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Date : 20140131


Dossier : A‑456‑12

Référence : 2014 CAF 18

CORAM :      LE JUGE EVANS

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

MARC LEMIRE

 

appelant

et

 

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE,

RICHARD WARMAN, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

intimés

et

 

 

L’AFRICAN CANADIAN LEGAL CLINIC

 

 

intervenante

Entendu à Toronto (Ontario), le 14 novembre 2014.

Jugement rendu à Toronto (Ontario), le 31 janvier 2014.

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                              LE JUGE EVANS

                                                                                                        

 


Date : 20140131


Dossier : A‑456‑12

 

Référence : 2014 CAF 18

CORAM :       LE JUGE EVANS

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

MARC LEMIRE

 

appelant

et

 

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE,

RICHARD WARMAN, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

intimés

et

 

 

L’AFRICAN CANADIAN LEGAL CLINIC

 

 

intervenante

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE EVANS

[1]               Notre cour est saisie d’un appel interjeté par Marc Lemire d’une décision de la Cour fédérale, qui est publiée sous l’intitulé Canada (Commission des droits de la personne) c. Warman, 2012 CF 1162. Par cette décision, le juge Mosley (le juge) a accueilli une demande de contrôle judiciaire déposée par la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) visant à faire annuler une décision du Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal). La décision du Tribunal est publiée sous l’intitulé Warman c. Lemire, 2009 TCDP 26.

 

[2]               La présente procédure est née des plaintes que Richard Warman a déposées auprès de la Commission en novembre 2003. M. Warman alléguait que M. Lemire avait commis un acte discriminatoire en contravention à l’article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6 (la LCDP), en communiquant des messages haineux par Internet. Après avoir mené une enquête au sujet des plaintes de M. Warman, la Commission a déféré les plaintes au Tribunal pour décision.

 

[3]               Le Tribunal a fait droit à la plainte pour ce qui concernait un des messages, et il a conclu que M. Lemire avait communiqué ce message en contravention à l’article 13, mais le Tribunal a refusé d’accorder une mesure. Il a statué que, lorsque l’article 13 était combiné aux dispositions de la LCDP relatives aux sanctions (l’alinéa 54(1)c) et le paragraphe 54(1.1.)), il violait l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) et ne pouvait pas être justifié aux termes de l’article premier de la Charte en tant que limite raisonnable au droit à la liberté d’expression. La Commission a déposé une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale pour faire annuler la décision du Tribunal.

 

[4]               Le juge a convenu avec le Tribunal que les dispositions de la LCDP relatives aux sanctions n’étaient pas justifiées aux termes de l’article premier de la Charte en tant qu’atteintes minimales aux droits visés à l’alinéa 2b), et il a déclaré en vertu du paragraphe 52(1) de la Charte que l’alinéa 54(1)c) et le paragraphe 54(1.1)) étaient inopérants. Cependant, le juge a accueilli la demande de contrôle judiciaire, au motif que les dispositions attaquées pouvaient être dissociées de la LCDP de manière à préserver la validité de l’article 13. Le juge a rejeté les autres arguments constitutionnels formulés par M. Lemire à l’encontre de l’article 13.

 

[5]               Après que le juge eut rendu sa décision, la Cour suprême du Canada a confirmé la constitutionnalité de l’alinéa 14(1)b) du Saskatchewan Human Rights Code, S.S. 1979, ch. S‑241 (le Code), qui est analogue à l’article 13 de la LCDP : Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2013 CSC 11, [2013] 1 R.C.S. 467 (Whatcott). En n’y apportant qu’une modification mineure, la Cour suprême a retenu l’analyse qu’elle avait exposée à l’occasion de l’affaire Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892 (Taylor); elle avait alors confirmé, en vertu de l’article premier de la Charte, la validité de l’article 13 de la LCDP dans son libellé de l’époque, au motif que l’article en question portait une atteinte minimale aux droits visés à l’alinéa 2b).

 

[6]               Comme M. Lemire le reconnaît, la jurisprudence Whatcott a réglé certaines des questions constitutionnelles qu’il avait soulevées devant la Cour fédérale au sujet de l’article 13. Cependant, les trois questions suivantes demeurent à ce jour sans réponse :

(1)  Est-ce que la manière dont la Commission applique l’article 13 est pertinente dans le cadre d’une analyse au regard de l’article premier de la Charte pour rechercher si l’article 13 pose une limite raisonnable à l’alinéa 2b) de la Charte?

