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Date : 20130927

Dossier : A‑514‑12

Référence : 2013 CAF 227

CORAM :      LE JUGE NADON

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

 

 

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

appelant

et

RODNEY TORRANCE

 

intimé

 

Audience tenue à Vancouver (Colombie‑Britannique), le 19 septembre 2013

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 27 septembre 2013

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                        LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                         LE JUGE NADON

                                                                                                                      LA JUGE GAUTHIER

 


 


Date : 20130927

Dossier : A‑514‑12

Référence : 2013 CAF 227

CORAM :      LE JUGE NADON

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

 

 

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

appelant

et

RODNEY TORRANCE

 

intimé

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

[1]               Dura lex, sed lex; un brocard qu’illustre bien la présente affaire.

 

[2]               Il s’agit en effet d’un cas épineux. L’appelant, M. Torrance, qui travaillait à son compte comme livreur à bicyclette, est devenu quadriplégique à la suite d’une chute qui lui a endommagé l’épine dorsale. En raison du lieu et de la date à laquelle l’accident est survenu, il semble que l’appelant n’ait aucun recours en responsabilité civile délictuelle ou aux termes d’une loi d’indemnisation des victimes d’accident du travail pour atténuer les conséquences tragiques du préjudice qu’il a subi. Il a présenté en 1998 une demande de prestations d’invalidité en vertu du Régime de pensions du Canada (le RPC ou le Régime), mais, en raison de deux erreurs contenues dans l’adresse à laquelle la lettre de refus a été postée, il n’a appris qu’en 2007 que sa demande a été refusée.

 

[3]               M. Torrance a demandé à la ministre des Ressources humaines et du Développement des compétences du Canada (la ministre) d’être placé dans la situation dans laquelle il se retrouverait si des fonctionnaires chargés d’appliquer le RPC n’avaient pas commis certaines erreurs administratives. Cette demande a été refusée. La Cour fédérale a fait droit à la demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur dans la décision Torrance c. Canada (Procureur général), 2012 CF 1269, [2012] A.C.F. no 1371 (la décision de première instance). Malheureusement pour M. Torrance, je suis d’avis que la décision de la Cour fédérale est mal fondée en droit. Par conséquent, l’appel devrait être accueilli, la décision de la Cour fédérale devrait être annulée et la décision initiale de la ministre devrait être confirmée.

 

LA LOI

 

[4]               Pour bien situer les faits dans leur contexte, il est utile de résumer brièvement le mode de fonctionnement du régime ainsi que le texte des dispositions législatives pertinentes.

 

[5]               Le RPC est un régime contributif, c’est‑à‑dire que l’admissibilité aux prestations ainsi que le montant de celles‑ci sont fonction des cotisations que l’employé a versé au régime. Dans le cas des employés, les cotisations au régime sont retenues à la source et sont remises par l’employeur. Quant aux travailleurs autonomes, ils remettent leurs cotisations avec l’impôt qu’ils doivent lorsqu’ils produisent leur déclaration de revenus. Par conséquent, le défaut de produire sa déclaration de revenus au moment et selon les modalités exigées a des conséquences sur les droits que le Régime reconnaît à l’intéressé. Le paragraphe 30(5) du Régime est particulièrement éclairant à cet égard :

 

30. (5) Lorsque aucune déclaration des gains pour une année provenant du travail qu’une personne exécute pour son propre compte n’a été produite auprès du ministre, ainsi que l’exige le présent article, et ce au plus tard quatre ans après la date à laquelle elle est tenue de produire pour l’année en question la déclaration visée au paragraphe (1), le montant de toute cotisation qui, d’après la présente loi, doit être versé par elle pour l’année, à l’égard de semblables gains, est réputé nul sauf si, avant l’expiration de ces quatre ans, le ministre a évalué la cotisation pour l’année à l’égard de ces gains.

 

30. (5) The amount of any contribution required by this Act to be made by a person for a year in respect of their self‑employed earnings for the year is deemed to be zero where

 

(a) the return of those earnings required by this section to be filed with the Minister is not filed with the Minister before the day that is four years after the day on or before which the return is required by subsection (1) to be filed; and

(b) the Minister does not assess the contribution before the end of those four years.

 

 

[6]               Suivant cette disposition, lorsque l’intéressé ne produit pas sa déclaration de revenus, relativement aux gains provenant du travail qu’il a exécuté pour son propre compte, dans les quatre années suivant la date à laquelle il était tenu de les produire, sa cotisation au RPC est réputée nulle à l’égard des gains en question, ce qui a une incidence sur son admissibilité aux prestations.

