Dossier : A-224-23
Référence : 2025 CAF 109
[TRADUCTION FRANÇAISE]
CORAM : |
LE JUGE LOCKE LA JUGE MACTAVISH LE JUGE HECKMAN |
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ENTRE : |
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ANDY MATOS |
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demandeur |
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et |
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
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défendeur |
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Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 10 avril 2025.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 2 juin 2025.
MOTIFS DU JUGEMENT : |
LA JUGE MACTAVISH |
Y ONT SOUSCRIT : |
LE JUGE LOCKE LE JUGE HECKMAN |
Date : 20250602
Dossier : A-224-23
Référence : 2025 CAF 109
CORAM : |
LE JUGE LOCKE LA JUGE MACTAVISH LE JUGE HECKMAN |
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ENTRE : |
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ANDY MATOS |
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demandeur |
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et |
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
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défendeur |
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MOTIFS DU JUGEMENT
LA JUGE MACTAVISH
[1] Andy Matos a occupé le poste d’agent des services frontaliers (ASF) pendant de nombreuses années à l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) (ou ses prédécesseurs). Après avoir échoué à un examen médical, M. Matos s’est vu retirer ses armes à feu et a été relevé de ses fonctions d’application de la loi de première ligne qu’il exerçait à la ligne d’inspection primaire (la LIP) au poste frontalier du pont Ambassador. Il a été affecté à un nouveau « post[e] qui ne concern[ait] pas l’application de la loi et comport[ait] des mesures d’adaptation »
.
[2] M. Matos a déposé un grief à l’égard des actes commis par l’ASFC. Il allègue avoir été victime de discrimination et de harcèlement de la part de son employeur en raison de son incapacité physique, ce qui est contraire à la clause sur l’« élimination de la discrimination »
figurant à l’article 19.01 de la convention collective régissant les conditions de son emploi. À la suite du rejet du grief de M. Matos aux premier, deuxième et dernier paliers, le grief a été renvoyé à l’arbitrage devant la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la Commission).
[3] Dans la décision 2023 CRTESPF 77, la Commission a conclu que M. Matos n’avait pas établi de preuve prima facie de discrimination puisqu’il n’avait pas subi d’effet préjudiciable résultant de sa réaffectation par l’ASFC. Cela dit, la Commission a subsidiairement conclu qu’elle ne pourrait retenir l’argument de l’ASFC puisque cette dernière n’avait pas mené d’évaluation individualisée des limitations fonctionnelles de M. Matos avant de le muter à un poste adapté. Compte tenu de sa conclusion selon laquelle M. Matos n’avait subi que peu de préjudices, voire aucun en raison des actes de son employeur, si elle avait accueilli le grief, la Commission lui aurait accordé des dommages-intérêts de 1 000 $ pour tout préjudice moral qu’il avait subi en raison des actes discriminatoires commis par son employeur.
[4] M. Matos soutient que la conclusion de la Commission selon laquelle il n’avait pas établi de preuve prima facie de discrimination était déraisonnable. Je suis du même avis. Par conséquent, j’accueillerais sa demande de contrôle judiciaire.
I. Contexte
[5] M. Matos a occupé le poste d’ASF pendant environ 35 ans. Selon la description de son poste, il devait principalement procéder à l’inspection, à l’examen et à la vérification des voyageurs, des marchandises et des moyens de transport en vue de prendre des décisions relatives à la mainlevée ou à l’admission, et prendre les mesures appropriées en cas de non-respect soupçonné ou prouvé. Les ASF exercent également un pouvoir de première intervention pour arrêter ou détenir les personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions visées par différentes lois fédérales.
[6] En raison du niveau élevé de concentration requis pour exercer les fonctions à la LIP, les ASF n’assument ces fonctions de première ligne qu’une heure à la fois. Après chaque heure de travail à la LIP, ils passent une heure à réaliser des tâches administratives en lien avec leur rôle d’application de la loi. Autrement dit, l’ASF consacre la moitié de son temps à exercer ses fonctions à la LIP et l’autre moitié à réaliser des tâches administratives.
[7] En 2006, le gouvernement a décidé d’armer les ASF afin de mieux les protéger et de renforcer la sécurité frontalière. Dans le cadre de cette initiative, les ASF étaient tenus de suivre une formation sur les armes à feu. M. Matos a réussi cette formation et a continué d’occuper un poste d’ASF (niveau FB-03) au point d’entrée du pont Ambassador jusqu’en 2014. Il travaillait muni de l’équipement de défense, et aucun incident ne s’était jamais produit.
[8] En 2009, l’ASFC a obligé les employés occupant un poste d’application de la loi (y compris les ASF travaillant à la LIP) à se soumettre à un examen médical. Plusieurs années plus tard, M. Matos a subi l’examen en question, et son médecin a déterminé qu’il n’était pas apte à suivre la formation sur les tactiques de combat et de défense ainsi que le cours sur les armes à feu. Bien que son médecin n’ait pas conclu qu’il était inapte à occuper un poste à la LIP, selon la Directive de l’ASFC sur les armes à feu et l’équipement de défense de l’agence, l’équipement de défense d’un ASF doit lui être retiré si un problème de santé pouvant nuire à sa capacité de posséder, de porter ou d’utiliser cet équipement est découvert. Par conséquent, le superviseur de M. Matos lui a retiré ses armes à feu le 31 juillet 2014. M. Matos a également été avisé qu’il allait immédiatement être affecté à un poste où il exercerait des fonctions ne concernant pas l’application de la loi au poste frontalier. Ainsi, M. Matos n’allait désormais exécuter que des fonctions non liées à la PIL.
