Date : 20250415
Dossiers : A-327-23 (dossier principal)
A-324-23
A-325-23
A-326-23
Référence : 2025 CAF 82
[TRADUCTION FRANÇAISE]
CORAM : |
LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY LE JUGE STRATAS LA JUGE MACTAVISH |
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ENTRE : |
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COALITION CANADIENNE POUR LE DROIT AUX ARMES À FEU, RODNEY GILTACA, RYAN STEACY, MACCABEE DEFENSE INC., WOLVERINE SUPPLIES LTD., CHRISTINE GENEROUX, JOHN PEROCCHIO, VINCENT PERROCHIO, JENNIFER EICHENBERG, DAVID BOT, LEONARD WALKER, BURLINGTON RIFLE AND REVOLVER CLUB, CENTRE RÉCRÉATIF D’ARMES À FEU DE MONTRÉAL, INC., O’DELL ENGINEERING LTD., MICHAEL JOHN DOHERTY, NILS ROBERT EK, RICHARD WILLIAM ROBERT DELVE, CHRISTIAN RYDICH BRUHN, PHILIP ALEXANDER MCBRIDE, LINDSAY DAVID JAMIESON, DAVID CAMERON MAYHEW, MARK ROY NICHOL ET PETER CRAIG MINUK |
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appelants |
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE LA SASKATCHEWAN et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE L’ALBERTA |
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intervenants |
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Audience tenue à Ottawa (Ontario), les 9 et 10 décembre 2024.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario) le 15 avril 2025.
MOTIFS DU JUGEMENT : |
LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY |
Y ONT SOUSCRIT : |
LE JUGE STRATAS LA JUGE MACTAVISH |
Date : 20250415
Dossiers : A-327-23 (dossier principal)
A-324-23
A-325-23
A-326-23
Référence : 2025 CAF 82
CORAM : |
LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY LE JUGE STRATAS LA JUGE MACTAVISH |
ENTRE : |
COALITION CANADIENNE POUR LE DROIT AUX ARMES À FEU, RODNEY GILTACA, RYAN STEACY, MACCABEE DEFENSE INC., WOLVERINE SUPPLIES LTD., CHRISTINE GENEROUX, JOHN PEROCCHIO, VINCENT PERROCHIO, JENNIFER EICHENBERG, DAVID BOT, LEONARD WALKER, BURLINGTON RIFLE AND REVOLVER CLUB, CENTRE RÉCRÉATIF D’ARMES À FEU DE MONTRÉAL, INC., O’DELL ENGINEERING LTD., MICHAEL JOHN DOHERTY, NILS ROBERT EK, RICHARD WILLIAM ROBERT DELVE, CHRISTIAN RYDICH BRUHN, PHILIP ALEXANDER MCBRIDE, LINDSAY DAVID JAMIESON, DAVID CAMERON MAYHEW, MARK ROY NICHOL ET PETER CRAIG MINUK |
appelants |
et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA intimé |
et |
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE LA SASKATCHEWAN et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE L’ALBERTA |
intervenants |
MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY
[1] La Cour est saisie de quatre appels, réunis en une seule instance, du jugement rendu par la Cour fédérale (sous la plume de la juge Kane) (la décision) le 30 octobre 2023 (Parker c. Canada (Procureur général) 2023 FC 1419) ayant rejeté six demandes de contrôle judiciaire visant le Règlement modifiant le Règlement désignant des armes à feu, armes, éléments ou pièces d’armes, accessoires, chargeurs, munitions et projectiles comme étant prohibés, à autorisation restreinte ou sans restriction, DORS/2020-96 (le Règlement). Le Règlement a pour effet de prohiber plus de 1 500 armes à feu dont la possession et l’usage étaient auparavant légaux si leur propriétaire détenait un permis.
[2] Les appels ont été réunis par ordonnance rendue le 31 janvier 2024, le dossier A-327-23 étant désigné dossier principal. Conformément à cette ordonnance, les présents motifs seront déposés dans le dossier principal et copies de ceux-ci seront déposées dans les dossiers A‑324‑23, A-325-23 et A-326-23 pour y tenir lieu de motifs.
[3] Devant la Cour fédérale, les appelants ont principalement soutenu que le Règlement n’était pas conforme au paragraphe 117.15(2) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46 (C.cr.). Aux termes de cette disposition, le gouverneur en conseil ne peut désigner une arme à feu comme étant prohibée si, à son avis, elle peut raisonnablement être utilisée au Canada pour la chasse ou le sport. Selon les appelants, toutes les armes à feu peuvent se révéler dangereuses et mortelles entre de mauvaises mains. Par conséquent, la sécurité publique ne saurait jouer dans le raisonnement du gouverneur en conseil menant à l’avis visé au paragraphe 117.15(2) C.cr.. Selon eux, le critère de l’usage raisonnable pour la chasse et le sport représente un critère distinct qui vient circonscrire étroitement le pouvoir délégué au gouverneur en conseil.
[4] Les appelants ont également soutenu que la gouverneure en conseil a subdélégué à tort son pouvoir de désigner des armes comme armes à feu prohibées à la Gendarmerie royale du Canada (GRC), au motif que les Services spécialisés de soutien en matière d’armes à feu (SSSMA) évaluent les armes à feu et les identifient comme armes à feu sans restriction, à autorisation restreinte ou prohibées et consignent les résultats dans le Tableau de référence des armes à feu (TRAF).
[5] Enfin, les appelants ont soutenu que le Règlement contrevenait à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) (la Charte) au motif qu’il est imprécis, a une portée excessive et est arbitraire. Ils affirmaient également que le Règlement contrevenait aux articles 8, 11, 15 et 26 de la Charte, ainsi qu’à la disposition sur l’application régulière de la loi prévue à l’alinéa 1a) de la Déclaration canadienne des droits, L.C. 1960, ch. 44 (la Déclaration).
[6] Dans des motifs exhaustifs, raisonnés et juridiquement valides, la Cour fédérale a rejeté les six demandes. Quatre groupes, composés d’un organisme de pression à but non lucratif, de propriétaires d’armes à feu, d’entreprises, de chasseurs et de tireurs sportifs ou récréatifs, sont parties au présent appel, et soulèvent les mêmes arguments, grosso modo, que ceux qu’ils invoquaient devant la Cour fédérale. Pour les motifs qui suivent, j’estime que la Cour fédérale n’a pas fait erreur et que l’appel devrait être rejeté.
I. FAITS
[7] Le paragraphe 84(1) C.cr. établit trois catégories d’armes à feu, à savoir les armes à feu sans restriction, les armes à feu à autorisation restreinte et les armes à feu prohibées. Le présent appel porte sur l’application de l’article 117.15 C.cr., dont le premier paragraphe habilite le gouverneur en conseil à déterminer par règlement à quelle catégorie appartient toute arme à feu.
[8] Toutefois, le pouvoir délégué au gouverneur en conseil est circonscrit par le paragraphe 117.15(2) C.cr., qui dispose que le gouverneur en conseil ne peut ainsi désigner toute chose qui, à son avis, peut raisonnablement être utilisée au Canada pour la chasse ou le sport. Il est libellé en ces termes :
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[9] La disposition a été ajoutée au C.cr. en 1995 et est entrée en vigueur trois ans plus tard (Loi sur les armes à feu, L.C. 1995, ch. 39). Pour la première fois en 1998, le gouverneur en conseil a désigné certaines armes à feu comme armes à feu à autorisation restreinte ou armes à feu prohibées (Règlement désignant des armes à feu, armes, éléments ou pièces d’armes, accessoires, chargeurs, munitions et projectiles comme étant prohibées ou à autorisation restreinte, DORS/98-462 (le Règlement de 1998)). Le Règlement de 1998 a subi quelques modifications depuis. Le présent appel porte sur la dernière version.
[10] Le décret annonçant l’entrée en vigueur du Règlement est ainsi libellé :
Attendu que la gouverneure en conseil n’est pas d’avis que toute chose désignée comme arme à feu prohibée ou dispositif prohibé dans le règlement ci-après peut raisonnablement être utilisée au Canada pour la chasse ou le sport,
À ces causes, sur recommandation du ministre de la Justice et en vertu des définitions de « arme à feu à autorisation restreinte », « arme à feu prohibée », « arme à feu sans restriction » et « dispositif prohibé » au paragraphe 84(1) du Code criminel et du paragraphe 117.15(1) de cette loi, Son Excellence la Gouverneure générale en conseil prend le Règlement modifiant le Règlement désignant des armes à feu, armes, éléments ou pièces d’armes, accessoires, chargeurs, munitions et projectiles comme étant prohibés, à autorisation restreinte ou sans restriction, ci-après.
CP 2020-298, (2020) Gaz C II, vol. 154, supp. no 3, 1 (le décret)
[11] Le Règlement a pour effet d’ajouter neuf familles de marques et de modèles, « ainsi que les armes à feu du même modèle qui comportent des variantes ou qui ont subi des modifications »
à la liste d’armes à feu prohibées prévue au Règlement de 1998 (Règlement, art. 3; Règlement de 1998, annexe, partie 1 art. 83 et 87 à 94). Le Règlement interdit également les armes à feu sur le fondement de deux caractéristiques, à savoir une âme de 20 mm ou plus et la capacité de tirer un projectile avec une énergie initiale de plus de 10 000 joules (Règlement, art. 3; Règlement de 1998, art. 95 et 96). Le Règlement énumère environ 1500 armes à feu à titre de modèles comportant des variantes appartenant aux neuf familles ou qui comportent les caractéristiques relatives au diamètre de l’âme et à l’énergie initiale. D’autres armes à feu comportant des variantes sont également prohibées, même si elles ne sont pas expressément visées; dans les présents motifs, le terme « variantes non expressément visées »
y renvoie.
[12] Le Programme canadien des armes à feu (PCAF) de la GRC supervise les permis et l’enregistrement des armes à feu, établit les normes nationales de formation de sécurité en matière d’armes à feu, vient en aide aux organismes d’application de la loi et sensibilise le public à l’entreposage, au transport et au maniement sécuritaires des armes à feu. Dans le cadre de ce programme, des techniciens des armes à feu travaillant pour les SSSMA recueillent et évaluent des renseignements techniques pour classer les armes à feu aux fins de leur enregistrement et du contrôle à l’importation et à l’exportation, pour aider les organismes d’application de la loi nationaux ou étrangers à identifier des armes à feu et pour les appuyer dans leurs enquêtes.
[13] Ces renseignements sont consignés dans le TRAF, qui énumère chaque arme à feu connue de la GRC, en décrit les caractéristiques techniques et indique s’il s’agit d’une arme à feu sans restriction, à autorisation restreinte ou prohibée selon l’évaluation faite par les SSSMA. Cette base de données, à l’origine réservée aux forces de l’ordre, a depuis été rendue publique. Elle est régulièrement mise à jour et contient des renseignements non seulement sur les armes à feu visées par le Règlement (les variantes expressément visées), mais également sur celles qui ont été évaluées après la promulgation du Règlement (les variantes non expressément visées). De l’avis de l’intimé, le site Web énumérait 180 variantes non expressément visées en date du 15 juin 2020. Pour leur part, les appelants soutiennent qu’on a ajouté au TRAF, depuis le 1er mai 2020, jusqu’à 340 variantes non expressément visées par le Règlement.
[14] Le décret ayant édicté le Règlement n’a pas été publié dans la Gazette du Canada au préalable. Le Règlement est entré en vigueur le jour même de sa promulgation, soit le 1er mai 2020, et le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (REIR) a été publié dans le même document. Ce dernier énonce les enjeux et les objectifs du Règlement, ainsi que les considérations relatives à son application.
[15] Un décret connexe, le Décret fixant une période d’amnistie (2020), DORS/2020-97 (Décret fixant une période d’amnistie) a été promulgué le même jour. Il permet la possession temporaire des armes à feu nouvellement prohibées, ainsi que l’utilisation temporaire et limitée de ces dernières pour la chasse de subsistance ou pour la chasse dans le cadre de l’exercice de droits protégés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.). La période d’amnistie devait expirer le 30 avril 2022, mais elle a depuis été prorogée jusqu’au 30 octobre 2025.
