Dossier : A-100-24
Référence : 2025 CAF 118
[TRADUCTION FRANÇAISE]
CORAM : |
LE JUGE BOIVIN LE JUGE LOCKE LE JUGE HECKMAN |
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ENTRE : |
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LE PREMIER MINISTRE et LE MINISTRE DE LA JUSTICE |
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YAVAR HAMEED |
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intimé |
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LE BARREAU DU QUÉBEC et LE GROUPE DE DROIT CONSTITUTIONNEL DU CENTRE DE DROIT PUBLIC DE L’UNIVERSITÉ D’OTTAWA |
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intervenants |
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Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 7 avril 2025.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 18 juin 2025.
MOTIFS DU JUGEMENT : |
LE JUGE BOIVIN |
Y ONT SOUSCRIT : |
LE JUGE LOCKE LE JUGE HECKMAN |
Date : 20250618
Dossier : A-100-24
Référence : 2025 CAF 118
CORAM : |
LE JUGE BOIVIN LE JUGE LOCKE LE JUGE HECKMAN |
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ENTRE : |
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LE PREMIER MINISTRE et LE MINISTRE DE LA JUSTICE |
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appelants |
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et |
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YAVAR HAMEED |
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intimé |
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LE BARREAU DU QUÉBEC et LE GROUPE DE DROIT CONSTITUTIONNEL DU CENTRE DE DROIT PUBLIC DE L’UNIVERSITÉ D’OTTAWA |
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intervenants |
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MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE BOIVIN
I. Contexte
[1] Le 3 mai 2023, dans une lettre adressée au premier ministre du Canada, le très honorable Richard Wagner, juge en chef du Canada et président du Conseil canadien de la magistrature, exprimait sa « très grande inquiétude concernant le nombre important de postes vacants au sein de la magistrature fédérale et l’incapacité du gouvernement à combler ces postes en temps opportun »
(Hameed c. Canada (premier ministre), 2024 CF 242 (la décision), par. 1). Selon le juge en chef Wagner, la situation des vacances judiciaires était « intenable »
et il en soulignait les risques pour les institutions démocratiques (décision, par. 1).
[2] Peu après, le 20 juin 2023, Yavar Hameed (l’intimé) a intenté en Cour fédérale une instance en partie sur le fondement de cette lettre. Il sollicitait ainsi un bref de mandamus ou, subsidiairement, un jugement déclaratoire, en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985) ch. F‑7, visant à contraindre le premier ministre et le ministre de la Justice à nommer des juges pour combler des vacances de postes au sein des Cours fédérales conformément à l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales et au sein des cours supérieures des provinces à l’échelle du pays conformément à l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Victoria, ch. 3 (R.‑U.). En outre, l’intimé demandait que le premier ministre et le ministre de la Justice pourvoient les postes « selon la plus tardive des deux dates suivantes : dans les trois mois suivant la date du […] jugement [de la Cour fédérale], ou dans les neuf mois suivant la date à laquelle le premier ministre et le ministre de la Justice soient avisés que les postes deviendront vacants »
(décision, par. 25). L’intimé demandait par ailleurs un jugement déclaratoire à cet effet (décision, par. 26).
[3] Le 13 février 2024, la Cour fédérale (sous la plume du juge Brown) a accueilli en partie la demande présentée par l’intimé (décision, par. 20). La Cour fédérale, dans ses motifs de décision, examine plusieurs questions, à savoir sa compétence en la matière, les règles de common law et les conventions constitutionnelles applicables, l’admissibilité de la preuve de l’intimé, les considérations relatives à l’octroi d’un bref de mandamus, la qualité de l’intimé pour intenter une instance en Cour fédérale et les motifs justifiant le prononcé d’un jugement déclaratoire.
[4] Tout particulièrement, la Cour fédérale n’a pas accordé le mandamus au motif que ni le premier ministre ni le ministre de la Justice n’avaient l’obligation en droit de nommer des juges (décision, par. 166 à 174). Cependant, la Cour fédérale a rendu un jugement déclaratoire sur le fondement d’une convention constitutionnelle nouvelle voulant que « les sièges vacants au sein des cours supérieures provinciales et des Cours fédérales soient pourvus dans un délai raisonnable »
et s’attendait ainsi « à voir le nombre de sièges vacants ramenés à une quarantaine »
(voir décision, par. 18, 20).
[5] Notamment, la Cour fédérale rend le jugement déclaratoire suivant au paragraphe 200 de ses motifs :
1. Toutes les nominations à la magistrature fédérale sont faites par le gouverneur général, sur l’avis du Cabinet. Le Cabinet, quant à lui, agit sur l’avis du ministre de la Justice. S’agissant de la nomination des juges en chef et des juges en chef adjoints, l’avis au Cabinet est émis par le premier ministre.
2. Il doit être procédé aux nominations judiciaires visées par l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 et l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales dans un délai raisonnable suivant la vacance de siège.
