Date : 20250314
Dossier : A-66-24
Référence : 2025 CAF 60
CORAM :
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LE JUGE RENNIE
LA JUGE BIRINGER
LE JUGE PAMEL
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ENTRE :
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SA MAJESTÉ LE ROI
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appelant
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et
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MARIA CSAK
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intimée
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Audience tenue à Toronto (Ontario), le 21 janvier 2025.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 14 mars 2025.
MOTIFS DU JUGEMENT :
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LA JUGE BIRINGER
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Y ONT SOUSCRIT :
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LE JUGE RENNIE
LE JUGE PAMEL
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Date : 20250314
Dossier : A-66-24
Référence : 2025 CAF 60
CORAM :
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LE JUGE RENNIE
LA JUGE BIRINGER
LE JUGE PAMEL
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ENTRE :
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SA MAJESTÉ LE ROI
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appelant
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et
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MARIA CSAK
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intimée
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MOTIFS DU JUGEMENT
LA JUGE BIRINGER
[1] Il s’agit de l’appel de la décision de la Cour canadienne de l’impôt (rendue par le juge Owen), 2024 CCI 9 (Motifs), portant sur la responsabilité de l’intimée au titre du paragraphe 160(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.) (la Loi), en raison des dettes fiscales de son défunt époux.
[2] En 1993, l’époux de l’intimée lui a transféré un bien immeuble alors qu’il avait une dette fiscale, y compris des intérêts, pour les années d’imposition 1988, 1989, 1990 et 1991.
[3] La dette fiscale de l’époux découlait du fait que le ministre du Revenu national (le ministre) avait refusé la déduction de pertes subies par une société de personnes. L’époux et d’autres associés de la société de personnes avaient interjeté appel des nouvelles cotisations pour les quatre années en cause à la Cour canadienne de l’impôt. Les appels, qui avaient été entendus sur preuve commune, ont été rejetés dans la décision Makuz c. La Reine, 2006 CCI 263 (Makuz).
[4] L’époux de l’intimée est décédé en 2002. En 2012, l’intimée a fait l’objet d’une cotisation au titre du paragraphe 160(1) de la Loi en raison de la dette fiscale de son époux. Ce paragraphe dispose que si une personne transfère des biens à une personne avec laquelle elle a un lien de dépendance en échange d’une contrepartie inférieure à leur juste valeur marchande, le bénéficiaire du transfert est solidairement responsable de la dette fiscale de l’auteur du transfert pour l’année du transfert et les années antérieures, jusqu’à concurrence de l’excédent de la juste valeur marchande des biens sur la juste valeur marchande de la contrepartie donnée : voir Eyeball Networks Inc. c. Canada, 2021 CAF 17 au para. 2, et Livingston c. Canada, 2008 CAF 89 au para. 17.
[5] La dette fiscale sous‑jacente du défunt époux de l’intimée et les intérêts courus excédaient 4,8 millions de dollars en 2012. Lorsqu’il a établi la cotisation de l’intimée, le ministre s’est fondé sur l’hypothèse voulant que la juste valeur marchande du bien immeuble lorsque l’époux les avait transférés à l’intimée était de 1,2 million de dollars et qu’il n’y avait eu aucune contrepartie.
[6] La Cour de l’impôt était saisie de la question de la responsabilité dérivée de l’intimée pour la dette fiscale de son défunt époux au titre du paragraphe 160(1). L’intimée a contesté la cotisation et invoqué les motifs suivants : (i) elle avait donné à son époux une contrepartie pour le bien immeuble transféré; et (ii) les nouvelles cotisations sous‑jacentes de son défunt époux pour les années d’imposition 1988 et 1989 étaient frappées de prescription et l’intimée n’avait donc pas de responsabilité dérivée pour ces années.