II. JUGEMENT PORTÉ EN APPEL
[16] Comme il est mentionné plus haut, la Cour fédérale a rejeté les six demandes de contrôle judiciaire. Avant d’examiner au fond les questions soulevées par les appelants, la Cour fédérale a refusé de tirer une inférence défavorable du fait que le procureur général n’avait pas produit le dossier dont disposait la gouverneure en conseil, alléguant des renseignements confidentiels du Cabinet. Tout d’abord, la Cour fédérale signale que les appelants n’ont pas attaqué le certificat délivré sous le régime de l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985) ch. C‑5 (Loi sur la preuve). Qui plus est, elle est d’avis que rien ne permet de penser que la greffière du Conseil privé a outrepassé ses pouvoirs en délivrant le certificat ou que les renseignements qui y sont visés ne tombaient pas sous le coup de l’article 39 de la Loi sur la preuve.
[17] Quant au fond, la Cour conclut que le décret et le Règlement ne sont pas invalides et que la gouverneure en conseil n’a pas outrepassé les limites que lui impose le législateur à l’alinéa 117.15(2) C.cr.. Selon la Cour, la gouverneure en conseil était d’avis que les armes à feu prohibées ne pouvaient raisonnablement être utilisées pour la chasse ou le sport, comme l’exige cette disposition, et la décision de la gouverneure en conseil, étayée par le REIR et la preuve par affidavit, était raisonnable.
[18] La Cour conclut également que la gouverneure en conseil n’a pas subdélégué à la GRC le pouvoir légal l’habilitant à désigner une arme à feu comme arme à feu prohibée. Les armes à feu en question et leurs variantes sont prohibées sous le régime du C.cr. et du Règlement; elles ne le sont pas parce qu’elles figurent dans le TRAF. Le TRAF, loin de constituer un régime réglementaire d’office, est une base de données et un outil d’interprétation pour l’application du Règlement et constitue, pour les propriétaires d’armes à feu et d’autres intéressés, un outil ou un guide administratif.
[19] La Cour fédérale rejette également les prétentions des appelants – selon lesquelles la gouverneure en conseil avait à l’égard des propriétaires d’armes à feu touchés par le Règlement une obligation d’équité procédurale – au motif que l’affaire concerne des pouvoirs législatifs. Il en va de même des SSSMA. Dans leur évaluation et classement des armes à feu, ils n’agissent pas à titre de décideur administratif.
[20] Les appelants ont soutenu que le Règlement était imprécis, avait une portée excessive et était arbitraire et enfreignait ainsi l’article 7 de la Charte. La Cour fédérale n’était pas du même avis. Faisant remarquer que la certitude n’est pas requise, elle affirme, à la lumière de la preuve, que le mot « variantes »
et l’expression « y compris »
qui figurent dans le Règlement n’offrent pas de norme inintelligible, ne sont pas imprécis, constituent un guide suffisant pour un débat judiciaire et donnent un avertissement raisonnable. Dans la même veine, la Cour conclut que le Règlement n’a pas une portée excessive et n’est pas arbitraire. Quoi qu’il en soit, elle est d’avis qu’une restriction éventuelle du droit protégé est justifiée au regard de l’article premier.
[21] Enfin, la Cour rejette les arguments des appelants fondés sur les articles 8, 11, 15 et 26 de la Charte, ainsi que leur prétention selon laquelle le Règlement enfreint la disposition sur l’application régulière de la loi prévue à la Déclaration.
III. QUESTIONS EN LITIGE
[22] Les quatre groupes d’appelants soulèvent plusieurs questions. Certes, ils ne les formulent pas tous exactement de la même manière et ne partagent pas tous le même point de vue, mais je crois qu’elles peuvent être résumées ainsi :
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b)La Cour fédérale a-t-elle conclu à tort que le Règlement était conforme au C.cr.?
-
c)La gouverneure en conseil a-t-elle subdélégué illégalement à la GRC le pouvoir qui l’habilite à désigner une arme à feu comme arme à feu prohibée?
-
d)La Cour fédérale a-t-elle conclu à tort à l’absence d’infraction aux articles 7, 8 et 15 de la Charte?
-
e)La Cour a-t-elle conclu à tort à l’absence d’infraction à la Déclaration?
[23] Comme il est mentionné plus haut, les motifs de la Cour fédérale sont exhaustifs et convaincants. Comme les arguments soulevés devant nous répètent simplement (mais en d’autres termes) les prétentions présentées à la Cour fédérale, il n’est guère nécessaire d’ajouter quoi que ce soit aux réponses de la Cour fédérale, tout particulièrement en ce qui a trait aux arguments fondés sur l’article 39 de la Loi sur la preuve, la Déclaration et les articles 8 et 15 de la Charte. Je tiens toutefois à apporter des précisions à propos de la validité du Règlement, de la question de la délégation et de l’article 7 de la Charte.
IV. ANALYSE
[24] Examinons premièrement la question de la norme de contrôle applicable pour traiter ensuite les divers arguments des appelants sur le fond.
[25] Il est bien établi que la norme de contrôle applicable à l’appel d’une décision prononcée à l’issue d’un contrôle judiciaire est énoncée dans l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 SCC 36 [Agraira]. Dans son analyse, la Cour est appelée à « se met[tre] à la place du tribunal d’instance inférieure »
et décider si le juge de première instance a « choisi la norme de contrôle appropriée et l’a […] appliquée correctement »
: Agraira, par. 45 et 46; Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21, par. 36 et 51. Comme la Cour le rappelle à plus d’une occasion, dans les cas où les motifs de la Cour fédérale sont a priori convaincants, les appelants ont le fardeau tactique d’établir que les motifs sont en fait erronés : voir Banque de Montréal c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 189, par. 4, autorisation de pourvoi refusée, no 39899 (7 avril 2022); Grewal c. Canada (Procureur général), 2022 CAF 114, par. 11; Sun c. Canada (Procureur général), 2024 CAF 152, par. 4; Kandasamy c. Canada (Procureur général), 2024 CAF 181, par. 7; Power Workers’ Union c. Canada (Procureur général), 2024 CAF 182, par. 181.
[26] Les appelants et l’intimé (de même que l’un des intervenants, à savoir le procureur général de la Saskatchewan (la Saskatchewan)) conviennent de manière générale que la Cour fédérale a déterminé à bon droit que la norme de contrôle applicable au contrôle du Règlement en cause était celle de la décision raisonnable. Au moment du prononcé de la décision, cette question faisait encore l’objet de débats. L’on ne savait pas si l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] avait substitué une nouvelle démarche à celle que prévoit l’arrêt Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64 [Katz]. Suivant cette dernière, un règlement est réputé valide à moins que la partie qui en conteste la validité démontre qu’il repose sur des considérations « sans importance »
ou qu’il est « non pertinent »
ou « complètement étranger »
à l’objet de la loi habilitante. Néanmoins, la Cour fédérale procède selon la démarche établie par notre Cour dans les arrêts Portnov c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 171 [Portnov] et Médicaments Novateurs Canada c. Canada (Procureur général), 2022 CAF 210 [Médicaments novateurs] et arrive à la conclusion que les principes établis dans l’arrêt Vavilov régissent le contrôle judiciaire du Règlement.
[27] Peu de temps avant la tenue de l’audience dans la présente affaire, la Cour suprême a mis fin au débat de manière définitive dans l’arrêt Auer c. Auer, 2024 CSC 36 [Auer]. Sous la plume de la juge Côté, la Cour suprême conclut à l’unanimité que la norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov est présumée s’appliquer au contrôle de la validité de textes législatifs subordonnés. À moins que le législateur en dispose autrement ou que la primauté du droit exige l’application d’une autre norme, la norme de la décision raisonnable s’applique au contrôle d’un texte réglementaire, sans égard au chargé de pouvoir ayant pris ce texte, à la proximité de ce chargé de pouvoir à l’organe législatif ou à la démarche ayant mené à la promulgation du texte.
[28] Ce qui précède n’évacue pas tous les principes énoncés dans l’arrêt Katz. La juge Côté souligne expressément que l’arrêt Katz continue de fournir « des indications utiles »
et que la Cour dans l’arrêt Auer ne fait que « s’écarter légèrement »
du premier. Tout particulièrement, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable de la validité d’un texte législatif subordonné doit tenir compte des principes suivants : 1) le texte législatif subordonné doit être conforme à la fois aux dispositions pertinentes de la loi habilitante et à l’objet dominant de celle-ci; 2) il jouit d’une présomption de validité; 3) le texte législatif subordonné contesté et la loi habilitante doivent continuer d’être interprétés au moyen d’une méthode d’interprétation large et téléologique; et 4) le contrôle de la validité du texte législatif subordonné n’appelle pas l’appréciation du bien-fondé de considérations d’intérêt général lorsqu’il s’agit d’en décider la nécessité, la sagesse et l’efficacité dans la pratique.
[29] Autrement dit, il se peut que la caractérisation en cours avant l’arrêt Vavilov (« sans importance »
, « non pertinent »
et « complètement étranger »
) révèle une tendance [traduction] « hyper déférentielle »
(pour citer Paul Daly, «
Regulations and Reasonableness Review
»
dans Administrative Law Matters (29 janvier 2021), www.administrativelawmatters.com/blog/2021/01/29/regulations-and-reasonableness-review/) ou constitue « un artéfact d’une époque depuis longtemps révolue »
(pour citer mon collègue le juge Stratas dans l’arrêt Portnov au par. 22). Toutefois, ce n’est pas pour dire que la partie qui conteste la validité d’un règlement est dispensée de la charge de démontrer que ce dernier ne relève pas des pouvoirs de l’autorité en question. Dans son analyse, la Cour est appelée à décider si la décision présente les attributs d’une décision raisonnable (justification, transparence et intelligibilité) et si elle est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci (Vavilov, par. 99).
[30] Quant aux décisions de la Cour fédérale – comme le refus de tirer une inférence défavorable du fait que le procureur général allègue des documents confidentiels du Cabinet et sa conclusion suivant laquelle la gouverneure en conseil n’avait pas subdélégué aux SSSMA le pouvoir qui l’habilite à désigner des armes à feu comme armes à feu prohibées –, il est acquis aux débats qu’elles sont assujetties à la norme de contrôle applicable aux appels. Par conséquent, les questions de droit et les questions de droit isolables sont contrôlées selon la norme de la décision correcte, tandis que les autres questions sont assujetties à la norme de l’erreur manifeste et déterminante : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33 [Housen], par. 10.
[31] Enfin, les parties conviennent que la norme de contrôle applicable aux questions constitutionnelles est celle de la décision correcte : voir Union of Correctional Officers – Syndicat des agents correctionnels du Canada – CSN (UCCO-SACC-CSN c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 212, par. 17 et 21. Cela dit, je suis d’accord avec le procureur général du Canada pour dire que cette affirmation doit être nuancée vu l’arrêt récent de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Société des casinos du Québec inc. c. Association des cadres de la Société des casinos du Québec, 2024 CSC 13 [Société des casinos]. La Cour suprême y affirme à l’unanimité que la norme de la décision correcte s’applique seulement aux questions de droit et aux questions mixtes de fait et de droit qui importent sur le plan constitutionnel. Toutefois, les conclusions purement factuelles que l’on peut isoler de l’analyse constitutionnelle emportent la déférence : Société des casinos, par. 45 et 97.
A. La Cour fédérale a-t-elle refusé à tort de tirer une inférence défavorable du fait que le procureur général du Canada a allégué des renseignements confidentiels du Cabinet et a déposé le certificat visé à l’article 39 de la Loi sur la preuve pour éviter de produire le dossier dont disposait la gouverneure en conseil?
[32] Certains appelants, à savoir ceux du groupe Doherty, ceux du groupe Eichenberg et Mme Generoux, prétendent que la Cour a commis une erreur en refusant de tirer une inférence défavorable du fait que l’intimé ait invoqué l’article 39 de la Loi sur la preuve. Ils répètent plusieurs des arguments qu’ils ont présentés auparavant au soutien de cette prétention. Sur le fondement des arrêts RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, 1995 CanLII 64 [RJR-MacDonald], Babcock c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 57 [Babcock], Tsleil-Waututh Nation c. Canada (Procureur général), 2017 FCA 128 [Tsleil-Waututh] et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Conseil canadien pour les réfugiés, 2021 CAF 72, ils soutiennent que la preuve lacunaire découlant de la délivrance d’un certificat visé à l’article 39 par la greffière du Conseil privé soustrait le Règlement au contrôle judiciaire. Ils affirment que l’existence du certificat permet à la Cour d’inférer que les documents dont disposait la gouverneure en conseil mineraient la prétention de l’intimé selon laquelle il était raisonnable pour la gouverneure en conseil de former l’avis exigé par le paragraphe 117.15(2) C.cr. ou que la gouverneure en conseil ne disposait d’aucune preuve à cet égard.