3. Les nominations judiciaires visant à combler les sièges actuellement vacants sont nécessaires pour les motifs énoncés dans la lettre du 3 mai 2023 du juge en chef du Canada et du Conseil canadien de la magistrature au premier ministre du Canada, reproduite plus haut.
4. La Cour prononce les déclarations 2 et 3 énoncées plus haut dans l’attente que le nombre de sièges vacants soit substantiellement réduit dans un délai raisonnable à une quarantaine, à savoir un taux de vacances équivalant à celui qui existait au printemps 2016. Ainsi, la Cour s’attend à ce que la situation accablante et critique des vacances de sièges décrite par le juge en chef du Canada et le Conseil canadien de la magistrature et reconnue par la Cour soit réglée.
[Souligné dans l’original]
[6] Le premier ministre et le ministre de la Justice (les appelants) interjettent appel devant notre Cour de la décision de la Cour fédérale. Ils affirment principalement que cette dernière n’avait pas la compétence pour se saisir de l’affaire. En outre, les appelants affirment que la Cour fédérale a commis des erreurs, notamment en reconnaissant l’existence d’une nouvelle convention constitutionnelle, en jugeant admissibles certains éléments de preuve et en reconnaissant à l’intimé la qualité pour agir dans l’intérêt public.
[7] Par la voie de deux ordonnances rendues le 2 octobre 2024, la Cour a autorisé le Barreau du Québec et le Groupe de droit constitutionnel du Centre de droit public de l’Université d’Ottawa à intervenir dans l’affaire. Les intervenants ont fait valoir des observations sur des questions soulevées par les parties.
[8] Signalons également qu’au début de l’audience, l’intimé a informé la Cour qu’il se désistait de son appel incident dans l’affaire.
II. Caractère théorique
[9] L’intimé a fait valoir le caractère théorique de l’instance, et la Cour a tout d’abord pris connaissance des arguments des parties à cet égard. Par conséquent, avant de se prononcer sur le fond de l’appel, la Cour doit trancher cette question.
[10] L’arrêt de principe sur le caractère théorique a été rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Borowski c. Canada (Procureur général), 1989 CanLII 123 (C.S.C.), [1989] 1 R.C.S. 342 (Borowski). L’arrêt Borowski énonce une analyse en deux volets servant à déterminer si une instance est théorique et, dans l’affirmative, s’il y a lieu pour le tribunal de l’entendre quand même en vertu de son pouvoir discrétionnaire. Au premier volet de l’analyse, le tribunal doit décider si un litige actuel existe. Si ce n’est pas le cas, le tribunal, au second volet de l’analyse, se demande s’il y a lieu de connaître quand même de l’affaire théorique. Au second volet, le tribunal est appelé à tenir compte de trois facteurs, à savoir l’existence d’un contexte contradictoire, l’économie des ressources judiciaires et la nécessité pour le tribunal d’être conscient de sa fonction juridictionnelle dans notre structure politique.
[11] Au soutien de son argument relatif au caractère théorique, l’intimé affirme notamment qu’il n’existe plus de litige actuel. En effet, dans son jugement déclaratoire, la Cour fédérale indique que les vacances de poste devraient être réduites à une quarantaine. À la date de l’audience devant nous, il restait 15 postes à pourvoir; il y en avait 79 au moment du dépôt de l’avis de demande devant la Cour fédérale en 2023.
[12] Certes, le nombre de vacances judiciaires a été substantiellement réduit entre l’instance intentée devant la Cour fédérale et le présent appel. Cependant, rappelons que l’avis de demande mentionnait également l’obtention d’un bref de mandamus ou le prononcé d’un jugement déclaratoire, faisant valoir une obligation incombant au premier ministre et au ministre de la Justice quant à la nomination de juges. L’existence d’une telle obligation et sa nature soulèvent un litige actuel. L’appel ne revêt donc pas un caractère théorique. En outre, je suis d’avis que les enjeux juridictionnels et constitutionnels soulevés par les appelants s’inscrivent toujours dans un contexte contradictoire. Comme ils ont, de par leur nature même, des contours imprécis et se présentent rarement à la Cour, ces enjeux sont suffisamment importants pour justifier l’utilisation de ressources judiciaires, et ce même si l’instance devait se révéler théorique (Borowski, p. 358 à 362; Société Radio-Canada c. Canada (Procureur général), 2023 CAF 131, par. 40).
[13] Par conséquent, la présente affaire n’est pas théorique. Toutefois, si elle l’était, la Cour serait justifiée d’exercer le pouvoir discrétionnaire l’habilitant à l’entendre quand même. Examinons ensuite l’appel sur le fond.
III. Question en litige
[14] Si les parties affirment, dans leurs observations écrites et orales, que la décision comporte plusieurs erreurs, la seule question qui est déterminante quant à l’issue de l’appel est celle de savoir si la Cour fédérale avait ou non la compétence pour se saisir de la demande.
