Date : 20250303
Dossier : A-345-23
Référence : 2025 CAF 50
[TRADUCTION FRANÇAISE]
CORAM :
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LE LUGE RENNIE
LA JUGE WOODS
LE JUGE LASKIN
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ENTRE :
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EXPORTATION ET DÉVELOPPEMENT CANADA
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appelante
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et
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LE COMMISSAIRE À L’INFORMATION DU CANADA
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intimé
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et
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L’OFFICE D’INVESTISSEMENT DES RÉGIMES DE PENSIONS DU SECTEUR PUBLIC et |
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intervenants
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Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 5 novembre 2024.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 3 mars 2025.
MOTIFS DU JUGEMENT :
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LA JUGE WOODS
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Y ONT SOUSCRIT :
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LE JUGE RENNIE
LE JUGE LASKIN
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Date : 20250303
Dossier : A-345-23
Référence : 2025 CAF 50
CORAM :
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LE LUGE RENNIE
LA JUGE WOODS
LE JUGE LASKIN
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ENTRE :
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EXPORTATION ET DÉVELOPPEMENT CANADA
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appelante
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et
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LE COMMISSAIRE À L’INFORMATION DU CANADA
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intimé
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et
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L’OFFICE D’INVESTISSEMENT DES RÉGIMES DE PENSIONS DU SECTEUR PUBLIC et |
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intervenants
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MOTIFS DU JUGEMENT
LA JUGE WOODS
I. Aperçu
[1] Le présent appel porte sur une demande d’accès à l’information reçue par Exportation et Développement Canada (EDC) ayant mené à une ordonnance du commissaire à l’information du Canada (le commissaire) obligeant EDC à communiquer des renseignements concernant ses clients à l’auteur de la demande. En réponse à la demande de contrôle judiciaire d’EDC, la Cour fédérale a rendu un jugement (la décision) confirmant l’ordonnance (2023 CF 1538, la juge Tsimberis). EDC interjette maintenant appel de cette décision devant notre Cour.
[2] EDC fait valoir que les renseignements demandés (les renseignements en litige) sont protégés par des exceptions selon les articles 24 et 18.1 de la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A‑1 (la LAI). Les dispositions pertinentes sont reproduites en annexe.
[3] L’argument premier d’EDC repose sur l’article 24 de la LAI. L’interdiction de communication se fonde sur l’article 24.3 de la Loi sur le développement des exportations, L.R.C. (1985), ch. E‑20 (la LDE), qui interdit à EDC de communiquer les renseignements concernant ses clients sans le consentement de ces derniers.
[4] EDC soutient subsidiairement que les renseignements en litige sont protégés par l’article 18.1 de la LAI. Cet article confère aux institutions fédérales le pouvoir discrétionnaire de refuser de communiquer des documents qui contiennent « des secrets industriels ou des renseignements financiers, commerciaux, scientifiques ou techniques qui appartiennent à [EDC ou à l’une des trois autres institutions énumérées] et qui sont traités par elle de façon constante comme étant de nature confidentielle »
. D’ailleurs, deux des trois autres institutions fédérales sont intervenues dans le présent appel et demandent à la Cour de clarifier les critères de l’article 18.1.
[5] Pour les motifs exposés ci-dessous, j’accueillerais l’appel du fait que les renseignements en litige sont protégés aux termes de l’article 24 de la LAI. Par souci de commodité, j’appelle parfois cette protection l’« exception prévue à l’article 24.3 »
ci-dessous. Et, bien que je n’aie pas à le faire pour résoudre la présente affaire, je profite de l’occasion pour clarifier aussi les critères de l’article 18.1.
II. Contexte factuel
[6] EDC, comme de nombreuses autres institutions fédérales, n’a pas toujours été assujettie à la LAI. Le statut d’EDC a changé en 2006, lorsque le législateur, pour accroître la transparence du gouvernement, a obligé plusieurs institutions fédérales à répondre aux demandes d’accès à l’information. L’inclusion d’EDC dans les institutions tombant sous le coup de la LAI a pavé la voie à la présente affaire.
[7] Le 9 juillet 2019, EDC a reçu la demande de renseignements suivante :
[traduction]
Veuillez fournir un résumé de toute aide financière de plus de 50 000 $ qu’EDC a fournie entre 2009 et 2019 à toute entreprise canadienne faisant affaire au Honduras. En particulier, le nom de chaque entreprise, ainsi que le type et le montant de l’aide financière qui lui a été consentie. Pour les prêts, veuillez indiquer la date où le remboursement était exigible, ainsi que la date où il a été fait.
[8] En réponse à la demande, EDC a rassemblé les renseignements pertinents concernant les polices d’assurance qu’elle a offertes aux exportateurs canadiens qui faisaient affaire au Honduras durant la période visée. EDC a fourni à l’auteur de la demande un tableau exposant quatre titres de colonne : le [traduction] « Programme »
(c’est-à-dire les types de police), les [traduction] « numéros de police »
, le [traduction] « nom des clients »
(c’est-à-dire les exportateurs) et le [traduction] « montant maximum pour la responsabilité »
. EDC a informé l’auteur de la demande que tous les renseignements sous ces titres étaient caviardés en application des articles 24 et 18.1 de la LAI.
[9] L’auteur de la demande a porté plainte auprès du commissaire en vertu de la LAI. Après enquête, le commissaire et EDC ont convenu que les noms des clients avaient été caviardés à juste titre, mais que les types de police auraient dû être communiqués. Ils ne se sont toutefois pas entendus sur la communication ou non des numéros de police et des montants maximums pour la responsabilité. Ces deux catégories de renseignements générés par EDC constituent les renseignements en litige.
[10] Le commissaire a finalement ordonné à EDC de communiquer les renseignements en litige ainsi que les types de police (qui n’étaient plus en litige). Dans son rapport, le commissaire a fourni des motifs approfondis et inclus ses réponses aux observations d’EDC. Je ne vais pas exposer ces motifs ici puisque, comme je l’explique ci-après, il s’agit en l’espèce d’un appel contre un nouvel examen de la décision du commissaire par la Cour fédérale.