[33] À mon avis, la Cour fédérale rejette à bon droit ces prétentions après une analyse exhaustive. Elle signale tout d’abord qu’il était loisible aux appelants d’attaquer le certificat délivré sous le régime de l’article 39 de la Loi sur la preuve. Fait plus important, rien ne démontre que la greffière a outrepassé ses pouvoirs en délivrant le certificat ou que les renseignements qui y sont visés ne tombent pas sous le coup de l’article 39. Enfin, la Cour fédérale, à la lumière de la jurisprudence soulevée par les appelants, est d’avis que les circonstances de l’affaire ne justifient pas une inférence défavorable; la Cour n’a pas été empêchée de procéder à un contrôle robuste du Règlement malgré le privilège invoqué relatif aux documents confidentiels du Cabinet.
[34] Dans l’analyse permettant de décider s’il y a lieu de tirer une inférence, l’appréciation de la preuve constitue une question mixte de fait et de droit, assujettie à la norme énoncée dans l’arrêt Housen, à savoir celle de l’erreur manifeste et déterminante. Il n’y a à mon avis aucune erreur de cette nature dans l’analyse de la Cour fédérale. Comme il a été signalé à l’audience, le fait pour la Cour de tirer une inférence défavorable fondée sur une preuve prétendument lacunaire, à défaut de preuve tendant à démontrer que la greffière a invoqué à mauvais droit l’article 39 de la Loi sur la preuve, équivaudrait, à toutes fins utiles, à annuler ou à abroger la protection conférée au Cabinet par cette disposition. La preuve ne permet pas non plus d’affirmer que le procureur général du Canada a communiqué une partie de la preuve, comme dans l’affaire RJR-MacDonald. Certes, la Cour suprême reconnaît que la communication sélective de documents ou de renseignements peut constituer une tactique injuste et une mauvaise application de l’article 39. Or, les appelants ne font valoir aucun acte répréhensible de cette nature.
[35] Le seul argument fondé sur des fins irrégulières ou la mauvaise foi que soulèvent les appelants concerne le moment du dépôt du certificat visé à l’article 39 de la Loi sur la preuve. Selon eux, la Cour fédérale a précisé à tort que le certificat avait été délivré le 3 décembre 2020, alors qu’il avait été délivré le 15 juin 2021. Ils reprochent également à la Cour fédérale de ne pas avoir mentionné ce décalage ni le fait que le certificat n’avait été délivré que par conformité à une ordonnance de production. Ils affirment que la Cour fédérale a ainsi mal interprété la preuve et n’a pas compris à quel point ces [traduction] « décisions tactiques »
avaient nui à leur capacité d’obtenir un véritable contrôle judiciaire.
[36] Rappelons que le gouvernement n’est pas obligé d’obtenir le certificat visé à l’article 39 de la Loi sur la preuve pour affirmer que des renseignements constituent ou révèlent des renseignements confidentiels du Cabinet ou sont par ailleurs visés par un autre privilège d’intérêt public. Les délibérations du Cabinet sont tenues pour confidentielles depuis longtemps, sur le fondement des conventions constitutionnelles et de la common law, en raison de l’importance de l’intérêt public à assurer le secret des délibérations des ministres de la Couronne. Ce principe découle de celui de la responsabilité collective des ministres. En effet, il y a longtemps que la confidentialité des délibérations du Cabinet est jugée essentielle au gouvernement responsable, une des assises de notre système de gouvernement. Elle favorise l’efficacité et la bonne marche des rouages de l’appareil en assurant la franchise, la solidarité et l’efficience : voir Babcock, par. 15 à 18; Carey c. Ontario, [1986] 2 R.C.S. 637, 1986 CanLII 7 [Carey], p. 664, 670 à 671 et 673; Untel c. Ontario (Finances), 2014 CSC 36, par. 44; Ontario (Procureur général) c. Ontario (Commissaire à l’information et à la vie privée), 2024 CSC 4, par. 27 à 31.
[37] La protection absolue des documents du Cabinet s’est érodée au fil du temps et des recours qui ont mené les tribunaux à reconnaître qu’il y avait lieu de concilier, d’une part, l’intérêt public à assurer la confidentialité des travaux du Cabinet et, d’autre part, d’autres intérêts publics justifiant la divulgation. À commencer par la célèbre affaire United States v. Nixon, 418 U.S. 683 (1974), cette évolution a été rapidement suivie au Royaume-Uni (A.G. v. Jonathan Cape Ltd., [1976] Q.B. 752 et Burmah Oil Co. v. Bank of England, [1980] A.C. 1090), ainsi qu’en Australie (Sankey v. Whitlam, (1978), 21 A.L.R. 505) et en Nouvelle-Zélande (Environmental Defence Society Inc. v. South Pacific Aluminium Ltd., [1981] 1 N.Z.L.R. 146). Le Canada a fini par emboîter le pas dans l’affaire Smallwood c. Sparling, [1982] 2 R.C.S. 686, 1982 CanLII 215. La Cour suprême du Canada examine cette jurisprudence dans l’arrêt Carey et conclut sans équivoque que les documents du Cabinet sont visés par la communication préalable, à moins que cette communication soit contraire à l’intérêt public. Si l’échelon du processus décisionnel importe, il faut également prendre en considération d’autres éléments comme la nature de la politique en question et la teneur précise des documents (Carey, p. 670 et 671). Il incombe au gouvernement d’établir que la communication d’un document donné n’est pas souhaitable, mais le tribunal n’a pas à en examiner la teneur s’il est manifeste au vu des prétentions qu’il est visé par la protection des renseignements confidentiels du Cabinet. Si, toutefois, le tribunal a des doutes quant à savoir si cette immunité s’applique, il consulte le document en privé pour dissiper tout doute à cet égard : Colombie-Britannique (Procureur général) c. Provincial Court Judges’ Association of British Columbia, 2020 CSC 20, par. 103.
[38] Par suite de cette évolution de la common law, le législateur (à l’instar d’autres ressorts) adopte l’article 39 de la Loi sur la preuve. Le paragraphe 39(1) habilite le greffier à attester qu’un renseignement constitue un renseignement confidentiel. Dès lors, le renseignement jouit d’une protection plus large que celle que prévoit la common law, à tel point que le tribunal qui entend l’affaire en refuse la communication « sans l’examiner ni tenir d’audition à son sujet »
. Autrement dit, cette disposition substitue à la démarche de common law, qui consiste à concilier l’intérêt public qui favorise la confidentialité et l’intérêt public qui favorise la communication, une protection absolue de ce renseignement, même de tout examen par la Cour. Toutefois, rappelons la mise en garde énoncée par la Cour suprême dans l’arrêt Babcock, suivant lequel même un libellé aussi draconien ne saurait écarter le principe fondamental suivant lequel les actes officiels doivent relever d’un pouvoir clairement conféré par la loi et exercé de façon régulière. On peut déduire de cette mise en garde les deux restrictions suivantes : 1) les renseignements à l’égard desquels l’immunité est invoquée doivent à leur face même relever du paragraphe 39(1); et 2) le greffier ou le ministre doit avoir exercé de façon irrégulière le pouvoir discrétionnaire ainsi conféré (Babcock, au par. 39). La délivrance de l’attestation peut donc être visée par une demande de contrôle judiciaire si la partie qui la conteste présente une preuve des motifs irréguliers qui l’étayent ou présente une autre preuve à l’appui de sa prétention de délivrance irrégulière : Babcock, par. 39; Singh c. Canada (Procureur général) (C.A.), [2000] 3 F.C. 185, 2000 CanLII 17100, par. 43 et 50.
[39] C’est exactement ce que les appelants entendent faire. Ils soutiennent que la greffière a fini par délivrer l’attestation prévue à l’article 39 de la Loi sur la preuve, après un long laps de temps, pour des raisons stratégiques et pour se conformer à une ordonnance de production. Ces circonstances ne démontrent pas d’intentions viles ni de motifs répréhensibles qui justifieraient une inférence défavorable.
[40] Selon le dossier, le procureur général du Canada a manifesté en temps opportun son opposition à la requête présentée par les appelants en vertu de l’article 317 des Règles. Dans une lettre datée du 4 décembre 2020, en réponse à la demande des appelants, le procureur général du Canada a déposé une description des documents à l’égard desquels était opposée la confidentialité des renseignements du Cabinet ainsi qu’une lettre d’un avocat du Bureau du Conseil privé. Il ressort du document que les observations du ministre à la gouverneure en conseil et le compte rendu de décision du Conseil privé relèvent nettement des alinéas 39(2)a), c), d) et f) de la Loi sur la preuve. La lettre explique également que la description des documents se substitue à un examen dans les formes par la greffière sous le régime de l’article 39 et fournit, au profit des avocats, la même description qui figurerait à l’annexe d’une attestation délivrée en vertu de cette disposition.
[41] Vu l’absence d’une preuve contraire, rien dans cette démarche n’est à mon avis répréhensible ni même hors de l’ordinaire. Certes, le procureur général du Canada pouvait invoquer la protection dont jouissent en common law les renseignements confidentiels du Cabinet avant d’opter pour la délivrance d’un certificat par la greffière sous le régime de l’article 39 de la Loi sur la preuve. Une fois que la juge chargée de la gestion de l’instance a ordonné la production des documents aux fins de consultation pour confirmer qu’ils étaient bel et bien soustraits à la communication, il était indubitablement loisible au procureur général du Canada de déposer le certificat, comme le conclut la Cour dans l’arrêt Tsleil-Waututh Nation, au paragraphe 141. Puisque les documents visés par le certificat en la possession de la gouverneure en conseil, à savoir les observations du ministre à la gouverneure en conseil et le compte rendu de délibérations et de décision, relèvent nettement des catégories énoncées au paragraphe 39(2), rien – à l’exception de conjectures – ne justifie la Cour de tirer une inférence défavorable de la délivrance du certificat visé à l’article 39. Tirer une inférence défavorable est un exercice périlleux, régi par de nombreuses règles de preuve, qu’il ne faut pas prendre à la légère (Pfizer Canada Inc. c. Teva Canada Limited, 2016 CAF 161, par. 168 à 170). En l’espèce, les appelants ne se sont pas acquittés de leur fardeau de démontrer pourquoi il y a lieu de tirer une inférence défavorable, tant s’en faut.
B. La Cour fédérale a-t-elle conclu à tort que le Règlement était conforme au C.cr.?
[42] Le groupe de la Coalition canadienne pour le droit aux armes à feu soutient, avec l’appui des autres appelants, que la Cour fédérale a conclu à mauvais droit que le Règlement découlait d’une interprétation raisonnable de l’article 117.15 C.cr. par la gouverneure en conseil. Selon le groupe de la Coalition, la gouverneure en conseil n’avait pas formé l’avis selon lequel les armes à feu nouvellement prohibées ne pouvaient « raisonnablement être utilisée[s] au Canada pour la chasse et le sport »
. Par conséquent, elle ne s’était pas conformée au libellé du paragraphe 117.15(2) C.cr.. Ils avancent qu’un tel avis serait déraisonnable en tout état de cause.
[43] Le groupe de la Coalition reconnaît que la sécurité publique constitue la principale raison justifiant la réglementation des armes à feu. Or, selon lui, si la gouverneure en conseil agissait sur ce seul fondement pour désigner des armes à feu comme armes à feu prohibées, son pouvoir discrétionnaire à cet égard ne serait guère limité, car toute arme à feu, entre de mauvaises mains, peut se révéler mortelle. Il affirme que le législateur, en adoptant le paragraphe 117.15(2) C.cr., a restreint le pouvoir délégué au gouverneur en conseil. Dans l’interprétation de cette disposition, la sécurité ne joue pas. Selon le groupe de la Coalition, le législateur entendait déléguer au gouverneur en conseil le pouvoir d’interdire seulement les armes à feu qui ne peuvent raisonnablement être utilisées pour la chasse ou le sport. Seul le législateur est habilité à interdire des armes à feu qui peuvent raisonnablement être utilisées pour la chasse ou le sport. Ce groupe soutient que la gouverneure en conseil, en prenant le Règlement, a outrepassé la limite qui circonscrivait son pouvoir discrétionnaire, car elle n’était pas d’avis – et ne pouvait raisonnablement être d’avis –, que les armes à feu prohibées par le Règlement ne pouvaient pas raisonnablement être utilisées au Canada pour la chasse ou le sport.
