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Date : 20140122


Dossier : A-490-12

 

Référence : 2014 CAF 14

CORAM :       LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE TRUDEL

 

 

 

ENTRE :

DESGAGNÉS TRANSARCTIK INC.

 

appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

intimé

 

Audience tenue à Montréal (Québec), le 24 octobre 2013.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 22 janvier 2014.

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                        LA JUGE GAUTHIER

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                  

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE TRUDEL

 

 


Date : 20140122


Dossier : A-490-12

 

Référence : 2014 CAF 14

CORAM :      LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE TRUDEL

 

 

 

ENTRE :

DESGAGNÉS TRANSARCTIK INC.

 

appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

intimé

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GAUTHIER

[1]               L’appel de Desgagnés Transarctik Inc. (Desgagnés) porte sur un jugement du juge Pinard de la Cour fédérale (le juge) rejetant avec dépens sa demande de contrôle judiciaire du refus du ministre des Finances de recommander au gouverneur en conseil la remise des droits de douane applicables à trois navires (autodéchargeurs pour marchandises sèches) importés au Canada par Desgagnés avant le 1er janvier 2010 tel que prévu au paragraphe 115(1) du Tarif des douanes, L.C. 1997, ch. 36 (le Tarif), (Voir annexe « A »).

[2]               Dans sa lettre datée du 11 mars 2011, le ministre indique que son refus est motivé par la nécessité d’assurer un traitement juste et équitable qui tient compte de décisions antérieures quant à des demandes de remise de droits de douane concernant des navires qui concurrencent sur le même marché que les trois navires visés par les demandes de Desgagnés (Dossier d’appel (D.A.), page 243).

 

[3]               Desgagnés allègue que le juge a commis de nombreuses erreurs qui justifient l’intervention de cette Cour. Essentiellement, Desgagnés avance que le juge a erré :

 

i)                    en concluant que le ministre n’avait pas manqué à son devoir d’agir équitablement; et,

ii)                  en concluant que la décision du ministre était raisonnable.

 

[4]               Pour les motifs suivants, l’appel devrait être rejeté.

 

1.         LE CONTEXTE

[5]               Compte tenu des arguments présentés en appel, il est opportun de souligner les faits suivants.

 

[6]               Les demandes de remise de droits touchant l’importation des trois navires de Desgagnés furent assignées à deux fonctionnaires du ministère des Finances le 13 août 2009. Elles concernent des navires importés avant cette date.

[7]               Le 29 août 2009, Nunavut Eastern Arctic Shipping (NEAS), le principal concurrent de Desgagnés sur le marché de l’Arctique, s’oppose par écrit à ces demandes.

 

[8]               Dans sa lettre d’opposition, NEAS indique qu’en 2000 Desgagnés s’est opposée à sa propre demande de remise de droits de douane quant à l’importation d’un navire à être utilisé sur ce même marché de l’Arctique. Le ministre a alors refusé la demande de NEAS. Selon NEAS, il ne serait donc pas équitable d’accepter les demandes de Desgagnés. NEAS note par ailleurs que si les remises étaient octroyées, elle demanderait au ministre de recommander l’octroi de remises des droits de douane payés pour trois navires importés par NEAS avant 2009 et qui sont utilisés sur ce même marché.

 

[9]               C’est principalement en raison de cette objection que les fonctionnaires du ministère des Finances, dans une note de service au ministre datée du 22 avril 2010, suggèrent qu’il serait inéquitable d’accepter les demandes de remise de Desgagnés.

 

[10]           Après que le ministre eut décidé de refuser les demandes de Desgagnés, il a aussi été décidé que toutes les décisions portant sur des demandes de remise pendantes visant des navires importés avant le 1er janvier 2010 seraient annoncées à l’automne en même temps que serait dévoilée une nouvelle politique tarifaire favorisant le remplacement des flottes canadiennes âgées.

 

[11]           En effet, le 24 octobre 2009, le gouvernement avait invité toutes les parties intéressées à soumettre leurs observations sur une proposition de modification des politiques tarifaires à cet égard. L’avis publié dans la Gazette du Canada à ce sujet indique clairement que le gouvernement maintiendra sa pratique d’analyser les demandes de remise de droits de douane pour les navires importés avant le 1er janvier 2010 au cas par cas en tenant compte des points de vue des parties intéressées (D.A., page 559)  et que toute nouvelle politique visant la remise générale des droits de douane sur l’importation de certains navires ne s’appliquera qu’aux navires importés à compter du 1er janvier 2010.

