Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20131219

 

Dossier : A‑473‑12

 

Référence : 2013 CAF 293

CORAM :      LE JUGE PELLETIER

                        LE JUGE STRATAS

                        LE JUGE NEAR

 

ENTRE :

TREVOR KNISS

appelant

et

SYNDICAT DES TRAVAILLEURS(EUSES) EN TÉLÉCOMMUNICATIONS

intimé

 

et

TELUS COMMUNICATIONS INC.

intimée

 

 

Audience tenue à Calgary (Alberta), le 26 novembre 2013.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 19 décembre 2013.

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                        LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                      LE JUGE STRATAS

                                                                                                                                LE JUGE NEAR

 



Date : 20131219

 

Dossier : A‑473‑12

 

Référence : 2013 CAF 293

CORAM :      LE JUGE PELLETIER

                        LE JUGE STRATAS

                        LE JUGE NEAR

 

ENTRE :

TREVOR KNISS

appelant

et

SYNDICAT DES TRAVAILLEURS(EUSES) EN TÉLÉCOMMUNICATIONS

intimé

 

et

TELUS COMMUNICATIONS INC.

intimée

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE PELLETIER

INTRODUCTION

[1]               Les règles de procédure, dit‑on souvent, sont un champ de mines pour les profanes. La Cour est saisie en l'espèce d'un appel interjeté par un profane qui a posé le pied sur une mine. N'ayant pas respecté le délai prévu pour déposer la preuve de signification d'un document, l'appelant, M. Kniss, a été obligé de présenter une requête en prorogation de délai. Cette requête a été entendue par un protonotaire, qui l'a rejetée, et qui a également rejeté sa demande de contrôle judiciaire. Un juge de la Cour fédérale a confirmé la décision du protonotaire. M. Kniss se pourvoit à présent devant la Cour.

 

[2]               En 2007, M. Kniss a été congédié par l'intimée, Telus Communications Inc. (Telus), par suite d'un différend découlant de l'obligation qui incombe à Telus de lui fournir des mesures d'accommodement en raison de ses limitations physiques. M. Kniss a contesté par grief l'insuffisance des mesures d'accommodement qui lui étaient offertes ainsi que son congédiement. En 2009, un arbitre a tranché en faveur de l'employeur en ce qui a trait au grief relatif au congédiement et est resté saisi du grief relatif aux mesures d'accommodement, au cas où les parties auraient souhaité y donner suite. Or, le grief a été abandonné.

 

[3]               Alors que ses griefs étaient en instance, M. Kniss a déposé deux plaintes devant la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP). Dans sa première plainte, antérieure à son congédiement, il a allégué que Telus n'avait pris aucune mesure d'accommodement raisonnable à l'égard de ses limitations physiques. Dans la seconde, il a allégué que Telus avait exercé diverses mesures de représailles contre lui, et qu'elle l'avait finalement congédié. La CCDP a refusé d'instruire ses plaintes, estimant qu'elles avaient, pour l'essentiel, été examinées lors de l'arbitrage.

 

[4]               Le présent appel est lié à la demande déposée par M. Kniss en vue du contrôle judiciaire du refus de la CCDP de donner suite à ses plaintes.

 

HISTORIQUE DES PROCÉDURES

[5]               Comme je l'ai mentionné, M. Kniss n'a pas respecté le délai prévu pour déposer la preuve de signification de l'affidavit visé à l'article 306 des Règles et il a été tenu de présenter une requête en prorogation de délai.

 

[6]               Le protonotaire qui a entendu la requête présentée en vertu de l'article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles), a appliqué le critère en quatre volets exposé dans la décision de notre Cour Procureur général du Canada c. Hennelly, [1999] A.C.F. no 846 (QL) (Hennelly), soit que le demandeur qui cherche à obtenir une prorogation de délai doit démontrer :

a)         qu'il a l'intention constante de poursuivre sa demande;

 

b)         que la demande est bien fondée;

 

c)         que le défendeur ne subit pas de préjudice en raison du délai;

 

d)         qu'il existe une explication raisonnable justifiant le retard.

