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Date : 20250314


Dossier : A-176-24

Référence : 2025 CAF 61

CORAM :

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE WALKER

LE JUGE PAMEL

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

ABATTOIR ZAMPINI INC.

défenderesse

Audience tenue à Montréal (Québec), le 25 février 2025.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 14 mars 2025.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE WALKER

LE JUGE PAMEL

 


Date : 20250314


Dossier : A-176-24

Référence : 2025 CAF 61

CORAM :

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE WALKER

LE JUGE PAMEL

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

ABATTOIR ZAMPINI INC.

défenderesse

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LEBLANC

I. Introduction

[1] Le Procureur général du Canada (le Procureur général) se pourvoit en contrôle judiciaire d’une décision de la Commission de révision agricole du Canada (la Commission) qui, le 17 avril 2024 (2024 CRAC 10), a jugé que l’Agence canadienne d’inspection des aliments (l’Agence) n’avait pas établi les éléments constitutifs de violations reprochées à la défenderesse aux termes de l’article 6.2 du Règlement sur la santé des animaux, C.R.C., c. 296 (le Règlement) adopté aux termes de l’article 64 de la Loi sur la santé des animaux, L.C. 1990, c. 21. La Commission a annulé, du même coup, la sanction administrative pécuniaire imposée à la défenderesse en marge d’un certain nombre de ces violations (la Décision).

II. L’article 6.2 du Règlement

[2] L’article 6.2 oblige toute personne qui « abat, découpe ou désosse un bœuf pour la consommation alimentaire humaine [à] veiller à ce que tout matériel à risque spécifié soit retiré de l’animal ». Ce matériel (le MRS) est défini, à l’article 6.1 du Règlement, comme étant, pour l’essentiel, le crâne, la cervelle, les ganglions trigéminés, les yeux, les amygdales, la moelle épinière et les ganglions de la racine dorsale d’un bovin âgé de trente mois ou plus, ainsi que l’iléon distal d’un bovin, quel que soit son âge.

[3] L’article 6.2 du Règlement a été adopté en 2003 pour renforcer la réglementation canadienne visant à contrer l’encéphalopathie spongiforme bovine – ou maladie de la « vache folle » – après qu’un cas de cette maladie ait été découvert en Alberta plus tôt dans l’année. L’encéphalopathie spongiforme bovine est une maladie dégénérative incurable et mortelle pour les bovins. Elle l’est tout autant pour l’humain, lorsqu’elle se déclare, sous une variante nommée la maladie de Creutzfeldt Jakob, à la suite de l’ingestion de MRS. L’obligation instaurée par l’article 6.2 vise tout autant à protéger la santé du public contre les risques associés au MRS qu’à prémunir l’industrie bovine canadienne contre les impacts réputationnels et économiques importants pouvant être causés par une mauvaise gestion du MRS.

[4] Tout manquement à cette disposition du Règlement peut entrainer une sanction aux termes de la Loi sur les sanctions administratives pécuniaires en matière d’agriculture et d’agroalimentaire, L.C. 1995, c. 40 (la Loi sur les sanctions), et de son Règlement d’application, le Règlement sur les sanctions administratives pécuniaires en matière d’agriculture et d’agroalimentaire, DORS/2000-187 (le Règlement sur les sanctions). Cette sanction peut prendre la forme d’un avertissement ou d’une sanction pécuniaire. Selon le barème établi par le Règlement sur les sanctions, un manquement à l’article 6.2 du Règlement constitue une violation « très grave », soit le niveau de gravité le plus élevé, donnant lieu à une sanction pécuniaire de 10 000 $ lorsqu’il est le fait d’une entreprise.

III. Les manquements reprochés à la défenderesse

[5] La défenderesse exploite un abattoir dit de « proximité », c’est-à-dire un abattoir autorisé à procéder à la fois à l’abattage, au découpage et au désossage de bovins et à vendre la viande en résultant directement au consommateur. À la suite de trois inspections de ses installations effectuées par des inspecteurs autorisés les 12 novembre et 10 décembre 2020, ainsi que le 10 juin 2021, des manquements à l’article 6.2 du Règlement ont été constatés. On y observe, notamment, la présence, dans la chambre de ressuage et dans la chambre de refroidissement, de moelle épinière sur des demi-carcasses de bovins de plus de 30 mois, de même que la présence, dans la chambre de refroidissement, d’une tête de bovin de plus de 30 mois entreposée sur un crochet avec des produits comestibles. Ces faits ne sont pas contestés.