[15] Pour les motifs ci-après, je suis d’avis que la Cour fédérale ne pouvait connaître de l’affaire. Par conséquent, j’accueillerais l’appel.
IV. Norme de contrôle
[16] La Cour convient avec les parties que la norme de contrôle applicable est énoncée dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33 (CanLII), [2002] 2 R.C.S. 235 (Housen). Aux termes de cet arrêt, les questions de droit sont assujetties à la norme de la décision correcte, et les questions mixtes de fait et de droit de même que les questions de fait sont assujetties à la norme de l’erreur manifeste et déterminante.
V. Dispositions légales pertinentes
[17] Il est utile à ce point-ci de rappeler les dispositions qui régissent les nominations judiciaires aux cours supérieures des provinces et aux Cours fédérales, ainsi que celles qui prévoient la compétence de la Cour fédérale.
[18] Aux termes de l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales, la nomination des juges aux Cours fédérales incombe au gouverneur en conseil :
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[19] Le paragraphe 35(1) de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21 définit ainsi le terme « gouverneur en conseil »
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[20] L’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 attribue au gouverneur général le rôle de nommer des juges aux cours provinciales :
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[21] La compétence de la Cour fédérale est prévue aux articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales :
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[22] Aux termes des dispositions reproduites plus haut, la Cour fédérale peut connaître d’une affaire si elle émane d’un « office fédéral »
. Ce terme est défini ainsi au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales :
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[23] Par conséquent, pour que la Cour fédérale ait eu compétence à l’égard de l’affaire, il aurait fallu que le premier ministre et le ministre de la Justice – désignés à titre de parties à l’instance – soient visés par la définition d’« office fédéral »
qui figure au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales.
[24] Dans les présents motifs, le terme « office fédéral »
renvoie à la définition de ce terme prévue au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales.
VI. La Cour fédérale pouvait-elle connaître de la demande?
[25] Au risque de répéter une évidence, rappelons que les Cours fédérales sont constituées par voie législative. Tout comme pour la Cour suprême du Canada, le pouvoir relatif à leur création est prévu à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui permet « de créer, maintenir et organiser une cour générale d’appel pour le Canada, et établir des tribunaux additionnels pour la meilleure administration des lois du Canada »
. Il s’ensuit que la compétence inhérente des Cours fédérales n’est pas aussi vaste que celles des cours supérieures des provinces.
[26] Relativement à la compétence légale de la Cour fédérale, la Cour suprême, dans l’arrêt ITO-Int’l Terminal Operators c. Miida Electronics, 1986 CanLII 91 (C.S.C), [1986] 1 R.C.S. 752 [ITO], énonce un critère permettant de déterminer si la Cour fédérale peut être saisie d’une question donnée. Ce critère réunit les éléments essentiels à la reconnaissance de la compétence de la Cour fédérale qui avaient auparavant été recensés dans les arrêts Quebec North Shore Paper c. C. P. Ltée, 1976 CanLII 10 (C.S.C.), [1977] 2 R.C.S. 1054, et McNamara Construction et autre c. La Reine, 1977 CanLII 13 (C.S.C.), [1977] 2 R.C.S. 654 (ITO, p 766).
[27] En bref, pour que la Cour fédérale ait compétence, il faut qu’il soit satisfait aux éléments suivants :
1. Il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement.
2. Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence.
3. La loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l’art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.
[ITO, p. 766]
[28] En l’espèce, la Cour fédérale était d’avis qu’il était satisfait aux trois volets du critère énoncé dans l’arrêt ITO et qu’elle pouvait donc connaître de l’affaire.
A. Décision de la Cour fédérale en matière de compétence
(1) Nominations judiciaires visées par l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales
[29] Relativement au premier volet du critère énoncé dans l’arrêt ITO, la Cour fédérale conclut à une attribution de compétence par une loi du Parlement suffisante pour faire jouer les articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales (décision, par. 78).
[30] La conclusion de la Cour fédérale à cet égard repose sur le principe général énoncé dans l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, 1998 CanLII 818 (C.S.C.), [1998] 1 R.C.S. 626 (Liberty Net), suivant lequel il y a lieu de préférer une interprétation « juste et libérale »
à une interprétation stricte de la compétence de la Cour fédérale (décision, para. 65). Je souscris à cette prémisse. La Cour fédérale invoque également sa jurisprudence ainsi qu’un arrêt de notre Cour (Deegan c. Canada (Procureur général), 2019 CF 960; Bilodeau-Massé c. Canada (Procureur général), 2017 CF 604 (Bilodeau-Massé); P.H. c. Canada (Procureur général), 2020 FC 393; Lee c. Canada (Service correctionnel), 2017 CAF 228).