 

[12]           C’est le 1er octobre 2010 que le ministre a annoncé publiquement la mise en place des nouvelles mesures tarifaires relativement à certains navires importés le ou après le 1er janvier 2010 (D.A., pages 230 et 235). À cette occasion, le ministre a aussi indiqué que certaines demandes de remise de droits quant à ses navires importés avant cette date avaient été accordées, soit, entre autres, celles d’Algoma Central Corporation (Algoma) qui visaient deux bateaux citernes œuvrant sur les Grands Lacs et le St-Laurent.

 

[13]           Lors de cette annonce, les demandes de Desgagnés ne faisaient pas partie de la liste des demandes de remise octroyées. La date exacte à laquelle Desgagnés fut informée verbalement que ses demandes avaient été rejetées est contestée, mais le 8 octobre 2010, le président du Conseil et président-directeur général de Desgagnés (ci-après le PDG) a écrit une lettre détaillée au ministre indiquant, entre autres, que le refus de ses demandes serait injuste compte tenu de la nouvelle politique annoncée le 1er octobre puisque les trois navires visés rencontraient tous les objectifs de cette nouvelle politique. Ses demandes auraient donc dû être incluses dans la liste des demandes approuvées telles celles d’Algoma. Desgagnés indique aussi que les demandes d’Algoma étaient contemporaines aux siennes et qu’elles concernaient des navires importés pendant la même période.

[14]           Dans sa lettre, Desgagnés souligne qu’elle est doublement pénalisée par les décisions prises, car :

i)        ses propres bateaux citernes quant auxquels les droits de douane ont été payés seront en compétition avec les deux bateaux citernes ayant bénéficié d’une exemption de droits de douane; et

ii)                  les concurrents de Desgagnés pourront, quant au transport de marchandises sèches, bénéficier immédiatement de la nouvelle politique pour le remplacement et la modernisation de leur flotte alors que Desgagnés qui avait déjà commencé à moderniser sa flotte se retrouve dans une position différente du fait que ses demandes ont été refusées (voir D.A., page 239, lignes 25 à 29).

 

[15]           À la page 3 de ladite lettre (D.A., page 240, lignes 15 à 20), Desgagnés réfère aussi au fait que le ministre aurait été avisé qu’une dizaine d’années plus tôt, Desgagnés s’était opposée à une demande de remise spécifique. Elle note qu’à cette époque, cette objection était pleinement soutenue par l’industrie et qu’elle était en accord avec la politique gouvernementale qui visait alors à encourager les chantiers navals canadiens.

 

[16]           Selon Desgagnés, la situation aujourd’hui (en 2010) est totalement différente puisque le gouvernement désire maintenant encourager le renouvellement des flottes de tous les propriétaires de navires sans distinction. Il serait donc injuste qu’une seule compagnie (Desgagnés) ait à payer des droits de douane alors que les autres en seront exemptées. Par ailleurs, Desgagnés note que compte tenu de leurs intérêts communs et de celui de l’industrie en général, elle avait appuyé les demandes de remise déposées par sa concurrente Algoma.

[17]           Cette lettre du 8 octobre 2010 fut considérée comme une demande de reconsidération par les fonctionnaires du ministère.

 

[18]           Le 2 novembre 2010, NEAS a réitéré par écrit son opposition aux demandes de Desgagnés.

 

[19]           Le 5 novembre 2010, les fonctionnaires du ministère ont complété une nouvelle note de service au ministre concluant que la nouvelle information reçue de Desgagnés ne justifiait pas de modifier la conclusion initiale selon laquelle le ministre devrait refuser de recommander ces remises de droits.

 

[20]           Desgagnés a souligné à l’audience que la note de service du 5 novembre 2010 contenait des erreurs et était incomplète. Par contre, il est important d’indiquer que la lettre du 8 octobre 2010 de même que la note de service du 22 avril 2010, décrites ci-dessus, étaient jointes à la note de service du 5 novembre 2010.

 

[21]           Le 25 novembre 2010, à la demande de Desgagnés, les fonctionnaires du ministère ont rencontré le PDG de Desgagnés qui leur a fait une présentation élaborée reprenant plus en détail les points soulevés dans la lettre du 8 octobre 2010. 