[9] On a également demandé à M. Matos d’indiquer sa préférence quant au « poste adapté »
qu’il aimerait occuper. Il a demandé à être affecté à l’installation UPS et FedEx située près du poste frontalier étant donné qu’on venait de lui retirer son équipement et qu’il essayait alors de se rendre utile.
[10] Lors des semaines qui ont suivi, M. Matos s’est renseigné à maintes reprises sur les différentes mesures d’adaptation qui s’offraient à lui et sur les voies possibles qui lui permettraient de ravoir ses armes à feu et de se faire réattribuer ses fonctions d’application de la loi de première ligne. Finalement, M. Matos a été avisé que l’examen médical visait à s’assurer que les ASF pouvaient remplir leurs fonctions d’application de la loi sans nuire à leur santé et à leur sécurité et à celles d’autrui et que, selon la politique de l’ASFC, un ASF ne devait pas rester à son poste s’il était incapable de satisfaire aux exigences en matière de santé de son poste et le processus de prise de mesures d’adaptation s’enclenchait.
[11] En octobre 2014, M. Matos a été muté à l’installation UPS et FedEx. Il y a occupé un poste qui ne lui demandait pas d’exercer des fonctions d’application de la loi de première ligne ni d’utiliser de l’équipement de défense. M. Matos a occupé ce poste jusqu’à sa retraite de l’ASFC le 6 août 2016.
II. Fardeau de la preuve dans les affaires relatives aux droits de la personne
[12] Afin de contextualiser les questions soulevées par la présente demande, il est utile de commencer par identifier le fardeau de la preuve dans des cas comme en l’espèce.
[13] Comme le conclut la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536, il incombe initialement au plaignant ou au fonctionnaire s’estimant lésé d’établir une preuve prima facie de discrimination. La preuve prima facie est « celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur »
du plaignant : au para. 28.
[14] Comme la Cour suprême du Canada l’affirme également au paragraphe 33 de l’arrêt Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61 [Moore], pour établir une preuve prima facie de discrimination, le plaignant ou le fonctionnaire s’estimant lésé doit démontrer qu’il possède une caractéristique protégée contre la discrimination aux termes de la loi applicable, qu’il a subi un effet préjudiciable résultant des actes de l’employeur et que la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable. Voir aussi Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39 au para. 52.
[15] Une fois que le plaignant ou le fonctionnaire s’estimant lésé a établi une preuve prima facie de discrimination, l’intimé a alors le fardeau de justifier sa conduite ou sa pratique suivant le régime d’exemptions prévu par la loi sur les droits de la personne applicable. Si la conduite ou la pratique ne peut être justifiée, le tribunal conclura à l’existence de la discrimination : Moore au para. 33.
III. Décision de la Commission
[16] L’ASFC a reconnu que l’incapacité de M. Matos correspond à une caractéristique protégée contre la discrimination aux termes du paragraphe 3(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la LCDP), et que son incapacité avait constitué l’un des facteurs dans la décision de lui retirer son équipement de défense et de le réaffecter à un poste dans lequel il n’exerçait pas de fonctions d’application de la loi. Toutefois, l’ASFC a soutenu que M. Matos n’avait pas subi d’effet préjudiciable en raison de ses actes puisqu’elle avait toujours été respectueuse envers lui et que M. Matos n’avait subi aucune perte financière, car même après avoir changé de poste, il possédait toujours un emploi au même niveau et au même taux de rémunération.
[17] La Commission a retenu cet argument et a conclu que M. Matos n’avait pas établi de preuve prima facie de discrimination puisqu’il n’avait pas subi d’effet préjudiciable lorsque l’ASFC lui avait retiré ses armes à feu et qu’il avait été relevé de ses fonctions d’application de la loi de première ligne. Bien qu’elle ait reconnu que M. Matos avait éprouvé du stress, de la frustration et une souffrance morale à la suite de la perte de son équipement de défense et de ses fonctions d’application de la loi et que la situation l’avait amené à demander des services de counseling, la Commission n’était pas d’avis que cela était suffisant pour constituer un effet préjudiciable. Pour parvenir à cette conclusion, la Commission a fait remarquer que M. Matos avait conservé un emploi, qu’il n’avait perdu aucun revenu et qu’il n’avait par ailleurs été victime d’aucun mauvais traitement de la part de son employeur.
[18] Par conséquent, la Commission a conclu que M. Matos n’avait pas établi de preuve prima facie de discrimination, et son grief a été rejeté.
[19] Comme je le mentionne plus haut, la Commission s’est ensuite penchée sur la question de savoir si l’ASFC avait justifié sa conduite. La Commission a examiné cette question à titre subsidiaire, advenant qu’elle ait eu tort de conclure que M. Matos n’avait pas établi de preuve prima facie de discrimination. Après avoir conclu que l’ASFC n’avait pas pris les mesures d’adaptation appropriées à l’égard de M. Matos, la Commission a affirmé qu’elle lui aurait accordé des dommages-intérêts de 1 000 $ pour préjudice moral.