[44] Selon le groupe de la Coalition, rien ne démontre que la gouverneure en conseil a formé l’avis voulu quant à la possibilité raisonnable qu’une arme à feu soit utilisée pour la chasse ou le sport. Il invoque deux extraits du REIR indiquant le caractère mortel inhérent des armes à feu de style arme d’assaut et leur risque important pour la sécurité publique. Ce groupe affirme que le danger d’une arme à feu dans certaines circonstances n’a rien à voir avec le fait qu’elle puisse ou non être raisonnablement utilisée pour la chasse ou le sport. Il ajoute que ce motif ne suffit pas à démontrer que la gouverneure en conseil a formé son avis sur un fondement raisonné et affirme que la Cour fédérale n’a pas examiné le Règlement avec la rigueur qu’appelait le cadre étroit et précis de l’avis visé au paragraphe 117.15(2) C.cr..
[45] Le groupe de la Coalition dit avoir produit, contrairement à la gouverneure en conseil, des éléments de preuve sur la bonne méthode permettant de déterminer si une arme à feu peut raisonnablement être utilisée pour la chasse ou le sport et sur le caractère raisonnable des armes à feu visées par le Règlement. Selon lui, pour déterminer si une arme à feu peut raisonnablement être utilisée pour ces activités, il faut demander si elle a été conçue pour usage militaire ou spécialement pour la chasse ou le sport. Il invoque des éléments de preuve sur la conception et la fonction voulue des armes à feu prohibées, leur utilisation courante et historique et l’historique législatif à leur égard, c’est-à-dire si elles ont déjà constitué des armes à feu sans restriction. Il prétend que la Cour fédérale a eu tort de rejeter leur preuve d’expert parce qu’elle ne traitait pas des risques pour la sécurité publique et qu’il existait d’autres armes à feu sur le marché. Ces considérations sont étrangères à l’exercice qui consiste à déterminer si ces armes à feu peuvent raisonnablement être utilisées au Canada pour la chasse ou le sport.
[46] Enfin, le groupe de la Coalition affirme que l’existence du Décret fixant une période d’amnistie montre un manque de cohérence. Selon ce groupe, la simple existence d’une période d’amnistie pendant laquelle les armes à feu nouvellement prohibées peuvent être utilisées pour la chasse par une personne pour qu’elle subvienne à ses besoins ou à ceux de sa famille ou pour exercer les droits qui lui sont garantis par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 démontre que les armes à feu prohibées peuvent raisonnablement être utilisées pour la chasse ou le sport et, partant, que le Règlement vient démentir l’affirmation selon laquelle elles ne le sont pas. Il soutient également que le Règlement n’est pas le fruit d’une analyse rationnelle en ce sens que figurent dans le REIR des descripteurs vagues dénués de sens (p. ex. « de style arme d’assaut »
et « de style […] militaire »
) et des facteurs illogiques (comme l’existence d’un « chargeur de grande capacité »
ou « les plus répandues sur le marché canadien »)
qui sous-tendent l’avis exigé selon lequel les armes à feu visées ne peuvent raisonnablement être utilisées au Canada pour la chasse ou le sport.
[47] Les autres appelants ou bien souscrivent aux arguments avancés par le groupe de la Coalition ou bien reformulent ces arguments sans y apporter de changements substantiels. La Saskatchewan partage l’avis du groupe de la Coalition suivant lequel l’objet énoncé dans le REIR ne révèle aucune véritable analyse servant à déterminer si les armes à feu prohibées pouvaient raisonnablement être utilisées pour la chasse ou le sport. Au fond, selon la thèse avancée, la gouverneure en conseil a omis les mots « pour la chasse ou le sport »
qui figurent au paragraphe 117.15(2) C.cr. ou a substitué au mot « raisonnablement »
le mot « nécessairement »
.
[48] La thèse du procureur général de l’Alberta (Alberta) diffère de celle des appelants, mais mène au même résultat, c’est-à-dire que la Cour fédérale a conclu à mauvais droit que le Règlement était raisonnable ou conforme au C.cr.. Il invoque la définition du terme « arme à feu prohibée »
qui figure au paragraphe 84(1) C.cr. pour soutenir que la gouverneure en conseil a outrepassé les pouvoirs qui lui étaient délégués, car le législateur entendait seulement interdire les armes à feu assez petites pour être dissimulées, modifiées de sorte à en réduire la taille pour qu’elles puissent être dissimulées ou les armes à feu automatiques. Il soutient que la législation visant à interdire certaines armes à feu a pour objet de protéger le public des armes dangereuses conçues pour tuer ou mutiler, ce qui ne caractérise pas les armes à feu nouvellement prohibées.
[49] L’Alberta soutient également que la gouverneure en conseil n’a pas appliqué la règle ejusdem generis et a fondé son action sur des facteurs non pertinents. À la lumière du REIR, les armes à feu nouvellement prohibées sont caractérisées par le fait qu’il s’agit d’armes à action semi-automatique, leur conception moderne et le fait qu’elles sont répandues sur le marché canadien. Comme ces caractéristiques ne sont pas énumérées dans C.cr., qui mentionne des armes à feu dissimulées ou automatiques, la gouverneure en conseil s’est ainsi permis d’élargir la catégorie des armes à feu prohibées, de manière illogique et déraisonnable. Par conséquent, la gouverneure en conseil a outrepassé ses pouvoirs et a fondé son action sur des facteurs non pertinents; partant, l’avis exigé au paragraphe 117.15(2) C.cr. est déraisonnable.
[50] Si la législation subordonnée « doit être conforme à la fois aux dispositions pertinentes de la loi habilitante et à l’objet dominant de celle-ci »
(Katz, par. 24; Renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact, 2023 CSC 23, par. 283; Auer, par. 33), les appelants ont raison d’affirmer que le Règlement, pour être jugé raisonnable, doit être conforme à l’objet dominant qui concerne la sécurité publique ainsi qu’à la disposition habilitante donnée, qui figure à l’article 117.15 C.cr..
[51] Dans l’analyse permettant de décider si le Règlement est valide, la Cour doit également être guidée par le principe suivant lequel la législation subordonnée est présumée valide (Katz, par. 25; Auer, par. 33 et 36 à 40). Cette présomption ne fait pas obstacle à la nécessité pour la Cour de contrôler la législation subordonnée selon la norme de la décision raisonnable. Or, cette présomption signifie que, « dans la mesure du possible, le texte législatif subordonné doit être interprété d’une manière qui le rend intra vires »
(Auer, par. 39). Il est également d’une importance cruciale que la Cour, en procédant au contrôle judiciaire, garde à l’esprit qu’une interprétation judicieuse appelle une évaluation de la légalité du texte législatif subordonné, et non du bien-fondé des considérations d’intérêt général le sous-tendant (Auer, par. 33; Katz, par. 27 et 28).
[52] Sans m’écarter de ces principes, j’examine ci-après les arguments avancés par les appelants et les intervenants et j’examine le Règlement pour décider s’il est raisonnable.
[53] Le premier aspect – et le plus pertinent – du contexte juridique qui joue dans l’analyse du caractère raisonnable d’un texte législatif subordonné est le régime légal dans lequel il s’inscrit. Il ressort d’un examen des dispositions en cause du C.cr. que leur libellé est large et général. Tout d’abord, le paragraphe 84(1) énonce une définition très large de ce qui constitue une « arme à feu à autorisation restreinte »
pour l’application de la partie III du C.cr., qui concerne les armes à feu et autres armes. La définition énumère d’abord trois catégories précises d’armes à feu, puis se termine par une catégorie générique : « toute arme à feu désignée comme telle par règlement »
. On peut difficilement imaginer une définition plus générale.
[54] De même, le paragraphe 117.15(1) C.cr. dispose que le gouverneur en conseil peut « par règlement, prendre toute mesure d’ordre réglementaire prévue ou pouvant être prévue par la présente partie »
. Il s’agit dans ce cas aussi d’une disposition habilitante libellée en termes aussi larges que possible. Par conséquent, la seule restriction qui circonscrit le pouvoir général délégué au gouverneur en conseil est celle qui figure au paragraphe 117.15(2) C.cr..
[55] Comme il est indiqué plus haut, les appelants affirment que la sécurité publique ne joue qu’au premier volet de l’analyse, lorsqu’il s’agit de décider si le Règlement est autorisé par le paragraphe 117.15(1) C.cr.. Soit, il est possible d’avancer une telle interprétation du régime légal ayant pour objet d’encadrer la possession et l’utilisation des armes à feu au Canada. Toutefois, l’interprétation avancée par le procureur général du Canada n’est pas moins convaincante, et non seulement elle concorde avec la restriction discrétionnaire et subjective qui est prévue au paragraphe 117.15(2) C.cr., mais elle cadre également avec le contexte ayant présidé à l’adoption de cette disposition, avec le rôle politique et l’intérêt public général que le gouverneur en conseil doit prendre en compte, ainsi qu’avec la justification énoncée dans le REIR. Au bout du compte, ce qui importe et ce qu’il faut évaluer, c’est l’interprétation de la disposition habilitante avancée, non pas par les appelants, mais par la gouverneure en conseil pour déterminer si elle est raisonnable.
[56] Je ne suis pas convaincu que la gouverneure en conseil a tenu compte à mauvais droit de la sécurité publique dans l’analyse permettant de déterminer si les armes à feu prohibées peuvent raisonnablement être utilisées au Canada pour la chasse et le sport. Il se peut très bien que, du point de vue d’un chasseur ou d’un tireur sensé, l’interdiction d’armes à feu qui conviennent bien pour la chasse ou le sport, voire sont conçues spécialement pour ces activités, ne semble pas logique. Or, le gouverneur en conseil, vu son rôle en matière de politiques publiques, doit également prendre en compte d’autres facteurs, comme la sécurité publique. Comme la Cour le rappelle à plus d’une reprise, le Cabinet constitue l’échelon le plus élevé chargé de l’élaboration de politiques au sein du gouvernement et, en raison de sa place au sommet du pouvoir exécutif, il est le mieux placé pour adopter une politique administrative et déterminer en quoi consiste l’intérêt public : voir, p. ex. Ligue des droits de la personne de B’nai Brith Canada c. Canada, 2010 CAF 307, par. 77 et 78; Première Nation de Roseau River c. Canada (Procureur général), 2023 CAF 163, par. 13; Portnov, par. 44. Pour ces motifs, les décisions éminemment factuelles du Cabinet –vu les vastes considérations d’orientation publique qui les étayent –, ne sont guère assujetties à des restrictions, et, en règle générale, les tribunaux hésitent à les infirmer.
[57] Comme le signale la Cour fédérale, la législation sur les armes à feu a toujours été axée sur la sécurité publique : voir la décision, par. 331, invoquant le Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31, au par. 22. En effet, la sécurité publique préoccupait tout particulièrement le ministre de la Justice et le législateur à l’époque de l’adoption de la version actuelle du paragraphe 117.15(2) C.cr., comme il ressort des débats parlementaires : voir Procès-verbal et Témoignages, Comité permanent de la justice et des questions juridiques, projet de loi C68, séance no 147 (19 mai 1995), trente-cinquième législature, première session, 9 h 55, en ligne : https://www.ourcommons.ca/Content/Archives/Committee/351/jula/evidence/147_95-05-19/jula147_blk-f.html#0.1.JULA147.000001.AA0955.A. Voir également : affidavit Brown, par. 104 à 107 (dossier d’appel, vol. 5, AB7024-7025). Comme la cour de première instance le signale aussi, cette préoccupation à l’égard de la sécurité publique sous-tend la décision d’opter pour une démarche réglementaire, plutôt que législative, pour l’interdiction des armes à feu en raison de la souplesse et de la clarté qu’assure ce procédé (décision, par. 39 et 44, renvoyant à l’affidavit Brown, par. 90 et 91 (dossier d’appel, vol. 5, p. 7019)).
[58] Vu ce qui précède et le libellé générique et subjectif du paragraphe 117.15(2) C.cr., il n’est pas déraisonnable, selon moi, que l’on tienne compte du préjudice grave que peuvent causer les armes à feu prohibées et de la possibilité de se procurer des armes à feu moins dangereuses dans l’analyse permettant d’arriver à l’avis requis par cette disposition. Assurément, le danger inhérent que présentent certaines armes à feu pour la sécurité publique – en raison de leur pouvoir meurtrier et de leur capacité de blesser ou de tuer un grand nombre de personnes en un court laps de temps –, le fait qu’elles ont servi à des fusillades au Canada et ailleurs, leur puissance disproportionnée pour un usage civil et les attentes accrues relativement à l’adoption de mesures pour contrer la violence armée constituent des considérations valides dans l’analyse permettant de déterminer si les armes à feu données peuvent raisonnablement être utilisées pour la chasse ou le sport. Tirer une conclusion différente démentirait le texte, le contexte et l’objet de l’article 117.15 C.cr. et reviendrait à faire fi des considérations d’orientation générale auxquelles le gouverneur en conseil, en raison de son rôle au sommet du pouvoir exécutif, doit être sensible lorsqu’il s’agit d’exercer le pouvoir qui lui est délégué.