[7] La Cour de l’impôt a rejeté la thèse selon laquelle l’intimée aurait donné une contrepartie; elle a cependant accepté la thèse de la prescription et accueilli l’appel : les nouvelles cotisations pour les années d’imposition 1988 et 1989 avaient été établies après la période normale de nouvelle cotisation. Le sous‑alinéa 152(4)a)(ii) de la Loi dispose que le ministre peut établir une nouvelle cotisation après la période normale si le contribuable a présenté une renonciation dans les délais. Le ministre avait le fardeau d’établir que les nouvelles cotisations n’étaient pas frappées de prescription. Bien que l’époux eût présenté des renonciations pour les deux années, la Cour de l’impôt a conclu que la preuve ne démontrait pas que la renonciation pour l’année 1988 avait été présentée dans les délais; elle a aussi conclu que la renonciation pour l’année 1989 avait été déposée un jour après la fin du délai.
[8] On ne conteste pas la conclusion de la Cour de l’impôt sur l’absence de contrepartie pour le bien transféré. L’appelant affirme devant notre Cour que la Cour de l’impôt a eu tort de conclure, d’une part, que l’intimée pouvait contester les cotisations sous‑jacentes et, d’autre part, que la nouvelle cotisation pour 1989 était frappée de prescription. L’appelant ne conteste pas la conclusion de la Cour de l’impôt sur l’absence de preuve au sujet de la renonciation de 1988.
I. Analyse
[9] La norme de contrôle est celle qui s’applique aux appels. La norme de la décision correcte s’applique aux questions de droit; la norme de l’erreur manifeste et dominante s’applique aux questions de fait et aux questions mixtes de fait et de droit, sauf s’il y a une question de droit isolable, auquel cas la norme est celle de la décision correcte : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33 aux paras. 8, 10 et 36 (Housen).
A. Le droit de l’intimée de contester les nouvelles cotisations sous‑jacentes
[10] L’appelant soutient que la Cour de l’impôt a commis une erreur de droit lorsqu’elle a autorisé l’intimée à contester les cotisations sous‑jacentes pour les années d’imposition 1988 et 1989. Il affirme que la Cour de l’impôt avait confirmé la validité et l’exactitude de ces nouvelles cotisations dans la décision Makuz. L’appelant affirme que l’on peut établir une distinction entre l’affaire dont nous sommes saisis et l’arrêt de notre Cour Gaucher c. Canada, [2001] 1 R.C.F. F‑48, 2000 CanLII 16513 (C.A.F.) (Gaucher), et que de permettre à l’intimée de contester les cotisations sous‑jacentes lors de son appel serait un abus de procédure. La Cour de l’impôt a rejeté cet argument.
[11] Selon l’arrêt Gaucher, que notre Cour a confirmé dans l’arrêt R. c. 594710 British Columbia Ltd., 2018 CAF 166, le contribuable visé par une cotisation dérivée au titre du paragraphe 160(1) de la Loi peut contester la cotisation sous‑jacente.
[12] Dans l’affaire Gaucher, l’appelante avait fait l’objet d’une cotisation au titre du paragraphe 160(1) en raison de la dette fiscale de son ancien époux, dette qu’avait confirmée la Cour de l’impôt. L’appelante a contesté la cotisation au titre du paragraphe 160(1) au motif que la cotisation sous‑jacente était frappée de prescription. Son ancien époux n’avait pas soulevé la prescription lors de son propre appel. La Cour de l’impôt a conclu que l’appelante ne pouvait pas invoquer ce moyen de défense. Notre Cour a infirmé sa décision et a affirmé ce qui suit :
[6] J’estime pour ma part que le juge de la Cour canadienne de l’impôt a commis une erreur lorsqu’il a tiré cette conclusion. Il existe une règle fondamentale relevant de la justice naturelle selon laquelle, sous réserve d'une disposition législative à l’effet contraire, une personne non partie à une instance ne saurait être liée par le jugement qui y est prononcé à l’égard d’autres parties. L’appelante n’était pas partie à l’instance intervenue entre le Ministre et son ex‑mari au sujet de la nouvelle cotisation. Cette instance n’avait aucunement pour objet de lui imposer une obligation fiscale. Bien qu’elle ait pu être témoin dans cette instance, elle n’y était pas partie et ne pouvait donc pas y soulever des moyens de défense à l’égard de la cotisation de son ancien mari.