[31] Or, la faille dans le raisonnement de la Cour fédérale tient à ce que cette dernière, en s’attachant au principe énoncé dans l’arrêt Liberty Net, néglige d’autres arrêts de la Cour suprême qui sont pertinents (p. ex. Windsor (City) c. Canadian Transit Co., 2016 CSC 54 (Windsor)). Elle fait ainsi fi du principe suivant lequel les tribunaux d’instance inférieure sont liés par les décisions des tribunaux d’instance supérieure. La Cour fédérale leur a préféré d’autres décisions, rendues par les Cours fédérales dans la foulée de l’arrêt Windsor, jugeant cette jurisprudence plus « convaincante »
sans justifier cette conclusion (décision, par. 68). Selon les appelants, – et je suis d’accord – les affaires qu’invoque la Cour fédérale confirment certes le pouvoir de cette cour de trancher toutes les questions de droit en jeu, y compris les questions constitutionnelles, lorsqu’elle a compétence en la matière, mais ces affaires ne permettent pas de conclure que la Cour fédérale peut connaître d’une affaire constitutionnelle mettant en cause l’organe exécutif lorsqu’elle n’a pas compétence en la matière (mémoire des faits et du droit des appelants, par. 22).
[32] En l’espèce, la Cour fédérale appuie également son raisonnement sur l’arrêt Strickland c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 37 (Strickland) suivant lequel le premier ministre et le ministre de la Justice sont assimilés à un office fédéral dans le cas des nominations effectuées en vertu de l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales. Par conséquent, les articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales s’appliquent. Cette conclusion mérite que l’on s’y attarde.
[33] Plus particulièrement, dans l’affaire Strickland, la légalité des lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants, adoptées par le gouverneur en conseil en vertu de l’article 26.1 de la Loi sur le divorce, L.R.C. (1985), c. 3 (2e suppl.), était contestée par voie de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale (Strickland, par. 3 à 5). Les appelants sollicitaient un jugement déclaratoire quant à l’illégalité des lignes directrices sur le fondement de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales qui attribue à la Cour fédérale la « compétence exclusive […] pour […] rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral »
(Strickland, par. 5 et 6). La Cour fédérale a refusé d’exercer le pouvoir discrétionnaire l’habilitant à instruire la demande au motif que les cours supérieures provinciales avaient compétence pour se prononcer sur la légalité des lignes directrices lorsque la question intervenait dans une instance où elles étaient appelées à appliquer ces dernières. En outre la Cour fédérale estimait que les cours supérieures disposaient d’une expertise supérieure en matière de divorce (Strickland, par. 7). Notre Cour a confirmé cette conclusion (Strickland, par. 7). La Cour suprême du Canada était également d’avis qu’une cour supérieure provinciale peut entendre et trancher une contestation de la légalité des lignes directrices dès lors que cette question joue sur l’instance dont elle est régulièrement saisie (Strickland, par. 15).
[34] Comme il est indiqué plus haut, la Cour fédérale en l’espèce, sur le fondement de l’arrêt Strickland, assimile le premier ministre et le ministre de la Justice à un office fédéral pour ce qui est des nominations judiciaires effectuées en vertu de l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales. Au soutien de sa conclusion, elle cite l’extrait suivant de l’arrêt Strickland :
Il me semble, à ce stade-ci, que les mots de la Loi attribuant une « compétence exclusive, en première instance » peuvent être considérés comme une expression claire et explicite de l’intention du législateur. De même, compte tenu des renseignements à ma disposition, je ne vois aucune raison de douter que le gouverneur en conseil, au moment d’exercer « une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale », est un « office fédéral » au sens de l’art. 2 de la Loi.
[décision, par. 80; non souligné dans l’original]
[35] Toutefois, à mon sens, l’interprétation et l’application que propose la Cour fédérale de l’arrêt Strickland sont erronées. Une lecture attentive des motifs de la Cour suprême ne saurait étayer la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle le premier ministre et le ministre de la Justice, dans la présente affaire concernant des nominations judiciaires, agissent à titre d’office fédéral par le jeu de l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales.
[36] En effet, l’observation relative au gouverneur en conseil dans l’arrêt Strickland et sur laquelle la Cour fédérale fonde sa conclusion n’est rien de plus qu’une remarque incidente figurant à la fin des motifs des juges majoritaires (Strickland, par. 63 et 64). Essentiellement, la Cour suprême a confirmé l’arrêt de la Cour d’appel fédérale et statué que les cours supérieures provinciales étaient habilitées à se prononcer sur la légalité des lignes directrices dans le cadre des instances dont elles étaient régulièrement saisies. Il n’était donc pas nécessaire pour la Cour suprême de décider si le gouverneur en conseil pouvait être assimilé à un office fédéral. Qui plus est, le passage tiré de l’arrêt Strickland mentionne le gouverneur en conseil, et non le premier ministre et le ministre de la Justice, désignés dans la présente instance à titre de parties. Enfin, la Cour suprême, dans sa remarque concernant le gouverneur en conseil, ne fait que rappeler le critère permettant de déterminer si un organe constitue un office fédéral au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales. Elle ne permet aucunement d’établir en quoi le premier ministre et le ministre de la Justice répondraient à cette définition en l’espèce.