(2)  L’article premier de la Charte justifie-t-il l’article 13 dans la mesure où celui-ci vise la communication de messages haineux par Internet?

(3)  Les dispositions relatives au sanctions (l’alinéa 54(1)c) et le paragraphe 54(1.1)) sont-elles constitutionnelles? Dans la négative, ces dispositions peuvent-elles être dissociées de manière à ce que l’article 13 pose une limite raisonnable à l’alinéa 2b)?

 

[7]               Dans son mémoire des faits et du droit, l’avocate de M. Lemire a également soutenu que l’article 13 était invalide, parce qu’Internet et d’autres communications par ordinateur peuvent inclure des communications privées. Elle a soutenu que, contrairement à la jurisprudence Taylor, la jurisprudence Whatcott enseigne, au paragraphe 83, qu’une interdiction légale de communications privées imposée par une loi sur les droits de la personne ne pouvait pas être justifiée en vertu de l’article premier de la Charte.

 

[8]               À mon avis, il serait inapproprié que la Cour statue sur cette question dans le présent appel. Nous ne disposons d’aucun élément de fait, parce que la question n’a pas été soulevée devant le Tribunal. Elle ne se pose pas non plus au regard des faits de l’espèce.

 

[9]               Bien que cela ne soit pas pertinent aux fins de trancher le présent appel, il convient de noter qu’une modification récente de la LCDP a abrogé l’article 13 : Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne (protection des libertés), L.C. 2013, ch. 37, article 2. La Loi a reçu la sanction royale le 26 juin 2013, et elle entrera en vigueur un an après cette date : ibid. à l’article 6.

 

[10]           La Commission est l’intimée principale dans le présent appel. En outre, trois intervenantes ont été autorisées à présenter des observations devant la Cour. Deux d’entre elles, l’Association canadienne des libertés civiles (l’ACDLC) et la Canadian Association for Free Expression, ont soutenu que le juge a commis une erreur lorsqu’il a confirmé la validité de l’article 13. La troisième intervenante, l’African Canadian Legal Clinic a soutenu que le juge a commis une erreur lorsqu’il a conclu que les dispositions de la LCDP relatives aux sanctions (l’alinéa 54(1)c) et le paragraphe 54(1.1.)) étaient invalides, une question à l’égard de laquelle la Commission n’a pris aucune position dans le présent appel.

 

La décision du Tribunal

[11]           Le Tribunal a entamé l’audition des plaintes de M. Warman en janvier 2007 et l’a conclue deux ans plus tard. Il a rejeté toutes les plaintes de M. Warman, sauf celle concernant un article intitulé « AIDS Secrets: What the Government and the Media Don’t Want You to Know » (« Secrets au sujet du SIDA : ce que le gouvernement et les médias ne veulent pas que vous sachiez », ci‑après « Secrets au sujet du SIDA »). Cet article figurait dans une section intitulée « Controversial Columnists » (« Chroniqueurs controversés ») d’un site Web, Freedomsite.org (Freedomsite), auquel les membres du public avaient accès par Internet.

 

[12]           M. Lemire était propriétaire de Freedomsite, et il administrait ce site à partir du Canada. Le Tribunal a conclu que ce degré de contrôle était suffisant pour tenir M. Lemire responsable d’avoir affiché les documents de la section « Controversial Columnists » sur le site Web. Le Tribunal a conclu que « Secrets au sujet du SIDA » était susceptible d’exposer les homosexuels et les Noirs à de la haine et à du mépris, et que M. Lemire avait communiqué ce texte à répétition en violation de l’interdiction énoncée à l’article 13.

 

[13]           En ce qui concerne les arguments d’ordre constitutionnel dirigés contre l’article 13, le Tribunal a conclu que l’application de l’article 13 à Internet, que l’article 88 de la Loi antiterroriste, L.C. 2001, ch. 41, avait ajouté « pour plus de certitude », posait une limite raisonnable aux droits visés à l’alinéa 2b), parce cette application avait un lien rationnel avec l’objectif législatif de prévention de la discrimination.