IV. Norme de contrôle
[20] La question en litige soulevée par la présente demande est une question mixte de fait et de droit : Teal Cedar Products Ltd. c. Colombie-Britannique, 2017 CSC 32 au para. 43; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748 au para. 35; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33 au para. 26. Ainsi, la question en litige est celle de savoir si la preuve en l’espèce satisfait au critère de l’effet préjudiciable dans le contexte d’une preuve prima facie de discrimination.
[21] Par conséquent, je suis d’accord avec les parties que la décision de la Commission doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable.
V. Preuve concernant l’effet des actes de l’ASFC sur M. Matos
[22] La majorité des faits de l’espèce n’est pas contestée. La Commission a retenu le témoignage de M. Matos en indiquant qu’il « s’est présenté à l’audience comme un témoin franc et en tout temps honorable »
. Bien qu’elle ait conclu qu’il était plus probable que M. Matos « ait cru sincèrement, mais à tort, à son état de santé et à sa condition physique excessivement optimistes »
, la Commission ne le lui a pas reproché puisque « [c]ela était indubitablement motivé par son dévouement sincère et son plaisir à son travail »
: toutes les citations au para. 116.
[23] La Commission a également retenu le témoignage non contredit de M. Matos concernant ses 33 années de service exemplaire à titre d’ASF et son profond désir de revenir à son poste d’application de la loi à la LIP.
[24] M. Matos a également décrit les conséquences émotionnelles importantes que les actes de l’ASFC ont eues sur lui. Entre autres, il a mentionné qu’il avait aimé sa longue carrière comme ASF au cours de laquelle il avait travaillé à plusieurs postes frontaliers de l’ASFC dans la région de Windsor et qu’il s’acquittait pleinement de ses fonctions jusqu’à ce qu’on l’informe qu’on allait lui retirer son équipement de défense et qu’il avait été réaffecté, contre son gré, de sorte qu’il ne pouvait plus travailler à son poste préféré.
[25] M. Matos a décrit le stress, la frustration et la souffrance morale qu’il avait éprouvés en raison de la perte de son poste préféré à la LIP ainsi que l’atteinte à sa dignité qu’il avait subie. Il a témoigné que sa frustration croissante et sa déconnexion envers son lieu de travail l’avaient amené à demander des services de counseling. Il a également affirmé que toute cette affaire lui avait causé une telle frustration et une telle perte de jouissance de sa carrière qu’il s’était senti obligé de prendre une retraite anticipée. Par conséquent, M. Matos a demandé une indemnité de 20 000 $ pour préjudice moral et une indemnité de 20 000 $ pour les actes délibérés et inconsidérés commis par l’ASFC.
VI. Conclusions de la Commission
[26] La Commission s’est tout d’abord penchée sur la question de l’effet préjudiciable en faisant remarquer que les effets préjudiciables subis par les plaignants ou les fonctionnaires s’estimant lésés visés par les nombreux « cas paradigmatiques en matière de droits de la personne liés à l’emploi au Canada »
comprennent la perte d’emploi ou le refus d’emploi en raison d’actes discriminatoires : renvoyant, à titre d’exemple, aux arrêts Stewart c. Elk Valley Coal Corp., 2017 CSC 30; Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) c. Syndicat des employés de l’Hôpital général de Montréal, 2007 CSC 4; British Columbia (Public Service Employee Relations Commission) v. B.C.G.E.U. (Meiorin), Re, 1996 CanLII 20258 (C.A.C.-B.); et Hydro-Québec c. Syndicat des employé-e-s de techniques professionnelles et de bureau d’Hydro-Québec, section locale 2000 (SCFP-FTQ), 2008 CSC 43.
[27] La Commission a également reconnu que la perte d’un emploi et de moyens de revenu « constitue des conséquences évidentes et considérablement préjudiciables »
: au para. 87.
[28] Bien qu’elle ait reconnu que le critère que M. Matos devait respecter pour établir une preuve prima facie de discrimination était peu exigeant, la Commission a fait remarquer qu’en l’espèce, M. Matos avait été muté à un nouveau poste de travail qui était situé au sein du même district du pont Ambassador et qui correspondait aux mêmes groupe, niveau, poste et taux de rémunération horaire que son ancien poste. M. Matos a également allégué avoir perdu la possibilité de gagner un revenu en faisant des heures supplémentaires, mais la Commission a rejeté cette allégation, et ses conclusions à cet égard ne sont pas contestées dans le présent appel.
[29] Bien que la Commission ait reconnu que M. Matos s’était dit déçu lorsque son équipement lui avait été retiré et qu’il avait été réaffecté à un poste différent, elle a fait remarquer qu’aucune allégation n’avait été formulée selon laquelle il avait été humilié ou qu’il avait par ailleurs été victime d’un mauvais traitement de la part de son employeur.
[30] La Commission a aussi rejeté l’allégation de M. Matos selon laquelle les actes de l’ASFC l’avaient poussé à prendre une retraite anticipée, faisant remarquer que le médecin de M. Matos avait inscrit dans son dossier médical en 2014 que ce dernier « a 57 ans et qu’il affirme qu’il ne lui reste que deux à trois ans de travail avant de prendre sa retraite »
. La Commission a également indiqué qu’en 2014, M. Matos avait signalé qu’il éprouvait une « fatigue extrême »
, ce qui « remetta[it] en question le nombre d’années supplémentaires qu’il aurait effectivement travaillé si aucun des évènements qui ont fait l’objet de l’audience n’avait eu lieu »
: au para. 194.