 

2.         DÉCISION DU JUGE

[22]           Dans ses motifs (2012 CF 1224), le juge traite d’abord de l’argument de Desgagnés selon lequel le ministre a manqué à son devoir d’agir équitablement dans ce dossier.

 

[23]           Il note l’argument de Desgagnés selon lequel la décision ministérielle est fondée sur des « éléments extrinsèques », soit  les oppositions de NEAS qui ne lui ont pas été communiquées et que dès lors Desgagnés n’a pu faire de représentations ciblées sur les facteurs qui ont mené au rejet de ses demandes (paragraphe 21 des motifs).

 

[24]           Ensuite, le juge indique que Desgagnés arguait que « le ministère ne l’a pas informé[e] de la première décision, ni des motifs sous-jacents, ni de la reconsidération des demandes » (paragraphe 22 des motifs).

 

[25]           Quant à l’étendue de l’obligation d’équité procédurale du ministre, le juge conclut dans un premier temps que la décision de la Cour d’appel fédérale dans Première Nation Waycobah c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 191, qui établit que l’obligation d’équité procédurale du ministre est minimale dans le cadre d’une demande en vertu du paragraphe 23(2) de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, ch. F-11 (Voir annexe « A ») est pertinente et que le devoir du ministre dans le cadre d’une demande faite en vertu du paragraphe 115(1) du Tarif ne devrait pas être plus exigeant.

 

[26]           Le juge procède ensuite à l’analyse des facteurs pertinents énoncés dans Baker c. Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 aux paragraphes 21 et 23 à 28 pour déterminer l’étendue du devoir d’agir équitablement. À cet égard, il adopte les arguments suivants du ministre au paragraphe 25 de ses motifs :

1. La remise des droits est l’exception au principe général du Tarif du paiement des droits de douane lors de l’importation d’un bien. Le processus décisionnel pour y parvenir est laissé à l’entière discrétion du ministre et est de nature ad hoc, le ministre n’ayant pas circonscrit le processus décisionnel par une politique ou directive;

2. Le Tarif ne limite pas le pouvoir discrétionnaire des ministres et du gouverneur en conseil de remettre les droits de douane;

3. Le montant en jeu est important, mais [Desgagnés] devait savoir qu’ [elle] paierait des droits de douane sur ses trois navires au moment de leur importation;

4. [Desgagnés] ne pouvait s’attendre légitiment à bénéficier d’une remise des droits de douane car il savait qu’il s’était opposé avec succès à la demande de remise de son compétiteur NEAS en l’an 2000 et la même pratique d’évaluation était encore en vigueur pour les navires importés avant le 1er janvier 2010;

5. Le choix du ministre de la procédure applicable aux demandes en vertu du paragraphe 115(1) du Tarif devrait être respecté car la loi laisse au ministre la possibilité de choisir la procédure applicable.

 

 

[27]           Il convient de préciser que les parties ne remettent pas en question la conclusion du juge selon laquelle l’obligation du ministre en l’espèce était minimale. Ce que Desgagnés allègue c’est que même si cette obligation d’agir équitablement est minimale, elle inclut celle de permettre à Desgagnés de faire des représentations précises sur les motifs d’opposition de NEAS.

 

[28]           À cet égard, le juge a conclu au paragraphe 26 de ses motifs :

Il importe de préciser qu’en l’espèce les représentations écrites [de Desgagnés] transmises [au ministre] le 25 novembre 2010 démontrent que le premier était au courant de l’opposition de NEAS à ses demandes de remise et qu’il a eu l’occasion de faire des représentations écrites et verbales à cet égard.

 

 

[29]           Quant au deuxième argument de Desgagnés, le juge note au paragraphe 27 de ses motifs que cette dernière ne l’a pas convaincu qu’elle n’était pas au courant de la première décision du ministre de rejeter sa demande. Il n’accepte pas non plus la prétention selon laquelle Desgagnés n’était pas au courant de la décision du ministre de reconsidérer ses demandes.

 

[30]           Compte tenu de ce qui précède, le juge a déterminé qu’il n’y a eu aucun manquement à l’obligation d’équité procédurale.

 

[31]           Quant au bien-fondé de la décision que Desgagnés contestait, le juge a d’abord décidé que la norme de la décision raisonnable s’appliquait. Il a ensuite déterminé que le motif d’équité vis-à-vis un concurrent est un motif pertinent, sérieux et qui, à lui seul, peut justifier la conclusion du ministre. Selon le juge, le refus du ministre « s’inscrit dans un éventail d’issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (paragraphe 34 des motifs).