 

[7]               Le protonotaire a souligné que 50 jours s'étaient écoulés entre le refus par le greffe d'accepter la preuve de signification de M. Kniss et le dépôt de sa requête en prorogation de délai. Vu ce retard à l'égard duquel aucune explication valable n'avait été fournie, le protonotaire n'a pu conclure que M. Kniss avait l'intention constante de donner suite à sa demande tout au cours de cette période.

 

[8]               Le protonotaire s'est ensuite demandé si M. Kniss avait démontré que sa demande de contrôle judiciaire était fondée. S'appuyant sur l'affidavit déposé par l'intimée, le protonotaire a souligné que la CCDP avait refusé d'instruire les plaintes de M. Kniss parce que les questions qu'elles soulevaient avaient déjà été examinées lors du processus de grief. Après avoir observé que les questions soulevées dans la demande de contrôle judiciaire de M. Kniss faisaient l'objet d'une instance devant la Cour du Banc de la Reine de l'Alberta, le protonotaire a conclu que la demande de contrôle judiciaire constituait un abus de procédure.

 

[9]               Le protonotaire a conclu en faisant remarquer que les requêtes en prorogation de délai étaient régies par le principe suprême suivant lequel justice doit être faite. En l'espèce, l'intérêt de la justice penchait contre l'octroi d'une prorogation qui aurait permis de poursuivre une demande qui était vouée à l'échec.

 

[10]           Le protonotaire a rejeté la requête en prorogation de délai et il a, de son propre chef, rejeté la demande de contrôle judiciaire de M. Kniss.

 

[11]           Monsieur Kniss a interjeté appel de la décision du protonotaire devant un juge de la Cour fédérale. Le juge a arrêté la norme de contrôle applicable à la décision d'un protonotaire, qui a été énoncée par notre Cour dans l'arrêt Canada c. Aqua‑Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425, et, plus récemment, dans l'arrêt Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., 2003 CAF 488, [2004] 2 R.C.F. 459. À la lumière de cette norme, le juge a estimé que la décision du protonotaire de rejeter la demande de contrôle judiciaire était déterminante quant à l'issue de l'affaire et que, par conséquent, il devait procéder à une instruction de novo.

 

[12]           Le juge a souligné que le protonotaire avait correctement énoncé et appliqué le critère pertinent. Il a aussi tenu compte de l'affirmation du protonotaire selon laquelle les questions soulevées dans la demande de contrôle judiciaire étaient alors devant les tribunaux albertains et que, pour cette raison, la demande de contrôle judiciaire constituait un abus de procédure.

 

[13]           Le juge a estimé que rien ne lui permettait de conclure que la décision du protonotaire était manifestement erronée ou fondée sur une mauvaise appréciation des faits, ce qui aurait amené la Cour fédérale à exercer différemment son pouvoir discrétionnaire. Par conséquent, il a rejeté l'appel de M. Kniss.

 

ANALYSE

[14]           La norme de contrôle que la Cour doit appliquer à la décision d'un juge qui siège en appel de la décision d'un protonotaire a été énoncée par la Cour suprême dans l'arrêt Z.I. Pompey Industrie c. ECU‑Line N.V., 2003 CSC 27, [2003] 1 R.C.S. 450, au paragraphe 18 :

[...] Une cour d'appel ne peut intervenir que si le juge des requêtes n'avait aucun motif de modifier la décision du protonotaire ou, advenant l'existence d'un tel motif, si la décision du juge des requêtes était mal fondée ou manifestement erronée : Jian Sheng Co. c. Great Tempo S.A., [1998] 3 C.F. 418 (C.A.), le juge Décary, p. 427‑428, autorisation de pourvoi refusée, [1998] 3 R.C.S. vi. [...]