[31] La Commission a conclu qu’elle ne pouvait attribuer « à un employé qui a connu une carrière relativement complète entre 1981 et 2016 un préjudice important […] relativement à une retraite anticipée »
: au para. 193.
[32] En outre, la Commission a accordé peu d’importance au fait que M. Matos avait eu à demander des services de counseling, faisant remarquer qu’il n’avait eu recours à ces services qu’environ un an et demi après sa réaffectation, alors qu’il éprouvait des difficultés dans son nouveau poste. La Commission a également affirmé qu’outre le fait que M. Matos avait déclaré avoir été poussé à prendre sa retraite de manière anticipée en raison du stress et de la déception que ces situations lui avaient causés, rien ne démontrait qu’il souffrait d’une maladie à plus long terme.
[33] La Commission a également fait remarquer qu’elle « examine régulièrement de près un fonctionnaire s’estimant lésé qui établit à l’aide d’éléments de preuve qu’il [a] subi un effet préjudiciable en raison d’un traitement différentiel lié à un motif de distinction illicite »
: au para. 86, renvoyant aux décisions Gueye c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada), 2022 CRTESPF 41 au para. 86; McNeil c. Conseil du Trésor (ministère des Pêches et des Océans), 2021 CRTESPF 89 au para. 318; Cheung c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2014 CRTEFP 1; et Eady c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2019 CRTESPF 71 au para. 10.
[34] Selon la Commission, c’est l’affaire Coupal c. Canada (Procureur Général), 2006 CF 255 [Coupal], de la Cour fédérale qui comporte les faits les plus semblables à ceux de l’espèce. L’affaire Coupal concernait une ASF dont les fonctions avaient été modifiées en raison de son état de santé. Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne avait rejeté une plainte relative aux droits de la personne au motif que la preuve n’étayait pas les allégations de discrimination.
[35] La Commission a souligné la déclaration faite dans l’affaire Coupal selon laquelle les changements apportés aux tâches assignées, comme ceux qu’a vécus M. Matos, modifient de façon importante la description de l’emploi d’agent des douanes. Bien qu’elle reconnaisse que cette déclaration peut être interprétée comme donnant à penser que Mme Coupal (et M. Matos) avait subi un effet préjudiciable en raison de sa réaffectation, la Commission a déclaré qu’elle « [n’était] pas lié[e] par l’opinion de l’enquêteur en matière de droits de la personne mentionnée dans
Coupal, qui a déclaré que le fait d’être muté à un nouveau poste d’application de la loi non de première ligne modifie de façon importante la description de travail de l’[ASF] et […] n’y souscri[vait] pas non plus »
: au para. 91.
[36] Puisque M. Matos n’avait pas subi de perte de revenu en raison de sa mutation du poste à la LIP, qu’il avait été traité avec respect par son employeur et qu’il n’avait par ailleurs pas été lésé, la Commission a conclu qu’il n’avait pas établi de preuve prima facie de discrimination et a rejeté son grief. Comme je le mentionne plus haut, la Commission a subsidiairement conclu que l’ASFC n’avait pas pris les mesures d’adaptation appropriées à l’égard de M. Matos, mais que ce dernier n’en avait subi qu’un préjudice insignifiant.
VII. Importance du travail
[37] Avant d’examiner le caractère raisonnable de la conclusion de la Commission selon laquelle M. Matos n’avait subi que peu de préjudices, voire aucun en raison de la perte de ses fonctions à la LIP, il importe de se pencher, dans un premier temps, sur ce que les tribunaux ont pu dire sur le rôle du travail dans nos vies et des avantages non pécuniaires que les employés tirent de leur travail.
[38] En effet, on ne saurait trop insister sur l’importance de ce droit, et la jurisprudence canadienne regorge de références faites au rôle crucial que joue l’emploi dans la dignité et l’estime de soi de la personne.
[39] À titre d’exemple, dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, la Cour suprême du Canada énonce que « [l]e travail est l’un des aspects les plus fondamentaux de la vie d’une personne, un moyen de subvenir à ses besoins financiers et, ce qui est tout aussi important, de jouer un rôle utile dans la société »
. Elle ajoute que « [l]’emploi est une composante essentielle du sens de l’identité d’une personne, de sa valorisation et de son bien‑être sur le plan émotionnel »
: au para. 91.
[40] Bien que la citation qui précède soit tirée des motifs dissidents du juge en chef Dickson, beaucoup d’autres juges de la Cour suprême du Canada et d’autres tribunaux canadiens ont exprimé des opinions semblables sur le rôle essentiel que joue l’emploi dans la dignité, l’épanouissement personnel et l’estime de soi des personnes : voir, à titre d’exemple, Evans c. Teamsters Local Union No. 31, 2008 CSC 20; Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., 2004 CSC 66; Dunmore c. Ontario (Procureur général), 2001 CSC 94; Machtinger c. HOJ Industries Ltd., [1992] 1 R.C.S. 986, à la p. 1002; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, à la p. 1054; Wilson v. Medical Services Commission of British Columbia, 1988 CanLII 177 (C.A.C.-B.); Assn. of Justices of the Peace of Ontario v. Ontario (Attorney General), 2008 CanLII 26258 (C. sup. Ont.), aux paras. 113 à 120.
