Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20250910


Dossier : A-95-24

Référence : 2025 CAF 161

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM:

LE JUGE STRATAS

LE JUGE LOCKE

LA JUGE MACTAVISH

 

 

ENTRE :

CENTRIC BRANDS HOLDING LLC

appelante

et

STIKEMAN ELLIOTT S.E.N.C.R.L., S.R.L.

intimée

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 15 janvier 2025.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 10 septembre 2025.

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :

LE JUGE LOCKE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE STRATAS

LA JUGE MACTAVISH

 


Date : 20250910


Dossier : A-95-24

Référence : 2025 CAF 161

CORAM:

LE JUGE STRATAS

LE JUGE LOCKE

LA JUGE MACTAVISH

 

 

ENTRE :

CENTRIC BRANDS HOLDING LLC

appelante

et

STIKEMAN ELLIOTT S.E.N.C.R.L., S.R.L.

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LOCKE

I. Aperçu

[1] Centric Brands Holding LLC (Centric) fait appel d’une décision de la Cour fédérale (2024 CF 204) dans laquelle le juge Richard F. Southcott rejette l’appel interjeté par Centric à l’encontre d’une décision de la Commission des oppositions des marques de commerce (2022 COMC 168). Dans cette décision, le registraire des marques de commerce a radié l’enregistrement de la marque de commerce de Centric no TMA423 520, pour la marque AVIREX, en application de l’article 45 de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. 1985 ch. T-13 (la Loi).

[2] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais l’appel de Centric, j’annulerais la décision de la Cour fédérale et je rendrais la décision que cette dernière aurait dû rendre. J’accueillerais l’appel de Centric à l’encontre de la décision du registraire et j’annulerais la radiation de l’enregistrement de la marque AVIREX.

II. La décision du registraire

[3] L’intimée, Stikeman Elliott S.E.N.C.R.L., s.r.l. (Stikeman), a présenté une demande au registraire pour qu’il donne au propriétaire inscrit de la marque AVIREX l’avis prévu à l’article 45 de la Loi lui enjoignant de fournir une preuve établissant (i) l’emploi de la marque AVIREX au Canada à l’égard de chacun des produits précisés dans l’enregistrement dans les trois ans précédant la date de l’avis ou, subsidiairement (ii) la date où elle a été ainsi employée en dernier et la raison pour laquelle elle ne l’a pas été depuis cette date. Le registraire a donné l’avis le 12 octobre 2018.

[4] Selon l’affidavit déposé en réponse à l’avis, Centric a acquis la marque AVIREX peu de temps après la date de l’avis, le 29 octobre 2018, et n’était pas en mesure de fournir des factures pour établir l’emploi de la marque avant la date d’acquisition. Dans l’affidavit, elle ajoutait que, depuis l’acquisition de la marque, elle avait eu l’intention de l’employer et qu’elle l’avait effectivement fait. Centric soutenait que la propriété de la marque avait en fait été transférée avant la date de l’avis, conformément à la convention d’achat et de vente intervenue le 27 juin 2018 entre une filiale de Centric et l’ancien propriétaire de la marque (la convention de 2018).

[5] Après examen des observations écrites de Stikeman et de Centric, le registraire a conclu que la preuve ne suffisait pas à établir l’emploi de la marque comme l’exigeait l’avis. Le registraire a également conclu que la preuve ne suffisait pas à établir, pour l’application du paragraphe 45(3) de la Loi, l’existence de circonstances spéciales justifiant le défaut d’emploi.

III. La décision de la Cour fédérale

[6] Dans l’appel de la décision du registraire devant la Cour fédérale, présenté en vertu de l’article 56 de la Loi, Centric a admis que la preuve n’établissait pas l’emploi de la marque comme le prévoit le paragraphe 45(3) de la Loi. Elle a plutôt invoqué l’existence de circonstances spéciales justifiant le défaut d’emploi. Centric a déposé de nouveaux éléments de preuve, comme elle était en droit de le faire. Ces derniers fournissent plus de détails au sujet de la transaction par laquelle Centric a acquis la marque. Ils décrivent également les efforts de Centric et de son prédécesseur visant la reprise de l’emploi de la marque, et indiquent que la marque a été employée au Canada en dernier le 17 juin 2011 (voir les paragraphes 31 et 32 de l’affidavit souscrit par Mme Mia Dell’Osso-Caputo le 24 août 2023).

[7] Conformément à la jurisprudence, la Cour fédérale a appliqué la norme de la décision correcte à l’appel, vu l’effet qu’auraient pu avoir les nouveaux éléments de preuve. Les parties ne contestent pas cette approche.

[8] La Cour fédérale résume les principes généraux applicables à l’article 45 de la Loi et l’exception permettant d’éviter la radiation de l’enregistrement de la marque en cas de circonstances spéciales justifiant le défaut d’emploi. La Cour fédérale note que l’article 45 se veut une procédure sommaire dont l’objet était d’éliminer le « bois mort » du registre des marques de commerce. Elle note également le libellé du paragraphe 45(3), selon lequel un propriétaire qui ne démontre pas l’emploi de sa marque de commerce dans les trois ans précédant la date de l’avis (la période pertinente) est susceptible d’être sanctionné par la radiation à moins qu’il ne puisse démontrer l’existence de circonstances spéciales :

Effet du non-usage

Effect of non-use

45(3) Lorsqu’il apparaît au registraire, en raison de la preuve qui lui est fournie ou du défaut de fournir une telle preuve, que la marque de commerce, soit à l’égard de la totalité des produits ou services spécifiés dans l’enregistrement, soit à l’égard de l’un de ces produits ou de l’un de ces services, n’a été employée au Canada à aucun moment au cours des trois ans précédant la date de l’avis et que le défaut d’emploi n’a pas été attribuable à des circonstances spéciales qui le justifient, l’enregistrement de cette marque de commerce est susceptible de radiation ou de modification en conséquence.