 

3.         ANALYSE

[32]           J’ai déjà mentionné de façon générale les questions en litige au paragraphe 3 ci-dessus. Je traiterai des arguments les plus importants soulevés devant nous dans le cadre de mon analyse après avoir rappelé le rôle de cette Cour dans le présent appel.

 

[33]           Quoique cette Cour puisse intervenir s’il y a eu manquement en matière d’équité procédurale (norme de la décision correcte), cette évaluation doit être faite à la lumière des conclusions de fait du juge. En effet, ces conclusions lient cette Cour en l’absence d’une erreur manifeste et dominante.

 

[34]           Quant au bien-fondé de la décision ministérielle, le rôle de cette Cour en appel d’une décision rendue dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire est bien établi : il consiste à vérifier si le juge a employé la norme de contrôle appropriée et s’il l’a appliquée correctement (voir, par exemple, Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19 aux paragraphes 43-44, Canada (Agence du revenu) c. Telfer, 2009 CAF 23 au paragraphe 18, Canada (Agence du revenu) c. Slau Limited, 2009 CAF 270 au paragraphe 26 et Alliance de la fonction publique du Canada c. Société canadienne des postes, 2010 CAF 56 au paragraphe 84).

 

A.        Équité procédurale

[35]           Les parties conviennent que, tel que déterminé par le juge, l’obligation d’équité procédurale du ministre en l’espèce est minimale. Desgagnés a présenté trois arguments lesquels, selon elle, justifient tout de même l’intervention de la Cour.

 

[36]           Premièrement, Desgagnés argumente que le juge a ignoré le fait que le ministre a appliqué des politiques tarifaires différentes à l’examen de ses demandes et à celles d’Algoma. Selon Desgagnés, ceci constitue un manquement à son obligation d’agir équitablement.

 

[37]           Deuxièmement, Desgagnés allègue que le juge a erré en concluant qu’elle était au courant de l’opposition de NEAS et qu’elle avait pu faire des représentations écrites et orales appropriées. Particulièrement, Desgagnés dit qu’elle n’a pas été informée des motifs d’opposition précis de NEAS.

 

[38]           Troisièmement, Desgagnés souligne que le ministre n’a pu rendre une décision « indépendante » (paragraphe 90 du mémoire de Desgagnés) compte tenu des nombreuses erreurs contenues dans les notes de recommandation qui lui furent soumises.

 

 

(i)         Traitement différent des demandes d’Algoma et de Desgagnés

[39]           Comme l’a reconnu le procureur de Desgagnés à l’audience, pour réussir quant à son premier argument - celui sur lequel il a le plus insisté devant nous, Desgagnés devait nous convaincre qu’effectivement ses demandes avaient été traitées en appliquant une politique différente de celle appliquée aux demandes d’Algoma.

 

[40]           Desgagnés a reconnu devant nous que ses demandes devaient être traitées et ont effectivement été traitées suivant la procédure d’examen appliquée avant l’adoption de la nouvelle politique pour les navires importés après le 1er janvier 2010, celle du cas par cas, et ce, même si elle arguait dans sa lettre du 8 octobre 2010 que ses demandes étaient aussi conformes à l’esprit et à la logique de la nouvelle politique applicable aux navires importés après le 1er janvier 2010.

 

[41]           Desgagnés demande donc à la Cour d’inférer que, contrairement à ce qui a été annoncé le 24 octobre 2009 dans l’avis publié dans la Gazette du Canada (D.A., page 559 et paragraphe 11 ci-dessus), les demandes d’Algoma ont été octroyées en appliquant la politique dévoilée le 1er octobre 2010, soit une remise générale des droits de douane pour certains navires.

 

[42]           Selon Desgagnés, la Cour peut inférer un tel fait des circonstances suivantes.

 

[43]           D’abord, Desgagnés s’appuie sur un passage de la note de service du 5 novembre 2010 (D.A., page 446) sous l’intitulé « background » où l’on décrit de façon très générale ce qui est traité en détail dans la note de service du 22 avril 2010 qui, comme je l’ai mentionné, était jointe à la note de service du 5 novembre. Plus particulièrement, Desgagnés réfère à une phrase indiquant que les décisions quant aux demandes pendantes visant des navires importés avant le 1er janvier 2010 ont été prises après un examen au cas par cas et d’une manière compatible avec la logique sous-tendant la nouvelle structure en matière de rémission.