 

[14]           Cependant, le Tribunal a conclu que l’article 13 ne constituait plus une atteinte minimale aux droits visés à l’alinéa 2b) à cause de l’ajout des dispositions relatives aux sanctions par la Loi modifiant la Loi sur la preuve au Canada, le Code criminal et la Loi canadienne sur les droits de la personne relativement aux personnes handicapées et, en ce qui concerne la Loi canadienne sur les droits de la personne, à d’autres matières, L.C. 1998, ch. 9, articles 27 et 28, et de l’attitude non-conciliante de la Commission à l’égard des plaintes de contravention à l’article 13. En conséquence, l’article 13 était devenu moins préventif et plus punitif, et il avait donc perdu le caractère conciliant sur lequel la Cour suprême du Canada avait fondé sa conclusion à l’occasion de l’affaire Taylor selon laquelle l’article 13 dans son libellé de l’époque portait une atteinte minimale aux droits visés à l’alinéa 2b).

 

[15]           En particulier, le Tribunal a relevé que, contrairement à ce qu’elle faisait lorsqu’elle était saisie de plaintes relatives à d’autres types d’actes discriminatoires, la Commission avait rarement tenté de régler par médiation les plaintes fondées sur l’article 13. Au lieu de cela, elle avait renvoyé la vaste majorité de ces plaintes au Tribunal pour décision, et elle avait régulièrement sollicité des indemnités et l’imposition de sanctions. En outre, la Commission avait souvent continué d’instruire des plaintes après que les documents à l’origine de ces plaintes avaient été retirés du site Web sur lequel ils avaient été affichés. De fait, en l’espèce, M. Lemire avait retiré la plupart des documents avant qu’il soit avisé des plaintes de M. Warman, et il a rapidement retiré « Secrets au sujet du SIDA » du site Freedomsite après avoir appris que ce document était l’objet d’une plainte à la Commission. En outre, le Tribunal a relevé que la Commission n’avait pas tenté de régler la plainte par conciliation.

 

[16]           Citant Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des Relations de Travail), [1991] 2 R.C.S. 5, et Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504 (Martin), le Tribunal a reconnu qu’il n’avait pas compétence aux termes du paragraphe 24(1) de la Charte pour déclarer que l’article 13, combiné à l’alinéa 54(1)c) et au paragraphe 54(1.1.), était invalide. Néanmoins, étant donné qu’il avait conclu que ces dispositions étaient inconstitutionnelles, le Tribunal a refusé de rendre toute ordonnance visant à remédier à la contravention à l’article 13.

 

La décision de la Cour fédérale

[17]           Le juge a convenu avec le Tribunal que M. Lemire avait communiqué « Secrets au sujet du SIDA » par Internet en contravention à l’article 13 et que cette disposition violait la liberté d’expression garantie par l’alinéa 2b). Le juge a également convenu que les dispositions de l’alinéa 54(1)c) et du paragraphe 54(1.1) relatives aux sanctions étaient invalides, parce qu’elles ne pouvaient pas être justifiées aux termes de l’article premier de la Charte en tant que limites raisonnables aux droits visés à l’alinéa 2b).

 

[18]           Cependant, le juge a rejeté les conclusions du Tribunal sur deux points. Premièrement, il a décidé que le Tribunal n’avait pas compétence pour examiner la façon dont la Commission appliquait l’article 13 dans le cadre de l’analyse du Tribunal au regard de l’article premier de la Charte : les allégations de conduite inappropriée de la Commission peuvent seulement être examinées par la Cour fédérale dans le cadre d’une procédure en contrôle judiciaire. Deuxièmement, le juge a conclu que, même si les dispositions relatives aux sanctions postérieures à la jurisprudence Taylor ajoutaient un aspect punitif inadmissible à l’article 13, ces dispositions pouvaient être dissociées et la validité de l’article 13 pouvait être préservée.