[41] Au paragraphe 45 de l’arrêt Lavoie c. Canada, 2002 CSC 23, la Cour suprême du Canada décrit le travail comme étant « un élément fondamental de la vie d’une personne »
. Au paragraphe 104 de l’arrêt Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Laseur, 2003 CSC 54, elle souligne l’importance cruciale que le travail et l’emploi – en tant qu’éléments de la dignité humaine essentielle – revêtent pour l’application du paragraphe 15(1) de la Charte. Dans le même ordre d’idées, au paragraphe 93 de l’arrêt McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, les juges majoritaires soulignent que, « [d]ans une société axée sur le travail, ce dernier est inextricablement lié à l’identité et à la valorisation personnelles »
. En effet, la Cour suprême du Canada, au paragraphe 94 de l’arrêt Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701, va même jusqu’à déclarer que le travail était l’une des « caractéristiques déterminantes »
de la vie des gens.
[42] En effet, la Cour suprême du Canada a déclaré « sans ambages que l’emploi constitue pour les gens une source d’épanouissement personnel – à savoir cette forme de dignité humaine qui découle du travail »
: Matthews c. Ocean Nutrition Canada Ltd., 2020 CSC 26 au para. 7. De même, au paragraphe 84 de l’arrêt Potter c. Commission des services d’aide juridique du Nouveau-Brunswick, 2015 CSC 10, la Cour suprême du Canada fait référence à « l’avantage non pécuniaire que tout salarié tire de l’exécution de son travail »
.
[43] Après avoir expliqué l’importance du rôle que joue le travail dans la vie des gens, passons à l’examen du caractère raisonnable des conclusions de la Commission en l’espèce.
VIII. Caractère raisonnable des conclusions de la Commission en l’espèce
[44] La Cour ne se demande pas quelle décision elle aurait rendue à la place de la Commission. Elle est plutôt appelée à décider du caractère raisonnable de la décision rendue par la Commission : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux paras. 83 et 84, 116.
[45] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable porte à la fois sur le raisonnement suivi et ses résultats. Autrement dit, une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes : Vavilov aux paras. 85 et 99. De plus, les motifs de la Commission doivent être interprétés de façon « globale et contextuelle »
, eu égard à la preuve versée au dossier, aux observations formulées et au contexte de l’affaire ainsi qu’en « tenant dûment compte du régime administratif »
: Vavilov aux paras. 94, 97, 103 et 123.
[46] Cela dit, une décision administrative sera jugée déraisonnable si elle « ne [fait] pas état d’une analyse rationnelle »
, repose sur un « fondement erroné »
ou révèle « une analyse déraisonnable »
qui présente, par exemple, des « erreurs […] sur le plan rationnel »
ou « un raisonnement tautologique ou […] de faux dilemmes, […] des généralisations non fondées ou […] une prémisse absurde »
: Vavilov aux paras. 96, 103 et 104, selon le résumé présenté dans l’arrêt Canada (Justice) c. D.V., 2022 CAF 181 au para. 17.
[47] À mon avis, la Commission n’a pas justifié l’issue de l’affaire de M. Matos au regard des contraintes juridiques (notamment le libellé des dispositions législatives pertinentes, les dispositions de la convention collective et les commentaires de la Cour suprême du Canada sur l’importance du travail) et des contraintes factuelles pertinentes (comme le témoignage clair et non contredit de M. Matos, que la Commission a retenu, concernant l’effet que les actes de l’ASFC ont eu sur lui).
[48] En l’espèce, les dispositions de la LCDP imposaient une contrainte juridique à la Commission. Aux termes de l’article 7 de la LCDP, constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait de défavoriser un employé. Selon l’article 10 de la même loi, constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite et s’il est susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus, le fait, pour l’employeur, de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite. Quant aux défenses à l’encontre d’allégations de discrimination, le paragraphe 15(1) de la LCDP prévoit que « les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l’employeur qui démontre qu’ils découlent d’exigences professionnelles justifiées »
ne constituent pas des actes discriminatoires (non souligné dans l’original).
[49] En conséquence, le plaignant n’a pas à démontrer qu’il a été licencié, rétrogradé ou qu’il a perdu des revenus en raison d’une incapacité pour établir une preuve prima facie de discrimination. Il peut simplement démontrer qu’il a été traité de manière défavorable, qu’il a été privé de chances d’emploi ou d’avancement en raison des lignes de conduite de son employeur, qu’il disposait par ailleurs de chances d’emploi ou d’avancement limitées ou qu’il s’était vu refuser des chances d’emploi ou d’avancement.
[50] Cette interprétation se reflète également dans les dispositions réparatrices de la LCDP. En vertu du paragraphe 53(2) de la LCDP, le décideur peut rendre divers types d’ordonnances – des ordonnances pour des réparations systémiques ou individuelles. En ce qui concerne les réparations individuelles, le décideur peut notamment ordonner à l’employeur d’indemniser la victime des pertes de salaire entraînées par l’acte discriminatoire : alinéa 53(2)c). En outre, le décideur peut ordonner à l’employeur d’indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral en raison de l’acte discriminatoire : alinéa 53(2)e). Il importe de souligner que l’alinéa 53(2)e) n’oblige pas la victime d’un acte discriminatoire à d’abord démontrer une perte de salaire avant d’être indemnisée pour préjudice moral. Il s’agit de catégories de dommages-intérêts distinctes.