[7] Lorsque le Ministre établit une cotisation à titre dérivé en application du paragraphe 160(1), il invoque une disposition législative particulière qui l’autorise à demander un paiement à une seconde personne pour la cotisation d’impôt visant un premier contribuable. Cette seconde personne doit jouir d’un plein droit de défense pour contester la cotisation établie à son endroit, y compris celui d’attaquer la cotisation primaire sur laquelle se fonde la cotisation touchant la seconde personne.
[13] L’appelant tente de faire une distinction entre les faits de l’affaire dont nous sommes saisis et ceux de l’arrêt Gaucher, tout comme il l’a fait devant la Cour de l’impôt. Il affirme que l’intimée a participé à l’appel Makuz à la Cour de l’impôt après le décès de son époux, qu’elle devait prendre des décisions au sujet de l’appel à titre d’exécutrice de la succession de son époux et qu’elle avait subi un interrogatoire préalable à ce titre. L’appelant reconnaît que l’intimée n’était pas une partie au litige, mais affirme qu’elle aurait pu soulever la question de la prescription. Il établit une distinction entre l’affaire dont nous sommes saisis et l’arrêt Gaucher pour cette raison, soit parce que l’appelante dans l’affaire Gaucher « ne pouvait donc pas »
soulever de moyens de défense à l’égard de la cotisation de son ancien mari : Gaucher au para. 6.
[14] En l’espèce, la Cour de l’impôt a conclu que l’intimée avait participé à l’appel Makuz uniquement à titre de représentante (en tant qu’exécutrice de la succession de son époux) et que sa participation avait commencé environ six ans après le début du litige. La Cour de l’impôt a conclu que l’intimée avait participé à une rencontre et avait payé des honoraires d’avocat, mais qu’elle ne comprenait pas la nature de l’appel. La Cour a conclu qu’il n’était tout simplement pas raisonnable d’affirmer que l’intimée aurait dû soulever la question de la prescription dans l’appel Makuz après le décès de son époux : Motifs aux paras. 95 et 101.
[15] En raison de ces conclusions, je ne suis pas d’accord avec les arguments de l’appelant selon lesquels on peut faire une distinction entre les faits de l’affaire dont nous sommes saisis et ceux de l’arrêt Gaucher. La Cour de l’impôt a conclu à juste titre que l’arrêt Gaucher étaye le droit de l’intimée d’invoquer la prescription comme moyen de défense à la cotisation au titre du paragraphe 160(1).
[16] L’appelant a affirmé devant la Cour de l’impôt que la règle de la chose jugée et la règle de l’abus de procédure empêchaient l’intimée d’invoquer la prescription. La Cour de l’impôt a conclu que cet argument était mal fondé en raison de l’arrêt Gaucher, mais l’a néanmoins traité. L’appelant n’interjette pas appel de la décision sur la règle de la chose jugée, mais affirme que la décision sur la règle de l’abus de procédure était erronée. Il affirme que, même si l’arrêt Gaucher s’appliquait, ce qu’il dément, on n’avait pas soulevé la règle de l’abus de procédure dans l’arrêt Gaucher et que, en conséquence, cet arrêt n’autorise pas l’intimée à contester de nouveau la cotisation sous‑jacente.
[17] Je reconnais qu’il se peut dans certains cas que le fait de contester la cotisation sous‑jacente soit un abus de procédure même si l’arrêt Gaucher l’autorise. Ce n’est pas le cas en l’espèce.