[37] Ainsi, l’analyse de la Cour fédérale relative aux nominations judiciaires visées à l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales est lacunaire, car elle fait fi des éléments essentiels que comporte la définition du terme « office fédéral »
. La Cour fédérale, sur le fondement d’une jurisprudence inapplicable ou non pertinente, est arrivée à la conclusion que le premier ministre et le ministre de la Justice agissaient à titre d’office fédéral en l’espèce.
[38] Bref, pour affirmer que les articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales répondent au premier volet du critère énoncé dans l’arrêt ITO, la Cour fédérale aurait dû expliquer dans ses motifs en quoi le premier ministre et le ministre de la Justice, lorsqu’ils prodiguent des conseils en matière de nominations judiciaires, satisfont à la définition du terme « office fédéral »
prévue au paragraphe 2(1) de la même loi. Pour être visés par cette définition, le premier ministre et le ministre de la Justice doivent constituer un « [c]onseil, bureau, commission ou autre organisme, ou personne ou groupe de personnes, ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale ».
Si la Cour fédérale reconnaît la nécessité de ces éléments, c’est dans l’application qu’elle fait fausse route, car son raisonnement omet d’expliquer en quoi le premier ministre et le ministre de la Justice étaient habilités à prodiguer des conseils en matière de nomination judiciaire par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale.
(2) Nominations judiciaires visées par l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867
[39] La Cour fédérale rejette également l’argument des appelants suivant lequel le premier ministre et le ministre de la Justice n’agissent pas à titre d’office fédéral à l’égard des nominations judiciaires visées par l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 (décision, par. 81). Selon elle, les arguments des appelants constituent une « interprétation étroite […] du pouvoir de prononcer un jugement déclaratoire à l’égard des nominations prévues à l’article 96 de la
Loi constitutionnelle de 1867 »
(décision, par. 81).
[40] À cet égard, la Cour fédérale invoque notamment les affaires Bilodeau-Massé et Liberty Net pour affirmer que « la Cour fédérale peut être considérée comme ayant plénitude de compétence »
(décision, par. 81). Or, à la lumière du contexte dans lequel ces affaires s’inscrivent, il est manifeste qu’elles se distinguent de la présente espèce.
[41] Tout particulièrement, dans la décision Bilodeau-Massé, la Cour fédérale est appelée à décider si elle a la compétence pour prononcer l’invalidité d’un texte « lorsque le critère
ITO est respecté »
, sur le fondement de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) (Bilodeau-Massé, par. 60). Dans l’arrêt Liberty Net, la Cour suprême s’attache à déterminer si la Cour fédérale est compétente pour rendre l’injonction prévue à l’article 44 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F‑7, et ce même si le Tribunal des droits de la personne, et non la Cour fédérale, est habilité à trancher l’affaire au fond (Liberty Net, par. 20 à 22).
[42] Il ressort de ces deux affaires que la Cour fédérale exerce une « compétence générale de surveillance »
de la commission et du tribunal en question – la Commission des libérations conditionnelles du Canada dans le cas de l’affaire Bilodeau-Massé, et le Tribunal des droits de la personne dans le cas de l’affaire Liberty Net – qui l’habilite à accorder la réparation sollicitée dans ces deux affaires (Bilodeau-Massé, par. 65, Liberty Net, par. 23 et 24). Signalons que, dans les deux cas, l’existence d’un office fédéral n’était pas contestée. Or, en l’espèce, la question fondamentale est celle de savoir si le premier ministre et le ministre de la Justice constituent un office fédéral de sorte que la compétence de la Cour fédérale, prévue aux articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, est établie.
[43] La Cour fédérale conclut aussi à tort qu’elle est compétente pour contrôler les nominations effectuées par le gouverneur général en vertu de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867. Dans son raisonnement, elle omet l’analyse juridique servant à déterminer si le premier ministre et le ministre de la Justice sont visés par la définition du terme « office fédéral »
prévue au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales, nécessaire pour établir sa compétence à l’égard de ces derniers pour l’application des articles 18 et 18.1 de la même loi. Au contraire, elle fonde sa conclusion sur une jurisprudence non pertinente et fait fi d’arrêts de principe de la Cour suprême du Canada sur la compétence de la Cour fédérale et sur l’application du critère énoncé dans l’arrêt ITO en ce qui a trait à l’exercice d’un pouvoir prévu à la Loi constitutionnelle de 1867 (Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40; Windsor).
[44] Devant notre Cour, l’intimé a développé son argument relatif à la compétence et a invoqué un assortiment de sources supplémentaires censées prévoir une obligation juridique incombant au premier ministre et au ministre de la Justice de prodiguer des conseils dans le processus de nomination judiciaire. Malgré la conclusion qui précède, la Cour examine ensuite cet argument augmenté et s’attache à déterminer s’il satisfait au premier volet du critère énoncé dans l’arrêt ITO.