 

[7]               Pour être admissible à recevoir des prestations d’invalidité (après le 1er janvier 1998), l’intéressé doit avoir versé des cotisations pendant « la période minimale d’admissibilité », laquelle, en l’espèce, correspond à quatre des six dernières années civiles comprises dans la période se terminant à la date à laquelle l’intéressé a été déclaré invalide.

 (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente partie :

 

[…]

 

b) une pension d’invalidité doit être payée à un cotisant qui n’a pas atteint l’âge de soixante‑cinq ans, à qui aucune pension de retraite n’est payable, qui est invalide et qui :

 

(i) soit a versé des cotisations pendant au moins la période minimale d’admissibilité,

 

 

(2) Pour l’application des alinéas (1)b) et e) :

 

a) un cotisant n’est réputé avoir versé des cotisations pendant au moins la période minimale d’admissibilité que s’il a versé des cotisations sur des gains qui sont au moins égaux à son exemption de base, compte non tenu du paragraphe 20(2), selon le cas :

 

 

(i) soit, pendant au moins quatre des six dernières années civiles comprises, en tout ou en partie, dans sa période cotisable, soit, lorsqu’il y a moins de six années civiles entièrement ou partiellement comprises dans sa période cotisable, pendant au moins quatre années,

 

[…]

 

bla période cotisable d’un cotisant est la période qui :

 

(i) commence le 1er janvier 1966 ou au moment où il atteint l’âge de dix‑huit ans, en choisissant celle de ces deux dates qui est postérieure à l’autre,

 

(ii) se termine avec le mois au cours duquel il est déclaré invalide dans le cadre de l’alinéa (1)b)

 

[…]

 

(Je souligne)

 (1) Subject to this Part,

 

 

 

(b) a disability pension shall be paid to a contributor who has not reached sixty‑five years of age, to whom no retirement pension is payable, who is disabled and who

 

 

(i) has made contributions for not less than the minimum qualifying period,

 

(2) For the purposes of paragraphs (1)(b) and (e),

 

(a) a contributor shall be considered to have made contributions for not less than the minimum qualifying period only if the contributor has made contributions on earnings that are not less than the basic exemption of that contributor, calculated without regard to subsection 20(2),

 

(i) for at least four of the last six calendar years included either wholly or partly in the contributor’s contributory period or, where there are fewer than six calendar years included either wholly or partly in the contributor’s contributory period, for at least four years,

 

 

(b) the contributory period of a contributor shall be the period

 

(i) commencing January 1, 1966 or when he reaches eighteen years of age, whichever is the later, and

 

 

 

(ii) ending with the month in which he is determined to have become disabled for the purpose of paragraph (1)(b),

 

 

(my emphasis)

 

[8]               Le Régime prévoit des recours d’appel et de réexamen des décisions sur l’admissibilité et sur le montant des prestations versées. Une disposition vise la manière de remédier aux conséquences d’une erreur administrative ou d’un avis erroné. M. Torrance a demandé au ministre une mesure sur le fondement de cette disposition, et par la suite présenté une demande de contrôle judiciaire du refus de sa demande et interjeté le présent appel.

66. (4) Dans le cas où le ministre est convaincu qu’un avis erroné ou une erreur administrative survenus dans le cadre de l’application de la présente loi a eu pour résultat que soit refusé à cette personne, selon le cas :

 

a) en tout ou en partie, une prestation à laquelle elle aurait eu droit en vertu de la présente loi,

 

b) le partage des gains non ajustés ouvrant droit à pension en application de l’article 55 ou 55.1,

 

c) la cession d’une pension de retraite conformément à l’article 65.1,

 

le ministre prend les mesures correctives qu’il estime indiquées pour placer la personne en question dans la situation où cette dernière se retrouverait sous l’autorité de la présente loi s’il n’y avait pas eu avis erroné ou erreur administrative.

 

66. (4) Where the Minister is satisfied that, as a result of erroneous advice or administrative error in the administration of this Act, any person has been denied

 

 

(a) a benefit, or portion thereof, to which that person would have been entitled under this Act,

 

(b) a division of unadjusted pensionable earnings under section 55 or 55.1, or

 

(c) an assignment of a retirement pension under section 65.1,

 

 

the Minister shall take such remedial action as the Minister considers appropriate to place the person in the position that the person would be in under this Act had the erroneous advice not been given or the administrative error not been made.