[18] La règle de l’abus de procédure est fondée sur le pouvoir inhérent d’une cour d’empêcher que ses procédures soient utilisées abusivement, d’une manière qui serait injuste pour une partie ou qui aurait pour effet de discréditer l’administration de la justice. Il s’agit d’une règle discrétionnaire qui se caractérise par sa souplesse et ne s’encombre pas d’exigences particulières comme la règle de la chose jugée : Law Society of Saskatchewan c. Abrametz, 2022 CSC 29, au para. 35; Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, aux paras. 35 et 37 (S.C.F.P.).
[19] La réouverture d’un litige peut entraîner un abus de procédure même si les parties ne sont pas les mêmes (pour qu’il y ait chose jugée, les parties doivent être les mêmes) si on cherche en fait à soulever à nouveau une question déjà tranchée dans une instance antérieure : S.C.F.P. au para. 37. Permettre la réouverture de l’affaire pourrait porter atteinte aux principes d’économie, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice : S.C.F.P. au para. 37.
[20] L’appelant soutient que, même si l’on n’a pas soulevé la question de la prescription dans la décision Makuz, cette question touche la validité des cotisations sous‑jacentes, et la Cour de l’impôt a implicitement reconnu leur validité lorsqu’elle a confirmé leur exactitude. Il affirme que l’intimée soulève à nouveau une question que la Cour de l’impôt a déjà tranchée.
[21] La Cour de l’impôt a conclu, et je suis d’accord que la question de savoir si une cotisation est frappée de prescription (et donc sans effet) est distincte de la question de savoir si la cotisation est exacte : Motifs aux paras. 107-09; voir également Ereiser c. Canada, 2013 CAF 20 au para. 21, et Rio Tinto Alcan Inc. c. La Reine, 2017 CCI 67 aux paras. 154 et 173. La Cour de l’impôt a conclu que la règle de l’abus de procédure n’interdisait pas à l’intimée de soulever la question de la prescription.
[22] J’ai accepté l’argument de l’appelant selon lequel on doit d’abord conclure que la cotisation est valide avant de se demander si elle est exacte. En ce sens, on pourrait dire que la décision Makuz a effectivement confirmé la validité des cotisations sous‑jacentes, mais pas de façon explicite. Néanmoins, cela ne me permet pas de conclure qu’il y a abus de procédure en l’espèce.
[23] Il faut en définitive équilibrer les intérêts en jeu. Dans certains cas, la remise en cause peut servir l’intégrité du système judiciaire parce que l’équité exige que le résultat initial n’ait pas force obligatoire dans le nouveau contexte : S.C.F.P. au para. 52; Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, au para. 80. En l’espèce, la Cour de l’impôt n’était pas saisie de la question de la prescription des cotisations sous‑jacentes dans la décision Makuz; l’intimée n’était pas partie à ce litige; et la Cour de l’impôt a conclu qu’il n’était pas raisonnable de s’attendre à ce que l’intimée ait soulevé la question. Il faut maintenant trancher la responsabilité personnelle de l’intimée. L’équité et le respect de la « règle fondamentale relevant de la justice naturelle »
dont il était question dans l’arrêt Gaucher l’emportent sur la possibilité que des décisions soient incompatibles.
[24] Je conclus qu’il est loisible à l’intimée de soulever la question de la prescription des nouvelles cotisations sous‑jacentes pour les années d’imposition 1988 et 1989. Cela tranche la question pour l’année d’imposition 1988. Puisque la Cour de l’impôt a conclu que la preuve n’établissait pas qu’on avait présenté une renonciation pour cette année dans les délais et puisque la nouvelle cotisation avait été établie après la période normale, la nouvelle cotisation est frappée de prescription. J’examine ci‑dessous la question de la prescription pour l’année d’imposition 1989.