45(3) Where, by reason of the evidence furnished to the Registrar or the failure to furnish any evidence, it appears to the Registrar that a trademark, either with respect to all of the goods or services specified in the registration or with respect to any of those goods or services, was not used in Canada at any time during the three year period immediately preceding the date of the notice and that the absence of use has not been due to special circumstances that excuse the absence of use, the registration of the trademark is liable to be expunged or amended accordingly.

[9] Citant les décisions Scott Paper Limited c. Smart & Biggar, 2008 CAF 129, [2008] A.C.F. no 539 (Scott Paper), et Canada (Registraire des marques de commerce) c. Harris Knitting Mills Ltd. (C.A.F.), 1985 CanLII 6342 (CAF), 4 CPR (3d) 488 (Harris Knitting), la Cour fédérale relève les principes suivants au sujet des circonstances spéciales :

  1. La règle générale porte que le défaut d’emploi est sanctionné par la radiation, mais il existe une exception à la règle générale lorsque le défaut d’emploi est attribuable à des circonstances spéciales (Scott Paper aux para. 21-22, Harris Knitting au para. 10);

  2. Les circonstances spéciales sont des circonstances qui ne se retrouvent pas dans la majorité des cas de défaut d’emploi de la marque (Scott Paper au para. 22, Harris Knitting au para. 10);

  3. Pour conclure à l’existence de circonstances spéciales, il faut notamment tenir compte des facteurs suivants : (i) la durée du défaut d’emploi; (ii) la mesure dans laquelle le défaut d’emploi est attribuable à des circonstances indépendantes de la volonté du propriétaire; et (iii) la présence d’une intention de reprendre l’emploi de la marque à court terme (Harris Knitting au para. 11).

[10] La Cour fédérale décrit ensuite le courant jurisprudentiel qui découle des instances fondées sur l’article 45 présentant un changement de propriétaire de la marque autour de la date de l’avis (la théorie du changement de propriétaire). Elle note que, dans les cas où une marque de commerce a récemment fait l’objet d’une cession, on considère généralement que la période de non‑usage devant être prise en compte, lorsqu’il s’agit de déterminer s’il existe des circonstances spéciales, commence à la date où la marque de commerce a été cédée : Fairweather Ltd. c. Canada (Registraire des marques de commerce), 2006 CF 1248, [2006] A.C.F. no 1573 au para. 12 (Fairweather CF), citant Arrowhead Spring Water Ltd. v. Arrowhead Water Corp., 1993 CanLII 17513, 47 C.P.R. (3e) 217 (CF 1er inst.) (Arrowhead). Comme l’indique la Cour fédérale, renvoyant aux paragraphes 26 et 33 de la décision Life Maid Right – 2799232 Ontario Inc. et Maid Right, LLC, 2022 COMC 104 (Maid Right), cette approche se justifie par le fait que le nouveau propriétaire a besoin de temps pour faire les préparatifs relatifs à l’emploi d’une marque nouvellement acquise et qu’il s’agit d’une approche excessivement formaliste que d’exiger d’un nouveau propriétaire qu’il justifie le défaut d’emploi de la marque par son prédécesseur.

[11] La Cour fédérale fait remarquer que, dans la plupart des décisions à l’appui de la thèse suivant laquelle un changement de propriétaire constitue des circonstances spéciales justifiant le défaut d’emploi de la marque, la cession survient pendant la période pertinente (c’est-à-dire avant la date de l’avis prévu à l’article 45). Elle renvoie à une seule affaire dans laquelle le changement de propriétaire a eu lieu après la période pertinente (Marcus v. Quaker Oats Co. of Canada (1990), 1990 CanLII 13712, 33 C.P.R. (3e) 53 (C.O.M.C.) (Marcus COMC), rendue après renvoi à la suite de la décision Marcus v. Quaker Oats Co. of Canada, 1988 CanLII 10298, 20 C.P.R. (3e) 46 (C.A.F.) (Marcus CAF)). Toutefois, elle distingue les faits dans cette affaire de ceux en l’espèce. Il convient de noter qu’à la page 50 de la décision Marcus CAF, notre Cour fait observer que les transactions postérieures à l’avis prévu à l’article 45 peuvent à bon droit être envisagées avec scepticisme.

[12] La Cour fédérale préfère la décision Citadelle, Coopérative de Producteurs de Sirop d’Érable / Citadelle, Maple Syrup Producers’ Cooperative c RAVINTORAISIO OY, 2018 COMC 55 (Citadelle). Dans cette affaire, la marque de commerce en question a été cédée après l’avis prévu à l’article 45. La Commission des oppositions des marques de commerce a conclu qu’une telle situation ne suffisait pas à établir l’existence de circonstances spéciales permettant d’éviter la radiation puisque « les circonstances spéciales alléguées pour justifier le défaut d’emploi doivent s’appliquer à la période pertinente » : Citadelle au para. 41.

[13] Dans son analyse de la question du changement de propriétaire, la Cour fédérale reconnaît que Centric a acquis la marque AVIREX de bonne foi conformément à la convention de 2018 conclue pendant la période pertinente, et que cette transaction ne devrait pas susciter le scepticisme dont il est question dans l’arrêt Marcus CAF. Toutefois, la Cour fédérale estime que Centric n’a pas établi l’existence de circonstances spéciales, car le changement de propriétaire (soit la clôture de la transaction) a eu lieu après la période pertinente (c’est-à-dire après la date de l’avis).

[14] La Cour fédérale conclut que, compte tenu de la courte période entre l’avis et la clôture de la transaction, ce résultat n’est pas excessivement sévère ou formaliste. Elle distingue la majeure partie des décisions dont découle la théorie du changement de propriétaire de l’affaire en l’espèce, car Centric était pleinement consciente de l’avis avant la clôture de la transaction et aurait donc pu négocier les modalités d’achat et de vente de façon à en tenir compte.