 

[15]           Cette formulation du critère semble s'inspirer d'une affaire où le juge des requêtes a modifié la décision du protonotaire. Il peut arriver que le juge des requêtes n'intervienne pas alors qu'il devrait le faire. Dans ce cas, la cour d'appel peut intervenir si des motifs justifient son intervention, notamment lorsque le protonotaire s'est fondé sur un mauvais principe ou que sa décision était manifestement erronée. La cour d'appel doit alors examiner le dossier de novo : voir Bristol‑Myers Squib Co. c. Apotex Inc., 2011 CAF 34, [2011] A.C.F. no 147, au paragraphe 7.

 

[16]           En l'espèce, le juge de la Cour fédérale a eu raison de conclure que la question en litige, soit le rejet de la demande de M. Kniss, était déterminante quant à l'issue de l'affaire, et qu'il devait instruire l'affaire de novo. Malheureusement, il ne semble pas qu'il l'ait fait. S'il faut nous prononcer en fonction de son ordonnance, qui est tout ce dont nous disposons, le juge a simplement passé en revue ce que le protonotaire avait fait et a souscrit au résultat. Or, une instruction de novo exige que l'on jette un regard neuf sur la preuve et le droit pertinent, comme si l'affaire était instruite pour la première fois. Le juge a donc énoncé un principe, mais en a appliqué un autre. Ce faisant, il a commis une erreur, ce qui justifie notre intervention. Il appartient donc à la Cour de procéder à un examen de novo.

 

[17]           Avant de commencer, j'aimerais dire quelques mots au sujet de certaines anomalies qui caractérisent la présente affaire. Le dépôt d'un affidavit de signification est une étape nécessaire, mais relativement anodine de l'instance. M. Kniss a sans doute été étonné d'apprendre que cet écart apparemment bénin aux Règles avait entraîné le rejet de sa demande de contrôle judiciaire, surtout qu'il n'est pas contesté que l'affidavit visé à l'article 306 des Règles a été dûment signifié. Le seul problème a trait à la preuve de cette signification.

 

[18]           Monsieur Kniss a dû juger cette situation encore plus étonnante lorsqu'il a appris que, moins d'un mois plus tard, Telus elle‑même n'avait pas respecté la date limite de production d'un dossier de requête, un document qui a une incidence beaucoup plus grande sur l'issue de l'instance qu'une preuve de signification. Dans ce cas, Telus a demandé au greffe de la Cour fédérale à Calgary d'accepter le dossier de requête, mais sa demande a été refusée. Telus a ensuite écrit au greffe de la Cour fédérale à Ottawa, sans transmettre de copie de sa lettre à M. Kniss, pour demander que le dossier de requête soit accepté pour dépôt. L'affaire a été renvoyée à une protonotaire, qui a simplement ordonné que le document soit accepté pour dépôt : voir les pages 55 et 56 du dossier d'appel. Aucune requête en prorogation de délai n'a été nécessaire.

 

[19]           Dans les circonstances, il est compréhensible que M. Kniss ait eu l'impression d'être soumis à un critère différent de celui appliqué à Telus. Malheureusement, le fait est qu'il a été soumis à un critère différent. Si Telus n'avait pas écrit directement au greffe à Ottawa lorsque son dossier de requête a été refusé pour dépôt à Calgary, l'affaire aurait été soumise au même protonotaire qui avait refusé la demande informelle de M. Kniss, qui souhaitait que son affidavit de signification soit accepté pour dépôt. Il faut présumer que le protonotaire aurait été conscient qu'il devait agir de façon cohérente et qu'il aurait exigé de Telus qu'elle dépose elle aussi une requête en prorogation de délai.

 

[20]           La protonotaire qui a été saisie de l'affaire à Ottawa n'était pas informée de l'historique des faits et, étant donné que M. Kniss ignorait l'existence de la lettre de Telus, il n'était pas en mesure d'attirer l'attention de la protonotaire sur ce sujet. Dans un monde parfait, cette situation ne se serait pas produite. Il est très malheureux qu'elle se soit produite.

