respecté sa promesse, faite lorsqu’elle a refusé de déposer la revendication auprès du ministre, de trouver d’autres façons de régler les questions soulevées dans cette revendication. La demanderesse pourrait demander à la Cour du Banc du Roi de la Saskatchewan de trancher les questions soulevées dans la revendication en faisant renaître les actions intentées devant celle-ci en 1999 et en 2007. J’estime qu’une conduite de la Couronne qui priverait la demanderesse d’un accès à une décision définitive sur les questions soulevées dans la revendication irait à l’encontre des engagements solennels exprimés par les parties dans l’accord politique et de l’objectif de réconciliation entre les Premières Nations et la Couronne qui sous-tend cet accord et la Loi.

[140] Je rejetterais la demande de contrôle judiciaire, sans dépens.

« Gerald Heckman »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Yves de Montigny j.c. »

« Je suis d’accord.

George R. Locke j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Sophie Reid-Triantafyllos, jurilinguiste principale


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-106-23

 

INTITULÉ :

PREMIÈRE NATION DE WATERHEN LAKE c.

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 MARS 2024

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE HECKMAN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE EN CHEF

DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

DATE DES MOTIFS :

LE 28 FÉVRIER 2025

COMPARUTIONS :

Ron S. Maurice

Sheryl Manychief

Antonela Cicko

POUR LA DEMANDERESSE

Lauri M. Miller

Brady Fetch

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Maurice Law

Calgary (Alberta)

POUR LA DEMANDERESSE

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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