[15] La Cour fédérale conclut que, aux fins de l’avis, la période pertinente ne commençait pas au moment de l’acquisition de la marque par Centric, mais comprenait plutôt la période durant laquelle son prédécesseur en avait la propriété. La Cour fédérale tient compte de la preuve de Centric concernant le défaut d’emploi par son prédécesseur, mais conclut qu’il ne s’agissait pas de circonstances spéciales aux termes du paragraphe 45(3) de la Loi.

IV. Question en litige et norme de contrôle

[16] Stikeman ne conteste pas la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle les nouveaux éléments de preuve présentés par Centric auraient pu avoir un effet et la norme de contrôle à appliquer lors du contrôle de la décision du registraire est celle de la décision correcte.

[17] La question en litige est celle de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que la preuve, y compris les nouveaux éléments de preuve, ne suffisait pas à établir l’existence des circonstances spéciales justifiant le défaut d’emploi de la marque aux termes du paragraphe 45(3) de la Loi.

[18] La présente question en litige est susceptible de contrôle selon la norme de contrôle applicable aux appels : The Clorox Company of Canada, Ltd. c. Chloretec S.E.C., 2020 CAF 76, [2020] A.C.F. no 508 aux para. 18 à 23. Les questions de droit appellent l’application de la norme de la décision correcte, tandis que les conclusions de fait ou les questions mixtes de fait et de droit dont on ne peut isoler de question de droit ne peuvent être infirmées en l’absence d’une erreur manifeste et déterminante : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235.

V. Analyse

[19] À mon avis, le présent appel peut être tranché sur le fondement des questions de droit suivantes :

  1. La théorie du changement de propriétaire est-elle valide et permet-elle d’établir l’existence de circonstances spéciales opposables à la radiation de l’enregistrement de la marque aux termes du paragraphe 45(3) de la Loi?

  2. Si oui, la signature d’une convention d’achat et de vente d’une marque de commerce permet-elle à une partie d’invoquer la théorie du changement de propriétaire même si la transaction envisagée n’a pas encore pris effet à la date de l’avis prévu au paragraphe 45(1)?

[20] Je n’ai pas à examiner les conclusions de fait de la Cour fédérale. Comme je l’explique plus bas, j’estime que la Cour fédérale a commis une erreur de droit en n’appliquant pas la théorie du changement de propriétaire au motif que Centric n’avait pas encore conclu la transaction à la date de l’avis.

A. Les principes juridiques

[21] Les grandes lignes des principes juridiques applicables à l’article 45 de la Loi, en particulier au paragraphe 45(3), sont décrites dans la décision de la Cour fédérale et sont résumées plus haut aux paragraphes 8 et 9.

[22] Nul ne conteste ces principes, sauf en ce qui concerne ce qui suit. Stikeman note que, dans la décision Scott Paper, notre Cour a éliminé la notion d’intention de reprendre l’usage de la marque en déclarant ce qui suit au paragraphe 28 :

[L]'intention de l’inscrivant de reprendre l’emploi d’une marque qui était absente du marché ne peut correspondre aux circonstances spéciales qui justifient le non‑emploi de la marque, et ce, même si des mesures ont été prises pour actualiser ces plans. Les plans d’usage futur n’expliquent pas la période de non‑emploi et ne sauraient donc constituer des circonstances spéciales.

[23] Je suis d’avis qu’aucune question en l’espèce ne se joue sur cette nuance.

[24] J’ajouterais ce qui suit à ces principes.

[25] Il n’est pas permis à un propriétaire inscrit de garder sa marque s’il ne l’emploie pas, c’est-à-dire s’il ne l’emploie pas du tout ou s’il ne l’emploie pas à l’égard de certaines des marchandises pour lesquelles cette marque a été enregistrée : Plough (Canada) Ltd c. Aerosol Fillers Inc., 1980 CanLII 2739 (CAF), [1981] 1 CF 679 au para. 10. Le mot d’ordre est de l’employer sous peine de la perdre : Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., 2006 CSC 22, [2006] 1 R.C.S. 772 au para. 5.

[26] En ce qui concerne les instances fondées sur l’article 45, le fardeau de la preuve qui incombe au propriétaire inscrit de la marque n’est pas très lourd, et ces instances ont un caractère sommaire et administratif : Sport Maska Inc. c. Bauer Hockey Corp., 2016 CAF 44, [2016] 4 R.C.F. 3 au para. 55. Cette disposition vise, non pas l’instruction d’une question de fait contestée, mais, plus simplement, la possibilité pour le propriétaire inscrit d’établir, s’il le peut, l’emploi de sa marque ou les raisons du défaut d’emploi, le cas échéant : Berg Equipment Co. (Canada) Ltd. v. Meredith & Finlayson, 1991 CanLII 14352, 40 C.P.R. (3e) 409 à la p. 412 (C.A.F).

[27] Suivant l’article 45, le défaut d’emploi est généralement sanctionné par la radiation (Scott Paper aux para. 21 et 22, Harris Knitting au para. 10) et il faut satisfaire aux exigences minimales pour établir l’existence de circonstances spéciales. Les circonstances spéciales doivent être inhabituelles, peu communes ou exceptionnelles : voir la décision de la Cour fédérale, par. 37, renvoyant à John Labatt Ltd. v. The Cotton Club Bottling Co., 1976 CanLII 2645, 25 C.P.R. (2e) 115 à la p. 123 (CF 1er inst) (John Labatt).