[59] C’est pourquoi je conclus que la gouverneure en conseil a formé l’avis requis, comme il ressort du décret, libellé en ces termes : « Attendu que la gouverneure en conseil n’est pas d’avis que toute chose désignée comme arme à feu prohibée ou dispositif prohibé dans le règlement ci-après peut raisonnablement être utilisée au Canada pour la chasse ou le sport »
. J’estime également que les motifs sous-tendant la conclusion, énoncés dans le REIR, sont raisonnables et étayés par le dossier dont disposait la Cour fédérale.
[60] Contrairement à ce que le groupe de la Coalition prétend, l’avis de la gouverneure en conseil n’est pas fondé uniquement sur le pouvoir meurtrier inhérent à toutes les armes à feu. Comme la cour de première instance le fait remarquer, le REIR mentionne des caractéristiques propres aux armes à feu prohibées, comme (a) une conception tactique ou militaire, (b) la capacité de recharge rapide (c) un chargeur grande capacité (d) une action semi-automatique et (e) leur grand nombre sur le marché. Le REIR mentionne également des fusillades récentes, au Canada et ailleurs, et précise que les incidents les plus meurtriers sont généralement perpétrés au moyen d’armes à feu de style arme d’assaut.
[61] De même, la possibilité de se procurer des armes à feu moins dangereuses pouvait certainement jouer dans l’analyse permettant à la gouverneure en conseil de décider si les armes à feu visées pouvaient raisonnablement être utilisées pour la chasse ou le sport. Il ressort du dossier qu’il y a effectivement sur le marché de nombreuses autres armes à feu qui conviendraient pour ces activités (voir l’affidavit Baldwin, par. 12 et 43, affidavit Smith, par. 101 et 102 et affidavit Brown, par. 147 et 148; dossier d’appel, vol. 5, p. 8007 et 8014, 6649 et 7043 à 7045).
[62] Enfin, le Décret fixant une période d’amnistie ne permet pas d’affirmer que l’avis de la gouverneure en conseil n’est pas raisonnable. Ce texte à durée temporaire a pour objet de protéger les propriétaires d’armes à feu en règle qui avaient agi de bonne foi à l’achat initial des armes nouvellement prohibées. Il ne fait que permettre à ces propriétaires d’utiliser leurs armes à feu nouvellement prohibées pour la chasse de subsistance ou pour exercer un droit garanti et confirmé par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 jusqu’à ce qu’ils les remplacent.
[63] Quant aux arguments présentés par l’Alberta, il est possible d’en disposer brièvement. Tout d’abord, il ressort d’un examen exhaustif de la définition du terme « arme à feu prohibée »
prévue au paragraphe 84(1) C.cr. que le législateur entendait interdire non pas seulement les armes à feu automatiques de taille réduite qui sont énumérées aux alinéas 84(1)a) à c) C.cr., mais également toute arme à feu qui est désignée comme telle par règlement (al. 84(1)d) C.cr.). L’interprétation restrictive de cet alinéa, libellé en termes génériques, que préconise l’Alberta minerait gravement la faculté du gouverneur en conseil de désigner par règlement des armes à feu prohibées et irait manifestement à l’encontre de l’intention du législateur.
[64] Le deuxième argument de l’Alberta, fondé sur le principe d’interprétation ejusdem generis, est également lacunaire. Tout d’abord, un principe d’interprétation peut s’appliquer ou non, selon le contexte; il ne permet pas de dégager l’intention du législateur (Ruth Sullivan, The Construction of Statutes, 7e éd. (Toronto : Lexis Nexis, 2022), §8.07(9)). En outre, la liste des armes à feu prohibées que présente l’Alberta figure au paragraphe 84(1) C.cr., et non à l’article 117.15, et partant, ne joue pas dans l’interprétation du pouvoir que cette dernière disposition confère. Rien ne permet d’affirmer que le pouvoir prévu au paragraphe 117.15(2) C.cr., libellé en termes génériques, ne peut être exercé qu’à l’égard de la liste préétablie qui figure dans la définition du terme « arme à feu prohibée »
prévue au paragraphe 84(1) C.cr.. Par conséquent, le principe ejusdem generis susceptible de découler du paragraphe 84(1) n’est pas applicable à l’interprétation de l’article 117.15 C.cr., tout particulièrement parce que l’Alberta n’a pas recensé l’élément commun qui en permettrait l’application. Quoi qu’il en soit, l’interprétation préconisée par l’Alberta est démentie par le libellé de l’alinéa 84(1)d) et du paragraphe 117.15(2) C.cr., qui traduisent de la part du législateur l’intention de créer un pouvoir discrétionnaire.
[65] Par conséquent, pour les motifs qui précèdent, j’estime que les appelants n’ont pas réfuté la présomption de validité du Règlement. Il ressort d’une interprétation téléologique du paragraphe 117.15(2) C.cr. que cette disposition habilite le gouverneur en conseil à adopter le Règlement. Non seulement la loi habilitante confère au gouverneur en conseil le pouvoir de tenir compte de la sécurité publique dans l’analyse préalable à l’avis selon lequel les armes à feu prohibées ne peuvent raisonnablement être utilisées au Canada pour la chasse ou le sport, mais la justification énoncée dans le REIR, qui sous-tend l’avis, est étayée par le dossier.
C. La gouverneure en conseil a-t-elle subdélégué illégalement à la GRC le pouvoir qui l’habilite à désigner une arme à feu comme arme à feu prohibée?
[66] Comme devant la Cour fédérale, le groupe Eichenberg affirme que la gouverneure en conseil a subdélégué illégalement son pouvoir de légiférer en matière criminelle à la GRC. Au soutien de cette prétention, il invoque des affirmations que la Cour fédérale a rejetées. Tout d’abord, il soutient que l’article 117.15 C.cr. dispose que seul le gouverneur en conseil peut, par règlement, désigner une arme à feu comme arme à feu prohibée. Pourtant, la gouverneure en conseil, en incluant dans le Règlement l’expression « qui comportent des variantes ou qui ont subi des modifications »
, a subdélégué à mauvais droit son pouvoir de désignation à la GRC, qui (par le truchement des SSSMA) énumère les armes à feu prohibées comportant des variantes dans le TRAF. Non seulement le C.cr. ne permet pas de désigner des variantes non expressément visées par le Règlement comme armes à feu prohibées, mais un tel pouvoir, s’il pouvait être inféré, devrait être exercé par le gouverneur en conseil, et ne saurait être subdélégué à la GRC.
[67] La Cour fédérale a rejeté cet argument, à bon droit à mon avis. Aux termes du paragraphe 117.15(1) C.cr., le gouverneur en conseil est habilité à « prendre toute mesure d’ordre réglementaire prévue ou pouvant être prévue par la présente partie »
. Cette disposition permet au gouverneur en conseil, dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, de désigner des « armes à feu des modèles communément appelés [désignation de la famille] »
, ainsi que les armes à feu des mêmes modèles qui comportent des variantes ou qui ont subi des modifications (expressément visées ou non). Un libellé semblable figure dans les règlements antérieurs (voir, p. ex., le Décret sur les armes à autorisation restreinte, DORS/92-467, art. 3, et le Décret sur les armes prohibées (no 13), DORS/94-741, art. 2), et il ne fait aucun doute que le pouvoir permettant d’interdire des armes à feu comportant des variantes (expressément visées ou non) tire son origine du Règlement. Manifestement, la présente instance ne porte pas sur l’exercice du pouvoir de déterminer les armes à feu à prohiber par une personne à qui ce pouvoir n’a pas été conféré.
[68] La décision de notre Cour dans l’arrêt Actton Transport Ltd. c. Steeves, 2004 CAF 182 [Actton], présente une analogie utile. Dans cette affaire, Actton, l’appelante, demandait le contrôle judiciaire d’une décision d’une fonctionnaire du ministère du Travail qui l’avait enjointe de payer des heures supplémentaires à un employé qui les réclamait. Comme Actton était un employeur régi par les lois fédérales, le droit de l’employé aux heures supplémentaires dépendait du Règlement sur la durée du travail des conducteurs de véhicules automobiles, C.R.C. 1978, ch. 990, qui établit une distinction entre les conducteurs urbains et les conducteurs routiers de véhicule automobile, pour les dispositions régissant les heures supplémentaires. Aux termes de ce texte réglementaire, la pratique courante de l’industrie dans le secteur géographique où le conducteur est employé permet notamment de déterminer à quelle catégorie un conducteur appartient. Actton a été déboutée. Elle soutenait que le paiement auquel elle était condamnée devait être annulé au motif que le gouverneur en conseil, en laissant le soin à un fonctionnaire de déterminer la « pratique courante de l’industrie »
, avait transformé un pouvoir législatif en un pouvoir administratif et avait ainsi subdélégué son pouvoir. Selon notre Cour, il ne s’agissait pas d’une délégation de pouvoir législatif à un décideur administratif, et encore moins de délégation à mauvais droit. Le Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2 (le Code du travail) autorise le gouverneur en conseil à définir la durée normale du travail des employés qui travaillent dans des secteurs où l’application des règles générales en la matière définies au Code du travail nuirait aux intérêts des employés ou des employeurs. C’est précisément l’effet du texte réglementaire en question, qui soustrait au régime général l’emploi des conducteurs de véhicules à moteur et prévoit à leur égard des règles qui diffèrent selon qu’il s’agit de conducteurs urbains ou de conducteurs routiers sur le fondement d’un critère objectif (dans un rayon de dix milles de son terminus d’attache) ou de la pratique courante de l’industrie. Le fonctionnaire qui détermine la pratique courante de l’industrie dans une affaire donnée ne légifère pas; il établit un fait et applique les dispositions réglementaires. Comme l’affirme notre Cour :
22. Le principe établi dans ces précédents est que, lorsqu’un décideur est par délégation autorisé à décider certaines questions par règlement, le règlement qu’il prend dans l’exercice de son pouvoir doit effectivement décider les questions. Le règlement ne peut simplement conférer au décideur le pouvoir de décider administrativement ce que la loi l’oblige à décider par règlement. […]
23. Ici, l’obligation pour le gouverneur en conseil de procéder par règlement a été accomplie lorsque le gouverneur en conseil a précisé dans un règlement que la distinction entre un conducteur urbain et un conducteur routier de véhicule automobile devait se faire selon la pratique courante de l’industrie. Contrairement à l’arrêt Brant Dairy Co., précité, un tel règlement ne confère pas à l’administration le droit illimité de décider quelles catégories d’employés seront soustraites aux articles 169 et 171 du Code. Les catégories soustraites sont précisées dans le Règlement. Le Règlement ne permet pas non plus aux fonctionnaires de décider du fondement sur lequel les conducteurs urbains de véhicule automobile seront distingués des conducteurs routiers. La base de la distinction est précisée dans le Règlement. Le rôle du fonctionnaire est de constater l’existence d’une pratique courante telle qu’elle existe dans le secteur géographique, puis d’appliquer la pratique en question.
[69] Il en va de même en l’espèce. Le Règlement désigne neuf familles d’armes à feu en les énumérant par marque et modèle ainsi que deux autres sur le fondement de deux caractéristiques. Il interdit également les armes à feu des mêmes modèles comportant des variantes ou ayant subi des modifications. À l’instar de l’affaire Actton, le pouvoir décisionnel de prohiber des armes à feu, ainsi que des modèles comportant des variantes ou ayant subi des modifications, incombe au gouverneur en conseil. Le fait que le libellé nécessite une interprétation par des agents d’application de la loi ou des fonctionnaires n’enlève rien au fait que la gouverneure en conseil a exercé le pouvoir qui lui avait été délégué en désignant des armes à feu comme étant prohibées. Déterminer si une arme à feu donnée est un modèle non expressément visé qui comporte des variantes ou a subi des modifications et appartient à l’une des familles prévues au Règlement donne lieu à une décision administrative de nature factuelle.