III. Régime légal
[11] Lorsque plusieurs institutions fédérales ont été nouvellement assujetties à la LAI, en 2006, le législateur savait que certaines d’entre elles n’étaient pas adéquatement protégées par les exceptions déjà prévues par la LAI. Il a fallu prévoir de nouvelles exceptions pour répondre à leurs besoins particuliers. Pour ce qui est d’EDC, deux exceptions destinées à la protéger, celles-là mêmes qui sont visées par le présent appel, ont été créés : les articles 24 et 18.1 de la LAI.
[12] Avant d’examiner ces deux articles, j’estime utile de passer en revue certaines exceptions qui étaient déjà prévues par la LAI et qui peuvent aussi s’appliquer aux renseignements concernant les clients d’EDC. Il convient de rappeler que, même s’il existait déjà des exceptions, le législateur a déterminé qu’il fallait offrir d’autres protections à EDC.
[13] L’une des exceptions antérieures, prévue à l’alinéa 20(1)b) de la LAI, est une interdiction de communiquer. Les renseignements qui sont visés (et qui étaient visés à la période en cause) par cette interdiction sont :
des renseignements financiers, commerciaux, scientifiques ou techniques fournis à une institution fédérale par un tiers, qui sont de nature confidentielle et qui sont traités comme tels de façon constante par ce tiers;
[14] Une autre exception, discrétionnaire cette fois, est prévue à l’article 18. Elle ne vise que les renseignements dont la communication est susceptible de porter préjudice au Canada. L’objet de l’article 18, qui vise à protéger les intérêts économiques du Canada, est atteint après application de critères précis destinés à évaluer le préjudice. Les alinéas 18a) et b) protègent certains renseignements qui peuvent aussi être visés par les exceptions prévues aux articles 24 et 18.1.
[15] Les renseignements protégés par les alinéas 18a) et b) sont décrits ci-dessous. Cette description est tirée de la version actuelle de la LAI, qui ne diffère pas substantiellement de la version en vigueur à la période en cause. Ces renseignements sont :
des secrets industriels ou des renseignements financiers, commerciaux, scientifiques ou techniques appartenant au gouvernement du Canada ou à une institution fédérale et ayant une valeur importante ou pouvant vraisemblablement en avoir une;
des renseignements dont la communication risquerait vraisemblablement de nuire à la compétitivité d’une institution fédérale ou d’entraver des négociations — contractuelles ou autres — menées par une institution fédérale;
[16] Comme je le mentionne plus haut, en 2006, le législateur a ajouté deux nouvelles exceptions pour offrir une meilleure protection à EDC. Les renseignements concernant les clients et d’autres renseignements sensibles sont, dans une certaine mesure, protégés par les articles 20 et 18, mais les nouvelles dispositions adoptées améliorent la protection.
[17] La première nouvelle disposition, l’article 24.3, prévoit une exception qui fait intervenir l’article 24 de la LAI et l’article 24.3 de la LDE. L’article 24 de la LAI interdit la communication de documents contenant des renseignements dont la communication est restreinte en vertu des dispositions énumérées à l’annexe II de la LAI. L’article 24 est en fait une disposition d’exception de sorte que les interdictions prévues par les dispositions légales mentionnées à l’annexe II l’emportent sur celles prévues par la LAI. L’article 24.3 de la LDE est l’une de ces dispositions légales : elle interdit à EDC, sauf sur consentement, de communiquer :
les renseignements recueillis par [EDC] sur ses clients […].
[18] La seconde nouvelle disposition, l’article 18.1 de la LAI, prévoit une exception discrétionnaire concernant les documents qui contiennent :
des secrets industriels ou des renseignements financiers, commerciaux, scientifiques ou techniques qui appartiennent à l’une ou l’autre des institutions ci-après et qui sont traités par elle de façon constante comme étant de nature confidentielle :
a) la Société canadienne des postes;
b) Exportation et développement Canada;
c) l’Office d’investissement des régimes de pensions du secteur public;
d) VIA Rail Canada Inc.
IV. Décision de la Cour fédérale
A. Généralités
[19] EDC a demandé à la Cour fédérale de réviser l’ordonnance rendue par le commissaire en vertu du paragraphe 41(2) de la LAI.
[20] Dans sa décision, la Cour fédérale a d’abord fourni un aperçu d’ensemble de la LAI. Citant le paragraphe 2(1), elle explique que la LAI vise à « accroître la responsabilité et la transparence des institutions de l’État afin de favoriser une société ouverte et démocratique et de permettre le débat public sur la conduite de ces institutions »
. Elle souligne que le droit d’accès que prévoit le paragraphe 4(1) de la LAI reçoit une interprétation large parce que celle‑ci peut être considérée comme une loi de nature « quasi constitutionnelle »
(renvoyant à l’arrêt Canada (Commissaire à l’Information) c. Canada (Ministre de la Défense nationale), 2011 CSC 25, au para. 40). En conséquence, les exceptions doivent être interprétées strictement de manière à limiter le moins possible le droit général d’accès (renvoyant à l’arrêt Rubin c. Canada (Société canadienne d’hypothèques et de logement), [1989] 1 C.F. 265, p. 274, 1988 CanLII 5656 (C.A.F.)).
[21] Se tournant vers la demande dont elle était saisie, la Cour fédérale souligne que le recours prévu aux articles 41 et 44.1 de la LAI doit être entendu comme une nouvelle affaire. En examinant l’affaire de façon indépendante, la Cour fédérale mentionne qu’il incombe à EDC d’établir le bien‑fondé du refus de communiquer les renseignements en litige. Les deux voies possibles que la Cour fédérale devait suivre pour déterminer si le refus était autorisé ou non sont exposées ci-dessous.
B. Article 24.3 de la LDE
[22] EDC a fait valoir devant la Cour fédérale que l’exception prévue à l’article 24.3 est d’une portée suffisante pour englober tous les renseignements relatifs à un client qui ont été recueillis dans le cadre de la tenue de son compte auprès d’EDC, y compris les renseignements en litige. Après s’être livrée à une interprétation textuelle, contextuelle et téléologique de l’article 24.3 de la LDE (exposée ci-dessous), elle a rejeté cette interprétation large. Elle a en fait souscrit à l’interprétation restrictive du commissaire selon laquelle cette exception exclut les renseignements créés par EDC parce qu’il ne s’agit pas de renseignements « recueillis par »
EDC au sens de l’article 24.3. Cette conclusion s’applique aux renseignements en litige.