[28] Or, la question du pouvoir discrétionnaire est quelque peu ambiguë. Le paragraphe 45(3) de la Loi prévoit que l’enregistrement de la marque de commerce est susceptible de radiation ou de modification lorsqu’elle n’est pas employée et que le défaut d’emploi n’est pas attribuable à des circonstances spéciales. L’emploi du terme « susceptible » plutôt qu’une formule impérative comme le verbe « devoir » peut indiquer qu’un défaut d’emploi qui n’est pas attribuable à des circonstances spéciales n’entraîne pas nécessairement la radiation ou la modification de l’enregistrement. En revanche, notre Cour a déclaré ce qui suit au paragraphe 10 de la décision Harris Knitting (ainsi qu’au paragraphe 21 de la décision Scott Paper) :

[L]orsqu'il appert de la preuve fournie au registraire que la marque de commerce n’est pas employée, le registraire doit ordonner la radiation de l’enregistrement de cette marque à moins que la preuve ne révèle que le défaut d’emploi « a été attribuable à des circonstances spéciales qui le justifient » (« due to special circumstances that excuse such absence of use »).

[Non souligné dans l’original.]

[29] L’utilisation du terme « doit » de la part de notre Cour laisse croire qu’il n’y a pas de marge en cas de défaut d’emploi, à moins de circonstances exceptionnelles le justifiant. J’estime toutefois que la question du pouvoir discrétionnaire n’a aucune incidence en l’espèce.

B. La théorie du changement de propriétaire est-elle valide?

[30] Comme je l’indique plus haut au paragraphe 10, la théorie du changement de propriétaire est fondée sur le principe selon lequel l’acquisition récente d’une marque de commerce peut constituer des circonstances spéciales aux termes du paragraphe 45(3) de la Loi de sorte que, devant un avis donné en vertu du paragraphe 45(1), le nouveau propriétaire n’est pas tenu de justifier le défaut d’emploi pour la période précédant l’acquisition. Il doit alors établir l’existence de circonstances spéciales justifiant le défaut d’emploi seulement dans la courte période entre la date l’acquisition et la date de l’avis.

[31] La Cour fédérale a appliqué ce principe à de nombreuses reprises depuis la décision Arrowhead en 1993. Elle l’a également retenu dans les décisions suivantes : (i) Cassels Brock & Blackwell LLP c. Registraire des marques de commerce, 2004 CF 753, [2004] A.C.F. no 972 (Cassel Brock); (ii) Fairweather CF; (iii) Comité Interprofessionnel du Vin de Champagne c. Coors Brewing Company, 2024 CF 169, [2004] A.C.F. no 326 (Coors Brewing); et dans la décision faisant l’objet du présent appel. Dans les décisions Cassels Brock et Fairweather CF, la Cour fédérale a reconnu et a appliqué ce principe en n’émettant guère de remarques, et les parties ne semblent pas en avoir contesté l’existence. Dans la décision Coors Brewing et dans la décision en cause en l’espèce, la Cour fédérale a offert une analyse plus approfondie. Il convient également de noter que la décision Coors Brewing a fait l’objet d’un appel devant notre Cour, qui a été entendu le 13 mai 2025. La décision est en délibéré.

[32] Fait intéressant, bien que plus de trente ans se soient écoulés depuis la première application du principe qui sous-tend la théorie du changement de propriétaire, notre Cour n’a jamais expressément confirmé sa validité, même si elle l’a accepté à deux reprises sans commentaire sur le fond.

[33] Dans un premier temps, dans la décision Bereskin & Parr c. Fairweather Ltd., 2007 CAF 376, [2007] A.C.F. no 1587 (Fairweather CAF), qui a tranché l’appel de la décision Fairweather CF, notre Cour a noté au paragraphe 6 que la juge de la Cour fédérale avait tenu compte de circonstances spéciales survenues après la date de la cession. Au paragraphe 7, notre Cour a souligné que l’interprétation donnée aux principes juridiques n’était pas contestée.

[34] Dans un deuxième temps, dans la décision Scott Paper, notre Cour a noté au paragraphe 7 que les circonstances spéciales avaient été prises en compte à partir de la date d’acquisition par le propriétaire inscrit et que cette approche n’était pas contestée.

[35] Stikeman conteste la validité de la théorie du changement de propriétaire, car notre Cour ne l’a jamais expressément acceptée. Toutefois, le fait qu’elle ait été acceptée implicitement dans les décisions Fairweather CAF et Scott Paper mine l’argument de Stikeman.

[36] Même si la Cour fédérale a rendu la décision Coors Brewing et celle faisant l’objet du présent appel à des dates rapprochées, aucune ne renvoie à l’autre.

[37] La décision en cause en l’espèce a été rendue le 8 février 2024. L’analyse de la théorie du changement de propriétaire qui y est énoncée est résumée plus haut aux paragraphes 10 à 15. En bref, la Cour fédérale reconnaît la validité de la théorie lorsqu’il s’agit de déterminer s’il existe des circonstances spéciales, mais elle conclut qu’elle ne s’applique pas au cas en l’espèce, car la transaction par laquelle Centric a acquis la marque AVIREX n’a pris effet qu’après la date de l’avis.

[38] La décision Coors Brewing a été rendue le 28 février 2024. Dans cette décision, la Cour fédérale rejette l’appel d’une décision dans laquelle le registraire des marques de commerce a reconnu l’existence de circonstances spéciales sur le fondement de la théorie du changement de propriétaire et a refusé de radier l’enregistrement de la marque au titre de l’article 45 de la Loi. Le défendeur avait acquis la marque six mois avant l’envoi de l’avis. La Cour fédérale conclut que le registraire n’a pas commis d’erreur en appliquant la théorie du changement de propriétaire. Selon elle, le registraire était en droit de tenir compte de la récente acquisition de la marque par le défendeur. Au paragraphe 52 de la décision Coors Brewing, la Cour fédérale souligne que la date pertinente servant à déterminer la période de non-emploi dans le cadre d’instances fondées sur l’article 45 soulève une question mixte de fait et de droit. Elle note également que la récente acquisition de la marque peut être prise en considération, sans toutefois être nécessairement déterminante, lorsqu’il s’agit de trancher la question des circonstances spéciales aux termes du paragraphe 45(3). Au paragraphe 61 de la décision Coors Brewing, la Cour fédérale fait référence aux décisions de la Commission d’opposition des marques de commerce pour appuyer sa déclaration selon laquelle la date de cession ou d’acquisition sert généralement de point de départ dans l’analyse de la question du défaut d’emploi.