 

[19]           En conséquence, le juge a accueilli la demande de contrôle judiciaire de la Commission. Il a renvoyé l’affaire au Tribunal afin que celui-ci déclare que « Secrets au sujet du SIDA » constituait un discours haineux et que M. Lemire l’avait communiqué en contravention à l’article 13. Il a également donné instruction au Tribunal de rechercher s’il y avait lieu d’accorder une réparation en vertu des alinéas 54(1)a) (ordonnance de cessation) et b) (indemnisation). Enfin, le juge a déclaré, en vertu du paragraphe 52(1) de la Charte, que l’alinéa 54(1)c) et le paragraphe 54(1.1.) (sanction) étaient inopérants, mais il a conclu que ces dispositions pouvaient être dissociés de la LCDP de manière à ce que soit préservée la validité de l’article 13.

 

Le cadre législatif et constitutionnel

[20]           Le paragraphe 13(1) de la LCDP dispose que constitue un acte discriminatoire le fait de communiquer des messages haineux par téléphone. Le paragraphe 13(2) a été ajouté à la LCDP en 2001 pour préciser que le paragraphe (1) vise les messages haineux communiqués au moyen d’ordinateurs, notamment par Internet :

 

13. (1) Constitue un acte discriminatoire le fait, pour une personne ou un groupe de personnes agissant d’un commun accord, d’utiliser ou de faire utiliser un téléphone de façon répétée en recourant ou en faisant recourir aux services d’une entreprise de télécommunication relevant de la compétence du Parlement pour aborder ou faire aborder des questions susceptibles d’exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable sur la base des critères énoncés à l’article 3.

 

 

 

13. (1) It is a discriminatory practice for a person or a group of persons acting in concert to communicate telephonically or to cause to be so communicated, repeatedly, in whole or in part by means of the facilities of a telecommunication undertaking within the legislative authority of Parliament, any matter that is likely to expose a person or persons to hatred or contempt by reason of the fact that that person or those persons are identifiable on the basis of a prohibited ground of discrimination.

 

(2) Il demeure entendu que le paragraphe (1) s’applique à l’utilisation d’un ordinateur, d’un ensemble d’ordinateurs connectés ou reliés les uns aux autres, notamment d’Internet, ou de tout autre moyen de communication semblable mais qu’il ne s’applique pas dans les cas où les services d’une entreprise de radiodiffusion sont utilisés.

 

(2) For greater certainty, subsection (1) applies in respect of a matter that is communicated by means of a computer or a group of interconnected or related computers, including the Internet, or any similar means of communication, but does not apply in respect of a matter that is communicated in whole or in part by means of the facilities of a broadcasting undertaking.

 

[21]           Les pouvoirs du Tribunal de remédier aux contraventions à l’article 13 sont prévus aux paragraphes 54(1) et (1.1) :

54. (1) Le membre instructeur qui juge fondée une plainte tombant sous le coup de l’article 13 peut rendre :

 

 

 

 

a) l’ordonnance prévue à l’alinéa 53(2)a);

 

b) l’ordonnance prévue au paragraphe 53(3) — avec ou sans intérêts — pour indemniser la victime identifiée dans la communication constituant l’acte discriminatoire;

 

c) une ordonnance imposant une sanction pécuniaire d’au plus 10 000 $.

 

(1.1) Il tient compte, avant d’imposer la sanction pécuniaire visée à l’alinéa (1)c) :

 

 

a) de la nature et de la gravité de l’acte discriminatoire ainsi que des circonstances l’entourant;

 

b) de la nature délibérée de l’acte, des antécédents discriminatoires de son auteur et de sa capacité de payer.

 

54. (1) If a member or panel finds that a complaint related to a discriminatory practice described in section 13 is substantiated, the member or panel may make only one or more of the following orders:

 

(a) an order containing terms referred to in paragraph 53(2)(a);

 

(b) an order under subsection 53(3) to compensate a victim specifically identified in the communication that constituted the discriminatory practice; and

 

(c) an order to pay a penalty of not more than ten thousand dollars.

 

 (1.1) In deciding whether to order the person to pay the penalty, the member or panel shall take into account the following factors:

 

(a) the nature, circumstances, extent and gravity of the discriminatory practice; and

 

(b) the wilfulness or intent of the person who engaged in the discriminatory practice, any prior discriminatory practices that the person has engaged in and the person’s ability to pay the penalty.