[51] Rien n’oblige non plus la victime d’un acte discriminatoire à établir que son employeur l’a traitée de manière humiliante ou irrespectueuse avant d’avoir droit aux dommages-intérêts pour préjudice moral prévus à l’alinéa 53(2)e) de la LCDP. En effet, la LCDP considère les dommages-intérêts imposés à l’employeur afin de sanctionner sa conduite comme une catégorie de dommages-intérêts totalement distincte, qu’elle qualifie d’« [i]ndemnité spéciale »
au paragraphe 53(3) de la LCDP. Selon ce paragraphe, l’octroi d’une indemnité spéciale doit être fait « [o]utre »
toute ordonnance rendue en vertu du paragraphe 53(2) de la LCDP, ce qui permet au décideur d’ordonner à l’employeur de payer à la victime d’un acte discriminatoire une indemnité maximale de 20 000 $, s’il en vient à la conclusion que « l’acte a été délibéré ou inconsidéré »
.
[52] Il ressort clairement d’un examen global de la décision de la Commission que cette dernière était d’avis que l’employé devait prouver qu’il avait perdu un emploi, qu’il avait subi une perte de revenu ou qu’il avait été victime d’humiliation de la part de son employeur afin d’établir l’existence d’un « effet préjudiciable »
dans le contexte d’une preuve prima facie. Ce n’est tout simplement pas le cas. Rien dans la LCDP ou en common law n’exige que l’employé ait subi une perte financière, ait été « humilié »
ou ait par ailleurs été victime d’un « mauvais traitement »
pour être en mesure d’établir une preuve prima facie de discrimination. Ce sont, bien entendu, des exemples manifestes d’effets préjudiciables, mais l’employé n’a pas à prouver qu’il a subi de tels préjudices pour être en mesure d’établir une preuve prima facie de discrimination.
[53] Bien que la Commission ait fait référence à plusieurs de ses décisions antérieures qui, selon elle, démontrent qu’elle examine régulièrement de près le fonctionnaire s’estimant lésé qui établit à l’aide d’éléments de preuve qu’il a subi un effet préjudiciable, un examen de ces décisions révèle que chacune d’elles repose dans une large mesure sur des faits qui lui sont propres. Plus important encore, la Commission a commis une erreur dans le traitement de la jurisprudence applicable, qui contraignait davantage sa décision.
[54] Après avoir reconnu que l’affaire Coupal de la Cour fédérale comportait les faits les plus semblables à ceux de l’affaire de M. Matos, la Commission a refusé de conclure que les changements apportés aux fonctions attribuées à M. Matos découlant de sa mutation d’un poste à la LIP à un poste d’application de la loi non de première ligne « modifi[aient] de façon importante la description de l’emploi d’agent des douanes »
, ce qui constitue un effet préjudiciable.
[55] La Commission a rejeté cette conclusion puisqu’elle n’y souscrivait pas et que, quoi qu’il en soit, il s’agissait d’une conclusion tirée par l’enquêteur en matière des droits de la personne qui ne la liait pas : au para. 91. Toutefois, il ressort clairement de l’examen du paragraphe 37 de la décision Coupal que c’est la Cour fédérale elle-même qui a tiré cette conclusion et non l’enquêteur en matière des droits de la personne. Non seulement il n’était pas loisible pour la Commission d’en faire abstraction, mais son refus d’y souscrire confirme également qu’elle ne saisissait vraiment pas l’effet préjudiciable que M. Matos avait subi en raison de sa mutation à un poste d’application de la loi non de première ligne.
[56] C’est-à-dire, la Commission n’a pas bien compris le préjudice non pécuniaire subi par M. Matos en raison de sa mutation, et elle n’a manifestement pas tenu compte du rôle important que jouait le travail de M. Matos dans sa dignité, son estime de soi et son épanouissement personnel, comme elle était tenue de le faire. Il ressort clairement du témoignage de M. Matos qu’il aimait son travail à la LIP et qu’il était anéanti par sa perte. Comme ce dernier l’a affirmé, il se sentait « normal »
lorsqu’il exerçait ses fonctions à la LIP. Toutefois, lorsqu’il a été relevé de ses fonctions, il n’a pas voulu rester au poste frontalier et a préféré aller travailler à l’installation de messagerie afin de continuer à [TRADUCTION] « se rendre utile »
. M. Matos ne se sentait clairement pas utile en travaillant aux services administratifs du poste frontalier, ce qui a indéniablement contribué à son sentiment de déconnexion envers son lieu de travail.
[57] Finalement, la Commission a reproché aux avocats de M. Matos de n’avoir « guère prêté attention »
au fardeau qui incombait à leur client d’établir une preuve prima facie de discrimination; ceux-ci avaient seulement affirmé que l’effet préjudiciable que la conduite de l’ASFC avait eu sur M. Matos était « clair et évident »
en raison de la perte de son équipement de défense et de son poste préféré. La Commission n’a pas semblé tenir compte du fait que les parties avaient reconnu que M. Matos avait clairement subi un effet préjudiciable en raison de la conduite de l’ASFC tout au long de la procédure de règlement des griefs. En effet, jamais l’employeur n’avait laissé croire, durant la procédure de règlement des griefs, que M. Matos n’avait pas établi de preuve prima facie de discrimination avant de répondre aux observations de M. Matos devant la Commission.