C. Article 18.1 de la LAI
[23] La Cour fédérale a ensuite examiné l’exception prévue à l’article 18.1 de la LAI. Elle mentionne d’abord que cette disposition n’a jamais été interprétée par les tribunaux et s’est donc livrée à « un nouvel exercice d’interprétation législative »
(décision aux paras. 70,75).
[24] La Cour fédérale explique au paragraphe 83 de la décision le critère à appliquer, selon elle, sous le régime de l’article 18.1 :
[83] […] [L]es quatre éléments auxquels il est nécessaire de satisfaire pour qu’une société d’État puisse exercer comme il faut son pouvoir discrétionnaire de refuser de communiquer des documents en vertu de l’article 18.1 de la LAI sont les suivants :
1. des secrets industriels ou les renseignements financiers, commerciaux, scientifiques ou techniques, au sens courant de ces termes;
2. pour lesquels il existe un lien raisonnable entre les renseignements demandés et les intérêts économiques de la Société;
3. qui appartiennent à l’une des sociétés énumérées au paragraphe 18.1(1);
4. qui ont été traités de manière constante comme confidentiels.
[25] En appliquant ce critère, la Cour fédérale est arrivée à la conclusion que les renseignements en litige satisfont au premier élément puisqu’ils sont de nature commerciale. Toutefois, elle a également conclu que les renseignements en litige n’avaient aucun lien avec les intérêts économiques d’EDC et ne pouvaient être protégés en vertu de l’article 18.1 de la LAI. En outre, la Cour fédérale a conclu que l’expression « qui appartiennent à »
, à l’article 18.1, dénote que la propriété est exclusive. Elle a conclu que, puisque c’est EDC qui les avait créés, les renseignements en litige appartenaient à EDC.
[26] Quant au quatrième élément du critère, la Cour fédérale a conclu qu’EDC n’était pas parvenue à établir qu’elle avait traité de façon constante les renseignements comme confidentiels. EDC a renvoyé la Cour fédérale à la section 3.5.4, intitulée « Traitement des renseignements confidentiels sur les transactions »
, de sa Politique sur la transparence et la divulgation, mais elle a conclu que la preuve était insuffisante pour établir qu’EDC avait traité de façon constante les renseignements en litige comme confidentiels. La Cour fédérale a par ailleurs établi, et rendu la position d’EDC encore moins soutenable, que la section 3.5.2 de la Politique, intitulée « Divulgation d’information sur les transactions individuelles »
, autorise expressément EDC à communiquer les renseignements en litige. Elle résume brièvement sa conclusion à ce sujet au paragraphe 85 de la décision :
[105] EDC n’a fourni aucune preuve qu’elle a traité de façon constante les renseignements comme confidentiels, à part la section 3.5.4 de sa Politique. Sans l’existence d’une entente de confidentialité, le fait qu’EDC communique les renseignements à ses clients sans aucun avis ou sans aucune restriction quant à l’usage qu’en feraient ensuite ces clients, ou quant à la diffusion, par ces clients, des renseignements à d’autres tiers, jette un doute sur la thèse selon laquelle EDC a traité de manière constante les renseignements caviardés comme confidentiels. Après avoir conclu que la section 3.5.2 de la Politique mine cette thèse, et reconnu qu’EDC n’a rien d’autre à offrir à l’appui de cette thèse, EDC n’est donc pas parvenue à établir qu’elle traite de manière constante les renseignements comme confidentiels.
[27] Pour tous les motifs mentionnés ci-dessus, la Cour fédérale a conclu qu’EDC ne pouvait invoquer l’article 18.1 de la LAI pour protéger les renseignements en litige.
V. Analyse
A. Questions en litige
[28] La principale question à trancher dans le présent appel est de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que l’expression « recueillis par »
, à l’article 24.3 de la LDE, empêche l’application de l’exception prévue à l’article 24.3 aux renseignements créés par EDC.
[29] EDC soulève subsidiairement deux autres arguments :
a)Les renseignements en litige tombent-ils sous le coup de l’exception prévue à l’article 24.3 parce que leur communication pourrait révéler des renseignements fournis par les clients? EDC soulève cet argument pour la première fois devant notre Cour.
b)La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a déterminé que les renseignements en litige ne tombent pas sous le coup de l’exception prévue à l’article 18.1 parce qu’ils n’avaient aucun lien avec les intérêts économiques d’EDC et qu’EDC ne les avait pas traités de façon constante comme confidentiels?
[30] De plus, comme je le mentionne plus haut, deux intervenants ont dit ne pas souscrire à certaines conclusions de la Cour fédérale quant à l’article 18.1 et demandent à la Cour d’apporter des précisions à ce sujet.
B. Norme de contrôle et principes de l’interprétation des lois
[31] Comme susmentionné, la Cour fédérale était tenue, selon les articles 41 et 44.1 de la LAI, d’entendre et de juger le recours comme s’il s’agissait d’une nouvelle affaire. En conséquence, ce sont les normes de contrôle applicables en appel qui s’appliquent au présent appel : voir Fraser c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2023 CAF 167, aux paras. 33‑37; Canada (Santé) c. Elanco Canada Limited, 2021 CAF 191, aux paras. 22-33.
[32] La plupart des questions dont la Cour est saisie soulèvent des questions d’interprétation des lois et sont examinées selon la norme de la décision correcte. Dans la mesure où il s’agit de questions de fait ou de questions mixtes de fait et de droit (à l’exclusion des questions de droit isolables), la norme de contrôle applicable est celle de l’erreur manifeste et déterminante : voir Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33.
[33] Pour ce qui est des principes applicables d’interprétation des lois, il faut procéder à une analyse textuelle, contextuelle et téléologique des dispositions pertinentes. Les principes applicables sont brièvement décrits dans l’arrêt Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54 :
[10] Il est depuis longtemps établi en matière d’interprétation des lois qu’« il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : voir 65302 British Columbia Ltd. c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 804, par. 50. L’interprétation d’une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble. Lorsque le libellé d’une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation. Par contre, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important. L’incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l’objet sur le processus d’interprétation peut varier, mais les tribunaux doivent, dans tous les cas, chercher à interpréter les dispositions d’une loi comme formant un tout harmonieux.
C.
Exception prévue à l’article 24.3
(1) Introduction
[34] L’argument principal d’EDC est que la Cour fédérale a mal interprété le terme « recueillis par »
à l’article 24.3 de la LDE lorsqu’elle a conclu que les renseignements relatifs aux clients créés par EDC elle-même ne sont pas inclus dans cette disposition. Il s’agit là d’une question d’interprétation des lois soumise à la norme de la décision correcte.