[39] Stikeman fait valoir que la théorie du changement de propriétaire ne respecte pas l’article 45 de la Loi, car elle permet au nouveau propriétaire de se soustraire aux exigences en matière d’emploi de la marque pour la période précédant l’acquisition. Stikeman renvoie à l’exigence prévue au paragraphe 45(1) de la Loi, qui prévoit que, si le propriétaire ne peut fournir de preuve d’emploi de la marque de commerce pendant la période pertinente, il doit indiquer « la date où elle a été employée en dernier et la raison pour laquelle elle ne l’a pas été depuis cette date ». Stikeman soutient qu’il ressort de ce libellé que les circonstances spéciales justifiant le défaut d’emploi doivent exister depuis la date où la marque a été employée en dernier. Selon elle, la théorie du changement de propriétaire permet à l’acquéreur de remettre le compteur à zéro pour maintenir l’enregistrement d’une marque qui serait par ailleurs considérée comme désuète.

[40] Je ne partage pas cet avis. À mon sens, le texte, le contexte et l’objet de l’article 45 n’excluent pas la possibilité qu’une récente acquisition d’une marque de commerce entre deux parties sans lien de dépendance puisse constituer une circonstance spéciale de sorte que l’acquéreur soit dispensé de l’obligation de fournir une preuve d’emploi ou de justifier le défaut d’emploi dans la période précédant l’acquisition. On pourrait considérer l’acquisition d’une marque de commerce comme étant en soi un signe qu’elle n’est pas désuète. L’acquisition ne signifie pas que la marque est « employée », mais je ne vois aucune raison valable de nier qu’elle soit un élément à considérer lorsqu’il s’agit d’établir l’existence de circonstances spéciales justifiant le défaut d’emploi. Le paragraphe 45(1) énonce la manière pour le propriétaire de répondre à l’avis, mais c’est le paragraphe 45(3) qui prévoit la radiation en cas de défaut d’emploi qui n’est pas attribuable à des circonstances spéciales.

[41] Stikeman soutient aussi que, dans la décision Arrowhead, de laquelle découle le courant jurisprudentiel relatif à la théorie du changement de propriétaire, la Cour fédérale reconnaît certes que la date d’acquisition d’une marque de commerce [traduction] « peut servir de référence lorsqu’il s’agit de déterminer la durée minimale du défaut d’emploi », mais ne déclare pas que « le nouveau propriétaire doit justifier le défaut d’emploi uniquement à partir de la date de l’acquisition » (voir le paragraphe 55 du mémoire des faits et du droit de l’intimée). À mon avis, cet argument aurait plus de poids si la décision Arrowhead était le seul fondement permettant de réduire la période pertinente aux fins de l’évaluation des circonstances spéciales. Je ne suis pas convaincu que la théorie du changement de propriétaire soit entièrement fondée sur une mauvaise interprétation de la décision Arrowhead. Elle permet d’établir une date pendant la période pertinente prévue à l’article 45 de la Loi avant laquelle le propriétaire de la marque n’est pas tenu de justifier le défaut d’emploi; avant cette date, le nouveau propriétaire peut invoquer l’existence de circonstances spéciales justifiant le défaut d’emploi, car il n’était alors pas le propriétaire de la marque. Comme je l’explique plus haut, notre Cour a énoncé des facteurs à considérer pour déterminer s’il existe des circonstances spéciales. À mon avis, la théorie du changement de propriétaire ne contredit pas ces facteurs.

[42] Stikeman remet également en question la théorie du changement de propriétaire appliquée aux instances fondées sur l’article 45 par souci d’éviter une approche formaliste. Elle soutient que, dans les décisions qui rejettent une approche formaliste, il n’était pas question de circonstances spéciales et que le seuil ne devrait pas être aussi bas dans ce contexte. À mon avis, les raisons pour lesquelles on devrait éviter d’adopter une approche formaliste dans le cadre d’instances fondées sur l’article 45 sont les mêmes lorsqu’il s’agit d’examiner la question des circonstances spéciales que pour tout autre aspect de l’article 45. Comme je l’indique plus haut au paragraphe 26, le fardeau de la preuve qui incombe au propriétaire inscrit de la marque n’est pas très lourd, et les instances fondées sur l’article 45 se veulent de nature sommaire et administrative. Je ne vois aucune raison de traiter la jurisprudence différemment lorsqu’il s’agit d’examiner l’existence de circonstances spéciales.

[43] Le libellé du paragraphe 45(3) de la Loi est reproduit plus haut au paragraphe 8. Il prévoit la radiation ou la modification de l’enregistrement de la marque de commerce lorsqu’il apparaît au registraire que celle-ci « n’a pas été employée au Canada à aucun moment au cours des trois ans précédant la date de l’avis et que le défaut d’emploi n’a pas été attribuable à des circonstances spéciales qui le justifient ». De toute évidence, des circonstances spéciales peuvent justifier le défaut d’emploi d’une marque de commerce et parer à la radiation prévue à l’article 45. Ni le paragraphe 45(3) ni aucune autre disposition de la Loi ne définissent ce qui peut constituer des circonstances spéciales. La question des circonstances spéciales en est une mixte de fait et de droit qui commande la déférence de la part de la juridiction d’appel, sauf s’il existe une erreur de droit isolable. Comme je le note plus haut au paragraphe 38, l’acquisition récente d’une marque de commerce n’entraîne pas automatiquement l’application de la théorie du changement de propriétaire de sorte que l’acquéreur soit libéré de son obligation de justifier une période de non-emploi.