 

[21]           Cela dit, cette différence de traitement ne donne pas à elle seule un droit de recours à M. Kniss. La requête en prorogation de délai de M. Kniss doit être jugée de façon indépendante. Le protonotaire s'est conformé aux Règles en demandant à M. Kniss de déposer une requête en prorogation de délai. Une fois la requête déposée, le protonotaire était tenu d'exercer son pouvoir discrétionnaire conformément à la loi. Le critère permettant d'accorder une prorogation de délai ne varie pas selon la nature du document en cause, quoique le décideur puisse tenir compte de la nature du document lorsqu'il exerce son pouvoir discrétionnaire.

 

[22]           J'examinerai maintenant le bien‑fondé de la requête en prorogation de délai de M. Kniss.

 

[23]           Tant le protonotaire que le juge de la Cour fédérale ont correctement déterminé que le critère applicable était le critère en quatre volets énoncé dans la décision Hennelly. Je vais examiner à tour de rôle chacun des quatre facteurs.

 

[24]           Le fait que M. Kniss ait attendu 50 jours avant de déposer sa requête en prorogation de délai a soulevé des doutes dans l'esprit du protonotaire quant à l'intention constante de M. Kniss de donner suite à sa demande.

 

[25]           Par contre, l'examen du dossier révèle que M. Kniss est un « plaideur à répétition ». Depuis le rejet de son grief, M. Kniss a intenté les procédures suivantes :

a)         demande de contrôle judiciaire de la décision de l'arbitre, laquelle a été rejetée par la Cour du Banc de la Reine de l'Alberta;

 

b)         appel devant la Cour d'appel de l'Alberta de la radiation de sa demande de contrôle judiciaire — en instance;

 

c)         plainte devant le Conseil canadien des relations industrielles (CCRI), dans laquelle il allègue que son syndicat, le Syndicat des travailleurs(euses) en télécommunications, ne s'était pas acquitté de son devoir de juste représentation dans la défense de ses griefs — plainte rejetée;

 

d)         demande de réexamen de la décision du CCRI – aussi rejetée;

 

e)         action en diffamation contre un certain nombre d'employés de Telus et d'autres personnes — radiée par la Cour du Banc de la Reine de l'Alberta;

 

f)         appel devant la Cour d'appel de l'Alberta de la décision radiant son action en diffamation — en instance;

 

g)         plainte devant le commissaire à la vie privée de l'Alberta visant les communications relatives à son action en diffamation — rejetée sommairement;

 

h)         plaintes devant le barreau de l'Alberta concernant le comportement de son avocat lors de la procédure d'arbitrage, de même que celui de l'avocat de Telus; les deux plaintes ont été rejetées.

Dossier d'appel, pages 71 et 72.

 

[26]           Malgré le retard de 50 jours, l'historique des litiges auxquels M. Kniss a été mêlé constitue à mon avis un indice fiable de son intention constante de donner suite à sa demande.

 

[27]           Monsieur Kniss a expliqué le retard dans le dépôt de sa requête par le fait qu'il habite à une certaine distance de Calgary. M. Kniss est un plaideur expérimenté, mais il n'est pas représenté par avocat. Compte tenu de la nature du document à l'égard duquel une prorogation de délai est exigée, j'accorderais peu de poids à ce facteur.

 

[28]           Telus a reconnu qu'elle ne subirait aucun préjudice si la demande de prorogation de délai était accordée : voir le mémoire des faits et du droit de Telus, au paragraphe 80.

 

[29]           Reste le dernier facteur : M. Kniss a‑t‑il démontré que sa demande est bien fondée? Pour répondre à cette question, il faut comprendre la décision de la CCDP de même que le contexte factuel dans lequel elle a été rendue.

 

[30]           Comme je l'ai déjà mentionné dans les présents motifs, le litige en cause est lié à l'emploi que M. Trevor Kniss occupait chez Telus. M. Kniss a été blessé dans un accident de travail; lorsqu'il est retourné au travail, Telus lui a offert un poste adapté à ses limitations physiques. La situation est demeurée inchangée jusqu'en 2005, alors que Telus a mis en lock‑out les membres du syndicat, y compris M. Kniss.