[35] EDC prétend que l’expression « recueillis par »
est large et que l’article 24.3 de la LDE s’applique à tous les renseignements concernant des clients contenus dans les dossiers d’EDC, peu importe la façon dont ils ont été recueillis. Voici le libellé du paragraphe24.3(1) :
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[36] La Cour fédérale a effectué son analyse textuelle, contextuelle et téléologique et a résumé ainsi sa conclusion :
[67] Je conviens avec le commissaire que le paragraphe 24.3(1) ne peut pas être interprété comme incluant les documents créés par EDC. S’il s’agissait là de l’intention du législateur, le mot « créés » apparaîtrait dans ce paragraphe. Quoi qu’il en soit, même si la Cour disposait de deux interprétations différentes, comme il est mentionné dans la décision Rubin au paragraphe 23 il me faut considérer que le paragraphe 24.3(1) ne porte pas atteinte au droit d’accès du public aux renseignements.
[37] Comme je l’explique ci-dessous, j’en arrive à une conclusion différente.
(2) Analyse textuelle
[38] L’analyse textuelle effectuée par la Cour fédérale (décision aux paras. 38-43) s’est appuyé sur le sens habituel que donnent les dictionnaires aux mots « recueillir »
et «
obtain »
. Selon les dictionnaires consultés, les sens de « recueillir »
sont : « rassembler des choses »
, « obtenir pour soi »
, « recevoir »
et « acquérir »
; et ceux de «
obtain »
sont : «
to come into possession of; get, acquire, or procure »
(décision au para. 38). La Cour fédérale a conclu que ni le libellé français ni le libellé anglais n’était assez large pour étayer la thèse d’EDC (décision au para. 40).
[39] La Cour fédérale a conclu que le sens plus large suggéré par EDC dénuerait de tout sens l’expression « recueillis par »
. La juge a ajouté que, s’il avait eu l’intention d’élargir la portée de l’exception, le législateur aurait pu simplement omettre les mots « recueillis par la Société »
dans l’article 24.3 (décision aux paras. 41-43).
[40] Bien que les mots « recueillir »
et «
obtain »
puissent avoir les sens indiqués par la Cour fédérale, ces mots peuvent aussi avoir d’autres sens habituels. Les mots « recueillir »
et «
obtain »
sont des mots courants non techniques qui peuvent être utilisés dans de nombreux contextes. Pour parler de renseignements, on peut couramment dire : « J’ai obtenu ces connaissances grâce à mes études »
ou « J’ai réfléchi au problème et j’ai obtenu la solution »
. Il se trouve que l’alinéa 18c) de la LAI utilise le terme « obtenir »
d’une façon semblable : « des renseignements techniques ou scientifiques obtenus grâce à des recherches par un cadre ou employé d’une institution fédérale »
(non souligné dans l’original). Sans vouloir me perdre dans les exemples, j’estime que les exemples donnés ci-dessus montrent à tout le moins que l’on peut obtenir quelque chose, c’est-à-dire récolter le fruit de ses propres efforts, ce qui s’apparente aux efforts déployés par EDC pour se procurer les renseignements en litige.
[41] En conséquence, l’expression « recueillis par »
, à l’article 24.3, peut englober les renseignements créés grâce aux efforts d’EDC.
[42] Quant à l’argument additionnel de la Cour fédérale (décision au para. 41) voulant que l’interprétation suggérée par EDC prive l’expression « recueillis par »
de son sens et que l’expression doive être d’une plus grande portée, je ne suis pas de cet avis. Selon moi, il est peu probable que le législateur ait utilisé une expression générique, telle que « recueillis par »
, pour essentiellement restreindre la portée de l’article 24.3, comme le suggère la Cour fédérale. Il est en fait plus probable que le législateur ait utilisé une tournure explicite, par exemple, en ajoutant que les renseignements doivent avoir été obtenus d’un tiers.
[43] Enfin, EDC soutient, et j’en conviens, que l’interprétation de la Cour fédérale donne lieu à des incohérences. Le législateur n’a aucune raison évidente d’interdire la communication de renseignements obtenus de tiers, mais non la communication des mêmes renseignements s’ils ont été créés par EDC.
[44] Pour ces motifs, je conclus que, bien qu’ils puissent avoir plusieurs sens, les mots « recueillir »
et «
obtain »
tels qu’utilisés à l’article 24.3 de la LDE donnent à croire qu’il est très probable qu’ils doivent recevoir une interprétation qui soutiendrait la thèse d’EDC. Cependant, pour en déterminer le sens le plus approprié, l’analyse contextuelle et téléologique est de mise.
(3) Contexte
[45] La Cour fédérale est venue à la conclusion que le contexte étaye une interprétation étroite de l’expression « recueillis par »
(décision aux paras. 44-56). Son analyse s’est concentrée sur le libellé d’autres dispositions de la LAI, mais j’explique ci-dessous que le libellé ne fournit pas le contexte approprié.
[46] L’article 24.3 de la LDE a été adopté en 2006 lorsque EDC est devenue assujettie à la LAI. Toutefois, les mots utilisés ne sont pas nouveaux. Cet article a été modelé sur une disposition légale qui existait déjà : l’article 37 de la Loi sur la Banque de développement du Canada, L.C. 1995, ch. 28 (la LBDC). L’article 37 de la LBDC a été adopté en 1995 lorsque la Banque fédérale de développement a été maintenue, avec la personnalité morale, sous la dénomination de Banque de développement du Canada (la BDC) et est devenue assujettie à la LAI. Au même moment, l’article 37 a été inscrit à l’annexe II de la LAI de sorte qu’il a préséance sur la LAI par application de l’interdiction générale prévue à l’article 24 de la LAI.
[47] Les différences entre le libellé original et le libellé actuel n’ayant aucune incidence significative, voici donc le libellé actuel du paragraphe 37(1) de la LBDC :
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[48] L’article 37 fournit le contexte approprié en l’espèce. Son interprétation, expliquée dans l’analyse téléologique ci-dessous, donne le ton à l’interprétation qu’il convient de donner à l’article 24.3 de la LDE, qui s’inspire de l’article 37 de la LBDC.