 

 

[9]               En gardant ces dispositions législatives à l’esprit, je passe maintenant aux faits à l’origine du présent contentieux.

 

LES FAITS

 

[10]           M. Torrance est devenu quadriplégique le 29 août 1998 à la suite d’une chute. En novembre 1998, alors qu’il était résident au centre de réadaptation G.F. Strong, il a présenté une demande de prestations d’invalidité. À l’époque, M. Torrance n’avait pas encore produit ses déclarations de revenus de 1996, 1997 et 1998.

 

[11]           Le 14 décembre 1998, M. Torrance a été informé que sa demande de prestations était refusée parce qu’il n’avait versé de cotisations au Régime que pendant deux des six années comprises entre 1993 et 1998 (dossier d’appel (D.A.), p. 70). M. Torrance a répondu le 27 février 1999 en demandant que sa demande demeure active jusqu’à ce qu’il ait produit ses déclarations de revenus de 1996, 1997 et 1998 (D.A., p. 71). Peu de temps après, il a produit sa déclaration de revenus de 1996, mais pas celles de 1997 et 1998. Le 18 mars 1999, des fonctionnaires chargés d’appliquer le Régime ont accusé réception de la lettre de M. Torrance et l’ont instruite à titre de demande de réexamen (D.A., p. 72).

 

[12]           En mai 1999, des fonctionnaires chargés d’administrer le Régime ont communiqué de nouveau avec M. Torrance pour l’informer qu’ils avaient reçu des renseignements concernant ses gains jusqu’à 1997 et pour lui demander de leur fournir « dès que possible » son avis de cotisation pour l’année d’imposition 1998. En 1997, un emploi et un travail exécuté pour son propre compte avaient procuré des gains à M. Torrance. Même s’il n’avait pas encore produit sa déclaration de revenus pour l’année en question, les fonctionnaires chargés d’administrer le Régime étaient au courant du fait que l’employeur avait fait des remises relativement aux gains que l’emploi de M. Torrance lui avait procurés, d’où leur mention des gains réalisés en 1997. En tout état de cause, par la même lettre, les fonctionnaires informaient M. Torrance que sa demande n’était plus instruite à titre de demande de réexamen, mais à titre de demande initiale (D.A. à la p. 76). C’est la dernière communication des fonctionnaires chargés d’appliquer le RPC qu’a reçue M. Torrance jusqu’à ce qu’il reprenne contact avec eux en mai 2007.

 

[13]           À la fin de juin 1999, des fonctionnaires chargés d’administrer le Régime ont de nouveau écrit à M. Torrance pour l’informer qu’ils avaient besoin de renseignements complémentaires pour pouvoir instruire sa demande. Ils ont joint le formulaire d’Autorisation de dévoiler des renseignements/Consentement à une évaluation médicale ainsi qu’une demande de renseignements supplémentaires. La lettre précisait que la demande de M. Torrance ne pouvait être instruite sans les renseignements en question et lui demandait de retourner les formulaires dans les 45 jours. La lettre a été retournée à l’expéditeur sans avoir été livrée parce que M. Torrance avait quitté le centre de réadaptation et emménagé dans son propre appartement.

 

[14]           Les fonctionnaires chargés d’administrer le RPC ont fait plusieurs démarches pour tenter d’obtenir l’adresse de M. Torrance en communiquant avec le centre de réadaptation ainsi qu’avec le médecin de famille de M. Torrance. Le centre de réadaptation leur a donné la bonne adresse, sauf pour ce qui est du numéro d’appartement.

 

[15]           Le 30 juillet 1997, les fonctionnaires chargés d’administrer le RPC ont écrit une fois de plus à M. Torrance pour l’informer que sa demande de prestation était refusée parce qu’il n’était pas invalide à la date la plus récente à laquelle il satisfaisait aux exigences en matière de cotisations. La lettre précisait également que M. Torrance pouvait demander le réexamen de cette décision dans les 90 jours suivant la réception de la lettre. Si M. Torrance optait pour une demande de réexamen, il devait fournir son avis de cotisation pour l’année d’imposition 1998.

 

[16]           Cette lettre n’est jamais parvenue à M. Torrance. Le numéro d’immeuble et le nom de la rue étaient exacts, mais le numéro d’appartement était erroné. Pour empirer les choses, le code postal était également erroné. Le bon code postal, correctement communiqué par le centre de réadaptation, était le V5V 3N1. Or, le code postal figurant sur la lettre expédiée à M. Torrance était V5N 3N1. Par suite de l’une de ces erreurs ou des deux, M. Torrance n’a jamais reçu la lettre l’informant du refus de sa demande de prestations.