 

[44]           Ensuite, Desgagnés ajoute que lorsqu’on considère la nature des demandes d’Algoma et le fait que les deux bateaux citernes visés sont en concurrence avec les bateaux citernes de Desgagnés pour lesquels aucune remise de droits de douane n’a été octroyée, il devient évident que ces demandes n’ont pas été examinées suivant les mêmes critères (équité entre deux concurrents) que ceux qui ont mené au rejet des demandes de Desgagnés. Desgagnés souligne que le rejet de ses demandes n’est pas non plus compatible avec la logique de la nouvelle politique tarifaire annoncée en octobre 2010.

 

[45]           Desgagnés allègue aussi qu’en l’espèce, c’était à l’intimé d’expliquer sur quelle base les demandes d’Algoma ont été analysées et octroyées puisque Desgagnés n’a pas eu accès à toute la documentation confidentielle relative à ces demandes.

 

[46]           La preuve au dossier est suffisante pour trancher cette question. Elle ne supporte pas l’inférence mise de l’avant par Desgagnés, bien au contraire et explique pourquoi le juge n’a pas jugé nécessaire de traiter de cet argument.

 

[47]           Comme le dit Desgagnés, la procédure applicable aux navires importés avant le 1er janvier était clairement énoncée dans l’avis publié dans la Gazette du Canada (D.A., page 559). Le processus effectivement suivi avant l’octroi des remises demandées par Algoma est décrit dans le décret du 23 septembre 2010 confirmant ledit octroi (D.A., pages 651 et suivantes). Le décret indique clairement sous la rubrique « Consultation » que (i) des consultations ont été menées auprès de tierces parties intéressées, (ii) l’industrie en général appuyait la remise des droits à Algoma et (iii) que celles-ci n’ont suscité « aucune opposition » (voir D.A., page 653).

 

[48]           Ces mentions confirment, selon moi, que c’est bien la procédure traditionnelle qui a été suivie puisque la nouvelle politique met en place un système de remise générale dans le cadre duquel l’opinion de tierces parties n’est plus pertinente.

 

[49]           Par ailleurs, dans l’annonce du ministère des Finances du 1er octobre 2010 (D.A., page 235), le ministre des Finances indique que :

En marge du nouveau cadre de remise de droits de douane, qui s’appliquera rétroactivement au 1er janvier 2010, le gouvernement  du Canada a également rendu des décisions concernant des demandes particulières d’allègement tarifaire présentées par BC Ferries et Algoma Central Corporation avant cette date, qui s’élèvent respectivement à 119,4 millions et à 15 millions de dollars. Les navires visés par les décrets de remise de droits de douane à ces deux entreprises seraient aujourd’hui admissibles à l’allègement tarifaire prévu par le nouveau cadre.

[Mon souligné.]

 

Ceci sous-entend nécessairement que cette nouvelle politique n’a pas été appliquée à ces demandes.

 

[50]           Ceci correspond bien avec ce qui est indiqué dans la note de service du 22 avril 2010 où l’on recommandait l’octroi des demandes d’Algoma et le refus de celles de Desgagnés (D.A., pages 449 et suivantes). Sous l’intitulé « Existing Duty Remission Requests with the Department » on y réitère que les demandes pendantes devaient être examinées conformément à l’avis paru dans la Gazette du Canada d’octobre 2009 (D.A., page 454). On rappelle ensuite que cette approche ad hoc évalue chaque demande sur la base de son bien-fondé en considérant tous les facteurs pertinents notamment l’opinion des chantiers navals, des propriétaires de navires et d’Industrie Canada.

 

[51]           Donc, bien que le passage particulier de la note du 5 novembre 2010, sur lequel Desgagnés a beaucoup insisté, aurait gagné à être plus précis, il ne permet pas d’inférer que les demandes d’Algoma ont été évaluées à la lumière de la nouvelle politique plutôt qu’à celle de l’ancienne lorsque le contexte est pris en considération.

 

[52]           Je suis en accord avec l’intimé qu’il n’y a rien d’incongru, d’injuste ou d’illégal à souligner que les demandes recommandées au gouverneur en conseil en conformité avec l’ancienne politique auraient aussi été recommandées en vertu de la nouvelle politique. Par contre, il serait totalement absurde de comprendre ce passage comme signifiant que les demandes inacceptables en vertu de l’ancienne politique deviennent acceptables automatiquement parce qu’elles seraient compatibles avec la nouvelle politique.