 

[31]           Lorsque le conflit de travail a pris fin et que M. Kniss est retourné au travail, il a été informé que son ancien poste avait été aboli. M. Kniss a insisté pour obtenir un poste qui tenait compte de ses limitations physiques et Telus a tenté de lui en trouver un. Telus avait l'impression d'avoir trouvé le poste qui convenait, mais M. Kniss n'était pas d'accord. Le 16 novembre 2006, M. Kniss a déposé une plainte devant la CCDP, alléguant que Telus avait fait preuve à son égard de discrimination fondée sur sa déficience en ne lui offrant pas un poste raisonnablement adapté à ses limitations physiques.

 

[32]           En février 2007, le syndicat a déposé un grief fondé sur la convention collective en vigueur entre Telus et le syndicat; il y était allégué que l'employeur ne prenait pas de mesure d'adaptation à l'égard de l'incapacité de M. Kniss.

 

[33]           Le 11 juin 2007, M. Kniss a déposé une seconde plainte devant la CCDP dans laquelle il alléguait que Telus avait exercé contre lui des mesures de représailles parce qu'il avait déposé une plainte en matière de droits de la personne. Telus aurait notamment interrompu le versement de ses prestations d'invalidité de courte durée et n'aurait pas tenu compte de sa candidature à des postes à l'égard desquels il possédait pourtant les compétences nécessaires.

 

[34]           Les relations entre Telus et M. Kniss ont continué à se détériorer jusqu'à ce que Telus congédie M. Kniss, le 7 juillet 2007. La seconde plainte de M. Kniss devant la CCDP a alors été modifiée pour qu'il y soit fait état de son congédiement. Le 19 juillet 2007, le syndicat a déposé un grief dans lequel il alléguait que ce congédiement était sans motif valable.

 

[35]           La CCDP savait que M. Kniss faisait valoir sa cause par l'intermédiaire du processus de grief et, en juin 2007 (en ce qui concerne la première plainte), ainsi qu'en décembre 2007 (en ce qui concerne la seconde plainte), elle a informé M. Kniss qu'elle ne statuerait pas sur ses plaintes étant donné qu'elles pouvaient être traitées lors d'un autre recours auquel M. Kniss avait accès, soit la procédure de règlement des griefs. La Commission peut agir de cette façon en vertu de l'alinéa 41(1)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6 (la Loi), que voici :

 (1) Sous réserve de l'article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu'elle estime celle‑ci irrecevable pour un des motifs suivants :

 

a) la victime présumée de l'acte discriminatoire devrait épuiser d'abord les recours internes ou les procédures d'appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

 

[...]

 

41. (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that:

 

(a) the alleged victim of the discriminatory practice to which the complaint relates ought to exhaust grievance or review procedures otherwise reasonably available;

 

. . .

 

 

[36]           Un seul arbitre a été désigné pour entendre les deux griefs de M. Kniss. Les sept jours d'audience se sont déroulés à intervalles du 10 juin 2008 au mois de septembre 2008. La sentence arbitrale, qui comptait quelque 55 pages, a été rendue le 23 juillet 2009.

 

[37]           L'arbitre a estimé que M. Kniss n'avait pas été congédié injustement et il a rejeté le grief que celui‑ci avait déposé à cet égard. La question du grief relatif aux mesures d'adaptation a été laissée en suspens pendant un certain temps, mais aucune suite n'y a été donnée. Le syndicat considérait que l'affaire était devenue purement théorique étant donné que M. Kniss ne pouvait pas être réintégré dans son emploi parce que son grief relatif au congédiement avait été rejeté.

 

[38]           Monsieur Kniss n'était pas disposé à accepter la situation et, comme il a été mentionné précédemment, il a intenté un certain nombre de procédures. La plainte de M. Kniss devant le CCRI, selon laquelle le syndicat ne s'était pas acquitté de son devoir de juste représentation dans le traitement de ses griefs, est particulièrement pertinente.