 

[17]           En 2006, avec l’assistance d’un aide‑soignant, M. Torrance a produit ses déclarations de revenus de 1997 et 1998. Une fois ajoutés à ses revenus d’emploi les gains qu’il avait réalisés en tant que travailleur autonome, M. Torrance avait accumulé suffisamment de gains cotisables en 1997 et 1998 pour être admissible à une pension d’invalidité. Toutefois, la ministre du Revenu national, qui est chargée de percevoir et de comptabiliser les cotisations a, aux termes du paragraphe 30(5), réputé nulles les cotisations que M. Torrance devait verser pour les deux années en question. M. Torrance a essayé sans succès d’attaquer cette décision devant la Cour fédérale. La Cour a conclu que le ministre de Revenu national n’était investi d’aucun pouvoir discrétionnaire relativement à l’application du paragraphe 30(5) (voir Torrance c. Canada (Ministre du Revenu national), 2008 CF 1083, [2008] A.C.F. no 1349, au paragraphe 21).

 

[18]           M. Torrance s’est ensuite occupé de sa demande de prestations d’invalidité. Il a présenté une demande en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. 1985 ch. P‑21, et a obtenu copie de son dossier du RPC. En examinant son dossier, il a pris connaissance pour la première fois de la lettre de juillet 1999 par laquelle sa demande de prestations avait été refusée. En mai 2007, il a écrit à la ministre pour lui demander de réexaminer le refus de juillet 1999 de sa demande. Il a invoqué le fait qu’il n’avait reçu la lettre de refus qu’en mars 2007 pour justifier le retard de présentation de sa requête.

 

[19]           Jusqu’à ce moment‑là, les fonctionnaires chargés d’administrer le RPC n’avaient aucune raison de croire que M. Torrance n’avait pas reçu leur lettre de juillet 1999, car, contrairement à la lettre de juin, celle de juillet ne leur avait pas été retournée avec la mention « non livrée ».

 

[20]           Il m’est impossible de trouver dans le dossier la réponse de la ministre à la lettre de mai 2007 mais, compte tenu de la suite des événements, je présume qu’elle a refusé la demande.

 

[21]           En octobre 2010, par l’intermédiaire de son avocat, M. Torrance a demandé à la ministre d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 66(4) de manière à [traduction] « accorder à M. Torrance la pension d’invalidité qu’il aurait reçue n’eût été l’avis erroné qui lui a été donné et les erreurs administratives commises lors du traitement de son dossier » (D.A. p. 34). M. Torrance y précisait que l’avis erroné et les erreurs administratives reprochées étaient les suivantes :

1-   Des renseignements insuffisants et inexacts lui avaient été communiqués dans la lettre de mai 1999.

 

2-   Les fonctionnaires ne s’étaient pas assurés que les lettres de juin et de juillet 1999 avaient effectivement été livrées à M. Torrance en temps utile.

 

3-   Les fonctionnaires chargés d’appliquer le RPC avaient fondé leurs décisions relatives à la demande de M. Torrance et à sa demande de réexamen sur des renseignements insuffisants.

 

[22]           Le 8 novembre 2011, la demande de mesure présentée par M. Torrance en vertu du paragraphe 66(4) a été refusée parce que la ministre a conclu que [traduction] « M. Torrance ne s’est pas vu refuser des prestations par suite d’un avis erroné ou d’une erreur administrative ». On peut résumer comme suit les motifs de cette décision :

1‑ M. Torrance avait l’obligation de produire ses déclarations de revenus en temps utile. Il n’appartenait pas aux fonctionnaires chargés d’appliquer le RPC d’informer M. Torrance des conséquences pouvant découler d’un défaut de production de ses déclarations de revenus.

 

2‑ Les fonctionnaires chargés d’appliquer le RPC n’ont commis aucune erreur administrative en refusant la demande de prestations d’invalidité de M. Torrance avant l’expiration du délai de 45 jours qui lui avait été accordé dans la lettre du 30 juin 1999 pour fournir des renseignements médicaux complémentaires. Les renseignements obtenus du centre de réadaptation confirmaient que M. Torrance n’avait été déclaré invalide qu’après l’expiration de sa période minimale d’admissibilité, selon les renseignements dont on disposait en juillet 1999. Cette décision a été prise environ cinq mois après que M. Torrance eut demandé la prorogation du délai imparti pour produire ses déclarations de revenus.