IX. Arguments du défendeur concernant l’adaptation
[58] Comme il a été mentionné, l’ASFC affirme que M. Matos n’avait pas subi d’effet préjudiciable du fait de ses actes puisque des mesures d’adaptation raisonnables avaient été prises à son égard, à savoir qu’un poste qui ne concerne pas l’application de la loi lui avait été offert.
[59] Avec égards, cet argument confond le critère de la preuve prima facie avec le fardeau qui incombe au défendeur de justifier sa conduite ou sa pratique suivant le régime d’exemptions prévu à l’article 15 de la LCDP, dont l’une des exceptions concerne les cas où des mesures d’adaptation raisonnables ont été prises à l’égard du plaignant ou du fonctionnaire s’estimant lésé. La question de savoir si l’employeur a pris des mesures d’adaptation adéquates à l’égard de l’employé ne joue aucun rôle pour déterminer si une preuve prima facie de discrimination a été établie : Lincoln c. Bay Ferries Ltd., 2004 CAF 204 au para. 22. De plus, cet argument n’est d’aucune utilité pour l’ASFC puisque la Commission a conclu qu’aucune mesure d’adaptation adéquate n’avait été prise à l’égard de M. Matos.
[60] Le défendeur fait également valoir que toute erreur commise par la Commission dans son examen de la question de l’effet préjudiciable était sans importance, puisque de toute façon, la Commission avait conclu que des mesures d’adaptation raisonnables avaient été prises par l’ASFC à l’égard de M. Matos, de sorte qu’il n’y avait pas eu de discrimination.
[61] En toute déférence, comme je l’indique au paragraphe 59 des présents motifs, ce n’est pas ce que la Commission a conclu.
[62] Après avoir accepté, dans son analyse subsidiaire, les éléments de preuve de l’ASFC concernant les exigences physiques liées aux postes d’ASF de première ligne, la Commission a fait remarquer qu’il avait déjà été conclu que l’exigence en matière de condition physique constituait une exigence professionnelle justifiée pour les postes d’ASF de première ligne, et qu’elle souscrivait à cette conclusion : au para. 180, renvoyant à la décision Lessard-Gauvin c. Canada (Procureur général), 2018 CF 809.
[63] Cela dit, la Commission a ensuite conclu que l’argument de l’employeur échouerait tout de même dans le cas de M. Matos puisque l’ASFC avait « refusé de procéder à une évaluation individualisée des limitations fonctionnelles du fonctionnaire et [de] chercher des mesures d’adaptation à son égard plutôt que d’appliquer simplement et automatiquement une politique et de le muter à un poste adapté »
: au para. 183. C’est ce qu’elle était tenue de faire : Moore au para. 49; Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3 [«
Meiorin »]
au para. 65.
[64] Ainsi, l’employeur doit montrer « qu’il n’aurait pu prendre aucune autre mesure raisonnable ou pratique pour éviter les conséquences fâcheuses pour l’individu »
: Meiorin au para. 38; Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Commission des droits de la personne), [1990] 2 R.C.S. 489, aux pp. 518 et 519; Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., 2007 CSC 15 au para. 130.
[65] Cette affirmation est conforme au paragraphe 15(2) de la LCDP selon lequel, pour que « les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l’employeur »
soient considérés comme découlant d’exigences professionnelles justifiées, il doit être « démontré que les mesures destinées à répondre aux besoins d’une personne […] visé[e] constituent, pour la personne qui doit les prendre, une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité »
.
[66] Dans son analyse des dommages-intérêts auxquels M. Matos a droit, la Commission a traité plus en détail de sa conclusion selon laquelle l’ASFC n’avait pas justifié sa conduite suivant le régime prévu à l’article 15 de la LCDP. Au paragraphe 195 de sa décision, la Commission a accepté l’observation de l’ASFC selon laquelle M. Matos n’avait subi que peu de préjudices, voire aucun et a déclaré qu’« à titre subsidiaire,
si [elle se] tromp[ait] dans [s]a conclusion sur la question de la preuve prima facie
de discrimination, [elle] accord[ait] un montant nominal de 1 000 $ »
(caractère italique ajouté).
[67] Après avoir conclu qu’une preuve prima facie de discrimination a été établie, la Commission ne peut accorder des dommages-intérêts que si elle est convaincue que l’employeur n’a pas justifié sa conduite. C’est précisément ce que la Commission a conclu.
[68] Cela m’amène donc à la question de la réparation.
X. Réparation
[69] Si la Commission avait simplement mis fin à son analyse après avoir conclu que M. Matos n’avait pas établi de preuve prima facie de discrimination, il aurait été nécessaire d’annuler la décision et de renvoyer le grief de M. Matos à la Commission pour réexamen puisque je conclus que la conclusion de la Commission à cet égard était déraisonnable. Il ressort clairement des faits et de la jurisprudence applicable que M. Matos avait établi une preuve prima facie de discrimination fondée sur son incapacité.