 

[39]           En rejetant la plainte de M. Kniss, le CCRI a reconnu que le syndicat n'avait pas donné suite au grief relatif aux mesures d'adaptation, mais il a conclu que cette décision n'était pas discriminatoire, arbitraire ou caractérisée par la mauvaise foi. Le CCRI a estimé que puisque l'arbitre avait maintenu le congédiement de M. Kniss, [TRADUCTION] « il n'aurait pas été utile que l'arbitre se penche sur la question de savoir si le plaignant aurait pu bénéficier de mesures d'adaptation en milieu de travail à l'avenir » : dossier d'appel, page 43.

 

[40]           La demande de réexamen de la décision du CCRI a été rejetée.

 

[41]           En janvier 2011, M. Kniss est retourné devant la CCDP et lui a demandé de réactiver ses plaintes. La CCDP a confié le dossier à une analyste, qui a effectué un examen détaillé de la sentence arbitrale qu'il est utile de résumer vu la décision définitive de la Commission.

 

[42]           L'analyste a fondé son analyse sur l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans Colombie‑Britannique (Workers' Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, [2011] 3 R.C.S. 422 (Figliola). Elle s'est demandé si les questions visées par le processus d'arbitrage étaient essentiellement les mêmes que les allégations qui figuraient dans les plaintes en matière de droits de la personne, et si elles avaient été tranchées en arbitrage. Elle a aussi cherché à savoir si toutes les questions relatives aux droits de la personne avaient été tranchées par l'arbitre et si certaines d'entre elles avaient été laissées de côté.

 

[43]           L'analyste a passé en revue la décision de l'arbitre et a relevé un certain nombre de conclusions de fait qui portaient directement sur les plaintes de M. Kniss en matière de droits de la personne; ce faisant, elle a cité des passages de la sentence de l'arbitre. Plus particulièrement, elle a pris note de la conclusion suivante de l'arbitre :

[TRADUCTION]

 

En trouvant un poste [...] qui correspondait à son expérience et à ses compétences, en obtenant une évaluation médicale indépendante du Dr [...] selon laquelle M. Kniss était, sur le plan médical, apte à accomplir les tâches de ce poste, et en prenant des mesures d'adaptation relatives à un poste de travail où il était possible d'alterner la position assise et la position debout, de même qu'en prévoyant des pauses et la possibilité pour M. Kniss de se déplacer, Telus a satisfait à son obligation d'accommodement quant à ce poste.

 

Dossier d'appel, page 329.

 

 

[44]           En résumé, l'analyste a estimé que toutes les allégations soulevées par M. Kniss dans sa plainte sur les mesures d'adaptation avaient été abordées dans la sentence de l'arbitre.

 

[45]           L'analyste a aussi conclu que, même si la décision de l'arbitre ne traitait pas directement des allégations de représailles, soit le défaut de prendre en compte la candidature de M. Kniss à certains postes, elle traitait des principaux éléments de la plainte :

[TRADUCTION]

 

Étant donné les conclusions de fait de l'arbitre Elliott, les allégations de représailles sous la forme d'interruption des prestations d'invalidité de courte durée et du licenciement ne semblent pas s'appuyer sur une impression raisonnablement fondée [de M. Kniss]; il semble s'agir de simples allégations. L'ensemble du contexte factuel, comme l'a interprété l'arbitre, révèle que le versement des prestations d'invalidité de courte durée du plaignant a été interrompu parce qu'il n'avait pas respecté les conditions du programme de prestations, que son comportement empêchait qu'il soit satisfait au contrat d'emploi et que la défenderesse [Telus] avait un motif valable de le licencier. Les allégations du plaignant relatives à des représailles font fi de l'ensemble du contexte factuel établi par l'arbitre.

 

Dossier d'appel, page 330, paragraphe 93.