 

(D.A., p. 96)

 

[23]           L’avocat de M. Torrance a critiqué cette lettre en soulignant qu’il n’y était pas question des erreurs administratives reprochées et qu’elle se concentrait plutôt sur les manquements de M. Torrance. Il a observé, à juste titre, que le paragraphe 66(4) exige que l’on examine le comportement des fonctionnaires et non celui de M. Torrance. Cela dit, le paragraphe 66(4) exige également que l’erreur administrative se soit traduite par le refus de verser à l’intéressé des prestations auxquelles il aurait autrement eu droit. Il n’est donc pas inapproprié que les fonctionnaires mentionnent la raison pour laquelle le prestataire n’avait pas droit à des prestations pour démontrer que les erreurs administratives, s’il en est, n’étaient pas à l’origine de la non‑admissibilité de M. Torrance à des prestations.

 

LA DÉCISION ATTAQUÉE

 

[24]           M. Torrance a introduit une demande de contrôle judiciaire dirigée contre la décision par laquelle la ministre a refusé d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 66(4).

 

[25]           Après avoir exposé les faits, le juge de première instance a expliqué que la question en litige était celle de savoir si le représentant de la ministre avait commis une erreur en décidant qu’il n’y avait pas eu d’avis erroné ou d’erreur administrative qui aurait permis à la ministre d’exercer son pouvoir correctif en application du paragraphe 66(4). Le juge a également pris acte de la thèse du Procureur général du Canada portant que les pouvoirs correctifs de la ministre n’étaient pas suffisamment larges pour permettre à cette dernière d’annuler le défaut présumé de verser des cotisations conformément au paragraphe 30(5) du Régime.

 

[26]           Le juge de première instance a conclu, sur le fondement de la jurisprudence de la Cour fédérale que la norme de contrôle applicable en matière d’erreur administrative était celle de la décision raisonnable. Sur la question de la portée du pouvoir correctif de la ministre sous le régime du paragraphe 30(5), le juge de première instance a déclaré que la norme de contrôle était celle de la décision raisonnable, se fondant sur l’arrêt rendu par notre Cour à l’occasion de l’affaire Bartlett c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 230, [2012] A.C.F. no 1181 (Bartlett).

 

[27]           Après avoir examiné les arrêts rendus par notre Cour à l’occasion des affaires Bartlett et Scheuneman c. Canada (Développement des ressources humaines), 2005 CAF 254, [2005] A.C.F no 1163, le juge de première instance a conclu qu’il était déraisonnable de la part de la ministre de ne pas reconnaître que l’omission de donner à M. Torrance un avis du refus de sa demande de pension et de lui permettre de solliciter le réexamen et de produire sa déclaration de revenus pour l’année 1998 conformément à la lettre du 27 juillet 1999 était imputable à une erreur administrative. Selon le juge de première instance, l’erreur que M. Torrance avait commise en omettant d’envoyer un avis de son changement d’adresse aux fonctionnaires chargés d’appliquer le RPC n’était pas déterminante.

 

[28]           Le juge de première instance a conclu que l’erreur de code postal était l’erreur administrative qui avait privé M. Torrance de la possibilité d’obtenir une pension. Suivant le juge de première instance, « il n’est pas raisonnable de supposer (comme l’a fait le défendeur [le Procureur général]) que, s’il avait reçu la lettre du 27 juillet 1999, M. Torrance n’aurait pas produit les documents exigés […] [s]i l’erreur administrative n’avait pas été commise, M. Torrance aurait produit sa déclaration de revenus pour l’année 1998 et le paragraphe 30(5) ne se serait jamais appliqué » (décision de première instance, aux paragraphes 41 et 42).

 

[29]           Le juge de première instance a ensuite examiné l’incidence du paragraphe 30(5) du Régime. Il s’est fondé sur la jurisprudence Bartlett de notre Cour, laquelle enseignerait que le paragraphe 66(4) conférait à la ministre un pouvoir large et absolu lui permettant de prendre les mesures correctives qu’elle estimait indiquées pour s’assurer que le prestataire soit dédommagé et soit replacé dans la situation dans laquelle il serait si aucune erreur administrative n’avait été commise. Selon le juge de première instance, ce vaste pouvoir correctif serait mis en échec s’il était restreint par le paragraphe 30(5).