 

[53]           Pour ce qui est de la pseudo incohérence entre le fait d’accepter les demandes d’Algoma et le refus de celles de Desgagnés, selon moi, elle n’existe tout simplement pas. Comme l’indique la documentation au dossier, le marché canadien dans lequel les navires d’Algoma devaient être utilisés était différent de celui où les navires visés par les demandes de Desgagnés devaient opérer.

 

[54]           Une simple lecture de l’opposition de Desgagnés en 2000 (D.A., pages 564 et suivantes) indique que Desgagnés savait bien que les navires visés par une demande de remise étaient évalués selon l’impact sur le marché canadien dans lequel ces navires devaient évoluer.

[55]           Il y avait donc une différence essentielle entre les demandes de Desgagnés auxquelles NEAS, son principal concurrent sur le marché de l’Arctique, s’était opposée et celles d’Algoma que même Desgagnés, un concurrent d’Algoma sur le St-Laurent et les Grands Lacs, avait supportées. Les premières avaient fait l’objet d’une opposition, alors qu’aucune telle opposition n’avait été formulée à l’encontre des demandes d’Algoma.

 

[56]           Selon moi, le juge n’avait pas à traiter expressément de cet argument qu’il a implicitement rejeté. En cela, il n’a pas commis d’erreur, puisqu’il n’y a aucun fondement à l’argument de Desgagnés à savoir que des politiques différentes ont été appliquées à ses demandes par rapport à celles d’Algoma.

 

(ii)        Opportunité de faire des représentations sur l’opposition de NEAS

[57]           Quant à ce deuxième argument, Desgagnés ne pouvait ignorer, tel qu’elle l’allègue, le nom de son principal compétiteur (sinon le seul en 2009-2010) sur le marché de l’Arctique, surtout lorsqu’on considère que cet opposant avait fait l’objet d’une opposition spécifique de la part de Desgagnés dix ans plus tôt. Il n’y a aucune indication que Desgagnés se soit opposée à quelque autre demande de remise relativement à un navire opérant dans le marché de l’Arctique à cette époque.

 

[58]           Comme je l’ai déjà dit, Desgagnés savait pertinemment que l’opposition ne pouvait traiter que de questions de concurrence sur le marché de l’Arctique. Desgagnés avait elle-même confirmé que les trois navires visés par ses demandes opéraient à quarante pour cent dans ce marché et soixante pour cent à l’international et que tous les droits de douane payés devaient être absorbés par le marché de l’Arctique puisqu’ils ne pouvaient l’être sur le marché international.

 

[59]           Il est évident de la présentation du PDG de Desgagnés du 25 novembre 2010 à laquelle réfère le juge (voir D.A. pages 713 et 715 particulièrement) que Desgagnés était parfaitement consciente de l’argument clé soulevé dans l’opposition soit que les navires visés par ses demandes seraient en concurrence avec ceux de NEAS et ce, sans que cette dernière ait pu bénéficier d’une remise des droits de douane.

 

[60]           Même en présumant, sans en décider, que l’obligation minimale du ministre incluait d’informer Desgagnés des motifs précis de l’opposition de son concurrent, je suis d’avis que le juge n’a pas erré en concluant que dans les faits, Desgagnés avait eu l’occasion de faire valoir par écrit et oralement ses arguments. Le manquement allégué n’a donc eu aucune conséquence.

 

[61]           La présentation du 25 novembre 2010, lue dans le contexte des arguments soulevés dans la lettre du 8 octobre 2010, confirme que Desgagnés a pleinement fait valoir les différences contextuelles entre l’an 2000 et 2010, ainsi que les objectifs qui sous-tendaient les politiques à l’époque par rapport à celles de 2010.

 

[62]           Quel que soit le devoir d’équité du ministre en l’espèce, il ne comprend pas de permettre un débat contradictoire sur la stratégie de NEAS. Cette dernière tentait de se positionner vis-à-vis des demandes de remise de droits de douane qu’elle pourrait éventuellement présenter. À ce stade, aucune telle demande n’avait été déposée et aucune décision n’a été prise par le ministre quoi qu’en dise Desgagnés.

 

[63]           Ceci m’amène à commenter la troisième série d’arguments de Desgagnés.