B. L’incidence de l’article 26 de la Loi d’interprétation sur la présentation d’une renonciation
[25] L’appelant soutient que la Cour de l’impôt a commis une erreur de droit lorsqu’elle a conclu que la nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 1989 était prescrite. Il est acquis que cette nouvelle cotisation a été établie après la période normale de nouvelle cotisation. La Cour de l’impôt devait décider si on avait présenté dans les délais la renonciation visée au sous‑alinéa 152(4)a)(ii) de la Loi, de sorte que le ministre pouvait établir la nouvelle cotisation au moment où il l’a fait. L’intimée s’appuie sur les motifs et la conclusion de la Cour de l’impôt et affirme que la renonciation pour 1989 n’a pas été présentée dans les délais et que la nouvelle cotisation était frappée de prescription.
[26] Le paragraphe 152(4) de la Loi autorise le ministre à établir une cotisation ou une nouvelle cotisation pour une année d’imposition après la période normale dans certains cas. Le sous‑alinéa 152(4)a)(ii) porte sur la présentation d’une renonciation pendant la période normale de nouvelle cotisation :
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[27] La période normale de nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 1989 a pris fin le dimanche 30 mai 1993. Le contribuable a présenté au ministre la renonciation pour cette année le lundi 31 mai 1993. La Cour de l’impôt a conclu qu’il y avait un retard d’un jour. L’appelant affirme qu’en application de l’article 26 de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I‑21 le délai pour présenter la renonciation pour l’année 1989 était prorogé au lundi et que la renonciation a donc été présentée dans les délais.
[28] La Loi d’interprétation comprend plusieurs règles à suivre lors de l’interprétation d’une loi fédérale, dont la Loi. L’article 26 dispose que :
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Le paragraphe 35(1) de la Loi d’interprétation (« définitions d’application générale »
) dispose que dimanche est un « jour férié »
.
[29] La Cour de l’impôt a rejeté les observations de l’appelant sur l’application de l’article 26 de la Loi d’interprétation. Pour les motifs dont il sera question ci‑dessous, la Cour de l’impôt a conclu que :
[TRADUCTION]
… il serait incompatible avec le texte, le contexte et l’objet de l’article 26 de la Loid’interprétationet du sous‑alinéa 152(4)a)(ii) de la Loi de conclure que l’article 26 fait en sorte qu’une renonciation est réputée avoir été présentée pendant la période normale de nouvelle cotisation alors que seul le ministre — qui n’a rien à accomplir — en tire un bénéfice et que le contribuable perd un droit important dont il bénéficie au titre de la Loi.
Motifs au para. 157.
[30] L’appelant affirme que la Cour de l’impôt fait erreur.
[31] Comme l’a souligné la Cour de l’impôt, l’application de l’article 26 de la Loi d’interprétation au sous‑alinéa 152(4)a)(ii) de la Loi est une nouvelle question d’interprétation législative. La norme de contrôle d’une question d’interprétation législative est celle de la décision correcte : Housen au para. 8.
[32] La Cour de l’impôt a entrepris l’analyse de la question en renvoyant avec raison aux enseignements de la Cour suprême dans les arrêts R. c. Breault, 2023 CSC 9 (qui renvoie à l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au para. 21) et Canada c. Loblaw Financial Holdings Inc., 2021 CSC 51 (qui renvoie aux arrêts Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54 au para. 10, et Placer Dome Canada Ltd. c. Ontario (Ministre des Finances), 2006 CSC 20 au para. 22). Il faut interpréter l’alinéa 152(4)a)(ii) de la Loi et l’article 26 de la Loi d’interprétation de façon textuelle, contextuelle et téléologique.
[33] Les parties conviennent que lorsque la période normale de nouvelle cotisation d’un contribuable prend fin un jour férié, l’article 26 de la Loi d’interprétation autorise le ministre à établir une nouvelle cotisation le premier jour ouvrable suivant. Dans la décision Barrington Lane Developments Limited c. La Reine, 2010 CCI 388, au para. 3, les parties ont convenu qu’il en était ainsi, bien que la Cour n’ait pas exprimé d’avis.