 

[30]           Le juge de première instance a terminé sa décision par des observations concernant la demande par laquelle M. Torrance demandait à la Cour d’ordonner à la ministre de lui verser une pension à la lumière de la thèse que le procureur général avait avancée dans son mémoire, selon laquelle M. Torrance n’avait pas versé suffisamment de cotisations pour être admissible à une pension d’invalidité. La Cour a refusé d’accorder cette mesure en estimant qu’il fallait présumer que la ministre interviendrait conformément à la conclusion tirée par la Cour quant à la primauté du paragraphe 66(4) par rapport au paragraphe 30(5).

 

ANALYSE

 

[31]           La première question à examiner est celle de la norme de contrôle.

 

[32]           Le rôle de la juridiction d’appel saisie d’une décision d’une cour de première instance portant sur le contrôle judiciaire d’une décision administrative consiste à rechercher si le tribunal de première instance a suivi la norme de contrôle appropriée et, dans l’affirmative, correctement (Dr. Q. c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226, au paragraphe 43).

 

[33]           En l’espèce, le juge de première instance a conclu que la norme de contrôle applicable à la conclusion de la ministre quant à la question de savoir si une erreur administrative avait été commise était celle de la décision raisonnable (décision de première instance, au paragraphe 28). Le juge de première instance a également déclaré que la norme de contrôle de la décision correcte était celle qui s’appliquait aux questions de droit portant sur la question de savoir si le paragraphe 30(5) du Régime venait restreindre la portée du pouvoir correctif conféré à la ministre par le paragraphe 66(4) (décision de première instance, au paragraphe 29).

 

[34]           En effet, la question de savoir si une erreur administrative a ou non été commise est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable parce qu’il s’agit d’une question de fait. Je dirais également que la question de savoir si l’erreur administrative a privé M. Torrance de prestations qu’il aurait autrement été en droit de recevoir est également une question de fait assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable. Le juge de première instance n’a pas formulé cette dernière question comme je l’ai fait, mais il ressort, à l’évidence, de sa décision qu’il était conscient du fait que la principale question qui lui était déférée en était une de lien de causalité.

 

[35]           Le problème réside dans le fait qu’après avoir arrêté la bonne norme de contrôle, le juge de première instance ne l’a pas appliquée correctement. Lors de son examen de la décision de la ministre et du dossier, y compris l’analyse fouillée que l’on trouve aux pages 263 à 267 du dossier d’appel, il n’a pas recherché si, à la lumière de ces documents, la décision du ministre appartenait aux issues possibles acceptables (Newfoundland and Labrador Nurse’s Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, aux paragraphes 12 et 13).

 

[36]           Pour conclure que la décision de la ministre n’était pas raisonnable, le juge de première instance s’est fondé sur le fait qu’elle n’avait pas reconnu que « l’omission de donner à M. Torrance un avis du refus de sa demande de pension et de lui permettre de solliciter une révision et de produire sa déclaration de revenus pour l’année 1998 » s’expliquait par une erreur administrative (décision de première instance, au paragraphe 37). Le juge de première instance a ensuite exposé sa conception du lien de causalité en faisant observer que, s’il avait été avisé du refus de sa demande, M. Torrance aurait produit sa déclaration de revenus de 1998, auquel cas le paragraphe 30(5) n’aurait jamais joué et M. Torrance aurait reçu sa pension d’invalidité.

 

[37]           À mon avis, le juge de première instance a commis une erreur en substituant son raisonnement à celui de la ministre. Concrètement, il a appliqué la norme de la décision correcte. En l’espèce, il appartient donc à notre Cour d’appliquer la norme de la décision raisonnable à la décision de la ministre.

 

[38]           Notre Cour enseigne que, pour qu’une mesure puisse être accordée en vertu du paragraphe 66(4) du Régime, il doit exister un lien de causalité entre l’erreur administrative ou l’avis erroné et le refus des prestations (King c. Canada, 2010 CAF 122, [2010] A.C.F. no 634, au paragraphe 11). Il ne s’agit donc pas de rechercher si une erreur administrative a été commise, mais bien si une erreur administrative est à l’origine du refus des prestations.

 

[39]           En l’espèce, la ministre était d’avis que l’erreur qui s’est possiblement produite n’avait pas résulté en refus des prestations auxquelles M. Torrance aurait par ailleurs eu droit (D.A., à la p. 96).