 

 

[22]           L’alinéa 53(2)a) et le paragraphe 53(3), mentionnés aux alinéas 54(1)a) et b), précisent les pouvoirs conférés au Tribunal au paragraphe 54(1) :

53(2) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :

 

 

 

 

 

a) de mettre fin à l’acte et de prendre, en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux, des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables, notamment :

 

 

(i) d’adopter un programme, un plan ou un arrangement visés au paragraphe 16(1),

 

(ii) de présenter une demande d’approbation et de mettre en œuvre un programme prévus à l’article 17;

b) d’accorder à la victime, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont l’acte l’a privée;

 

 

 

 

c) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte;

 

 

d) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des frais supplémentaires occasionnés par le recours à d’autres biens, services, installations ou moyens d’hébergement, et des dépenses entraînées par l’acte;

 

e) d’indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral.

 

 

 

 

(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le membre instructeur peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $, s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré.

 

53.(2) If at the conclusion of the inquiry the member or panel finds that the complaint is substantiated, the member or panel may, subject to section 54, make an order against the person found to be engaging or to have engaged in the discriminatory practice and include in the order any of the following terms that the member or panel considers appropriate:

 

(a) that the person cease the discriminatory practice and take measures, in consultation with the Commission on the general purposes of the measures, to redress the practice or to prevent the same or a similar practice from occurring in future, including

 

(i) the adoption of a special program, plan or arrangement referred to in subsection 16(1), or

 

(ii) making an application for approval and implementing a plan under section 17;

(b) that the person make available to the victim of the discriminatory practice, on the first reasonable occasion, the rights, opportunities or privileges that are being or were denied the victim as a result of the practice;

 

(c) that the person compensate the victim for any or all of the wages that the victim was deprived of and for any expenses incurred by the victim as a result of the discriminatory practice;

 

(d) that the person compensate the victim for any or all additional costs of obtaining alternative goods, services, facilities or accommodation and for any expenses incurred by the victim as a result of the discriminatory practice; and

 

(e) that the person compensate the victim, by an amount not exceeding twenty thousand dollars, for any pain and suffering that the victim experienced as a result of the discriminatory practice.

 

(3) In addition to any order under subsection (2), the member or panel may order the person to pay such compensation not exceeding twenty thousand dollars to the victim as the member or panel may determine if the member or panel finds that the person is engaging or has engaged in the discriminatory practice wilfully or recklessly.

 

 

[23]           Les dispositions pertinentes de la Charte en l’espèce sont l’article premier et l’alinéa 2b) :

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

 

2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :

[…]

 

b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;

[…]

1. The Canadian Charter of Rights and Freedoms guarantees the rights and freedoms set out in it subject only to such reasonable limits prescribed by law as can be demonstrably justified in a free and democratic society.

 

 

 

2. Everyone has the following fundamental freedoms:

 

(b) freedom of thought, belief, opinion and expression, including freedom of the press and other media of communication;

 

 

Questions en litige et analyse

[24]           Puisque les seules questions en litige devant la Cour fédérale concernaient la constitutionnalité de l’article 13, il n’est pas controversé entre les parties que le juge a choisi à juste titre la norme de la décision correcte pour examiner la décision du Tribunal. Notre Cour doit décider si le juge a appliqué cette norme correctement : Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, aux paragraphes 45 à 47.

 

[25]           Comme je l’ai signalé précédemment dans les présents motifs, la jurisprudence Whatcott de la Cour suprême du Canada a considérablement réduit la portée des questions soulevées en l’espèce  et elle fixe dans une large mesure les questions qui subsistent.

 

[26]           À l’occasion de l’affaire Whatcott, le juge Rothstein, s’exprimant au nom de la Cour, a résumé, au paragraphe 59, les principaux éléments des dispositions relatives au discours haineux des lois sur les droits de la personne qui assurent le degré d’objectivité exigé par la Charte.

[...] [L]orsque le mot « haine » est employé dans une loi sur les droits de la personne pour interdire certains propos, il faudrait l’appliquer de façon objective pour déterminer si une personne raisonnable, informée du contexte et des circonstances, estimerait que les propos sont susceptibles d’exposer autrui à la détestation et à la diffamation pour un motif de discrimination illicite.