 

(iii)       Erreurs déterminantes dans la note du 5 novembre 2010

[64]           Desgagnés s’appuie sur diverses erreurs qu’elle qualifie de suffisamment déterminantes pour que le ministre n’ait pu prendre de décision indépendante. Desgagnés ajoute que les informations erronées étaient suffisamment importantes pour avoir faussé le jugement que le ministre a pu porter sur le bien-fondé des demandes.

 

[65]           J’ai choisi de traiter ici des arguments regroupés sous ce titre dans le mémoire de Desgagnés et ce, même s’il n’est pas évident que ces arguments soulèvent tous vraiment une question d’équité procédurale. En effet, « une entrave à la discrétion » est un motif distinct de l’équité procédurale même si elle peut justifier d’annuler une décision. De plus, l’équité procédurale n’est pas en jeu lorsqu’une erreur factuelle porte sur un élément qui n’avait pas à faire l’objet d’un débat contradictoire (Voir paragraphe 62 ci-dessus). Dans ce cas, il s’agit plutôt de déterminer si une telle erreur rend la décision déraisonnable.

 

[66]           Desgagnés indique d’abord que la note du 5 novembre 2010 suggérait que le ministre s’exposait à une demande de NEAS de remise des droits de douane payés par cette dernière sur trois navires importés avant janvier 2010 s’il accordait la demande de Desgagnés.

[67]           Selon Desgagnés, cette information est fausse puisque les navires de NEAS ne répondaient pas à la nouvelle politique tarifaire du gouvernement. De plus, telle que formulée, l’affirmation que pour être équitable, le gouvernement devrait alors aussi rembourser NEAS « réduisait à néant le pouvoir du décideur et servait à déterminer à l’avance le sort des demandes sans examen au fond en raison de ces faussetés » (paragraphe 95 du mémoire de Desgagnés).

 

[68]           Desgagnés s’appuie sur l’arrêt Maple Lodge Farms Ltd. c. Canada, [1982] 2 R.C.S. 2 (Maple Lodge), pour soumettre qu’une directive ou politique ministérielle ne saurait être érigée en règle obligatoire entravant le pouvoir discrétionnaire du ministre (paragraphe 96 du mémoire de Desgagnés).

 

[69]           Comme je l’ai dit, il est clair que NEAS n’avait pas déposé de demande et que le ministre n’avait pas à prendre de décision à son endroit. Quel que soit le langage utilisé, ou l’opinion préliminaire exprimée par les fonctionnaires à ce stade, rien dans cette note ne pouvait lier le ministre à cet égard. Dans les circonstances, il n’est pas utile de discuter plus amplement du possible bien-fondé de demandes qui ne se sont jamais matérialisées.

 

[70]           Toutefois, les fonctionnaires pouvaient mettre en garde le ministre que NEAS tenterait très probablement de profiter de l’octroi des demandes de Desgagnés pour obtenir une remise à son tour en invoquant l’iniquité.

 

[71]           Je note que l’affirmation mentionnée au paragraphe 67 ci-dessus n’apparaissait pas dans la note du 22 avril 2010 et que le ministre en était quand même venu à la même décision. Je suis satisfaite que le ministre a décidé des demandes de Desgagnés après les avoir examinées au fond.

 

[72]           Ces dites erreurs ne constituent pas par ailleurs un motif pour annuler la décision du ministre si, tel que déterminé par le juge, celle-ci est raisonnable parce qu’étayée par au moins un motif qui résiste à un examen assez poussé comme celui cité expressément dans la décision datée du 11 mars 2011 (Voir Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748 au paragraphe 56, Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, 2003 CSC 20, [2003] 1 R.C.S. 247 aux paragraphes 48, 49 et 55).

 

[73]           Desgagnés allègue ensuite que les fonctionnaires ont omis de décrire dans la note de service du 5 novembre 2010, le contexte et les motifs pour lesquels Desgagnés s’était opposée à la demande de NEAS en 2000. Desgagnés ajoute que les fonctionnaires ont faussement représenté que ses demandes avaient été traitées sur la même base que celles d’Algoma et que la note de service suggère que ses demandes ne respectaient pas l’esprit ou la logique de la nouvelle politique tarifaire – ce qui est faux.

 

[74]           Comme je l’ai déjà souligné, la lettre du 8 octobre 2010, annexée au mémoire du 5 novembre 2010, énonçait, on ne peut plus clairement, que les demandes de Desgagnés étaient conformes à l’esprit et à la logique qui sous-tend la nouvelle politique tarifaire applicable aux navires importés après le 1er janvier. Elle indique aussi très clairement le différent contexte dans lequel Desgagnés s’était opposée à la demande de NEAS en 2000 par rapport au présent. Le ministre avait donc devant lui l’information pertinente.