[6] Les manquements observés les 12 novembre et 10 décembre 2020 font l’objet d’avertissements, tel que le permet l’article 8 de la Loi sur les sanctions. Ceux constatés le 10 juin 2021 donnent lieu à l’émission d’un procès-verbal avec sanction pécuniaire au montant de 10 000 $.

[7] Comme le prévoit la Loi sur les sanctions, la défenderesse conteste ces trois constats devant la Commission, qui, comme on l’a vu, lui donne raison.

IV. La décision de la Commission

[8] D’entrée de jeu, la Commission reconnait que :

  • a)il n’y a, à l’heure actuelle, aucun vaccin ou traitement permettant de prévenir ou guérir la maladie de la vache folle;

  • b)cette maladie est transmissible aux autres bovins et à l’être humain, sous sa variante de la maladie de Creutzfeldt Jakob, par ingestion de MRS;

  • c)elle croît rapidement et sa fatalité est assurée, tant chez le bovin que chez l’être humain;

  • d)les conséquences économiques pour le Canada et son industrie bovine résultant de l’apparition de cette maladie chez les bovins et de sa variante chez l’humain seraient « désastreuses »; et

  • e)les « risques importants liés à une mauvaise manipulation du MRS et présentés en preuve ne sont pas remis en cause et sont reconnus par les parties ».

(Décision aux para. 7-13).

[9] La Commission poursuit en notant que deux des trois éléments constitutifs des manquements reprochés à la défenderesse sont admis, à savoir que la défenderesse est bien l’exploitante identifiée dans les constats de violations et que celle-ci a abattu, découpé et désossé un bœuf pour la consommation alimentaire humaine dans ses installations. Elle enchaine en indiquant que, dans ce contexte, elle n’a qu’une seule question à résoudre, soit celle de savoir si la défenderesse a failli à son obligation de veiller à ce que tout MRS soit retiré de l’animal aux dates des violations en cause.

[10] La réponse à cette question réside, suivant la Commission, dans l’interprétation qu’il convient de donner à l’article 6.2 du Règlement, un exercice qui commande, rappelle-t-elle, l’application de la méthode moderne d’interprétation des lois aux termes de laquelle l’on doit s’intéresser non seulement au texte de la loi, mais aussi à l’esprit et à l’objet de la loi, à l’intention du législateur et, dans le contexte particulier de la présente affaire, à la nature « draconienne » du régime de sanctions établi par la Loi sur les sanctions (Décision aux para. 68‑71).

[11] La Commission écarte d’abord d’emblée la prétention de la défenderesse voulant que l’article 6.2 doive être interprété comme ne créant qu’une obligation de moyen. Selon elle, tant le texte de cette disposition que les dangers liés au MRS militent en faveur d’y lire « une obligation de résultat où tout MRS doit être retiré de l’animal » (Décision au para. 74).

[12] La question déterminante, suivant la Commission, est plutôt celle de savoir à quel moment ce retrait doit être effectué « dans le contexte d’un abattoir de proximité qui effectue l’abattage, la découpe et le désossage des bovins » (Décision au para. 75). En réponse à cette question, la Commission opine que l’article 6.2 du Règlement ne précise pas le moment où tout le MRS doit être retiré de l’animal abattu.

[13] De l’avis de la Commission, toujours dans le contexte d’un abattoir de proximité, si ce moment se voulait l’abattage, le gouverneur en conseil se serait exprimé autrement qu’il ne l’a fait. Ainsi, l’article 6.2 doit être interprété, selon elle, comme permettant à un tel abattoir « de retravailler une carcasse où serait découvert des fragments de MRS jusqu’au moment du désossage », tout en précisant que cette interprétation ne vaut que pour les « abattoirs qui effectuent l’abattage, la découpe et le désossage sous un même toit » et qu’elle « ne préjuge pas de l’application de l’article 6.2 du [Règlement] aux exploitants qui n'effectuent qu’une seule étape comme l’abattage, par exemple » (Décision aux para. 107‑109).