[70] Le groupe Eichenberg soutient également que le TRAF est plus qu’un outil administratif non exécutoire et que la Cour fédérale l’a qualifié à tort d’outil d’interprétation pour l’application du Règlement. Au contraire, les forces de l’ordre s’en servent pour déterminer si un propriétaire d’arme à feu a enfreint les dispositions du C.cr. relatives aux armes à feu à autorisation restreinte ou aux armes à feu prohibées. Si le TRAF n’existait pas, il n’y aurait pas d’uniformité dans l’interprétation de ce qui constitue une variante non expressément visée entre les fabricants, le secteur, les propriétaires et les forces de l’ordre. Loin de constituer un outil non exécutoire préparé pour usage interne, le TRAF énonce des lignes directrices contraignantes, vu son libellé rédigé en termes impératifs, les détails qu’il présente, sa précision et son effet attendu sur des tiers. Pour citer leur prétention, le TRAF constitue [traduction] « une norme d’application générale dont se servent les forces de l’ordre et qui touche les droits et obligations juridiques de personnes »
.
[71] La Cour fédérale a également rejeté de telles prétentions, et ce de manière convaincante. Sa conclusion, suivant laquelle le TRAF n’est pas représentatif de la classification légale d’une arme à feu à titre d’arme à feu à autorisation restreinte ou d’arme à feu prohibée, permet de trancher l’argument des appelants. Il s’agit simplement d’un guide de mise en œuvre et d’application du Règlement; il n’est pas censé établir les droits et les obligations d’une personne (ce qu’il ne fait pas). Il ne contraint ni les juges, ni les forces de l’ordre, ni les décideurs administratifs chargés de l’interprétation de la Loi sur les armes à feu et ne détermine pas le classement d’une arme à feu donnée. Au bout du compte, le fardeau incombe toujours à la Couronne de prouver chaque élément d’une infraction criminelle, dont le fait qu’une arme à feu donnée est prohibée.
[72] Il était loisible à la Cour fédérale d’accepter le témoignage de M. Murray Smith, un expert médico-légal, gestionnaire des SSSMA, qui, à ce titre, était chargé de la maintenance du TRAF. M. Smith a expliqué que le TRAF est une base de données visant à aider les agents d’exécution de la loi et autres fonctionnaires à reconnaître et à classer les armes à feu. Pour le citer, [traduction] « [i]l s’agit d’un outil administratif non contraignant »
(décision, au par. 423). Une telle interprétation cadre avec l’avis juridique suivant qui figure dans le TRAF :
Le présent document n’est pas un instrument juridique. Le Tableau de référence des armes à feu (TRAF) est un document administratif créé par les experts en armes à feu de la GRC qui, en se fondant sur les définitions énoncées dans le [C.cr.] ainsi que sur les types d’armes à feu désignées dans le [Règlement] et dans la [Loi sur les armes à feu], ont effectué des évaluations techniques des armes à feu pour aider les agents d’exécution de la loi, les agents des douanes et les fonctionnaires chargés de la réglementation des armes à feu à reconnaître et à classer les armes à feu. La loi et le règlement susmentionnés ont préséance comme fondements juridiques pour la classification des armes à feu.
(Dossier d’appel, vol. 5, affidavit Hipwell, pièce E, p. 1268)
[73] La Cour fédérale pouvait donc en conclure que le TRAF n’est pas déterminant dans la classification d’une arme à feu et que c’est le Règlement, et non le TRAF, qui interdit les modèles comportant des variantes. Il serait possible de juger qu’une variante non expressément visée d’une arme à feu prohibée est prohibée même si le TRAF n’existait pas. La seule différence, c’est que l’application du Règlement serait plus compliquée et moins prévisible sans le TRAF. Comme l’a souligné la Cour à l’audience, sans le TRAF, il faudrait modifier le Règlement de temps en temps pour qu’il désigne de nouvelles variantes non expressément visées à leur entrée dans le marché. Une telle démarche ne serait guère pratique et risque d’emporter un vide juridique temporaire préjudiciable avant la modification du Règlement.
[74] Le groupe Eichenberg soutient également que la Cour fédérale s’est appuyée à tort sur une décision de la Cour de justice de l’Ontario (R. v. Henderson, 2009 ONCJ 363) pour conclure que le TRAF n’est qu’un outil administratif. Il s’agissait d’un renvoi (soumis en vertu du paragraphe 74(1) de la Loi sur les armes à feu) de la décision du directeur qui avait refusé à M. Henderson la demande d’enregistrement d’un Armi Jager AP80 au motif qu’il s’agissait d’une variante non expressément visée d’une arme à feu prohibée, soit un AK-47. Dans cette affaire, la Cour de justice de l’Ontario conclut que la décision du directeur n’est pas raisonnable et enjoint à ce dernier de délivrer un certificat d’enregistrement à l’égard de l’arme à feu de M. Henderson. Il ressort de ses motifs qu’elle ne s’estime pas liée par l’énumération des armes à feu prévue dans le TRAF :
[traduction]
[…] il n’y a eu aucune délégation du législateur au [CFC], qui gère le TRAF, habilitant cette entité à déterminer les armes à feu qui constituent des modèles comportant des variantes de l’AK-47. L’ajout, peut-être très récent, des données sur le Armi Jager AP80 au TRAF n’emporte aucun effet juridique. Les tribunaux sont chargés de décider, comme dans l’instance intentée par M. Henderson, ce qui constitue un modèle comportant une variante.
[75] Certes, la Cour supérieure de justice de l’Ontario, puis la Cour d’appel de l’Ontario ont rétabli la décision du directeur, mais, comme le souligne la Cour fédérale, la conclusion de la cour de première instance – suivant laquelle il n’y a pas eu de délégation de pouvoir en faveur de la GRC et qu’il incombe aux tribunaux de déterminer en fin de compte les armes à feu qui sont des modèles comportant des variantes – n’a pas été infirmée. Soit, la Cour d’appel a confirmé la décision de la Cour supérieure de justice, qui avait accueilli l’appel, au motif que la cour provinciale avait commis une erreur de droit dans son interprétation du décret. Autrement dit, la Cour d’appel a rétabli la décision du directeur, non pas sur le fondement du TRAF, mais suivant sa propre interprétation du Règlement alors en vigueur, comme il ressort de l’avant-dernier paragraphe de ses motifs :
[traduction]
46. Le décret [DORS/98-462] désigne dans l’annexe des armes à feu comme armes à feu prohibées pour l’application du Code criminel. L’article 64 de l’annexe désigne l’arme à feu AK-47 et « l’arme à feu du même modèle qui comporte des variantes ou qui a subi des modifications », y compris Mitchell AK‑22. Autrement dit, selon le gouverneur en conseil, AK-22 est un modèle d’AK-47 qui comporte des variantes. Si le législateur entendait classer AK-22 comme un modèle d’AK-47 comportant des variantes, comme il ressort du texte, il en va de même d’une arme qui est assimilée à AK-22, à savoir AP‑80. L’interprétation correcte du décret est celle voulant que AP80 soit un modèle d’AK-47 comportant des variantes. En arrivant à la conclusion contraire, la cour provinciale a commis une erreur de droit.
[76] Enfin, il n’est pas exact d’affirmer, à l’instar du groupe Eichenberg, que la classification d’une arme à feu dans le TRAF à titre de modèle d’une arme à feu prohibée comportant une variante n’est pas susceptible de contrôle à moins que son propriétaire ne soit accusé d’une infraction criminelle. Comme la Cour fédérale le signale (par. 449), la preuve veut que les SSSMA réexaminent sur demande le classement attribué à une arme à feu dans le TRAF, si la demande est justifiée et étayée de documents. En effet, des entrées au TRAF ont été reclassées par suite de demandes présentées par des particuliers ou les forces de l’ordre. Fait plus important, toute décision contraignant un particulier, qu’elle soit fondée sur le TRAF ou non, est susceptible de contrôle judiciaire. Par exemple, toute lettre de révocation adressée par le directeur à un propriétaire d’une variante non expressément visée est susceptible de contrôle judiciaire, et la décision du directeur est assujettie à la norme de la décision raisonnable.
[77] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis que la conclusion de la Cour fédérale – suivant laquelle il n’y a pas de subdélégation à mauvais droit à la GRC découlant des termes « modèles qui comportent des variantes ou qui ont subi des modifications »
– doit être confirmée. Il en va de même des conclusions de la Cour fédérale à propos des éléments de preuve sur la nature et l’utilité du TRAF. Il s’agit respectivement d’une question mixte de fait et de droit et d’une question de droit pur, assujetties à la norme de l’erreur manifeste et déterminante. Les appelants n’ont pas démontré l’existence d’une telle erreur.
D. La Cour fédérale a-t-elle conclu à tort à l’absence d’infraction aux articles 7, 8 et 15 de la Charte?
[78] Le groupe de la Coalition, le groupe Doherty et Mme Generoux conviennent avec la Cour fédérale que le droit des propriétaires d’armes à feu à la liberté joue dès lors qu’ils enfreignent le Règlement, car ils risquent d’être accusés de possession d’une arme à feu prohibée. Or, ils affirment que la Cour fédérale a conclu à tort que le Règlement ne contrevenait pas à l’article 7 de la Charte, car il est conforme aux principes de justice fondamentale. Comme devant la cour de première instance, ils soutiennent que l’interdiction des « modèles qui comportent des variantes ou qui ont subi des modifications »
des neuf familles d’armes à feu désignées par la marque et le modèle est imprécise, arbitraire ou de portée excessive et, partant, inconstitutionnelle et n’est pas justifiée au regard de l’article premier de la Charte. De leur avis, le Règlement doit recevoir une interprétation plus stricte qui exclut de son champ d’application les variantes non expressément visées.
[79] Les appelants reprennent l’argument selon lequel, à défaut d’une définition convenue du terme « modèles qui comportent des variantes »
, le Règlement accorde à la GRC un pouvoir discrétionnaire excessif et ne fournit pas de préavis raisonnable aux personnes touchées par la législation. Au soutien de cet argument, ils soulèvent leur preuve par affidavit, les auteurs desquels affirment que nombre d’armes à feu désignées par la GRC comme modèles d’armes à feu prohibées comportant des variantes ne sauraient être décrites en ces termes, selon une norme intelligible. Sur ce fondement, ils soutiennent que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que le terme « modèles qui comportent des variantes »
fournit une norme intelligible, sans jamais énoncer cette norme. Les appelants affirment également que l’intimé veut gagner sur les deux tableaux. Il prétend d’une part que le Règlement n’est pas imprécis, car le TRAF en guide l’application, tout en affirmant d’autre part que le TRAF n’est pas contraignant et se limite à un outil d’interprétation. Pour le groupe de la Coalition, le fait même qu’un outil soit nécessaire démontre l’imprécision du terme « modèles qui comportent des variantes »
. Qui plus est, à leur avis, l’expression « y compris »
qui précède la liste des modèles qui comportent des variantes fait ressortir davantage l’imprécision. Ils font valoir également que le Règlement a une portée excessive et un effet disproportionné en raison du grand nombre d’armes à feu interdites d’un seul coup.
[80] Enfin, le groupe de la Coalition soutient que le caractère arbitraire du Règlement ressort du Décret fixant une période d’amnistie en ce sens que ce dernier permet l’usage continu, pour la chasse de subsistance et pour l’exercice des droits ancestraux ou issus de traités protégés par l’article 35, des armes et de leurs variantes non expressément visées qui sont par ailleurs prohibées parce qu’ils ne peuvent raisonnablement être utilisés pour la chasse ou le sport.
[81] La plupart de ces arguments ont été présentés à la Cour fédérale, qui les a rejetés à bon droit, à mon avis.
[82] Nul ne conteste le critère qui permet de déterminer s’il y a imprécision. La Cour fédérale résume correctement l’état du droit et renvoie aux arrêts de principes : R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, 1992 CanLII 72; Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4; R. c. Levkovic, 2013 CSC 25 [Levkovic]. Bref, un texte de loi est jugé inacceptablement imprécis s’il manque de précision au point de ne pas pouvoir servir de guide aux débats judiciaires. Si la certitude n’est pas exigée, le texte doit néanmoins être intelligible et circonscrire suffisamment le comportement interdit, ou « sphère de risque »
, au bénéfice des personnes qui y sont visées. Comme l’affirme la Cour suprême, en droit criminel, « la disposition contestée doit prévenir raisonnablement les citoyens des conséquences de leur conduite et limiter le pouvoir discrétionnaire de ceux qui sont chargés de son application »
(Levkovic, par. 10). Il va sans dire qu’un tribunal ne saurait conclure à la légère qu’un texte de loi enfreint les principes de justice fondamentale pour cause d’imprécision. Le critère à cet égard est relativement élevé (Winko c. Colombie-Britannique (Forensic Psychiatric Institute), [1999] 2 R.C.S. 625, 1999 CanLII 694 [Winko], par. 68), et le tribunal arrive à une telle conclusion seulement après une interprétation exhaustive. Autrement dit, le tribunal évalue les éléments essentiels de l’article 7 de la Charte à la lumière du texte, du contexte et de l’objet de la disposition contestée, des interprétations antérieures, de son objet, de sa nature et des dispositions connexes. C’est exactement la démarche que la Cour fédérale consigne aux paragraphes 524 à 590 de ses motifs.