[49] Comme je le mentionne plus haut, la Cour fédérale a choisi de concentrer son analyse contextuelle sur les dispositions de la LAI. Elle a plus précisément comparé l’article 24.3 de la LDE à diverses dispositions de la LAI, et s’est servie de ces dernières comme outils d’interprétation pour restreindre le sens de l’article 24.3. Cette approche n’a pas permis de tenir compte en bonne et due forme de l’historique de l’exception prévue à l’article 24.3 dont il est fait état ci-dessus. Plutôt que de se concentrer sur le libellé de l’article 37 de la LBDC, la Cour fédérale a à tort présumé que le libellé des diverses dispositions de la LAI devait être interprété en harmonie avec l’article 24.3 de la LDE afin de déterminer le sens qu’il convient de donner à ce dernier.
[50] Dans un cas donné, la Cour fédérale a comparé l’article 24.3 de la LDE à l’article 18.1 de la LAI et a conclu qu’une interprétation large de l’article 24.3 rendrait éventuellement redondante l’inclusion d’EDC sous le régime de l’article 18.1 (décision au para. 50). Ainsi, la Cour fédérale a décelé dans l’article 18.1 un facteur contextuel pour limiter la portée de l’article 24.3 de la LDE.
[51] Toutefois, la thèse d’EDC n’entraîne aucune redondance. Comme je le mentionne ci-dessous, au moment de l’adoption de l’article 18.1, EDC estimait que l’article 18.1 s’appliquait aux [traduction] « systèmes commerciaux pour évaluer le risque, déterminer [se]s prix et évaluer des marchés différents »
. Par conséquent, la thèse d’EDC quant à l’article 24.3, qui est toujours demeurée inchangée, ne risque pas de rendre l’autre article redondant.
[52] Dans un autre cas, la Cour fédérale a suggéré que, si l’article 24.3 de la LDE avait pour but de protéger les renseignements en litige, l’expression qui y est utilisée aurait été « créés ou obtenus par »
, comme c’est le cas dans d’autres dispositions de la LAI, notamment l’article 16.1. Cette conclusion fait abstraction de l’historique de l’article 24.3. L’expression utilisée dans les dispositions tel l’article 16.1 a été ajoutée par le projet de loi adopté en 2006. Toutefois, comme je le mentionne ci-dessus, l’article 24.3 s’inspire de l’article 37 de la LBDC, qui a été adopté des années plus tôt. En conséquence, la Cour fédérale a commis une erreur lorsqu’elle a présumé que le législateur entendait interpréter de façon harmonieuse toutes les dispositions en question de la LAI et l’article 24.3 de la LDE.
[53] Dans un autre cas encore, la Cour fédérale a établi un parallèle entre l’expression « recueillis par »
, à l’article 24.3, et l’expression « fournis à »
, à l’alinéa 20(1)b) de la LAI. La Cour a noté que l’expression « fournis à une institution fédérale par un tiers »
tirée de cet alinéa avait déjà été interprétée par la Cour de façon à exclure les renseignements obtenus dans le cadre de négociations dans l’affaire Société canadienne des postes c. Commission de la capitale nationale, 2002 CFPI 700 au para. 14 [Postes Canada]. Selon la Cour fédérale, le sens restreint de l’expression « fournis à »
, à l’alinéa 20(1)b) de la LAI, devait être semblable à celle de l’expression « recueillis par »
, à l’article 24.3 de la LDE.
[54] Cette analogie est également erronée. D’abord, comme je l’ai mentionné plus haut, l’article 24.3 s’inspire d’une disposition de la LBDC, et non de la LAI. Ensuite, la Cour fédérale a mal interprété la décision Postes Canada du fait qu’elle n’a pas tenu compte des mots « par un tiers »
, à l’alinéa 20(1)b). La Cour fédérale ne s’est concentrée que sur les mots « fournis à »
. La décision Postes Canada ne repose toutefois pas seulement sur ces mots. Elle s’est appuyée sur le fait que les renseignements ont été fournis « par un tiers »
. Comme ces trois mots sont absents de l’article 24.3 de la LDE, le parallèle établi par la Cour fédérale semble reposer sur une omission.
[55] En somme, le contexte approprié de l’article 24.3 de la LDE doit se fonder sur le libellé de l’article 37 de la LBDC. La Cour fédérale a commis plusieurs erreurs en cherchant plutôt à harmoniser son interprétation de l’article 24.3 de la LDE avec le libellé de diverses dispositions de la LAI. Enfin, ces erreurs ont amené la Cour fédérale à conclure erronément que le contexte étaye une interprétation étroite de l’expression « recueillis par »
. La pertinence de l’article 37 en tant que facteur contextuel et téléologique est examinée ci-dessous dans le cadre l’analyse téléologique. À ce point-ci, je constate néanmoins que les facteurs contextuels pris en compte par la Cour fédérale ne militent pas en faveur d’une interprétation étroite.
(4) Analyse téléologique
[56] Quant à l’objet de l’article 24.3 de la LDE, la Cour fédérale a rejeté l’argument d’EDC selon lequel le législateur voulait que l’article 24.3 s’applique à tous les renseignements concernant les clients [traduction] « quelle que soit la manière dont ils sont recueillis »
. Elle a conclu que la thèse d’EDC n’était pas suffisamment étayée (décision aux paras. 57-65). Par ailleurs, la Cour a conclu que l’argument d’EDC était incompatible avec la façon dont celle-ci traite les renseignements en litige, selon sa propre Politique sur la transparence et la divulgation (décision au para. 66).
[57] La Cour fédérale a conclu à tort que la Politique sur la transparence et la divulgation autorisait la communication des renseignements en litige (décision au para. 66). Comme je l’explique ci-dessous, cette conclusion repose simplement sur une interprétation erronée de la Politique.
[58] La Cour fédérale a conclu que la section 3.5.2 de la Politique autorise EDC à divulguer les renseignements en litige, sans tenir compte toutefois d’autres passages de la section 3.5. Il ressort clairement de la section 3.5, lue dans son entièreté, que la section 3.5.2, soit la disposition sur laquelle la Cour fédérale s’est fondée, ne s’applique qu’aux renseignements concernant les transactions de financement, au sens de la Politique. Les renseignements en litige n’ont rien à voir avec les transactions de financement.