[14] Son examen du « Résumé de l’étude d’impact de la règlementation » (le REIR) en lien avec le Règlement et celui de 2006, le Règlement modifiant certains règlements dont l’Agence canadienne d’inspection des aliments est chargée d’assurer ou de contrôler l’application, C.P. 2006-567 (le Règlement de 2006), de même que celui des documents administratifs portant sur la mise en œuvre de l’article 6.2 et le traitement du MRS, ne la convainc pas que l’article 6.2 exige le retrait de tout MRS à l’étape de l’abattage, du moins dans le contexte d’un abattoir de proximité (Décision aux para. 85-88 et 92-97).

V. Question en litige et norme de contrôle

[15] Le Procureur général soutient que la décision de la Commission doit être annulée au motif qu’elle fait fi du texte de l’article 6.2 du Règlement, de l’intention qui sous-tend son adoption et des faits, non-contredits, qui illustrent l’importance cruciale de retirer tout le MRS d’un bovin de plus de 30 mois à l’étape de l’abattage.

[16] La question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si cette Cour doit intervenir et annuler la décision de la Commission, comme le lui demande le Procureur général.

[17] S’appuyant sur la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov), les parties s’entendent pour dire – et je suis d’accord avec elles – que la décision de la Commission doit être révisée suivant la norme de la décision raisonnable.

[18] L’affaire Vavilov nous rappelle que la norme de la décision raisonnable est une norme déférente et que la Cour doit ainsi s’abstenir de trancher elle-même les questions qui étaient en litige devant la Commission en se livrant à une analyse de novo ou encore en cherchant à déterminer la solution correcte à ces questions (Vavilov au para. 83).

[19] Toutefois, il est important de souligner que la norme de la décision raisonnable permet néanmoins un contrôle « robuste des décisions des décideurs administratifs », puisqu’il en va de la « fonction constitutionnelle du contrôle judiciaire » (Vavilov au para. 82). Ainsi, la cour de révision sera justifiée d’intervenir en présence de lacunes ou de déficiences « suffisamment capitale[s] ou importante[s] pour rendre [la décision attaquée] déraisonnable ». Ce sera le cas lorsque la lacune ou la déficience est telle « qu’on ne peut pas dire [que la décision] satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » au regard des « contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov aux para. 85 et 100).

[20] À mon avis, et pour raisons qui suivent, la décision de la Commission souffrent de lacunes suffisamment capitales pour justifier notre intervention.

VI. Analyse

[21] À mon sens, la décision de la Commission souffre de deux lacunes capitales : (i) elle a pour effet de créer des régimes obligationnels distincts, un pour les abattoirs de proximité et un autre pour ceux qui n’exploitent pas ce type d’abattoir; et (ii) l’interprétation de l’article 6.2 qui en émane, qui revient à autoriser le retrait du MRS à n’importe quelle des trois étapes (abattage, découpage, désossage) du processus de transformation du bovin menant à l’offre de pièces de viande pour la consommation alimentaire humaine, est irréconciliable avec ce qui a motivé l’adoption de cette disposition, tel que le révèlent, notamment, les propres constats de la Commission et les faits non-contredits mis en preuve devant elle.

A. Contenus obligationnels distincts

[22] L’interprétation retenue par la Commission trahit un effort d’accommodement envers les abattoirs de proximité, lesquels sont autorisés à la fois à abattre des bovins et à découper et désosser leurs carcasses. Elle introduit, pour ces abattoirs, l’idée d’une obligation temporellement flexible pour le retrait du MRS et laisse sous-entendre que la situation pourrait être différente pour les exploitants « qui n’effectuent qu’une seule étape comme l’abattage, par exemple » (Décision au para. 109).