 

 

[46]           Enfin, l'analyste a conclu en ces termes : [TRADUCTION] « Dans l'ensemble, les allégations relatives aux droits de la personne soulevées dans les présentes plaintes ont été examinées dans la décision de l'arbitre Elliott » : dossier d'appel, page 331, paragraphe 103.

 

[47]           Suivant l'approche proposée dans l'arrêt Figliola, l'analyste a entrepris de déterminer si les intérêts de la justice exigeaient que la Commission instruise les plaintes de M. Kniss. Les conclusions de l'analyste sur cette question sont particulièrement pertinentes pour le présent appel :

[TRADUCTION]

 

Vu l'analyse qui précède, il semble que l'arbitre ait examiné le fond des plaintes relatives aux droits de la personne visées en l'espèce et que le plaignant ait eu l'occasion, lors de ce processus, d'aborder toutes les questions relatives aux droits de la personne qu'il voulait soulever. Il semble que l'intérêt public ne serait nullement servi si la Commission instruisait maintenant les plaintes. De plus, la décision de ne pas examiner les plaintes en cause irait dans le sens de la décision Figliola de la Cour suprême du Canada.

 

Qui plus est, étant donné les conclusions de l'arbitre, il semble que l'instruction des plaintes en cause ne donnerait aucun résultat concret étant donné qu'elles seraient probablement rejetées.

 

Dossier d'appel, page 332, paragraphes 105 et 106.

 

[48]           À la lumière de ces observations, l'analyste a recommandé que la Commission n'instruise pas les plaintes de M. Kniss parce que, comme le prévoit l'alinéa 41(1)d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, les allégations de discrimination avaient fait l'objet d'un examen sur le fond lors du processus d'arbitrage : dossier d'appel, page 332, paragraphe 112.

 

[49]           Monsieur Kniss a eu l'occasion d'examiner le rapport de l'analyste avant qu'il soit soumis à la Commission et d'y répondre. Il a tiré pleinement profit de cette occasion et a transmis une réponse très détaillée. Telus a aussi transmis ses commentaires sur le rapport de l'analyste.

 

[50]           En fin de compte, la CCDP a donné suite à la recommandation de l'analyste et a décidé de n'instruire aucune des plaintes de M. Kniss. Elle a envoyé à M. Kniss une copie de la décision dans laquelle elle expliquait qu'elle refusait d'instruire ses plaintes compte tenu de l'alinéa 41(1)d) de la Loi, que voici :

 (1) Sous réserve de l'article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu'elle estime celle‑ci irrecevable pour un des motifs suivants :

 

[...]

 

d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;

 (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

 

. . .

 

(d) the complaint is trivial, frivolous, vexatious or made in bad faith; or

 

 

[51]           Considérant le rapport de l'analyste dans son ensemble, je comprends comme suit le renvoi de la CCDP à l'alinéa 41(1)d) : vu l'instruction des plaintes de M. Kniss en matière de droits de la personne lors de l'arbitrage, les plaintes qu'il a déposées par la suite devant la Commission étaient jugées frivoles ou vexatoires par la CCDP; par contre, je ne pense pas que cette dernière estimait que M. Kniss avait agi de mauvaise foi.

 

[52]           Il incombe à M. Kniss de démontrer que sa demande de contrôle judiciaire est fondée. Il n'est pas tenu de démontrer que la décision de la CCDP était erronée ou déraisonnable, mais seulement qu'il existe des motifs raisonnables de croire qu'il pourrait avoir gain de cause.