[34] L’appelant a affirmé lors de l’audience que lorsque l’article 26 de la Loi d’interprétation a l’effet de proroger le délai de nouvelle cotisation, la « période normale de nouvelle cotisation »
visée au paragraphe 152(3.1) de la Loi est prorogée au premier jour ouvrable suivant. Si c’était le cas, cela trancherait la question de la renonciation pour l’année 1989, puisque la renonciation serait réputée avoir été présentée avant la fin de la « période normale de nouvelle cotisation »
(telle que prorogée). L’appelant n’a présenté aucune source jurisprudentielle à l’appui et n’a pas précisé sa pensée.
[35] Compte tenu du sens ordinaire de l’article 26 de la Loi d’interprétation, je ne suis pas disposée à accepter cette thèse. L’article 26 prévoit que l’« acte ou formalité »
, soit l’établissement de la cotisation ou nouvelle cotisation, « peut être accompli le premier jour ouvrable suivant lorsque le délai fixé pour son accomplissement expire un jour férié »
. Il semble que cela n’ait pas d’incidence sur la « période normale de nouvelle cotisation »
visée au paragraphe 152(3.1), qui fixe un délai sans renvoyer à une action (l’accomplissement d’un acte). En raison de ma conclusion au sujet de la thèse principale de l’appelant sur l’article 26 de la Loi d’interprétation, je n’ai pas à me prononcer davantage à ce sujet.
[36] S’agissant de la thèse principale de l’appelant sur l’interprétation législative, je conviens que la Cour de l’impôt a caractérisé incorrectement la nature de la renonciation lorsqu’elle a dit que seul le ministre en bénéficie et que la renonciation ne peut être à l’avantage du contribuable qu’en théorie : Motifs aux paras. 150, 152 et 157.
[37] On a affirmé que la renonciation visée au sous‑alinéa 152(4)a)(ii) permet une entente entre le contribuable et le ministre qui leur est profitable à tous les deux. Le contribuable renonce à l’avantage de la période normale de nouvelle cotisation pour la question précisée dans la renonciation, et le ministre acquiert le droit d’établir une nouvelle cotisation après la période normale de cotisation, mais exclusivement à l’égard de la question précisée dans la renonciation : voir Canada c. Honeywell Ltd., 2007 CAF 22 au para. 32; Mitchell c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 407(Mitchell) au para. 40; CAL Investments Ltd. c. Canada, [1991] 1 C.F. 199 (C.F. 1re inst.) (CAL Investments), aux pp. 213-214.
[38] Les bénéfices que le contribuable peut en tirer sont notamment les suivants : il dispose de plus de temps pour examiner les rajustements proposés et pour faire des observations qui peuvent modifier l’avis du ministre, la nouvelle cotisation est retardée, et le montant du rajustement est réduit parce que des questions en litige ont été résolues entre‑temps : Bailey c. Ministre du Revenu national, [1989] 2 C.T.C. 2177, 1989 CanLII 10039, aux pp. 2181-2182. La présentation de la renonciation n’assure pas au contribuable un résultat donné, puisque le ministre peut se fonder sur la renonciation pour établir une nouvelle cotisation à tout moment; elle fait cependant que le contribuable peut espérer obtenir un de ces résultats, ce qui ne serait pas possible sans la renonciation. De plus, la renonciation visée au sous‑alinéa 152(4)a)(ii) ne vise que les questions qui y sont précisées, ce qui peut rétrécir l’écart entre le ministre et le contribuable et ainsi profiter au contribuable : CAL Investments aux pp. 213-214.
[39] L’appelant affirme que la Cour de l’impôt a commis plusieurs erreurs au sujet du texte, du contexte et de l’objet de l’article 26 de la Loi d’interprétation et du sous‑alinéa 152(4)a)(ii) de la Loi.
[40] L’article 26 de la Loi d’interprétation s’applique s’il y a « acte ou formalité »
qui doit être « accompli »
et pour lequel le « délai fixé »
expire un jour férié.