B. Argument augmenté de l’intimé relatif à la compétence
[45] L’intimé affirme que les articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales constituent une attribution de compétence par une loi pour l’application du premier volet du critère énoncé dans l’arrêt ITO, car le premier ministre et le ministre de la Justice agissent à titre d’office fédéral dans le processus de nomination judiciaire.
[46] À mon sens, l’intimé prétend essentiellement que, puisque l’article 96 n’attribue aucun rôle consultatif au premier ministre et au ministre de la Justice, l’obligation de prodiguer des conseils est prévue ailleurs, ce qui permet d’assimiler ces derniers à un office fédéral. En outre, quant aux nominations visées par l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales, l’intimé affirme que cette disposition impose une obligation légale de prodiguer des conseils, qui ressort de la mention du gouverneur en conseil.
[47] Qui plus est, l’intimé affirme que les membres du Conseil privé, constitué notamment du premier ministre et du ministre de la Justice, ont l’obligation en common law de prodiguer des conseils et que cette obligation a été reconduite par l’article 11 de la Loi constitutionnelle de 1867 et confirmée dans les Lettres patentes constituant la charge de gouverneur général du Canada (1947), Gazette du Canada, partie I, vol. 81, p. 3109 (reproduites dans L.R.C. (1985), app. 2, no 31) (Lettres patentes de 1947). Selon l’intimé, l’obligation qui incombe au ministre de la Justice de prodiguer des conseils sur les nominations judiciaires est également énoncée à l’article 4 de la Loi sur le ministère de la Justice, L.R.C. (1985), ch. J‑2.
[48] Les Lettres patentes de 1947 et l’article 4 de la Loi sur le ministère de la Justice sont libellés en termes trop généraux pour étayer la conclusion selon laquelle le premier ministre et le ministre de la Justice, lorsqu’ils prodiguent des conseils au gouverneur général ou au gouverneur en conseil en matière de nominations judiciaires, agissent à titre d’office fédéral. Quant à l’obligation censée incomber au ministre de la Justice en vertu de l’article 4 de la Loi sur le ministère de la Justice, elle concerne l’administration de la justice en général. Cette disposition n’attribue aucune obligation précise en matière de nominations judiciaires au ministre de la Justice. L’intimé le reconnaît dans son mémoire des faits et du droit dans lequel il affirme, au paragraphe 48, que [traduction] « l’on peut dire que l’obligation légale de prodiguer des conseils au gouverneur général sur la nomination de juges qui incombe au ministre de la Justice est confirmée par l’un ou l’autre des alinéas 4a), b), c) ou d) [de la
Loi sur le ministère de la Justice] »
[non souligné dans l’original].
[49] De même, si l’intimé souligne l’importance des Lettres patentes de 1947, son argument ne fait que rappeler le rôle du Conseil privé énoncé à l’article 11 de la Loi constitutionnelle de 1867. En outre, ces textes ne renvoient pas expressément au premier ministre ni au ministre de la Justice et ne leur attribuent pas expressément l’obligation de prodiguer des conseils en matière de nominations judiciaires.
[50] L’argument de l’intimé avance la notion qu’il est possible pour un ministre de satisfaire aux éléments énoncés au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales et d’être assimilé à un office fédéral. Si cette notion est théoriquement correcte, elle n’est avérée que dans la situation non équivoque d’un ministre « ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale »
(Loi sur les Cours fédérales, par. 2(1)). Par exemple, aux termes du paragraphe 7(1) de la Loi sur les pêches, L.R.C. (1985), ch. F‑14, le ministre des Pêches et des Océans est habilité à délivrer des permis de pêche. De même, le paragraphe 3(1) de la Loi sur les paiements versés en remplacement d’impôts, L.R.C. (1985), ch. M‑13, habilite le ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux à verser sur le Trésor un paiement. En l’espèce, ni les Lettres patentes de 1947 ni la Loi sur le ministère de la Justice ne confèrent expressément au premier ministre ou au ministre de la Justice des pouvoirs relatifs aux nominations judiciaires. Par conséquent, cet argument est rejeté.
[51] L’intimé souligne également que l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales confère le pouvoir de nommer des juges à la Cour fédérale au gouverneur en conseil, constitué du gouverneur général et du Conseil privé. Comme le premier ministre et le ministre de la Justice font partie du Conseil privé, l’intimé affirme qu’ils tombent sous le coup de l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales. Par conséquent, il est satisfait au premier volet du critère énoncé dans l’arrêt ITO.
[52] Je ne suis pas d’accord.