[23] Pour fins de commodité, je reproduis l’article 6.2 du Règlement :

Matériel à risque spécifié

Specified Risk Material

6.2 Quiconque abat, découpe ou désosse un bœuf pour la consommation alimentaire humaine doit veiller à ce que tout matériel à risque spécifié soit retiré de l’animal.

6.2 Every person who slaughters, cuts up or debones cattle for human consumption as food shall ensure that the specified risk material has been removed from the cattle

[24] Or, comme le souligne à juste titre le Procureur général, l’article 6.2 du Règlement n’établit aucune distinction entre administrés. L’obligation qui y est prévue s’impose à « quiconque » abat, découpe ou désosse un bovin. La distinction est fonctionnelle : quiconque abat, ou quiconque découpe, ou quiconque désosse un bovin doit veiller, lorsqu’il s’exécute, à ce que tout le MRS soit retiré de l’animal.

[25] Ainsi, un abattoir de proximité, dans la mesure où il procède à l’abattage d’un bovin de plus de 30 mois, doit veiller à ce que tout le MRS soit retiré de l’animal à cette étape. Laisser à l’exploitant d’un tel abattoir l’option de ne pas le faire, ou de le faire partiellement à ce stade, alors que d’autres exploitants seraient tenus au retrait de tout le MRS à l’étape de l’abattage, procède, à mon sens, d’une lecture intenable de l’article 6.2 du Règlement. Rien dans le texte de cette disposition ne permet, explicitement ou implicitement, une telle dichotomie. En d’autres termes, l’article 6.2, tel que rédigé, doit avoir le même contenu obligationnel, quel que soit l’exploitant qui procède à l’abattage.

[26] Il en va, selon moi, du principe voulant qu’à moins d’indications contraires du législateur, que je ne détecte pas ici, une loi (ou un règlement) s’applique uniformément à tous ceux qui y sont assujettis et ne peut donc être interprétée comme créant des obligations pour certains, et des obligations différentes pour d’autres. Dit autrement, l’interprétation retenue par la Commission a pour effet de créer une forme de discrimination, non pas au sens des droits de la personne, mais au sens du droit administratif. Or, cela n’est pas permis (TransAlta Generation Partnership c. Alberta, 2024 CSC 37 aux para. 41-42; Montréal c. Arcade Amusements Inc., [1985] 1 R.C.S. 368 à la p. 406).

B. L’objet et l’esprit de l’article 6.2 du Règlement

[27] La dichotomie opérée par la Commission ne trouve, par ailleurs, aucun appui dans ce qui a motivé l’adoption de l’article 6.2 du Règlement. Je rappelle que l’adoption de cette disposition s’est avérée nécessaire après qu’un cas de la maladie de la vache folle ait été détecté en sol canadien. Son objectif est de renforcer la réglementation canadienne visant à contrer l’apparition de la maladie et ses conséquences potentiellement désastreuses pour la santé publique et l’industrie bovine canadienne. Cela s’est manifesté par un resserrement des règles concernant la gestion du MRS, où se trouvent, à divers degrés, les tissus infectieux, soit ceux où la protéine qui cause cette maladie, lorsqu’elle se dérègle, est susceptible de s’accumuler.

[28] Selon la preuve non-contredite au dossier, la cervelle et la moelle épinière contiennent, respectivement, 64% et 25% des tissus infectieux d’un bovin atteint de la maladie de la vache folle. Les ganglions de la racine dorsale, pour leur part, et nous y reviendrons, en contiennent 3.8%. Toujours selon la preuve, aussi peu qu’un (1) milligramme de tissus infectieux suffit pour reproduire la maladie et pour présenter un risque de contamination chez l’être humain (Dossier du Procureur général aux pp. 1980 à 1981).

[29] La Commission, au paragraphe 49 des motifs de sa décision, décrit ce qu’elle appelle les « différentes étapes de la gestion du MRS », de l’abattage du bovin au désossage des carcasses.