[59] La Cour fédérale a aussi examiné les dispositions de confidentialité de la section 3.5.4 de la Politique (décision aux paras. 98-99). Elle a conclu que cette disposition ne s’applique pas aux renseignements créés par EDC, notamment les renseignements en litige. Toutefois, la section 3.5.4 vise de fait les renseignements créés par EDC parce qu’elle prévoit expressément qu’elle s’applique aux renseignements contenus dans « des rapports […] ou des documents préparés par EDC »
. Je conclus donc que la Cour fédérale a mal interprété les dispositions sur la confidentialité.
[60] Il est clair, à la lumière des observations formulées ci-dessus et à la lecture des passages pertinents de la Politique, qu’EDC n’est pas tenue de communiquer les renseignements concernant l’assurance qu’elle fournit à ses exportateurs. Selon moi, la Cour fédérale a ignoré certaines parties de la section 3.5 et, ce faisant, a commis une erreur manifeste et déterminante. Il y a donc lieu de rejeter la conclusion de la Cour fédérale au sujet de la Politique sur la transparence et la divulgation d’EDC.
[61] Dans ses observations, EDC a fait valoir que l’article 24.3 se veut l’équivalent du devoir du secret professionnel du banquier. Dans l’arrêt de principe sur le secret professionnel des banquiers, le devoir est ainsi décrit : [traduction] « L’une des conditions implicites du contrat est que la banque s’engage envers son client à s’abstenir de divulguer des informations sur ses affaires sans le consentement de ce dernier »
(non souligné dans l’original) (Tournier v. National Provincial and Union Bank of England (1923), [1924] 1 K.B. 461, à la p. 484 (C.A.) [Tournier]; cité avec approbation dans Guertin v. Royal Bank of Canada (1983), 1 D.L.R. (4th) 68 (H.C. Ont.)). Le raisonnement énoncé par lord Atkin est le suivant : [traduction] « Le critère est […] ce que la Cour considère que [le banquier et le client] doivent forcément avoir convenu, car il me semble qu’une quelconque clause de confidentialité doit être implicite »
(voir Tournier aux pp. 483-484).
[62] Comme je le mentionne plus haut, la Cour fédérale a conclu qu’il y avait trop peu de preuve qui étayait la thèse d’EDC (décision aux paras. 57-65). Comme je l’explique ci-dessous, je ne suis pas d’accord.
[63] Tout comme il existe une clause implicite de confidentialité dans les arrangements bancaires, la confidentialité devrait également être implicite dans les transactions effectuées par une institution financière comme EDC. La situation serait tout autre si EDC avait pour mission de fournir des subventions gouvernementales, mais la preuve au dossier indique que tel n’est pas le cas. Je ne vois aucune différence entre les services financiers fournis par une banque traditionnelle et ceux fournis par EDC.
[64] Cette conclusion trouve aussi en partie son fondement dans l’historique législatif de l’article 37 de la LBDC. Mais avant d’examiner la preuve à cet égard, je tiens à souligner que la Cour suprême a récemment réitéré la mise en garde selon laquelle « [m]algré les lacunes de la preuve basée sur les débats parlementaires, […] une telle preuve peut “jouer un rôle limité en matière d’interprétation législative” (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au para. 35) »
(Dickson c. Vuntut Gwitchin First Nation, 2024 CSC 10 au para. 87). L’examen des éléments de preuve qui suit tient compte de cette mise en garde.
[65] Dans les débats de la Chambre des communes sur la LBDC, le 29 mai 1995, M. Osvaldo Nunez, membre de l’opposition, a fait brièvement référence à l’article 37 :
[L’article 37] restreint l’accès aux renseignements sur les clients de la Banque. Cette pratique est courante pour une institution financière. Il serait utile d’y ajouter un paragraphe stipulant que le Parlement pourrait avoir accès à ces renseignements dans le cadre d’une enquête parlementaire.
[66] Ce commentaire, quoique bref, donne du poids à la thèse d’EDC parce que M. Nunez mentionne que la restriction de l’accès aux renseignements concernant les clients est le reflet des standards de ce secteur d’activités. Ce commentaire donne à croire que l’article 37 est effectivement le miroir du principe énoncé dans l’arrêt Tournier. Comme l’article 24.3 de la LDE est pratiquement identique à l’article 37, il s’ensuit qu’EDC est aussi assujettie au devoir du secret professionnel, ce qui n’est pas étonnant étant donné que les deux institutions offrent un financement aux entreprises canadiennes.
[67] Le point de vue d’EDC sur l’article 24.3 est demeuré sans cesse le même depuis qu’elle est assujettie à la LAI. En 2006, le président d’EDC, M. Rob Wright, a témoigné devant le comité parlementaire chargé d’examiner les modifications proposées de la LAI. M. Wright a expliqué de façon générale que les articles 24.3 et 18.1 étaient essentiels pour rassurer les clients qu’ils ne seraient pas affectés par l’assujettissement d’EDC à LAI. Les commentaires formulés par les membres de ce comité laissent entendre qu’ils étaient du même avis qu’EDC.
[68] Les propos de M. Wright se concentraient principalement sur l’article 24 plutôt que sur l’article 18.1. Son texte écrit qui accompagnait probablement sa présentation orale indiquait clairement qu’EDC comptait sur l’article 24 pour protéger les renseignements concernant ses clients. Il est très probable que ce texte traduisait plus clairement le point de vue d’EDC que ne le faisaient les observations orales plus informelles de M. Wright. Voici le passage pertinent du texte en question :
Les clients d’EDC et leurs acheteurs étrangers ne devraient pas avoir peur que leurs renseignements commerciaux confidentiels tombent entre les mains de concurrents. L’article 24 dissipe ces craintes.
[Non souligné dans l’original.]
[69] Le seul commentaire détaillé de M. Wright concernant l’article 18.1 est que cet article protège [traduction] « systèmes commerciaux [d’EDC] pour évaluer le risque, déterminer [se]s prix et évaluer les différents marchés »
. Ainsi, depuis le début, EDC a toujours été d’avis qu’elle avait besoin tant de l’article 18.1 que de l’article 24.
[70] Toutefois, dans ses motifs, la Cour fédérale a conclu que le témoignage de M. Wright n’étayait pas la thèse d’EDC. Elle a cité des extraits du témoignage de M. Wright qui semblaient limiter la portée de l’article 24.3 de la LAI et de l’article 37 de la LBDC aux seuls renseignements obtenus directement de clients (décision au para. 59).