[53] Le paragraphe 35(1) de la Loi d’interprétation définit ainsi le gouverneur en conseil « [l]e gouverneur général du Canada agissant sur l’avis ou sur l’avis et avec le consentement du Conseil privé [du Roi] pour le Canada ou conjointement avec celui-ci »
. S’il est vrai que le premier ministre et le ministre de la Justice font partie du Conseil privé du Roi, et par le fait même du gouverneur en conseil (Ligue des droits de la personne de B’nai Brith Canada c. Canada, 2010 CAF 307, par. 77), il demeure que l’intimé, lorsqu’il a déposé son avis de demande, a désigné le premier ministre et le ministre de la Justice à titre de parties, et non le gouverneur en conseil. Cet argument est également rejeté.
[54] Enfin, l’obligation issue de la common law fédérale qu’invoque l’intimé ne permet pas à elle seule que l’on conclue à la compétence de la Cour fédérale. Suivant le critère énoncé dans l’arrêt ITO, l’intimé doit démontrer qu’une loi du Parlement fédéral ou une ordonnance rendue en vertu d’une prérogative royale confère expressément au premier ministre et au ministre de la Justice l’obligation de prodiguer des conseils au gouverneur général sur la nomination de juges. Comme je l’explique plus haut, la Loi sur le ministère de la Justice, les Lettres patentes de 1947 et la Loi sur les Cours fédérales ne sont d’aucune utilité à l’intimé à cet égard.
[55] Pour conclure au sujet de la compétence, signalons que le premier ministre et le ministre de la Justice, lorsqu’ils prodiguent des conseils à propos de nominations judiciaires visées à l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 et à l’article 5.2 de la Loi sur les Cours fédérales, ne sauraient être assimilés à un office fédéral pour l’application des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Puisque le premier ministre et le ministre de la Justice ne tombent pas sous le coup de ces dispositions en l’espèce, il n’y a pas attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral. Par conséquent, il n’est pas satisfait au premier volet du critère énoncé dans l’arrêt ITO. La Cour fédérale a donc décidé à mauvais droit qu’elle pouvait exercer son pouvoir discrétionnaire et se saisir de la demande de l’intimé.
[56] Ma conclusion relative au premier volet énoncé dans l’arrêt ITO suffit pour que la Cour accueille l’appel. Il n’est pas nécessaire d’examiner les autres volets de l’analyse. Toutefois, vu les circonstances de l’affaire, deux observations générales s’imposent sur les conventions constitutionnelles étant donné les conclusions troublantes tirées par la Cour fédérale en la matière.
[57] En premier lieu, rappelons, même si ce principe est bien établi, que les conventions constitutionnelles sont des règles non juridiques qui régissent les rapports entre des acteurs politiques. Il ne s’agit pas de règles de droit et, plus précisément, elles ne font pas partie du droit constitutionnel. Si les cours de justice peuvent les reconnaître, elles ne peuvent pas en forcer l’exécution (Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, 1981 CanLII 25 (C.S.C.), [1981] 1 R.C.S. 753 (Renvoi), p. 774, 775, 784 et 800). Le prononcé du Renvoi il y a près de 45 ans a réglé la question.
[58] En l’espèce, la Cour fédérale assimile néanmoins les conventions constitutionnelles qui jouent dans les nominations judiciaires à des règles de droit fédéral et les qualifie également de « règles jurisprudentielles »
(décision, par. 98 et 122). Cette conclusion est erronée et ne tient pas compte de la nature non juridique des conventions constitutionnelles (Renvoi, p. 880). En outre, contrairement à ce qu’affirme la Cour fédérale au paragraphe 122 de ses motifs, la convention constitutionnelle dont l’existence est reconnue dans un jugement ne devient pas une règle de common law, car les conventions constitutionnelles ne peuvent se cristalliser en règle de droit, « à moins que la cristallisation se fasse par l’adoption d’une loi »
(Renvoi, p. 882; Osborne c. Canada (Conseil du Trésor), 1991 CanLII 60 (C.S.C.), [1991] 2 R.C.S. 69, p. 86 et 87).
[59] En second lieu, le fait pour la Cour fédérale de reconnaître l’existence d’une nouvelle convention constitutionnelle – selon laquelle il faut pourvoir les vacances judiciaires dans un délai raisonnable –, sans respecter le critère applicable à l’établissement de conventions constitutionnelles est également troublant (décision, par. 20). Certes, le Renvoi reconnaît aux cours de justice le pouvoir d’établir une convention constitutionnelle, mais il circonscrit également ce pouvoir (Renvoi, p. 888). La Cour suprême adopte le critère à trois volets énoncé par sir W. Ivor Jennings dans son ouvrage The Law and the Constitution (5e éd., 1959), qui appelle les cours de justice à examiner trois questions avant d’établir une convention constitutionnelle : [traduction] « premièrement, y a-t-il des précédents; deuxièmement, les acteurs dans les précédents se croyaient-ils liés par une règle; et troisièmement, la règle a-t-elle une raison d’être? »
(Renvoi, p. 888).