[44] Je ne suis pas convaincu que la Cour fédérale ait commis une erreur de droit en acceptant la validité de la théorie du changement de propriétaire. Passons ensuite à la question de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que les circonstances en l’espèce ne satisfont pas aux exigences de la théorie du changement de propriétaire parce que la cession de la marque AVIREX n’a pris effet qu’après la date de l’avis.

C. La théorie du changement de propriétaire s’applique-t-elle lorsque l’avis est donné avant la clôture d’une convention d’achat et de vente de la marque de commerce visée dans l’avis?

[45] La Cour fédérale a refusé d’appliquer les principes de la théorie du changement de propriétaire à l’espèce parce que, bien que la convention de 2018 ait été signée avant que l’avis soit donné, la transaction n’a pris effet qu’après la date de l’avis. La Cour fédérale traite de la question aux paragraphes 63 à 80 de sa décision. En réponse à l’argument de Centric selon lequel elle est devenue la propriétaire présumée de la marque AVIREX à la signature de la convention, la Cour fédérale conclut que tout intérêt que Centric croyait alors détenir ne pouvait justifier le défaut d’emploi, car elle n’était ni la propriétaire inscrite de la marque ni une titulaire de licence à l’égard de celle-ci pendant la période pertinente (voir le paragraphe 83 de la décision de la Cour fédérale).

[46] Au paragraphe 63 de sa décision, la Cour fédérale reconnaît que la convention de 2018 a été conclue de bonne foi et qu’il n’y a pas lieu de l’envisager avec le scepticisme dont il est question au paragraphe 50 de la décision Marcus CAF et aux paragraphes 11 et 13 ci-dessus. Toutefois, en raison du libellé du paragraphe 45(3) et de la théorie du changement de propriétaire, la Cour fédérale s’estime contrainte de tenir compte de la date d’acquisition, soit la date de clôture de la transaction.

[47] La Cour fédérale fait état de ses réticences légitimes à tenir compte d’événements postérieurs à l’avis, mais elle n’explique pas très bien pourquoi la marque ne pouvait être considérée comme acquise à compter de la date de la convention de 2018 pour l’application de la théorie du changement de propriétaire. Au paragraphe 78 de ses motifs, la Cour fédérale note qu’à la clôture de la transaction, Centric était au courant de l’avis. Elle semble avoir jugé que la convention de 2018 ne convenait pas à ce titre, car vu l’avis, Centric aurait pu décider de ne pas conclure la transaction ou aurait pu négocier de meilleures modalités.

[48] Si ce raisonnement semble irréprochable d’un point de vue factuel, je ne vois toutefois pas très bien comment on en vient à conclure que la théorie du changement de propriétaire pourrait seulement s’appliquer lorsque l’acquisition de la marque de commerce prend effet avant la date de l’avis, et ce, même si elle est préalablement consignée dans une convention.

[49] Selon la décision Scott Paper, au paragraphe 22, les circonstances spéciales justifiant le défaut d’emploi de la marque de commerce visées au paragraphe 45(3) de la Loi sont (i) des circonstances qui ne se retrouvent pas dans la majorité des cas de défaut d’emploi de la marque et (ii) des circonstances auxquelles le défaut d’emploi est attribuable. La décision John Labatt ajoute que les circonstances spéciales doivent être inhabituelles, peu communes ou exceptionnelles. Rappelons que les instances fondées sur l’article 45 sont de nature sommaire et administrative. Elles visent à éliminer du registre les inscriptions désuètes.

[50] Au paragraphe 77 de ses motifs, la Cour fédérale conclut que le résultat de son analyse n’est pas excessivement sévère ou formaliste. Elle semble en être arrivée à cette conclusion, estimant que le résultat n’est pas « injuste ». Que ce résultat soit juste ou non peut être sujet à discussion. Il est toutefois à mon avis excessivement sévère et formaliste de trancher la question de l’existence de circonstances spéciales dans le cadre d’une procédure sommaire sur le fondement aléatoire de la date choisie par les parties pour donner effet à une transaction qui a été convenue des mois auparavant. Certes, les parties peuvent toujours renoncer à la transaction ou en modifier les modalités avant la date de clôture, mais cet état de fait ne me semble avoir aucun rapport avec la question qui nous occupe, soit celle de savoir si la marque de commerce devrait être considérée comme désuète.

[51] En outre, je crains qu’une interprétation stricte de la théorie du changement de propriétaire telle qu’elle est appliquée par la Cour fédérale ne donne lieu à des méfaits. Prenons la situation où le propriétaire d’une ou de plusieurs marques de commerce et un acquéreur potentiel décident que ce dernier sera mieux à même que le premier d’employer les marques et concluent une convention comme celle dont il est question en l’espèce. Une telle convention est généralement rendue publique au moment de la signature et bien avant la clôture de la transaction. Par la signature d’une telle convention, l’acquéreur envoie au public le message qu’il prévoie employer les marques de commerce cédées et qu’il ne les considère pas comme désuètes. Il peut parfois s’écouler un certain temps entre la date de la convention et la date de clôture. Suivant l’interprétation stricte que la Cour fédérale donne à la théorie du changement de propriétaire, une tierce partie pourrait profiter de ce laps de temps pour obtenir la liste des marques de commerce acquises et demander qu’un avis soit donné en vertu de l’article 45 à l’égard de certaines d’entre elles avant la date de clôture dans le but de les faire déclarer désuètes. Encourager ce genre de comportement serait contraire à l’intention de l’article 45.