[71] D’autres extraits du témoignage de M. Wright donnent néanmoins une interprétation plus large à ces articles, c’est-à-dire que la protection offerte à EDC et à la BDC vise les renseignements [traduction] « que nous recevons de nos clients, et au sujet de nos clients »
. Voilà certainement l’interprétation que l’un des membres du comité, M. Paul Dewar, a donnée au témoignage de M. Wright au sujet de l’article 24.3, lorsqu’il dit à ce dernier :
[traduction]
Vous avez dit être inquiet que la Loi sur l’accès à l’information s’applique aux clients. Je suis sûr que nous pouvons tous comprendre pourquoi cela pourrait être un problème.
[Non souligné dans l’original.]
[72] En outre, un autre comité parlementaire avait entendu à l’époque le témoignage du ministre John Baird, qui était alors président du Conseil du Trésor, et qui avait parrainé les modifications de 2006. La Cour fédérale a établi que les commentaires de M. Baird n’étayaient pas l’interprétation qu’EDC donne à l’exception prévue à l’article 24.3 (décision au para. 60). Je ne suis pas de cet avis.
[73] Le ministre Baird a déclaré : [traduction] « Si nous avions donné suite à toutes [l]es préoccupations [du commissaire], cela aurait mené à des conséquences qui, à mon avis, n’auraient pas été acceptables pour votre comité ou pour les Canadiens de partout au pays »
.
Citant EDC en exemple, il a alors ajouté : [traduction] « […] on ne devrait pas miner les efforts d’exportateurs canadiens qui dépendent des programmes d’Exportation et développement Canada pour faire concurrence sur la scène mondiale parce que leurs clients internationaux ont eu affaire à EDC, et que leur information était soumise aux lois régissant l’accès à l’information »
.
[74] Le ministre Baird n’a fait allusion à aucune disposition précise, mais il a souligné l’importance des inquiétudes d’EDC. De fait, même si les mécanismes ont pu paraître obscurs, il est clair que le gouvernement était d’avis que l’assujettissement d’EDC à la LAI ne devait en aucun cas limiter la capacité d’EDC de protéger les renseignements sensibles concernant ses clients pour éviter de nuire aux exportateurs canadiens. Les renseignements sensibles concernant les clients incluraient les renseignements en litige. EDC cherche maintenant à protéger les renseignements en litige en se prévalant de l’exception prévue à l’article 24.3. Rien d’étonnant puisque EDC est, depuis l’adoption de cet article, d’avis que l’exception est destinée à cette fin, à savoir, dissiper les craintes des clients d’EDC concernant la divulgation des renseignements les concernant.
[75] M. Eric Siegel, chef de la direction d’EDC, a également témoigné pour le compte d’EDC. Son témoignage devant le comité parlementaire correspond en général à la thèse soutenue par EDC en l’espèce, à une exception près. J’explique ci-dessous les raisons pour lesquelles cette exception n’ébranle en rien la thèse d’EDC.
[76] Durant son témoignage, le comité a demandé à M. Siegel de commenter les observations du commissaire selon lesquelles il n’était pas nécessaire d’inclure EDC dans les institutions fédérales visées par l’article 18.1. M. Siegel a répondu que l’article 18.1 est nécessaire pour permettre à EDC de protéger les renseignements recueillis auprès de ses clients lorsqu’elle crée des données internes à partir de ces renseignements.
[77] Cette réponse de M. Siegel contredit le témoignage de M. Wright au sujet de l’article 18.1. Comme je le mentionne plus haut, M. Wright a indiqué que l’article 18.1 est nécessaire pour protéger les systèmes commerciaux d’EDC, et non les renseignements concernant les clients. La réponse de M. Siegel contredit en outre la position générale d’EDC voulant qu’elle doive garantir à ses clients que les renseignements les concernant sont gardés confidentiels. Une telle garantie ne peut tirer son origine que d’une disposition claire et sans conditions. Seul l’article 24, et non l’article 18.1, satisfait à ce critère.
[78] Les participants aux débats parlementaires ont relevé et compris les difficultés engendrées par l’article 18.1. Par exemple, peu de temps après le témoignage de M. Siegel, Mme Moya Greene, présidente-directrice générale de la Société canadienne des postes, a déclaré que l’article 18.1 est ambigu. Interrogée à savoir si cette ambiguïté lui causait des problèmes, Mme Greene a répondu avec peu d’enthousiasme qu’elle était convaincue que le sens serait clarifié au fil du temps par le biais de litiges. Elle a terminé sa réponse en disant : [traduction] « cette ambiguïté me semble raisonnable »
.
[79] Cette ambiguïté peut bien paraître « raisonnable »
pour la Société canadienne des postes, mais pour EDC, qui doit donner une garantie de confidentialité à ses clients, la situation est tout à fait autre. M. Siegel a formulé des remarques qui peuvent avoir été adéquates pour d’autres institutions fédérales visées à l’article 18.1, mais il n’a pas compris qu’elles ne convenaient pas à EDC.
[80] Par conséquent, je conclus que la réponse de M. Siegel quant à la nécessité de l’article 18.1 ne devrait pas être considérée comme étant l’opinion d’EDC.
[81] Comme je le mentionne plus haut, EDC soutient qu’il convient de donner à l’article 24.3 une interprétation large pour éviter toute incohérence, et je suis d’accord. Ce n’est qu’en interprétant l’article 24.3 de façon à y inclure les renseignements créés grâce aux efforts déployés par EDC que l’on peut éviter l’incohérence occasionnée par l’interprétation de la Cour fédérale. Le législateur n’a aucune raison apparente d’interdire la communication de renseignements recueillis auprès de tiers, mais non les mêmes renseignements créés par EDC.
[82] Pour tous ces motifs, je conclus que le législateur entendait donner à l’exception prévue à l’article 24.3 le sens que suggère EDC.
(5) Conclusion
[83] À mon avis, l’analyse suivant les principes de l’interprétation des lois milite en faveur de la thèse d’EDC selon laquelle l’exception prévue à l’article 24.3 s’applique aux renseignements concernant ses clients, peu importe la façon dont ils ont été obtenus. Cette exception vise donc les renseignements en litige. Je tiens à ajouter qu’il ne s’agit pas d’un cas où il existe deux interprétations à l’exception et que la Cour doit accepter l’interprétation la plus stricte. À mon avis, il y a, au vu du dossier, une seule interprétation possible.