[30] Elle y reconnait qu’une fois l’âge du bovin déterminé et une fois insensibilisé ou étourdit, s’il s’agit d’un bovin de plus de 30 mois :

  • a)la tête (crâne, cervelle, ganglions trigéminés, yeux et amygdales) est séparée du bovin;

  • b)la carcasse de celui-ci est sectionnée en deux le long de la colonne vertébrale;

  • c)la moelle épinière est enlevée « avant la réfrigération »;

  • d)dans le cas d’abattoirs détenant l’équipement requis, ce qui n’est toutefois pas le cas de la majorité d’entre eux, la colonne vertébrale est ensuite enlevée en une seule opération, et, avec elle, les ganglions de la racine dorsale; et

  • e)pour les abattoirs ne détenant pas cet équipement, il « [r]este alors comme MRS les ganglions de la racine dorsale qui seront retirés, avec la colonne vertébrale, lors du désossage ».

[31] Cela démontre bien que gérer, comme il se doit, tout le MRS est retiré d’un bovin de plus de 30 mois au stade de l’abattage, avec la seule exception, lorsqu’applicable, des ganglions de la racine dorsale. Cela est tout à fait conforme aux impératifs de santé publique et de protection économique qui ont mené à l’adoption de l’article 6.2 du Règlement, comme le révèlent les REIR du Règlement et du Règlement de 2006 ainsi que la preuve administrée devant la Commission.

[32] Il est bien établi qu’un REIR peut être utile pour cerner l’intention derrière un règlement (Prairie Pride Natural Foods Ltd. c. Canada (Procureur général), 2023 CAF 152 aux para. 29‑30; International Air Transport Association c. Office des transports du Canada, 2022 CAF 211 au para. 124; et Janssen Inc. c. Apotex Inc., 2022 CAF 184 aux para. 52-53). En l’espèce, l’autorité règlementaire avait le choix entre ne rien faire, permettre l’adoption de codes dits « volontaires » ou amender le Règlement. Ayant jugé les deux premières options inacceptables, elle a choisi de modifier le Règlement « pour protéger les consommateurs contre une exposition en éliminant les tissus possiblement infectés de l’approvisionnement alimentaire humain à l’étape de l’abattage » (je souligne). Cela, précise le REIR du Règlement, signifiait pour les abattoirs des coûts plus élevés puisque ceux-ci seraient dorénavant « responsables de séparer les tissus désignés interdits et d’en disposer de manière à ce qu’ils n’entrent pas dans l’approvisionnement alimentaire humain ». Il en résultait que les activités de surveillance de l’Agence, quant à la conformité au Règlement, se feraient avant tout « au moment de l’abattage » (Dossier du Procureur général aux pp. 1301 à 1303).

[33] La Commission cite un passage du REIR du Règlement, suivant lequel il incombera à l’industrie de former du personnel dédié au maintien de dossiers sur les pratiques de traitement et de disposition séparées « à compter du moment de l’abattage jusqu’à l’extraction finale de tous les tissus de MRS », pour conclure, encore là dans le contexte d’un abattoir de proximité, que l’autorité règlementaire envisageait d’autres moments que l’abattage pour le retrait du MRS (Décision aux para. 87-88).

[34] Cet extrait ne remet aucunement en cause, selon moi, le fait que l’abattage se veut sans équivoque l’étape critique du retrait du MRS. Sinon, on peut se demander pourquoi le REIR en ferait aussi souvent mention et pourquoi le REIR du Règlement de 2006 en ferait autant. En effet, celui-ci, en dressant l’état des connaissances sur la maladie de la vache folle et en faisant implicitement référence au Règlement, rappelle que, pour prévenir cette maladie, il a été « décidé d’enlever des carcasses de bœuf certains tissus regroupés sous la désignation MRS, au moment de l’abattage » (je souligne) (Dossier du Procureur général aux pp. 1318, 1322‑1323).

[35] L’importance de retirer tout le MRS d’un bovin à l’étape de l’abattage est d’ailleurs amplement supportée par la preuve administrée devant la Commission, et en particulier par le témoignage du Dr. El Medhi Haddou, un expert sur la gestion du MRS au Canada et à l’étranger. La Commission en a d’ailleurs dit qu’il avait « fourni un témoignage détaillé et appuyé quant aux risques liés au MRS et quant aux fondements scientifiques des différentes étapes de retrait du MRS » (Décision au para. 47).