[52] Pour ces motifs, j’estime que la Cour fédérale a commis une erreur de droit en refusant d’appliquer la théorie du changement de propriétaire au motif qu’à la date de l’avis, l’acquisition de la marque AVIREX n’avait pas encore pris effet. Par conséquent, la décision de la Cour fédérale devrait être annulée.

D. Mesure de réparation et application du droit à l’espèce

[53] Après avoir conclu que la Cour fédérale a commis une erreur en refusant d’appliquer la théorie du changement de propriétaire, notre Cour doit décider s’il existait des circonstances spéciales justifiant le défaut d’emploi de la marque AVIREX ou renvoyer cette question à la Cour fédérale. Ce choix repose sur les facteurs énoncés au paragraphe 60 de la décision Sandhu Singh Hamdard Trust c. Navsun Holdings Ltd., 2019 CAF 295 :

Les facteurs pertinents pour déterminer s’il y a lieu de rendre une décision plutôt que de renvoyer l’affaire sont notamment les suivants : si les faits de l’affaire sont nombreux et complexes, si l’affaire porte sur des éléments de preuve documentaires ou un témoignage de vive voix et une évaluation de la crédibilité, si le résultat est incertain et dépend des faits, si les parties ont présenté des observations précises sur les questions à régler et si le retard supplémentaire associé au renvoi de l’affaire est contraire aux intérêts de la justice : Pfizer Canada Inc. c. Teva Canada limitée, 2016 CAF 161, [2016] 4 R.C.F. F‑13, au paragraphe 157, autorisation de pourvoi refusée [2017] 1 R.C.S. xviii; R. c. Piot, 2019 CAF 53, aux paragraphes 113 à 115 et 124 à 128; Wells c. Terre‑Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199, aux paragraphes 67 et 68.

[54] Aucune des parties n’a demandé à notre Cour de renvoyer la présente affaire à la Cour fédérale. Parfois, en présence d’un changement au droit comme celui dont il est question plus haut, il arrive qu’il faille renvoyer l’affaire à la Cour fédérale pour qu’elle réexamine le dossier de preuve. Toutefois, en l’espèce, les parties ont élaboré leur dossier en envisageant ce changement de sorte qu’il n’est pas nécessaire de réexaminer la preuve : Pfizer Canada Inc. c. Teva Canada Limited, 2016 CAF 161, [2016] A.C.F. no 579. De plus, la Cour fédérale explique son analyse de la preuve de façon suffisamment détaillée pour me permettre de former ma propre opinion quant à l’application de la théorie du changement de propriétaire et de déterminer s’il existe en l’espèce des circonstances spéciales justifiant le défaut d’emploi de la marque AVIREX. Je trancherais donc ces questions. En l’absence des éléments énoncés ci-dessus, notre Cour peut rendre le jugement que la Cour fédérale aurait dû rendre et, pour ce faire, peut examiner le dossier de preuve et tirer sa propre conclusion : Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, sous-al. 52b)(i).

[55] Au paragraphe 40 de ses motifs, la Cour fédérale a déclaré que, « dans les cas où une marque de commerce a récemment fait l’objet d’une cession, on considère généralement que la période de non‑usage devant être prise en compte pour déterminer s’il existe des circonstances spéciales commence à la date où la marque de commerce a été cédée » (non souligné dans l’original). Sans me prononcer sur la question de savoir si la cession de la marque peut prendre effet avant que la convention n’entre en vigueur, je partage l’opinion de la Cour fédérale selon laquelle ce principe devrait s’appliquer, sauf raisons valables.

[56] Il y a essentiellement ici deux questions à trancher. La première est celle de savoir si, dans l’analyse de l’existence des circonstances spéciales aux termes du paragraphe 45(3) de la Loi, la période pertinente devrait commencer à courir à compter de la date de la signature de la convention d’achat et de vente de la marque AVIREX (le 27 juin 2018) ou trois ans avant la date de l’avis (le 12 octobre 2015). Tout dépend si la théorie du changement de propriétaire s’applique en l’espèce. Une fois la période pertinente définie, la deuxième question est celle de savoir s’il existe des circonstances spéciales justifiant le défaut d’emploi pendant cette période.

[57] Selon Stikeman, le fait que Centric ait décidé d’acquérir la marque AVIREX en deux étapes ne devrait pas être considéré comme des circonstances spéciales (voir le paragraphe 73 du mémoire des faits et du droit de l’intimée). Toutefois, cet argument est hors de propos. Le processus d’acquisition n’est pertinent que dans le cadre de la première question, soit celle de savoir à compter de quand commence la période pertinente pour l’évaluation des circonstances spéciales. Il l’est moins dans le cadre de la deuxième question, qui porte sur l’existence des circonstances spéciales pendant la période pertinente, sauf s’il permet d’expliquer le défaut d’emploi de la marque AVIREX. En outre, le choix de Centric d’acquérir la marque en deux étapes n’a rien d’inhabituel. Comme je le mentionne plus haut, c’est généralement ainsi que les parties procèdent dans les acquisitions de grande envergure.

[58] Stikeman renvoie à des clauses de la convention de 2018 qui donnent droit à Centric d’obtenir des documents que possède l’ancienne propriétaire concernant la marque AVIREX. Elle soutient que, puisque Centric avait accès à ces documents avant la signature de la convention, la théorie du changement de propriétaire ne devrait pas s’appliquer, et la période pertinente pour l’évaluation des circonstances spéciales ne devrait pas être raccourcie. Je conviens que, dans certains cas, la question de l’accès aux documents pourrait être prise en compte lorsqu’on applique la théorie du changement de propriétaire, mais il ne s’agit pas d’un tel cas en l’espèce. À mon avis, la preuve démontre que Centric n’avait pas facilement accès aux documents et aux renseignements nécessaires lui permettant de décrire de manière exhaustive les efforts déployés par l’ancien propriétaire de la marque AVIREX en vue d’employer cette dernière : voir le paragraphe 32 de l’affidavit souscrit par Mme Mia Dell’Osso-Caputo le 24 août 2023 et la transcription du contre-interrogatoire de Mme Mia Dell’Osso-Caputo de la page 31, ligne 5 à la page 33, ligne 12 et de la page 52, ligne 1 à la page 53, ligne 15. La décision de la Cour fédérale ne vient pas contredire cette conclusion. Ainsi, Centric n’était pas aussi bien informée que son prédécesseur pour expliquer le défaut d’emploi de la marque AVIREX pendant la période précédant la signature de la convention. Il s’agit là d’une raison convaincante d’appliquer la théorie du changement de propriétaire et d’examiner la question des circonstances spéciales à partir de la date de la signature de la convention de 2018.