 

[75]           En conclusion, Desgagnés ne m’a pas persuadée que le juge a erré en décidant qu’il n’y avait pas eu de manquement à l’équité procédurale dans ce dossier. Il n’y a pas d’erreur à l’égard des questions décrites ci-dessus qui pourrait justifier l’intervention de notre Cour.

 

B.        La décision est-elle raisonnable?

[76]           Desgagnés avance que le juge a erré en concluant que le refus du ministre était raisonnable parce qu’il a omis de considérer que la décision n’était pas transparente et intelligible. Ici encore, je ne suis pas d’accord.

 

[77]           Comme l’indique la Cour suprême du Canada dans Newfoundland and Labrador Nurses' Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708 au paragraphe 14, il n’y a pas de précédent qui supporte l’argument que l’insuffisance des motifs permet à elle seule de casser une décision ou que les cours de révision doivent effectuer deux analyses distinctes, l’une portant sur les motifs et l’autre sur le résultat. Le juge n’avait donc pas à traiter séparément dans ses motifs de cette question lorsqu’il a conclu globalement que la décision faisait partie des issues possibles.

 

[78]           La lettre du 11 mars 2011 est claire et le motif principal ayant motivé la décision y est bien énoncé. Le juge ne semble avoir eu aucune difficulté à comprendre le raisonnement du décideur et à évaluer s’il s’agissait d’une issue possible eu égard aux faits et au droit applicable en l’espèce.

[79]           À cet égard, je note que les parties ont convenu que le juge a appliqué la norme de contrôle appropriée. Je suis satisfaite qu’il l’a bien appliquée dans les faits puisque le motif très spécifique énoncé par le ministre dans sa lettre du 11 mars 2011 (Voir paragraphe 2, ci-dessus) est un motif suffisant pour étayer à lui seul le refus du ministre.

 

[80]           Dans les circonstances, je propose que l’appel soit rejeté avec dépens.

 

 « Johanne Gauthier »

j.c.a.

 

« Je suis d’accord

            J.D. Denis Pelletier j.c.a »

« Je suis d’accord

            Johanne Trudel j.c.a. »

 

 

 

 

 


Annexe « A »

 

Tarif des douanes 

 

L.C. 1997, ch. 36

 

115. (1) Sur recommandation du ministre ou du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, le gouverneur en conseil peut, par décret, remettre des droits.

 

Customs Tariff

 

S.C. 1997, c. 36

 

115. (1) The Governor in Council may, on the recommendation of the Minister or the Minister of Public Safety and Emergency Preparedness, by order, remit duties.

 

Loi sur la gestion des finances publiques

 

L.R.C. 1985, ch. F-11

 

23. (2) Sur recommandation du ministre compétent, le gouverneur en conseil peut faire remise de toutes taxes ou pénalités, ainsi que des intérêts afférents, s’il estime que leur perception ou leur exécution forcée est déraisonnable ou injuste ou que, d’une façon générale, l’intérêt public justifie la remise.

Financial Administration Act 

 

 

R.S.C. 1985, c. F-11

 

23. (2) The Governor in Council may, on the recommendation of the appropriate Minister, remit any tax or penalty, including any interest paid or payable thereon, where the Governor in Council considers that the collection of the tax or the enforcement of the penalty is unreasonable or unjust or that it is otherwise in the public interest to remit the tax or penalty.

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :

A-490-12

 

INTITULÉ :

DESGAGNÉS TRANSARCTIK INC. c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                                                                Montréal (QuÉbec)

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                                                                LE 24 octobre 2013

MOTIFS DU JUGEMENT :

                                                                                                LA JUGE GAUTHIER

Y ONT SOUSCRIT :                                                           LE JUGE PELLETIER

LA JUGE TRUDEL

                                                                                               

DATE DES MOTIFS :

                                                                                                LE 22 JANVIER 2014

COMPARUTIONS :

Me Raynold Langlois

 

Pour l'appelante

 

Me Bernard Letarte

Me Jean-Robert Noiseux

 

Pour l'intimé

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

LANGLOIS KRONSTRÖM DESJARDINS, S.E.N.C.R.L.

Montréal (Québec)

 

Pour l'appelante

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour l'intimé

 

 

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