 

[27]           Autrement dit, « [l]es tribunaux administratifs doivent axer l’analyse sur les effets probables des propos reprochés pour réaliser les objectifs préventifs des lois antidiscrimination » (paragraphe 54). La Cour a conclu que l’interdiction prévue à l’alinéa 14(1)b) du Code de la Saskatchewan qui vise toute forme d’expression qui [traduction] « ridiculise, [. . .] rabaisse ou porte par ailleurs atteinte à [la] dignité » des membres d’un groupe vulnérable ne présentait pas de lien rationnel avec l’objectif législatif de prévention de la discrimination et ne constituait pas une limite justifiable à liberté d’expression en vertu de l’article premier de la Charte. Pareil discours n’expose pas nécessairement les personnes qu’il vise à de la haine. Cependant, la Cour a également statué que ces mots pouvaient être dissociés. Voir les paragraphes 89 à 95.

 

[28]           Au sujet des objectifs des dispositions relatives aux discours haineux des lois sur les droits de la personne, le juge Rothstein observé,  au paragraphe 71 :

[…] Lorsque les gens sont diffamés parce qu’ils sont jugés indignes ou infâmes, il est plus facile de justifier un traitement discriminatoire. [Les dispositions relatives au discours haineux] vise[nt] à atténuer les effets préjudiciables et les coûts sociaux de la discrimination en s’attaquant à certaines des causes de la discrimination.

 

 

[29]           Le juge Rothstein relève, au paragraphe 75, que « le discours haineux comporte un aspect particulièrement insidieux » en ce qu’il prive le groupe ciblé de tout moyen de riposter ou de rétorquer :

[…] C’est ce qu’il fait non seulement en tentant de marginaliser le groupe de manière à ce que ses réactions soient ignorées, mais également en employant des mots qui forcent les membres du groupe à défendre leur propre humanité fondamentale ou leur propre statut social avant même d’être admis à participer au débat démocratique.

 

 

[30]           Enfin, le juge Rothstein observait, au paragraphe 120, qu’en raison de sa définition étroite, le discours haineux constitue « un type d’expression extrême et marginale ». Il « ne contribue guère à défendre les valeurs sous-jacentes à la liberté d’expression et dont la restriction est par conséquent plus facile à justifier » en vertu de l’article premier de la Charte.

 

[31]           Avec ces observations en toile de fond, j’examinerai maintenant les questions soulevées dans le présent appel.

 

 

QUESTION 1 :          Est-ce que la manière dont la Commission applique l’article 13 est pertinente pour rechercher si cette disposition pose une limite raisonnable aux droits visés à l’alinéa 2b) de la Charte et est donc justifiée par l’article premier?

 

[32]           L’ACDLC appuyait la position de M. Lemire à l’égard de cette question. Ces deux parties ont concédé que le juge avait eu raison de conclure que la procédure en contrôle judiciaire constitue la voie de recours indiquée pour contester la légalité des actes de la Commission lorsque celle-ci enquête et instruit les plaintes en contravention à l’article 13.

 

[33]           Cependant, l’ACDLC et M. Lemire soutiennent qu’il était approprié que le Tribunal tienne compte de la manière dont la Commission appliquait l’article 13 à titre de facteur contextuel pertinent au regard de la question de savoir si la disposition en question, telle qu’elle était appliquée, portait une atteinte minimale aux droits visés par l’alinéa 2b). En particulier, les deux parties retiennent les conclusions du Tribunal concernant le refus de la Commission de tenter de régler les plaintes fondées sur l’article 13 par la médiation ou d’adopter par ailleurs une attitude conciliante à l’égard de ces plaintes, et concernant la façon dont la Commission a traité les plaintes de M. Warman contre M. Lemire. Ils soutiennent que la conduite de la Commission a fait fi des objectifs conciliateurs et réparateurs de la LCDP et a donné à cette loi un caractère clairement punitif.

 

[34]           Le juge a disjoint la question en deux parties. Premièrement, le Tribunal avait-il le pouvoir de tenir compte de l’application de l’article 13 par la Commission pour apprécier si cette disposition imposait une limite raisonnable à la liberté d’expression? Dans la négative, la conduite de la Commission était-elle pertinente au regard de l’analyse par la Cour de la question de savoir si l’article 13 pouvait être justifié aux termes de l’article premier de la Charte?