 

[40]           Selon la ministre, il incombait à M. Torrance de produire ses déclarations de revenus, ce que M. Torrance a reconnu dans sa lettre de février 1999. La ministre a poursuivi en expliquant qu’il n’appartenait pas aux fonctionnaires chargés d’appliquer le Régime d’informer les clients des conséquences de la non‑production de leurs déclarations de revenus. Ces éléments nous ramènent à l’allégation de M. Torrance qualifiant d’incomplets et d’inexacts les renseignements qui lui ont été communiqués dans la lettre de mai 1999 qui l’informait que les renseignements relatifs à ses gains pour l’année d’imposition 1997 avaient été reçus et lui demandait de présenter son avis de cotisation pour l’année d’imposition 1998 dans les plus brefs délais.

 

[41]           La réponse de la ministre repose sur deux points. Premièrement, M. Torrance savait, indépendamment des exigences du Régime, qu’il avait l’obligation de produire ses déclarations de revenus chaque année. Deuxièmement, après avoir essuyé un premier refus en réponse à sa demande de prestations en décembre 1998, M. Tarrance savait qu’il devait produire ses déclarations de revenus de 1996, 1997 et 1998 pour pouvoir être admissible à des prestations d’invalidité. Le seul élément d’information dont ne disposait pas M. Torrance était le fait que, s’il ne produisait pas ses déclarations de revenus dans les quatre années suivant l’expiration du délai prescrit pour les produire, il ne pourrait verser de cotisations pour les années en question. Or, rien de ce qui a été communiqué à M. Torrance n’aurait pu amener la personne raisonnable à conclure qu’il disposait d’une période indéterminée pour produire ses déclarations de revenus.

 

[42]           Le deuxième point soulevé par la lettre de la ministre concerne l’allégation de M. Torrance suivant laquelle la décision des fonctionnaires au sujet de son droit à des prestations était fondée sur des renseignements insuffisants et incomplets puisque cette décision a été rendue sur le fondement de renseignements partiels quant à ses gains pour l’année 1997 et sans connaître les gains de l’année 1998. Suivant M. Torrance, cela s’explique par le fait que la décision a été prise avant l’expiration du délai de 45 jours qui lui avait été donné dans la lettre de juin 1999 pour fournir des renseignements complémentaires (D.A., à la p. 40).

 

[43]           La lettre de juin 1999 ne demandait pas d’autres renseignements financiers à M. Torrance et elle ne lui accordait pas non plus un délai de 45 jours pour présenter de tels renseignements. Voici les extraits pertinents de la lettre du 30 juin 1999 :

[traduction]

Auriez‑vous l’obligeance :

 

         de signer et de dater le formulaire d’Autorisation de dévoiler des renseignements/Consentement à une évaluation médicale. Comme vous le constaterez à la lecture du premier paragraphe de ce formulaire, en signant ce formulaire vous nous autorisez à demander à votre médecin et à d’autres autorités de nous communiquer des renseignements à votre sujet;

 

         de remplir les espaces en blanc sur le questionnaire ci‑joint intitulé Demande de renseignements complémentaires et de le signer et de le dater. Si vous avez besoin de plus d’espace, veuillez joindre une feuille supplémentaire.

 

Nous ne pouvons traiter votre demande tant que nous n’avons pas reçu ces renseignements. Veuillez nous les retourner dans l’enveloppe ci‑jointe d’ici 45 jours.

(D.A., p. 78)

 

[44]           La lettre de juin 1999 concernait les renseignements médicaux et ne comportait pas de demande de renseignements financiers.

 

[45]           Dans sa décision, la ministre précise qu’elle a reçu des renseignements du centre de réadaptation G.F. Strong dans le délai de 45 jours et que ces renseignements confirmaient que le dernier jour où M. Torrance avait travaillé, le 29 août 1998, ne faisait pas partie de sa période minimale d’admissibilité, qui avait été fixée à l’époque au 30 décembre 1997. Par conséquent, il n’était pas nécessaire d’attendre l’expiration du délai de 45 jours pour se prononcer sur son admissibilité. La ministre a observé que la décision en question avait été prise 5 mois après que M. Torrance eut réclamé une prorogation du délai qui lui était imparti pour produire ses déclarations de revenus de 1996, 1997 et 1998.