[41] La Cour de l’impôt a conclu que l’article 26 de la Loi d’interprétation ne s’applique pas à une renonciation parce que le contribuable qui décide de ne pas présenter de renonciation ne perd pas de « droit »
, tel que le droit d’opposition ou d’appel d’une cotisation : Motifs aux paras. 152, 153, 155 et 156. Je conviens avec l’appelant qu’il s’agit d’une erreur. D’abord, le contribuable qui décide de ne pas présenter de renonciation perd effectivement un droit, celui de la prorogation de la période de nouvelle cotisation (sous réserve des restrictions de la renonciation et du droit du ministre d’établir une nouvelle cotisation à tout moment), et la possibilité d’en tirer l’un des bénéfices susmentionnés. Dans l’arrêt Mitchell, notre Cour a décrit une renonciation comme « un privilège reconnu au contribuable »
: Mitchell au para. 40. De plus, il n’est pas nécessaire qu’il y ait perte d’un droit pour que l’article 26 de la Loi d’interprétation s’applique.
[42] L’article 26 de la Loi d’interprétation s’applique en français à un « acte ou formalité »
et en anglais à «
the doing of a thing
»
. Les deux expressions ont une portée large. Selon le Petit Robert, le mot « acte »
signifie notamment la « manifestation de volonté qui produit des effets de droit »
, et le mot « formalité »
signifie notamment une « opération prescrite par la loi, la règle, et qui est liée à l’accomplissement de certains actes [...] comme condition de leur validité »
. Le dictionnaire Canadian Oxford Dictionary définit le mot « thing
»
notamment comme étant « an act, idea, utterance; an event
»
. Le libellé ne limite pas l’acte ou la formalité (a thing) auquel la disposition s’applique et n’exige pas qu’il y ait perte d’un droit. Le libellé peut viser la présentation d’une renonciation.
[43] Le contexte et l’objet de l’article 26 de la Loi d’interprétation étayent également une interprétation large de ces expressions qui ont déjà une portée large. L’article 26 est l’une des dispositions qui précisent le calcul du temps pour les besoins des lois fédérales : paragraphe 3(1) et articles 26 à 30 de la Loi d’interprétation. L’article 26 est une disposition réparatrice. Lorsque le délai fixé pour accomplir un acte ou une formalité expire un jour férié, on peut l’accomplir le premier jour ouvrable suivant. L’article 12 de la Loi d’interprétation dispose que :
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[44] Je conclus donc que la présentation d’une renonciation est un « acte ou formalité »
visé par l’article 26 de la Loi d’interprétation.
[45] La Cour de l’impôt a également conclu qu’il n’y avait pas de « délai »
pour présenter une renonciation, puisque la fin du délai influe sa validité et n’empêche pas le contribuable de faire quoi que ce soit : Motifs aux paras 153 et 156. Je ne suis pas d’accord.
[46] Le sous-alinéa 152(4)a)(ii) dispose que le ministre peut établir une nouvelle cotisation après la période normale si le contribuable « a présenté au ministre une renonciation, selon le formulaire prescrit, au cours de la période normale de nouvelle cotisation »
. Si le contribuable souhaite profiter des bénéfices éventuels de la présentation d’une renonciation, il doit la présenter avant la fin de la période normale de nouvelle cotisation, sinon la renonciation n’est pas valide : 984274 Alberta Inc. c. La Reine, 2019 CCI 85, aux paras. 43, 49; infirmé pour d’autres motifs par la décision 2020 CAF 125.
[47] La conclusion de la Cour de l’impôt découle peut‑être du fait qu’elle s’est penchée sur les bénéfices d’une renonciation pour le compte du ministre et non pour le contribuable. Quoi qu’il en soit, je ne vois pas pourquoi une disposition législative qui précise qu’on doit faire quelque chose avant une date précise pour que la chose soit valide n’établirait pas de « délai »
pour la faire. Je ne vois pas de différence essentielle entre le délai pour présenter une renonciation et les délais pour déposer un avis d’opposition ou un avis d’appel : paragraphes 165(1) et 169(1) respectivement de la Loi. La Cour de l’impôt a déjà conclu que l’article 26 de la Loi d’interprétation proroge les délais dans les deux cas : Nach c. La Reine, 2000 CanLII 284, aux paras. 8-10, dans le cas d’un avis d’opposition, et Leibovich c. La Reine, 2016 CCI 6, au para. 6, dans le cas d’un avis d’appel.