[36] Toutefois, son témoignage ne pointait que dans une seule direction, c’est-à-dire que pour éviter les risques de contamination directe ou croisée dans les étapes ultérieures de découpage et de désossage, le retrait du MRS doit être effectué, avec de l’équipement qui ne sert qu’à cela, à l’étape de l’abattage, soit avant que la carcasse ne soit placée dans la chambre de refroidissement, considérée comme un « [plancher] non-MRS », où elle va côtoyer des carcasses saines en vue du découpage et du désossage (Dossier du Procureur général aux pp. 1994‑1997; 2001‑2003, 2035‑2037 et 2048). Ce témoignage n’a pas été contredit.

[37] Ce qui m’amène aux ganglions de la racine dorsale. La défenderesse soutient que le fait que dans bien des cas, ces ganglions ne soient pas enlevés au stade de l’abattage est une indication que l’article 6.2 ne requiert pas le retrait de tout MRS à ce stade. Cet argument est sans mérite.

[38] Comme l’a expliqué le Dr Haddou, cette pratique est tolérée par l’Agence pour deux raisons. La première a trait au fait que, contrairement à la moelle épinière, qui est exposée, ces ganglions sont cachés à l’intérieur de la carcasse. Ainsi, lorsque retirés selon les règles de l’art, ces ganglions ne posent pas les mêmes risques de contamination, même si ce retrait est fait une fois la carcasse poussée vers la chambre de refroidissement. La seconde raison a trait au fait que le retrait, à l’abattage, desdits ganglions, via l’enlèvement de la colonne vertébrale, est onéreux de deux façons pour un abattoir : l’équipement requis pour le faire est dispendieux et l’opération entraine une perte de viande, et donc de revenus (Dossier du Procureur général aux pp. 1996‑1997 et 2002‑2003).

[39] Il ne faut pas confondre ce que l’article 6.2 du Règlement permet, et ne permet pas, de faire avec la discrétion dont dispose l’Agence dans sa mise en œuvre. Dans la mesure où elle ne fait pas preuve d’arbitraire, il est loisible à l’Agence de tolérer, de concert avec l’industrie, certains manquements lorsque le nécessaire est fait pour que ceux-ci ne mettent pas en péril les impératifs de santé publique et de protection économique qui sous-tendent cette disposition.

[40] Je note à cet égard que les manquements reprochés à la défenderesse ne concernent aucunement le retrait des ganglions de la racine dorsale.

[41] Quoi qu’il en soit, le fait que l’exploitant qui découpe et désosse une carcasse, soit tenu d’y retirer tout résidu de MRS, une fois la carcasse en chambre de refroidissement pour la découpe et le désossage, ne diminue en rien la responsabilité de l’exploitant qui abat l’animal, laquelle est de veiller, tel que le prescrit l’article 6.2 du Règlement, à ce que tout MRS soit retiré de celui-ci. Tant le texte de cette disposition que son objet et la preuve d’expert sur la gestion du MRS, tendent clairement vers cette interprétation, la seule, à mon sens, qui s’inscrive dans la réalité des impératifs de santé publique et de protection économique qui ont motivé son adoption.

[42] Parce qu’il en est fait mention dans certains guides gouvernementaux relatifs à la gestion du MRS, à qui, bien qu’ils n’aient pas force de loi, la Commission a reconnu une certaine utilité interprétative (Décision au para. 89), le traitement particulier des ganglions de la racine dorsale a conforté la Commission dans son rejet, toujours dans le contexte particulier des abattoirs de proximité, de l’interprétation mise de l’avant par l’Agence (Décision aux para. 92-93). Or, pour les raisons que je viens d’évoquer, cet aspect de la décision de la Commission procède d’une lecture décontextualisée de l’article 6.2 du Règlement et ne saurait être justifié au regard des contraintes factuelles et juridiques qui s’imposaient à la Commission en l’espèce (Vavilov au para. 85).