[83] La Cour fédérale signale d’abord que l’imprécision reprochée ne touche pas les variantes expressément visées, qui représentent la grande majorité des modèles appartenant aux neuf familles d’armes à feu prohibées. Quant aux variantes non expressément visées, la Cour reconnaît que le terme « modèles qui comportent des variantes »
demeure controversé, mais pas au point où il serait impossible de savoir si une arme à feu est une variante ou de trouver l’information à cette fin. À cet égard, la Cour fédérale préfère à l’avis des auteurs d’affidavits présentés par les appelants – selon qui ce terme n’est pas compris assez généralement pour délimiter une sphère de risque – la preuve de M. Smith, selon qui la grande majorité des modèles comportant des variantes sont connues et commercialisés à ce titre par les fabricants; ce terme est bien compris dans le secteur des armes à feu et dans la documentation sur les armes à feu; et le libellé du Règlement même, ainsi que le grand nombre d’armes à feu désignées comme des modèles comportant des variantes appartenant aux neuf familles, oriente l’interprétation de ce qui constitue une variante non expressément visée.
[84] Il était certainement loisible à la Cour fédérale de préférer la preuve de M. Smith à celle des experts des appelants. Contrairement aux prétentions du groupe Doherty, la Cour fédérale a bel et bien tenu compte de la preuve de ses experts et expliqué pourquoi elle estime que celle de M. Smith est plus digne de foi et convaincante. Selon sa conclusion, les auteurs d’affidavits présentés par les appelants avaient des intérêts personnels ou économiques dans l’issue du contrôle judiciaire, tandis que M. Smith ne faisait preuve d’aucune partialité et n’avait aucun intérêt particulier. La conclusion du tribunal sur le poids à accorder à la preuve d’expert portant sur une pure question de fait susceptible d’être isolée de l’analyse constitutionnelle emporte une grande déférence. Les appelants n’ont pas démontré l’existence d’une erreur manifeste et déterminante qui justifierait la modification de cette conclusion.
[85] Qui plus est, les propriétaires d’armes à feu qui ont des doutes sur la conformité de leur arme à feu disposent de diverses ressources, dont le TRAF (en ligne), le centre d’appels du PCAF ainsi que le vendeur et le fabricant de l’arme à feu. Bien qu’aucune de ces ressources ne fournisse une réponse définitive, elles permettent assurément de réduire la sphère d’incertitude et d’éclairer le débat judiciaire. Comme le fait remarquer la Cour fédérale, la solution de rechange (une définition légale et une énumération de tous les modèles comportant des variantes prohibés) ne serait pas pratique et emporterait une situation où le Règlement devrait être continuellement mis à jour.
[86] Quant à l’expression « y compris »
dans le membre de phrase « qui comportent des variantes ou qui ont subi des modifications, y compris […] »
, je vois mal comment elle est censée créer une définition d’une imprécision inacceptable. Au contraire, le choix de cette expression cadre tout à fait avec le concept de modèles comportant des variantes. Comme la Cour fédérale le fait remarquer, son emploi traduit le caractère non exhaustif de la liste : voir, p. ex. R. c. McColman, 2023 CSC 8, par. 38; Canada (Procureur général) c. Igloo Vikski Inc., 2016 CSC 38, par. 50; United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c. Calgary (Ville), 2004 CSC 19, par. 14. S’il fallait, comme le prétend le groupe de la Coalition, interpréter l’expression « y compris »
si strictement qu’elle limite la prohibition aux variantes expressément visées par le Règlement, on viderait ce concept de tout sens. Plus important encore, une telle interprétation ne cadre pas avec la crainte du gouverneur en conseil que les fabricants parviennent à éluder les objectifs de sécurité publique qui sous-tendent l’interdiction des armes à feu désignées en retouchant simplement des modèles existants d’armes à feu (décision, par. 405, 418, 452 et 552). Ce libellé existe depuis 1992, et ce n’est pas un hasard.
[87] En effet, la Cour suprême a souvent reconnu la nécessité d’une certaine souplesse dans la rédaction législative, tout particulièrement si elle encadre un régime réglementaire complexe où la technologie évolue rapidement ou s’il faut répondre à des circonstances changeantes. Par exemple, dans l’arrêt Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031, 1995 CanLII 112, elle arrive à la conclusion que la définition du terme « contaminant »
selon laquelle il s’agit de toute substance susceptible de dégrader la qualité de l’environnement naturel « relativement à tout usage qui peut en être fait »
n’était pas imprécise au point d’être inconstitutionnelle. Selon elle, la doctrine de l’imprécision « ne doit pas servir à imposer une camisole de force à l’État dans les domaines de la politique sociale »
et, en ce qui concerne la législation en matière de protection de l’environnement, « toute exigence stricte de précision dans la formulation pourrait avoir pour effet de limiter la capacité du législateur à établir un régime complet et souple »
(par. 49, 50 et 52). Voir aussi, dans la même veine, Winko, au paragraphe 68.
[88] Je suis également d’avis que la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur manifeste et déterminante lorsqu’elle a accepté la preuve de M. Smith, selon laquelle la taille de l’âme et le calcul de l’énergie initiale d’une arme à feu donnée peuvent facilement être déterminées, et les propriétaires d’armes à feu qui ne les connaissent pas disposent de plusieurs moyens pour les déterminer. Rappelons que l’appréciation de la preuve relève de l’expertise de la Cour fédérale, et que cette dernière explique pourquoi, après avoir pris connaissance de l’ensemble de la preuve, elle a préféré celle de M. Smith.
[89] Je souscris également à la conclusion de la Cour fédérale, suivant laquelle le Règlement n’est pas arbitraire et n’a pas une portée excessive. Ces concepts, de même que celui du caractère manifestement disproportionné, sont distincts même s’ils découlent tous du principe de base voulant qu’une loi ne respecte pas nos valeurs les plus fondamentales si elle n’a aucun lien avec son objet ou si sa portée excède l’objet énoncé. Dans son arrêt de principe sur ces questions, la Cour suprême distingue ces deux concepts en ces termes :
111. Déterminer qu’une disposition est arbitraire ou non exige qu’on se demande s’il existe un lien direct entre son objet et l’effet allégué sur l’intéressé, s’il y a un certain rapport entre les deux. Il doit exister un lien rationnel entre l’objet de la mesure qui cause l’atteinte au droit garanti à l’art. 7 et la limite apportée au droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne […]
112. Il y a portée excessive lorsqu’une disposition s’applique si largement qu’elle vise certains actes qui n’ont aucun lien avec son objet. La disposition est alors en partie arbitraire. Essentiellement, la situation en cause est celle où il n’existe aucun lien rationnel entre les objets de la disposition et certains de ses effets, mais pas tous. […]
Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 SCC 72 (italiques dans l’original). Voir aussi, en ce sens, R. c. Ndhlovu, 2022 CSC 38 au par. 77; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5.
[90] Vu sa conclusion selon laquelle le Règlement a pour objet de restreindre la possession des armes à feu désignées pour mitiger les risques pour la sécurité publique qu’engendre la violence armée, et généralement pour protéger la sécurité publique, la Cour fédérale n’a aucun mal à conclure que le Règlement n’a pas une portée excessive et n’est pas arbitraire. Il en est ainsi, car les armes à feu qu’il vise (y compris les variantes non expressément visées) ont toutes la faculté de causer d’importants préjudices. La Cour fédérale, invoquant le fait, admis par les appelants, que toutes les armes à feu sont dangereuses, de par leur nature même, juge que les appelants n’ont pas démontré que l’effet allégué du Règlement n’a aucun lien avec son objet ou qu’il n’existe aucun lien rationnel entre l’objet du Règlement et certains des effets de ce dernier.
[91] Devant notre Cour, les appelants n’affirment pas que la Cour fédérale s’est trompée sur les règles de droit ni sur l’objet du Règlement. Ils affirment plutôt que le Règlement est arbitraire au motif que le Décret fixant une période d’amnistie permet l’usage continu des armes à feu prohibées pour la chasse de subsistance ou pour l’exercice de droits ancestraux ou issus de traités protégés par l’article 35. À mon avis, cet argument fait chou blanc.
[92] Tout d’abord, le Décret fixant une période d’amnistie a un effet temporaire et permet l’usage d’armes à feu par ailleurs prohibées pour des activités précises « jusqu’à ce que la personne puisse obtenir une autre arme à feu pour cette utilisation »
(Décret fixant une période d’amnistie, sous-al. 2(2)a)(viii)). En outre, le fait que des armes à feu prohibées par le Règlement aient déjà été utilisées pour la chasse ou le sport ne joue pas dans l’analyse visant à déterminer si le Règlement est arbitraire ou s’il a une portée excessive. Il s’agit là d’un élément fondamental. Il est certes loisible à l’État de réagir à des circonstances changeantes, en l’occurrence les préoccupations grandissantes en matière de sécurité publique voulant que certaines armes à feu ne conviennent pas à une utilisation par des civils et aient servi à des fusillades au Canada et ailleurs. En effet, comme il est énoncé sous la rubrique intitulée « Justification »
du REIR, même si ces armes à feu ont déjà été utilisées pour la chasse ou le sport et même si certains propriétaires d’armes à feu sont d’avis qu’elles conviennent à ces usages, il demeure qu’elles ont été conçues pour être utilisées par des militaires et ont la capacité de tuer un grand nombre de personnes en un court laps de temps (dossier d’appel, p. 702). L’ajout à la liste des armes à feu prohibées d’armes à feu qui constituaient antérieurement des armes à feu sans restriction ne suffit pas en soi pour que le tribunal juge que la nouvelle liste est arbitraire ou a une portée excessive si un tel acte de l’État a un lien rationnel avec l’objectif légitime visé.
[93] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis que la Cour fédérale a conclu correctement que le Règlement n’enfreignait pas les principes de justice fondamentale et, partant, qu’il ne contrevenait pas à l’article 7 de la Charte. Je souscris également aux motifs énoncés par la Cour fédérale, selon lesquels le Règlement ne contrevient pas aux articles 8, 11, 15 ou 26 de la Charte. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de procéder à l’analyse visée à l’article premier permettant de déterminer si une restriction est justifiée.
E. La Cour a-t-elle conclu à tort à l’absence d’infraction à la Déclaration?
[94] Devant la Cour fédérale, le groupe de la Coalition a affirmé que ses membres étaient privés par l’effet du Règlement de la jouissance de leurs biens, sans qu’il y ait application régulière de la loi, en contravention à l’alinéa 1a) de la Déclaration. La Cour fédérale a rejeté cet argument en quelques paragraphes, principalement sur le fondement de l’arrêt de la Cour suprême dans l’affaire Authorson c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 39 [Authorson]. À la lumière de cette jurisprudence, la Cour fédérale arrive à la conclusion que les protections procédurales ne peuvent être invoquées à l’égard de droits de propriété que dans les cas où un tribunal judiciaire ou administratif est appelé à les trancher. Comme le litige n’a pas pour objet de déterminer les droits des appelants, l’alinéa 1a) de la Déclaration ne s’applique pas.
[95] Si le groupe de la Coalition a repris cet argument fondé sur la Déclaration dans ses observations écrites, il n’en a pas traité dans ses observations orales. C’est la Saskatchewan qui l’a le plus vigoureusement soulevé et développé devant notre Cour. La Saskatchewan a soutenu que la Cour fédérale avait conclu à tort que la Déclaration ne trouvait application que dans les affaires où un tribunal était appelé à déterminer des droits et qu’elle n’avait pas tenu compte du fait que l’affaire Authorson concernait une partie privée du droit de jouissance de ses biens par l’exercice d’un pouvoir législatif, et non d’un pouvoir exécutif. Selon la Saskatchewan, différentes considérations s’appliquent dans de telles circonstances. Tout particulièrement, l’application régulière de la loi commande dans ce cas la communication d’un préavis à des personnes touchées qui peuvent facilement être identifiées. La loi qui délègue à l’exécutif le pouvoir de priver des personnes de la jouissance de leurs biens doit également prévoir des protections aux personnes touchées, comme une audience individuelle ou un mécanisme permettant de déterminer une indemnité. Enfin, la Saskatchewan soutient que l’application régulière de la loi commande le versement d’une indemnité aux propriétaires d’armes à feu touchés, à moins que le législateur ait prévu expressément l’absence d’indemnisation en cas de privation.