[48] Le sous‑alinéa 152(4)a)(ii) figure au paragraphe 152(4), qui énonce des situations où le ministre peut établir une nouvelle cotisation après la période normale de nouvelle cotisation. Il est donc logique que l’article 26 de la Loi d’interprétation s’applique au délai de présentation de la renonciation tout comme il s’applique au délai de nouvelle cotisation. Lorsque la période normale de nouvelle cotisation prend fin un jour ouvrable, le délai pour présenter une renonciation prend fin le même jour; il serait illogique que la fin de cette période et le délai ne tombent pas le même jour uniquement quand la période de nouvelle cotisation prend fin un jour férié.
[49] Comme on l’a déjà dit, l’objet de la renonciation est de « permettre au Ministre d’établir une nouvelle cotisation qui serait favorable au contribuable [...] ou d’accorder un sursis pour le règlement d’une question avant l’établissement d’une nouvelle cotisation »
: ministère des Finances, 25 avril 1984, notes techniques, paragraphes 152(4.1) et 152(4). Le fait que l’article 26 de la Loi d’interprétation proroge le délai de présentation de la renonciation et accorde aux parties plus de temps pour atteindre ces objectifs est conforme à l’objet du sous‑alinéa 152(4)a)(ii).
[50] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la Cour de l’impôt fait erreur. L’article 26 de la Loi d’interprétation proroge le délai de présentation d’une renonciation visé au sous‑alinéa 152(4)a)(ii) de la Loi. On a donc présenté la renonciation pour 1989 dans les délais et la nouvelle cotisation pour cette année n’était pas frappée de prescription.
II. Conclusion
[51] J’accueillerais l’appel avec dépens à l’appelant et je renverrais l’affaire au ministre pour nouvel examen et nouvelle cotisation de l’intimée sur la base que la nouvelle cotisation sous‑jacente du défunt époux de l’intimée pour l’année d’imposition 1989 n’était pas frappée de prescription, mais que la nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 1988 était frappée de prescription.
[52] La cotisation de l’intimée se fonde sur l’hypothèse que le bien immeuble avait une juste valeur marchande de 1 200 000 $ lors du transfert. Les parties conviennent que la juste valeur marchande était de 950 000 $ (consentement partiel quant aux faits, déposé à la Cour de l’impôt, para. 2; lettre de l’appelant à la Cour en date du 20 janvier 2025). Le nouvel examen et la nouvelle cotisation seront donc fondés sur le fait que la juste valeur marchande du bien immeuble au sens de l’alinéa 160(1)e)(i) de la Loi était de 950 000 $.
« Monica Biringer »
j.c.a
« Je suis d’accord.
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Donald J. Rennie, j.c.a. »
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« Je suis d’accord.
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Peter G. Pamel, j.c.a. »
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COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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A-66-24
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INTITULÉ :
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SA MAJESTÉ LE ROI c. MARIA CSAK
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 21 JANVIER 2025
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MOTIFS DU JUGEMENT :
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LA JUGE BIRINGER
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Y ONT SOUSCRIT :
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LE JUGE RENNIE
LE JUGE PAMEL
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DATE DES MOTIFS :
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LE 14 MARS 2025
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COMPARUTIONS :
Meaghan Mahadeo
Grace Jothiraj
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POUR L’APPELANT
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John Buote
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pour l’intimée
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Shalene Curtis-Micallef
Sous-procureure générale du Canada
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POUR L’APPELANT
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BRS Tax Lawyers LLP
Toronto (Ontario)
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pour l’intimée
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