 

[35]           Le juge a commencé son analyse de la première de ces questions en relevant, au paragraphe 52, que le Tribunal avait implicitement le pouvoir de trancher la requête de M. Lemire contestant la constitutionnalité de l’article 13. À cette fin, le Tribunal

[…] a le pouvoir de recevoir des éléments de preuve systémiques quant à la manière dont l’article 13 est appliqué et aux effets des dispositions législatives, mais il n’a pas compétence pour examiner les décisions de la Commission.

 

 

 

[36]           Le juge a inféré cette dernière restriction de la compétence du Tribunal pour trancher uniquement les questions constitutionnelles dont il était régulièrement saisi. Le juge a conclu que le bien-fondé de la conduite de la Commission débordait le cadre du mandat du Tribunal d’instruire une plainte de violation de la LCDP (article 50). Puisque le législateur a chargé la Commission d’appliquer la LCDP, il n’était pas loisible au Tribunal de statuer que l’article 13 était inopérant vu  la manière dont la Commission l’appliquait : paragraphes 54 et 55.

 

[37]           En conséquence, le Tribunal a outrepassé les pouvoirs que la loi lui conférait d’instruire la plainte de M. Warman lorsque, dans le cadre de son analyse au regard de l’article premier de la Charte, le Tribunal a commenté la décision de la Commission de renvoyer pour décision la présente affaire ou d’autres affaires mettant en cause l’article 13, la faible proportion de règlements et le refus de la Commission d’offrir la médiation ou de tenter une conciliation. Le juge a conclu que les allégations de conduite inappropriée de la part de la Commission pouvaient seulement être formulées dans le cadre d’une procédure en contrôle judiciaire devant la Cour fédérale : paragraphes 56 à 62.

 

[38]           Quoi qu’il en soit, le juge a conclu, aux paragraphes 63 à 65, que les éléments dont il disposait ne justifiaient pas les critiques du Tribunal concernant la manière dont la Commission instruisait les plaintes fondées sur l’article 13, dont celles de M. Warman contre M. Lemire.

 

[39]           Après avoir conclu que le Tribunal n’avait pas le pouvoir d’examiner la conduite de la Commission aux fins de statuer sur la contestation constitutionnelle de l’article 13 par M. Lemire, le juge a examiné la question de savoir si la Cour pouvait examiner la manière dont la Commission appliquait l’article 13 au moment de rechercher si cette disposition impose une limite raisonnable aux droits visés à l’alinéa 2b) et est donc justifiée en vertu de l’article premier de la Charte. Le juge a statué que la manière dont la Commission exerçait les pouvoirs administratifs que la loi lui confère n’était pas pertinente au regard de la validité de l’article 13.

 

[40]           Le juge a affirmé qu’une loi est invalide seulement si elle est contraire à la Charte vu sa teneur ou en raison de ses effets nécessaires : l’application d’une loi ne peut pas invalider celle-ci autrement. La procédure en contrôle judiciaire constitue la voie de recours indiquée pour attaquer la conduite de la Commission soit pour cause d’incompatibilité avec les valeurs consacrées par la Charte ou pour cause d’illégalité pour quelque autre motif. Si un tel recours est  accueilli, la Cour peut déterminer la sanction indiquée sans invalider la loi : paragraphes 69 et 70.

 

[41]           Le juge a reconnu que les contestations fondées sur la Charte ne doivent pas être tranchées dans l’abstrait et que les effets d’une loi peuvent devenir importants au point d’en devenir la caractéristique dominante et d’en éclipser l’objectif original. En l’espèce, toutefois, le juge n’a rien relevé qui aurait indiqué que la loi en l’espèce avait de tels effets.

 

[42]           Je retiens la conclusion du juge portant que la manière dont la Commission a appliqué l’article 13 n’est pas pertinente au regard de la question de la validité constitutionnelle de cette disposition. Les effets d’une disposition législative peuvent l’invalider si ces effets résultent nécessairement du texte de la disposition. Les atteintes aux droits garantis par la Charte qui résultent d’un acte administratif qui n’était ni obligatoire ni autorisé en vertu d’une disposition législative ne rendent pas celle-ci invalide : voir, par exemple, Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, au paragraphe 20; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120, au paragraphe 125 (Little Sisters); Thomson c. Alberta (Transportation and Safety Board), 2003 ABCA 256, [2004] 4 W.W.R. 535, au paragraphe 48 (Thomson).