[96] À mon avis, ces prétentions ne sont pas fondées. La Cour fédérale n’a pas conclu à tort que le Règlement ne contrevenait pas à l’alinéa 1a) de la Déclaration. Cette disposition est ainsi libellée :
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[97] L’arrêt Authorson permet de réfuter complètement les observations de la Saskatchewan. Dans cette affaire, un groupe composé de nombreux anciens combattants contestait la validité d’une loi fédérale faisant obstacle à leur demande visant le versement de l’intérêt sur leur pension gérée par l’État. La question en litige était celle de savoir si la disposition sur l’application régulière de la loi prévue dans la Déclaration obligeait le législateur à accorder une juste indemnisation aux anciens combattants.
[98] Sous la plume du juge Major, la Cour suprême précise que l’alinéa 1a) ne confère pas aux citoyens le droit à un préavis et à une audience leur permettant de contester l’adoption d’une loi, car les protections d’application régulière de la loi ne sauraient restreindre le droit du législateur de déterminer sa propre procédure. Un changement à cette procédure nécessiterait une modification de la Constitution. La Cour affirme expressément que les protections procédurales garanties par la disposition prévoyant l’application régulière de la loi en matière de droits de propriété ne s’appliquent que dans un contexte juridictionnel :
42. Quelles protections procédurales la garantie d’application régulière de la loi comporte-t-elle en ce qui concerne les droits de propriété? Selon moi, la Déclaration canadienne des droits ne garantit à une personne le droit à un préavis et à une possibilité quelconque de contester une mesure gouvernementale qui la dépossède de ses droits de propriété que dans le contexte juridictionnel d’une décision judiciaire ou quasi judiciaire déterminant ses droits et obligations.
[99] Par conséquent, la Cour suprême établit une distinction nette entre l’adoption de la règle générale et l’application de celle-ci à un cas donné. Dans son application de cette distinction à l’affaire dont elle est saisie, elle apporte les précisions suivantes :
44. […] Lorsque la loi requiert l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire ou du jugement du décideur pour son application à une situation factuelle donnée, il se peut qu’un préavis et la possibilité de contester doivent être donnés. De tels droits peuvent exister, par exemple, lorsque le gouvernement élimine les prestations d’un ancien combattant parce qu’il estime qu’il n’est plus invalide ou qu’il n’a jamais été membre des forces armées. Il n’est toutefois pas nécessaire de donner un préavis et la possibilité de présenter une défense lorsque le gouvernement élimine complètement ce type de prestations par voie législative.
[100] Ainsi, personne ne peut sérieusement affirmer que le Règlement ne respecte pas les exigences que commande l’alinéa 1a) de la Déclaration. Pour paraphraser l’arrêt Authorson, le Règlement ne prévoit pas la détermination judiciaire de droits individuels ni l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire à un ensemble de faits donnés. Il s’applique à tous les propriétaires d’armes à feu au Canada, pour des raisons de sécurité publique, et son application n’est pas discrétionnaire et ne dépend pas des faits. Il en irait manifestement autrement dans le cas d’une poursuite criminelle pour possession illégale d’une arme à feu prohibée ou d’une instance en saisie.
[101] L’arrêt Authorson respecte les principes de common law relatifs à l’équité procédurale. Il est bien établi que l’équité procédurale, qui relève de l’application de la loi, ne s’applique pas aux décisions de nature législative : voir p. ex. Proc. Gén. du Can. c. Inuit Tapirisat et autre, [1980] 2 R.C.S. 735, p. 757, 1980 CanLII 21; Green c. Société du Barreau du Manitoba, 2017 CSC 20 au par. 54; Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 R.C.S. 525, p. 558, 1991 CanLII 74; Martineau c. Comité de discipline de l’Institution de Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602, p. 628, 1979 CanLII 184. Pour la même raison, la gouverneure en conseil n’avait pas d’obligation en matière d’équité procédurale à l’égard des propriétaires d’armes à feu touchés par le Règlement.
[102] La Saskatchewan a voulu établir une distinction entre la présente instance et l’arrêt Authorson au motif que ce dernier portait sur une loi édictée par le législateur, et non sur un règlement pris par voie de décret. Il s’agit d’une distinction sans importance. Ce qui importe, tout particulièrement en droit administratif, c’est le fond, et non la forme : Médicaments novateurs, par. 35 et 36. À l’instar des lois, les règlements sont de nature générale, sont étayés par des considérations générales de politique publique et sont censés s’appliquer à un grand nombre de personnes. En fait, aux yeux des tribunaux, les règlements de toutes sortes sont généralement assimilés à des lois : voir la jurisprudence mentionnée dans l’ouvrage de Brown et Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada, Thompson Reuters, (avril 2022), §7:39.
[103] De toute façon, c’est chose du passé. Notre Cour a confirmé à plus d’une reprise que les protections d’application régulière de la loi prévues à l’alinéa 1a) de la Déclaration ne jouent pas à l’égard des décisions du gouverneur en conseil : voir New Brunswick Broadcasting Co c. Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications du Canada, [1984] 2 C.F. 410, p. 430 et 431, 1984 CanLII 5348; Taseko Mines Limited c. Canada (Environment), 2017 CF 1100, par. 132; conf. par 2019 CAF 320, autorisation de pourvoi refusée, 39066 (14 mai 2020). Dans ces deux affaires, notre Cour arrive à la conclusion que la disposition sur l’application régulière de la loi ne s’applique pas aux actes de l’exécutif ni aux processus décisionnels du ministre ou du gouverneur en conseil. La Saskatchewan n’a fait valoir aucune jurisprudence à l’appui de la thèse contraire. Le fait qu’un petit groupe de personnes possède des armes à feu nouvellement prohibées ne suffit pas à transformer une décision législative en décision administrative : voir Assoc. canadienne des importateurs réglementés c. Canada (Procureur général), [1994] 2 C.F. 247, par. 19 et 20, 1994 CanLII 3460; Aasland v. British Columbia (Minister of Environment, Lands and Parks), 1999 CanLII 6015 (BC SC), par. 28.
[104] À mon avis, les appelants n’avaient pas droit à un préavis de la prise du Règlement, la Déclaration ne limite pas la délégation et elle ne contraint pas l’indemnisation. La Saskatchewan n’a pas soulevé de jurisprudence ou de doctrine pour étayer ses prétentions. Il me suffit d’ajouter, en réponse aux observations présentées à la Cour, que la présente affaire ne fait pas intervenir l’obligation de consulter les peuples autochtones, qui découle du principe constitutionnel de l’honneur de la Couronne. Il n’existe aucun droit parallèle, constitutionnel ou autre, de posséder une arme à feu donnée (R. v. Simmermon, 1996 ABCA 33, par. 21). Il n’y a pas eu d’expropriation dans les faits en l’espèce, puisqu’il n’est pas établi que le Canada a acquis un bien ou un avantage par l’effet du Règlement. Par conséquent, la Cour fédérale n’a pas conclu à tort que le Règlement ne contrevenait pas à la Déclaration.
V. CONCLUSION
[105] Par conséquent, pour les motifs qui précèdent, je rejetterais les quatre appels avec dépens.
« Yves de Montigny »
Juge en chef
« Je suis d’accord. |
David Stratas j.c.a. |
« Je suis d’accord. |
Anne L. Mactavish j.c.a. » |
Traduction certifiée conforme
Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste principale
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
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Dossiers : |
A-327-23 (dossier principal), A‑324-23, A-325-23, A-326-23 |
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INTITULÉ : |
COALITION CANADIENNE POUR LE DROIT AUX ARMES À FEU, RODNEY GILTACA, RYAN STEACY, MACCABEE DEFENSE INC., WOLVERINE SUPPLIES LTD., CHRISTINE GENEROUX, JOHN PEROCCHIO, VINCENT PERROCHIO, JENNIFER EICHENBERG, DAVID BOT, LEONARD WALKER, BURLINGTON RIFLE AND REVOLVER CLUB, CENTRE RÉCRÉATIF D’ARMES À FEU DE MONTRÉAL INC., O’DELL ENGINEERING LTD., MICHAEL JOHN DOHERTY, NILS ROBERT EK, RICHARD WILLIAM ROBERT DELVE, CHRISTIAN RYDICH BRUHN, PHILIP ALEXANDER MCBRIDE, LINDSAY DAVID JAMIESON, DAVID CAMERON MAYHEW, MARK ROY NICHOL ET PETER CRAIG MINUK C. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE LA SASKATCHEWAN ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE L’ALBERTA |
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lieu de l’audience : |
Ottawa (Ontario) |
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DATES de l’audience : |
les 9 et 10 décembre 2024 |
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motifs du jugement : |
Le juge en chef DE MONTIGNY |
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y ont souscrit : |
LE JUGE STRATAS LA JUGE MACTAVISH |
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DATE : |
LE 15 AVRIL 2025 |
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COMPARUTIONS
Michael Loberg Sarah Miller |
pour les appelants COALITION CANADIENNE POUR LE DROIT AUX ARMES À FEU, RODNEY GILTACA, RYAN STEACY, MACCABEE DEFENSE INC. ET WOLVERINE SUPPLIES LTD. |
Eugene Meehan, c.r. Thomas Slade Cory Giordano |
pour les appelants JENNIFER EICHENBERG, DAVID BOT, LEONARD WALKER, BURLINGTON RIFLE AND REVOLVER CLUB, CENTRE RÉCRÉATIF D’ARMES À FEU DE MONTRÉAL INC. ET O’DELL ENGINEERING LTD. |
Christine Generoux |
pour l’appelante pour son propre compte |
Arkadi Bouchelev |
pour les appelants MICHAEL JOHN DOHERTY, NILS ROBERT EK, RICHARD WILLIAM ROBERT DELVE, CHRISTIAN RYDICH BRUHN, PHILIP ALEXANDER MCBRIDE, LINDSAY DAVID JAMIESON, DAVID CAMERON MAYHEW, MARK ROY NICHOL ET PETER CRAIG MINUK |
Robert MacKinnon Kerry Boyd Jordan Milne Jennifer S. Bond Sarah Jiwan Katherine Creelman |
pour l’intimé Procureur général du Canada |
Mitch McAdam, c.r. |
pour l’intervenant procureur général de la saskatchewan |
Aleisha Bartier |
Pour l’intervenant Procureur général de l’alberta |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Loberg Ector LLP Calgary (Alberta) Jensen Shawa Solomon Duguid Hawkes LLP Calgary (Alberta) |
pour les appelants COALITION CANADIENNE POUR LE DROIT AUX ARMES À FEU, RODNEY GILTACA, RYAN STEACY, MACCABEE DEFENSE INC. ET WOLVERINE SUPPLIES LTD. |
Supreme Advocacy LLP Ottawa (Ontario) |
pour les appelants JENNIFER EICHENBERG, DAVID BOT, LEONARD WALKER, BURLINGTON RIFLE AND REVOLVER CLUB, CENTRE RÉCRÉATIF D’ARMES À FEU DE MONTRÉAL ET O’DELL ENGINEERING LTD. |
Bouchelev Law Professional Corporation Toronto (Ontario) |
pour les appelants MICHAEL JOHN DOHERTY, NILS ROBERT EK, RICHARD WILLIAM ROBERT DELVE, CHRISTIAN RYDICH BRUHN, PHILIP ALEXANDER MCBRIDE, LINDSAY DAVID JAMIESON, DAVID CAMERON MAYHEW, MARK ROY NICHOL ET PETER CRAIG MINUK |
Shalene Curtis-Micallef Sous-procureure générale du Canada |
pour l’intimé PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
Ministère de la justice et du procureur général de la Saskatchewan Saskatoon (Saskatchewan) |
pour l’intervenant PROCUREUR GÉNÉRAL DE LA SASKATCHEWAN |
Alberta Justice and Solicitor General Edmonton (Alberta) |
pour l’intervenant PROCUREUR GÉNÉRAL DE L’ALBERTA |