[60] Or, la Cour fédérale ne mentionne ni le critère applicable à l’établissement d’une convention constitutionnelle énoncé dans le Renvoi ni aucune source justifiant sa conclusion selon laquelle il y a lieu d’établir une telle convention constitutionnelle. Elle fait simplement, pour justifier sa décision de reconnaître l’existence d’une convention constitutionnelle, l’affirmation suivante :
[…] la convention constitutionnelle reconnue suivant laquelle il incombe exclusivement aux [intimés] de donner des conseils en matière de nominations judiciaires emporte forcément la convention constitutionnelle connexe suivant laquelle il faut pourvoir les sièges judiciaires vacants dès que possible, sauf dans des circonstances exceptionnelles.
[Décision, par. 129; non souligné dans l’original]
[61] En droit, il n’était pas loisible à la Cour fédérale de faire fi des conditions normatives constituant le critère énoncé par sir W. Ivor Jennings et confirmé ensuite par la Cour suprême dans le Renvoi pour établir comme convention constitutionnelle l’obligation de pourvoir les sièges judiciaires vacants dans un délai raisonnable.
[62] Personne ne doute qu’il est de la plus haute importance de pourvoir les sièges judiciaires vacants pour favoriser une magistrature saine et, par extension, une démocratie saine. Toutefois, il demeure que le judiciaire et les autres composantes du gouvernement, à savoir l’exécutif et le législatif, assurent le fonctionnement de l’ensemble en agissant dans les limites de leur domaine de compétence respectif. En l’espèce, la Cour fédérale a outrepassé les limites de sa compétence (New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), 1993 CanLII 153 (C.S.C.), [1993] 1 R.C.S. 319, p. 389). Cela dit, le judiciaire doit faire preuve de respect et de déférence à l’égard des autres ordres de gouvernement, et ces derniers doivent en faire autant à l’égard du premier. Le présent appel nous rappelle une chose importante : le respect et la déférence réciproques que se doivent les ordres de gouvernement constituent l’une des assises d’une démocratie fondée sur la primauté du droit.
VII. Conclusion
[63] Pour les motifs énoncés plus haut, je suis d’avis que la Cour fédérale a conclu à tort à l’existence d’une attribution de compétence par les articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, pour l’application du critère énoncé dans l’arrêt ITO, l’habilitant à contrôler le rôle du premier ministre et du ministre de la Justice qui consiste à prodiguer des conseils relativement aux nominations de juges aux Cours fédérales et aux cours supérieures des provinces.
[64] Mon silence à l’égard des autres questions soulevées par les appelants ne saurait être interprété comme une confirmation des conclusions de la Cour fédérale en ces matières.
[65] Par conséquent, j’accueillerais l’appel et j’annulerais la décision de la Cour fédérale (2024 CF 242) pour cause d’absence de compétence. Prononçant la décision que la Cour fédérale aurait dû rendre, je rejetterais la demande de l’intimé. Conformément à l’entente intervenue entre les parties, ces dernières supporteront leurs propres dépens.
« Richard Boivin »
j.c.a.
« Je suis d’accord. |
George R. Locke j.c.a. » |
« Je suis d’accord. |
Gerald Heckman j.c.a. » |
Traduction certifiée conforme
Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
A-100-24 |
INTITULÉ : |
LE PREMIER MINISTRE et LE MINISTRE DE LA JUSTICE c. YAVAR HAMEED et LE BARREAU DU QUÉBEC et LE GROUPE DE DROIT CONSTITUTIONNEL DE CENTRE DE DROIT PUBLIC DE L’UNIVERSITÉ D’OTTAWA |
PLACE de l’audience : |
Ottawa (Ontario) |
DATE de l’audience : |
7 Avril 2025 |
motifs du jugement : |
Le juge BOIVIN |
y ont souscrit : |
LE JUGE LOCKE LE JUGE HECKMAN |
DATE : |
18 JUIN 2025 |
COMPARUTIONS :
ELIZABETH RICHARDS DAVID AARON DYLAN SMITH |
pour les appelants |
NICHOLAS POPE ADAM STRÖMBERGSSON-DENORA |
pour l’intimé |
NICOLAS LE GRAND ALARY ANDRÉ-PHILIPPE MALLETTE |
pour l’intervenant BARREAU DU QUÉBEC |
ANDREW BERNSTEIN JEREMY OPOLSKY |
pour l’intervenant LE GROUPE DE DROIT CONSTITUTIONNEL DU CENTRE DE DROIT PUBLIC DE L’UNIVERSITÉ D’OTTAWA |
AVOCAT INSCRITS AU DOSSIER :
Ministère de la Justice Ottawa (Ontario) |
pour les appelants |
Hameed Law Ottawa (Ontario) A.P. Strom & Associates Ottawa (Ontario) |
pour l’intimé |
Barreau du Québec Montréal (Québec) |
pour l’intervenant BARREAU DU QUÉBEC |
Torys S.E.N.C.R.L. Toronto (Ontario) |
pour l’intervenant LE GROUPE DE DROIT CONSTITUTIONNEL DU CENTRE DE DROIT PUBLIC DE L’UNIVERSITÉ D’OTTAWA |