[59] Stikeman fait remarquer que Centric n’était pas partie à la convention de 2018. L’acheteur désigné dans le contrat est plutôt une autre société qui, semble-t-il, est une filiale de Centric. À mon avis, l’identité précise de l’acquéreur de la marque et sa structure organisationnelle n’ont aucune importance. Il demeure qu’une tierce partie sans lien de dépendance avec le vendeur a convenu de bonne foi d’acquérir la marque AVIREX le 27 juin 2018 et que la transaction consignée dans la convention de 2018 n’a pris effet que plus tard.

[60] En l’espèce, je ne vois aucune raison de ne pas appliquer la théorie du changement de propriétaire qui joue pour limiter la période pertinente aux fins de l’analyse des circonstances spéciales aux trois mois et demi écoulés de la date de la convention jusqu’à la date de l’avis. On peut aussi examiner cette question d’une autre façon : l’existence de circonstances spéciales avant la date de la convention de 2018 est établie sur le fondement de la cession de la marque et de l’accès limité de Centric aux documents et aux renseignements concernant les efforts déployés par son prédécesseur pour employer la marque.

[61] Passons ensuite à la question de savoir s’il existe des circonstances spéciales qui justifient le défaut d’emploi pendant les trois mois et demi de la période pertinente. Comme je l’indique plus haut au paragraphe 22, une intention de reprendre l’emploi d’une marque de commerce ne peut correspondre à des circonstances spéciales qui justifient le défaut d’emploi. De plus, comme je le mentionne au paragraphe 49, les circonstances spéciales doivent être des circonstances qui ne se retrouvent pas dans la majorité des cas de défaut d’emploi.

[62] En l’espèce, je suis convaincu que la récente acquisition de la marque AVIREX ainsi que le peu de temps dont disposait Centric avant la fin de la période pertinente constituent des circonstances spéciales justifiant le défaut d’emploi. Une acquisition n’est pas une circonstance qui se retrouve dans la majorité des cas de défaut d’emploi. De plus, je suis convaincu que la courte période entre la date de la convention de 2018 et l’avis (trois mois et demi) explique le défaut d’emploi par Centric. Selon la preuve, les activités menées par Centric après la clôture de la transaction laissent croire qu’elle aurait employé la marque, n’eût été la courte période dont elle disposait.

[63] Stikeman soutient que Centric n’a pas fourni de preuve qui démontre qu’elle a pris des mesures claires et concrètes pour commencer à employer la marque AVIREX avant la date de l’avis. J’estime qu’il ne s’agit pas là d’une raison de conclure à l’absence de circonstances spéciales. À mon avis, l’acquisition de la marque AVIREX est en soi un signe qu’elle n’est pas désuète; il y a une intention de commencer à l’employer. Centric souligne également qu’il ne lui était pas permis d’employer la marque AVIREX avant la clôture de la transaction, qui est survenue après la fin de la période pertinente. Voilà qui explique que Centric n’ait pas employé la marque pendant cette période. À mon avis, les faits jusqu’à la date de l’avis (le 12 octobre 2018) semblent indiquer que Centric acquérait la marque AVIREX dans le but de l’employer. Les plans de Centric pour employer la marque à l’avenir confirment ce point de vue.

[64] Stikeman note que, même après la période pertinente, la preuve démontre que Centric a employé la marque AVIREX en liaison avec certains produits visés dans l’enregistrement seulement. Elle semble laisser entendre que l’enregistrement de la marque AVIREX ne devrait être maintenu à l’égard d’aucun produit pour lesquels on ne dispose pas de preuve d’emploi. Toutefois, comme je l’indique plus haut, les activités menées après la fin de la période pertinente, soit après la date de l’avis, ne jouent pas dans les instances fondées sur l’article 45 de la Loi. Ce qui importe, c’est la situation pendant la période pertinente. Il n’y a aucune raison de traiter certains produits liés à la marque AVIREX différemment pendant cette période.

VI. Conclusion

[65] J’accueillerais l’appel. J’annulerais la décision de la Cour fédérale et j’accueillerais l’appel de Centric à l’encontre de la décision du registraire. J’annulerais la radiation de l’enregistrement de la marque AVIREX et j’accorderais à Centric ses dépens devant notre Cour et devant la Cour fédérale.

« George R. Locke »

j.c.a.

"Je suis d’accord.

David Stratas j.c.a."

"Je suis d’accord.

Anne L. Mactavish j.c.a."


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-95-24

 

 

INTITULÉ :

CENTRIC BRANDS HOLDING LLC c. STIKEMAN ELLIOTT S.E.N.C.R.L., S.R.L.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 JANVIER 2025

 

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :

LE JUGE LOCKE

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE STRATAS

LA JUGE MACTAVISH

DATE DES MOTIFS :

LE 10 SEPTEMBRE 2025

 

COMPARUTIONS :

Kristin Wall

Paul Jorgensen

 

POUR L’APPELANTE

 

Kevin Graham

Denise Felsztyna

 

POUR L’INTIMÉE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

POUR L’APPELANTE

 

Stikeman Elliott S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

POUR L’INTIMÉE

 

 

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