 

[53]           L'argument principal que M. Kniss a avancé devant la Cour concernait la contradiction apparente entre la décision du CCRI, qui a conclu que l'arbitre n'avait pas examiné son grief en matière de mesures d'adaptation, et la conclusion de la CCDP, selon laquelle le même grief avait été traité sur le fond lors de la procédure d'arbitrage. Or, il n'existe aucune contradiction entre les deux décisions. Les parties reconnaissent que l'arbitre n'a pas statué sur le grief de M. Kniss concernant les mesures d'adaptation. La CCDP n'est pas arrivée à une conclusion différente. Étant donné que les deux griefs découlaient d'un différend relatif à la façon dont des mesures d'adaptation pouvaient être fournies à M. Kniss à son retour au travail, les questions relatives aux droits de la personne soulevées par M. Kniss ont été examinées à fond lors du grief sur le congédiement. Le défaut de statuer expressément sur le grief relatif aux mesures d'adaptation ne modifie pas cette conclusion. Cet argument n'établit donc pas le bien‑fondé de la demande de M. Kniss.

 

[54]           Comme second argument, M. Kniss soutient que la CCDP n'a pas tenu compte de ses longues observations en réponse au rapport de l'analyste, étant donné que ces dernières ne sont pas mentionnées dans la décision de la CCDP. Dans ses observations, M. Kniss vise essentiellement à démontrer que l'arbitre n'a pas formellement statué sur son grief relatif aux mesures d'adaptation. Cela n'est pas contesté. La CCDP n'est pas tenue de réfuter chaque élément des observations formulées en réponse au rapport d'un analyste ou d'un enquêteur : voir Newfoundland and Labrador Nurses' Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, au paragraphe 16.

 

[55]           À mon avis, M. Kniss n'a pas démontré le bien‑fondé de sa demande. Le rapport de l'analyste était détaillé et complet et, selon les documents qui nous ont été présentés lors de la présente requête, il était étayé par les faits. La décision de la CCDP s'appuyait sur des motifs qui étaient compatibles avec le contenu du rapport de l'analyste. Les arguments de M. Kniss, examinés à la lumière de l'ensemble du dossier, ne permettent pas de conclure que sa demande a une chance raisonnable d'être accueillie.

 

[56]           Étant donné qu'il s'agit en l'espèce d'un examen de novo, je n'ai pas à examiner la conclusion du protonotaire selon laquelle la demande de contrôle judiciaire déposée par M. Kniss constituait un abus de procédure. Je soulignerais toutefois que, devant nous, l'avocat de Telus a reconnu que c'est dans la demande de contrôle judiciaire déposée par M. Kniss qu'il a été pour la première fois question du caractère raisonnable de la décision de la CCDP. Cette question n'avait donc pas été soumise aux tribunaux albertains dans la demande de contrôle judiciaire de la sentence de l'arbitre déposée par M. Kniss.

 

[57]           Étant donné que M. Kniss n'a pas satisfait au critère en quatre volets défini dans la décision Hennelly, je rejetterais l'appel avec dépens.

 

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

 

« Je suis d'accord.

            David Stratas »

 

« Je suis d'accord.

            D.G. Near »

 

 

Traduction certifiée conforme

Yves Bellefeuille, réviseur

 


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :                                                    A‑473‑12

 

INTITULÉ :                                                  TREVOR KNISS c. Syndicat des travailleurs(euses) en télécommunications ET TELUS COMMUNICATIONS INC.

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                          Calgary (Alberta)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                         LE 26 NOVEMBRE 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                       LE JUGE PELLETIER

 

Y ONT SOUSCRIT :                                   LE JUGE STRATAS ET LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS :                                 LE 19 DÉCEMBRE 2013

 

COMPARUTIONS :

 

Trevor Kniss

 

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Julien Landry

 

POUR L'INTIMÉ

SYNDICAT DES TRAVAILLEURS(EUSES) EN TÉLÉCOMMUNICATIONS

 

John Gilmore

Stephen Beernaert

 

POUR L'INTIMÉE

TELUS COMMUNICATIONS INC.

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

STT

Calgary (Alberta)

 

POUR L'INTIMÉ

SYNDICAT DES TRAVAILLEURS(EUSES) EN TÉLÉCOMMUNICATIONS

 

Bennett Jones LLP

Calgary (Alberta)

 

POUR L'INTIMÉE

TELUS COMMUNICATIONS INC.

 

 

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