[84] À la lumière de cette conclusion, il n’est pas strictement nécessaire d’examiner les autres arguments avancés par EDC. Je formule néanmoins quelques observations générales sur l’argument d’EDC selon lequel les renseignements en litige seraient subsidiairement protégés par l’article 18.1. Mes observations aideront dans une certaine mesure à répondre aux préoccupations des intervenants engendrées par les conclusions de la Cour fédérale quant à cet article.
D. Exception prévue à l’article 18.1
[85] Pour situer cette question en contexte, rappelons qu’EDC a subsidiairement fait valoir, tant devant notre Cour que devant la Cour fédérale, que les renseignements en litige sont protégés par l’exception prévue à l’article 18.1.
[86] Comme je le mentionne plus haut, la Cour fédérale a rejeté cet argument pour deux raisons. Premièrement, les renseignements en litige n’ont aucun « lien raisonnable avec [l]es intérêts économiques [d’EDC] »
. Deuxièmement, la Cour fédérale n’était pas convaincue qu’EDC avait traité les renseignements en question comme confidentiels de manière constante (décision au para. 106).
[87] L’un des intervenants est l’Office d’investissement des régimes de pensions du secteur public (l’Office). L’Office est une société d’État chargée de gérer, dans l’intérêt des contributeurs et des bénéficiaires des régimes de pensions du secteur public, les sommes que le gouvernement du Canada lui transfère. Pour accomplir sa mission, l’Office recherche des possibilités de placement et investit dans des partenariats partout dans le monde. L’Office soutient que la portée que la Cour fédérale a donnée à l’exception prévue à l’article 18.1 est trop restreinte et nuit à la capacité de l’Office d’accomplir sa mission.
[88] L’autre intervenante est la Société canadienne des postes (Postes Canada). Postes Canada a la charge d’entretenir un programme concurrentiel et financièrement autonome de services postaux aux entreprises et aux particuliers partout au Canada. Postes Canada soutient que l’interprétation restrictive que la Cour fédérale a donnée à l’article 18.1 [traduction] « nuit injustement aux intérêts économiques concurrentiels uniques des sociétés d’État que cet article vise à protéger »
.
[89] Les deux intervenants se disent préoccupés par la conclusion de la Cour fédérale voulant que l’application de l’article 18.1 dépende d’un critère du « lien raisonnable »
et que l’expression « qui appartiennent à »
doive être interprétée comme s’il s’agissait d’un droit de propriété exclusif.
[90] Pour ce qui est du « lien raisonnable »
, EDC a aussi soulevé la question. Toutefois, les parties se sont entendues à ce sujet devant notre Cour : le commissaire a reconnu que l’article 18.1 ne prévoit aucune condition de « lien raisonnable »
, et la Cour fédérale a commis une erreur en incorporant une telle condition dans son interprétation.
[91] Il est évident que les parties et les intervenants ont raison : l’application de l’article 18.1 ne dépend pas d’un « lien raisonnable »
. Cette interprétation est conforme au libellé et correspond à l’intention du législateur de fournir des exceptions plus larges aux institutions fédérales nouvellement assujetties à la LAI. Je clarifie donc qu’il n’est pas nécessaire que les renseignements visés à l’article 18.1 aient un lien raisonnable avec les intérêts économiques de l’une ou l’autre des institutions fédérales.
[92] Cette erreur a, à mon avis, vicié toute l’analyse de l’article 18.1 faite par la Cour fédérale, y compris la conclusion selon laquelle l’expression « qui appartiennent à »
s’entend d’un droit de propriété exclusif. En conséquence, l’analyse de l’article 18.1 faite par la Cour fédérale doit, dans son entièreté, être rejetée. EDC et les intervenants ont demandé à la Cour d’apporter des précisions sur d’autres questions d’interprétation soulevées par l’article 18.1, mais j’estime qu’il est préférable d’apporter de telles précisions à point nommé, au cas par cas, sur la base des faits appropriés.
E. Conclusion et dispositif proposé
[93] Pour les motifs exposés ci-dessus, je conclus que les renseignements en litige sont protégés par l’exception prévue à l’article 24.3.
[94] J’accueillerais l’appel sans dépens. J’annulerais le jugement de la Cour fédérale et ordonnerais la non-communication des renseignements en litige sous le régime de la LAI.
« Judith Woods »
j.c.a.
« Je suis d’accord.
Donald J. Rennie j.c.a. »
« Je suis d’accord.
J.B. Laskin j.c.a. »
ANNEXE
DISPOSITIONS LÉGALES
(en vigueur en 2024)
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COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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A-345-23
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INTITULÉ :
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EXPORTATION ET DÉVELOPPEMENT CANADA c. LE COMMISSAIRE À L’INFORMATION DU CANADA, L’OFFICE D’INVESTISSEMENT DES RÉGIMES DE PENSIONS DU SECTEUR PUBLIC et LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DES POSTES
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Ottawa (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 5 NOVEMBRE 2024
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MOTIFS DU JUGEMENT :
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LA JUGE WOODS
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Y ONT SOUSCRIT :
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LE JUGE RENNIE
LE JUGE LASKIN
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DATE DES MOTIFS :
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LE 3 MARS 2025
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COMPARUTIONS :
Jenna Anne de Jong
Simon Gollish
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pour l’appelante
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Rachelle Nadeau
Jessica Allen
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pour l’intimé
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Catherine Beagan Flood
Andrew Irwin
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pour l’intervenant
OFFICE D’INVESTISSEMENT DES RÉGIMES DE PENSIONS DU SECTEUR PUBLIC
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Amy Block
Ben Kates
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pour l’intervenantE
SOCIÉTÉ CANADIENNE DES POSTES
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l.
Ottawa (Ontario)
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pour l’appelante
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Commissaire à l’information du Canada
Gatineau (Québec)
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pour l’intimé
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Blake, Cassels & Graydon S.E.N.C.R.L., s.r.l.
Toronto (Ontario)
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POUR L’INTERVENANT
OFFICE D’INVESTISSEMENT DES RÉGIMES DE PENSIONS DU SECTEUR PUBLIC
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WeirFoulds LLP
Toronto (Ontario)
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POUR L’INTERVENANTE
SOCIÉTÉ CANADIENNE DES POSTES
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