[70] Toutefois, la Commission a ensuite mené une analyse des mesures d’adaptation au cas où elle aurait commis une erreur sur la question de la preuve prima facie. La Commission a conclu que l’ASFC n’avait pas pris de mesures d’adaptation adéquates à l’égard de M. Matos, ce qui est suffisant pour établir la responsabilité de l’ASFC. Il ne servirait donc à rien de renvoyer la question de la responsabilité à la Commission pour qu’elle soit examinée à nouveau, et je refuserais de le faire.
[71] Toutefois, une question découle de l’analyse des dommages-intérêts réalisée par la Commission. Le procureur général soutient que des dommages-intérêts de 1 000 $ pour le préjudice moral subi par M. Matos sont raisonnables et que ce montant devrait être maintenu. M. Matos n’est pas d’accord et avance que l’analyse des dommages-intérêts réalisée par la Commission était entachée du fait que la Commission n’a pas tenu compte de la nature et de l’étendue du préjudice qu’il avait subi en raison des actes de l’ASFC.
[72] Je suis d’accord avec M. Matos.
[73] Comme je le mentionne plus haut, l’alinéa 53(2)e) de la LCDP permet à la Commission d’indemniser « jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime [de discrimination] qui a souffert un préjudice moral »
.
[74] Dans son analyse des dommages-intérêts pour préjudice moral, la Commission a accepté la prétention de l’ASFC selon laquelle M. Matos « n’a[vait] subi aucun préjudice, ou au pire très peu de préjudices »
: au para. 195. Dans la même phrase, la Commission a ensuite affirmé qu’« à titre subsidiaire, si [elle] [s]e tromp[ait] dans [s]a conclusion sur la question de la preuve
prima facie de discrimination, [elle] accord[ait] un montant nominal de 1 000 $ en vertu de l’al. 53(2)e) de la LCDP pour tout préjudice moral qu’il a subi à la suite de l’acte discriminatoire »
.
[75] Par conséquent, il est manifeste que l’examen de la Commission à l’égard du préjudice moral subi par M. Matos était fondé sur une mauvaise compréhension de la nature et de l’étendue du préjudice. C’est pour ce motif que la décision découlant de cet examen doit être annulée.
[76] M. Matos demande également à ce qu’on lui donne la possibilité de faire valoir à nouveau son droit à l’indemnité spéciale prévue au paragraphe 53(3) de la LCDP. Je rappelle que cette disposition permet à la Commission d’ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $, si la Commission en vient à la conclusion que « l’acte a été délibéré ou inconsidéré »
.
[77] La Commission a refusé d’accorder une indemnité à M. Matos en vertu de cette disposition puisqu’elle a conclu que l’ASFC n’avait pas agi délibérément ou inconsidérément. Il s’agissait d’une conclusion que la Commission pouvait raisonnablement tirer compte tenu du dossier dont elle disposait, puisqu’elle était fondée sur son appréciation de la nature de la conduite de l’ASFC, plutôt que sur sa compréhension de l’effet de la conduite sur M. Matos. Par conséquent, je m’abstiendrais de rendre pareille ordonnance.
[78] À l’audience, nous avons été informés que le commissaire qui avait tranché l’affaire de M. Matos était maintenant retraité. Par conséquent, je renverrais l’affaire de M. Matos à un autre commissaire pour qu’il examine à nouveau son droit aux dommages-intérêts pour préjudice moral prévus à l’alinéa 53(2)e) de la LCDP. Je permettrais aux parties de s’appuyer sur le dossier existant ou de présenter des éléments de preuve supplémentaires sur la question des dommages-intérêts, comme bon leur semble.
XI. Dispositif proposé
[79] Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire de M. Matos pour ce qui est de la question des dommages-intérêts pour préjudice moral prévus à l’alinéa 53(2)e) de la LCDP. Je renverrais l’affaire de M. Matos à un autre commissaire pour qu’il examine à nouveau son droit aux dommages-intérêts pour préjudice moral prévus à l’alinéa 53(2)e) de la LCDP. J’ordonnerais également à la Commission de permettre aux parties de s’appuyer sur le dossier existant ou de présenter des éléments de preuve supplémentaires sur la question des dommages-intérêts, comme bon leur semble.
[80] Conformément à l’entente conclue entre les parties, j’adjugerais à M. Matos des dépens de 3 500 $, tout compris.
« Anne L. Mactavish »
j.c.a.
« Je suis d’accord. |
George R. Locke j.c.a. » |
« Je suis d’accord. |
Gerald Heckman j.c.a. » |
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
|
DoSSIER : |
A-224-23 |
|
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INTITULÉ : |
ANDY MATOS c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
|
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
Ottawa (Ontario) |
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 10 AVRIL 2025 |
||||
MOTIFS DU JUGEMENT : |
LA JUGE MACTAVISH |
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Y ONT SOUSCRIT : |
LE JUGE LOCKE LE JUGE HECKMAN |
||||
DATE DES MOTIFS : |
LE 2 juin 2025 |
||||
COMPARUTIONS :
Andrew Astritis Adam Gregory |
POUR LE DEMANDEUR |
Larissa Volinets Schieven |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
RavenLaw LLP Ottawa (Ontario) |
POUR LE DEMANDEUR |
Shalene Curtis-Micallef Sous-procureure générale du Canada |
POUR LE DÉFENDEUR |