[43] La Commission a aussi fait mention, pour les mêmes raisons, de certains extraits des clauses 3.8 et 3.10 du guide publié par l’Agence elle-même, soit le Guide pour le matériel à risque spécifié (Décision au para. 95). Pourtant, le paragraphe introductif de la clause 3.8, non reproduit par la Commission dans sa décision, spécifie clairement que la moelle épinière « doit être retirée entièrement avant le marquage des demi-carcasses avec l’estampille d’inspection des viandes et avant que la carcasse quitte le plancher d’abattage » (je souligne) (Dossier du Procureur général à la p. 164). Le concept de « tolérance zéro », auquel réfère l’extrait de la clause 3.8 cité par la Commission, lequel, selon cet extrait, est lié à l’obligation de retravailler les carcasses qui présentent des résidus de moelle épinière, ne peut être compris qu’en rapport avec l’exigence spécifiée d’entrée de jeu dans le texte de cette clause, voulant que la moelle épinière soit entièrement retirée des carcasses avant que celles-ci ne quittent le plancher d’abattage (Dossier du Procureur général aux pp. 164 à 166). Il s’agit là de la seule lecture raisonnable qui puisse être faite de l’entièreté de la clause 3.8.

[44] Quant à la clause 3.10, elle ne peut pas être lue indépendamment de la clause 3.8, en ce qui a trait à l’enlèvement de la moelle épinière, ou encore comme soustrayant l’exploitant qui procède à l’abattage d’un bovin de plus de 30 mois de son obligation, tel que mentionné précédemment, de procéder au retrait de tout MRS de la carcasse du bovin. En ce sens, et comme le plaide le Procureur général, l’obligation de même nature qui s’impose à l’exploitant qui découpe et désosse la carcasse aux termes de l’article 6 du Règlement, se veut un « filet de sécurité additionnel » visant à optimiser la protection contre une maladie indétectable et incurable face à la perspective que des tissus infectieux se frayent un chemin jusqu’aux pièces de viande destinées aux consommateurs.

[45] Encore là, la lecture que la Commission a faite du guide de l’Agence sur le MRS s’inscrit en faux contre les impératifs de santé publique et de protection économique qui animent l’objet même de l’article 6.2.

[46] Vavilov nous enseigne qu’un décideur administratif ne peut adopter une interprétation « de moindre qualité – mais plausible – simplement parce que cette interprétation parait possible et opportune » (Vavilov au para. 121). J’ai bien peur que la Commission, en cherchant une solution qui soit adaptée aux abattoirs de proximité, ne soit tombée dans ce piège.

[47] Pour toutes ces raisons, je suis d’avis que la décision de la Commission est déraisonnable puisqu’elle invite à l’application d’un régime à deux vitesses que ni le texte de l’article 6.2 du Règlement, ni ce qui a motivé son adoption ne justifie, et que, plus généralement, elle met de l’avant l’idée que le MRS peut être retiré d’un bovin de plus de 30 mois à n’importe quelle étape d’un continuum menant à l’empaquetage de viande pour consommation humaine, ce qui s’inscrit en faux des impératifs de santé publique et de protection économique qui ont dicté l’adoption de cette disposition, tel que la preuve au dossier, notamment, le révèle sans équivoque.

VII. Conclusion

[48] Je propose donc d’annuler la décision de la Commission et de renvoyer l’affaire à celle‑ci, différemment constituée, pour qu’elle procède à une nouvelle détermination tenant compte des présents motifs. Je ferais le tout avec dépens en faveur du Procureur général au montant convenu par les parties, soit 2 000 $.

« René LeBlanc »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Elizabeth Walker j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Peter G. Pamel j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-176-24

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. ABATTOIR ZAMPINI INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 février 2025

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

 

 

Y ONT SOUSCRIT :

la juge walker

LE JUGE PAMEL

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 MARS 2025

 

 

COMPARUTIONS :

Jean-Marcel Seck

Mathieu Laliberté

 

Pour le demandeur

Jean-François Lambert

Francis Tétreault

 

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

 

Pour le demandeur

 

Ratelle, Ratelle & Associés S.E.N.C.R.L.

Repentigny (Québec)

 

Pour la défenderesse

 

 

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