 

[46]           Il est vrai, comme la suite des événements l’a démontré, que lorsqu’ils ont refusé la demande, les fonctionnaires chargés d’administrer le Régime n’avaient pas, en ce qui concerne les cotisations versées par M. Torrance en date du 27 juillet 1999, un tableau complet de la situation. La question qui se pose est celle de savoir si cela est attribuable à une erreur administrative. Les fonctionnaires chargés d’administrer le Régime savaient, à la lecture du questionnaire qu’il avait rempli, que M. Torrance avait des gains provenant du travail qu’il avait exécuté pour son propre compte à déclarer en 1997 et en 1998. Le 27 février 1999, M. Torrance a demandé la prorogation du délai qui lui était imparti pour produire sa déclaration de revenus. Le 17 mai 1999, on lui a demandé de fournir dans les plus brefs délais son avis de cotisation de 1998.

 

[47]           La Cour est appelée à rechercher si la décision par laquelle les fonctionnaires chargés d’administrer le Régime ont refusé la demande de M. Torrance en juillet 1999 constituait une erreur administrative. Chaque cas est évidemment un cas d’espèce. En l’espèce, M. Torrance n’a donné aucune suite à sa demande pendant 7 ans. Par conséquent, même si les fonctionnaires chargés d’administrer le Régime avaient reporté leur décision après l’expiration du délai de 45 jours, voire attendu encore 6 mois, l’issue aurait été la même, étant donné que M. Torrance ne s’est occupé de sa demande qu’en 2006. Si les fonctionnaires avaient attendu encore plus longtemps pour décider de rejeter la demande de prestations, l’issue aurait été identique, étant donné que M. Torrance ne s’occupait pas de sa demande. Les fonctionnaires étaient de toute évidence d’avis que suffisamment de temps s’était écoulé pour permettre à M. Torrance de produire sa déclaration de revenus. Par conséquent, lorsqu’ils ont reçu les renseignements médicaux confirmant que la date d’invalidité de M. Torrance n’était pas comprise dans sa période minimale d’admissibilité, les fonctionnaires en question n’ont pas demandé d’autres renseignements médicaux pour conclure que M. Torrance n’était pas admissible aux prestations. À mon avis, cette décision ne constituait pas une erreur administrative et, par conséquent, ne donnait pas lieu à une réparation en vertu du paragraphe 66(4) du Régime.

 

[48]           À mon avis, est raisonnable la conclusion de la ministre suivant laquelle le fait que la lettre de juillet 1999 ne soit jamais parvenue à son destinataire n’est pas la cause du défaut de M. Torrance de produire ses déclarations de revenus en temps utile. C’est le défaut de M. Torrance de produire ses déclarations de revenus de 1997 et 1998 dans les quatre années suivant l’expiration du délai prescrit pour les produire qui a fait jouer le paragraphe 30(5), ce qui l’a rendu non admissible à des prestations. La conclusion du juge de première instance selon laquelle M. Torrance aurait produit ses déclarations de revenus s’il avait reçu la lettre du 30 juillet 1999 ne saurait être retenue, étant donné que M. Torrance n’a rien fait après avoir essuyé un premier refus en décembre 1998 pour cause de cotisations insuffisantes.

 

[49]           Vu cette conclusion, je n’ai pas à examiner la question de savoir si le pouvoir correctif conféré à la ministre par le paragraphe 66(4) est limité par le paragraphe 30(5) du Régime. Cela dit, nul ne saurait conclure que j’approuve pour autant la conclusion tirée par le juge de première instance sur ce point.

 

DISPOSITIF

 

[50]           Au final, il ressort de l’examen de la décision de la ministre que cette décision appartient aux issues possibles acceptables compte tenu des motifs invoqués à son appui et du dossier dont disposait la ministre. Par conséquent, l’appel devrait être accueilli, la décision de la Cour fédérale devrait être annulée et la demande de contrôle judiciaire de M. Torrance devrait être rejetée. Comme aucune demande de dépens n’a été présentée, aucuns dépens ne seront adjugés.

 

 

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

« Je suis d’accord. »

            Marc Nadon, j.c.a.

 

« Je suis d’accord. »

Johanne Gauthier, j.c.a.

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Francois Brunet, jurilinguiste

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DoSSIER :                                                    A‑514‑12

 

INTITULÉ :                                                  PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c.
RODNEY TORRANCE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 19 septembre 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                       LE JUGE PELLETIER

 

Y ONT SOUSCRIT :                                   LE JUGENADON

                                                                        LA JUGE GAUTHIER

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 27 septembre 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Bahaa I. Sunallah

Kétia Calix

 

POUR L’APPELANT

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Jamie L. Thornback

 

POUR L’INTIMÉ

RODNEY TORRANCE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

 

 

POUR L’APPELANT

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Camp Fiorante Matthews Mogerman

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

pour l’intimé

RODNEY TORRANCE

 

 

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