 

[43]           En l’espèce, les vastes pouvoirs administratifs conférés par la LCDP n’autorisent pas expressément ni implicitement la Commission à porter atteinte aux droits protégés par la Charte. En conséquence, puisqu’il ressort clairement de la jurisprudence Taylor que l’article 13 peut être appliqué d’une manière qui porte une atteinte minimale aux droits visés à l’alinéa 2b), la manière dont l’article 13 est appliqué ne peut pas rendre celui-ci inconstitutionnel.

 

[44]           Il est vrai qu’une certaine jurisprudence enseigne que les effets pratiques d’une disposition législative peuvent être pertinents au regard de la question de sa validité constitutionnelle. Par exemple, dans l’arrêt R. c. Morgentaler, [1993] 3 R.C.S. 463, à la page 514, il a été relevé que les restrictions que le Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, imposait à l’accès aux avortements, lesquelles restrictions avaient été déclarées inopérantes dans R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30 (Morgentaler I), parce que les dispositions mêmes avaient pour effet d’imposer des délais inacceptables et d’assujettir les femmes qui tentaient d’obtenir des services d’avortement à un stress et à un traumatisme indus.

 

[45]           Le juge en chef Dickson a conclu, dans ses motifs concordants dans l’arrêt Morgentaler I (aux pages 75 et 76), que la formalité qu’une femme devait accomplir en vertu des dispositions attaquées du Code criminel avant de pouvoir obtenir un avortement – l’approbation d’un comité de l’avortement thérapeutique – ne pouvait pas être justifiée aux termes de l’article premier de la Charte, parce qu’il ressortait des éléments de preuve que ces comités fonctionnaient souvent d’une manière inéquitable et arbitraire. Autrement dit, étant donné que le Code criminel faisait de l’approbation d’un comité un moyen de défense, il était nécessaire d’examiner la manière dont les comités fonctionnaient correctement. Voir aussi Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157, au paragraphe 98.

 

[46]           Les avocats n’ont pu citer aucune source à l’appui de la thèse portant que les effets pratiques potentiellement invalidants d’une disposition législative peuvent englober un acte administratif non-autorisé posé par l’organisme chargé d’appliquer la disposition en question. D’ailleurs, les jurisprudences Little Sisters et Thomson militent en faveur de la thèse contraire. Cela s’explique sans aucun doute par le fait que les atteintes non autorisées au droits protégés par la Charte par ceux qui appliquent un régime législatif sont considérées comme se prêtant mieux à une mesure en vertu du paragraphe 24(1) (comme l’arrêt d’une procédure administrative, par exemple) qui n’invalide pas la disposition législative même : voir Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, aux pages 719 et 720.

 

[47]           Je n’admets pas non plus que les effets de la conduite de la Commission ont éclipsé les objectifs valides de l’article 13, à savoir la prévention de la discrimination contre des groupes vulnérables pour des motifs prohibés. La conciliation n’est pas la seule méthode à laquelle la Constitution permet à la Commission de recourir pour appliquer la LCDP en général ni l’article 13 en particulier.

 

[48]           Étant donné la nature et le nombre relativement restreint de plaintes fondées sur l’article 13, de même que les types extrêmes de discours interdits, je suis d’accord avec le juge lorsque celui-ci affirme, aux paragraphes 63 et 64, que l’on ne peut raisonnablement reprocher à la Commission sa réticence, en l’espèce et dans le cadre d’autres plaintes fondées sur l’article 13, à consacrer des ressources limitées à la médiation et à la conciliation, ou à accepter des offres de retirer volontairement des documents offensants.

 

[49]           En revanche, je retiens la thèse de l’ACDLC portant que le juge a commis une erreur lorsqu’il a conclu que le Tribunal avait une compétence plus étroite que la Cour pour statuer sur la contestation constitutionnelle de la validité de l’article 13 par M. Lemire. En particulier, au paragraphe 55, le juge a inféré du fait que la LCDP crée deux organes administratifs distincts et que le pouvoir du Tribunal se limite à « instruire la plainte », que le législateur n’avait pas autorisé le Tribunal à rendre la LCDP inopérante sur le fondement de la conduite de la Commission.

 

[50]           La jurisprudence enseigne clairement que le pouvoir des tribunaux administratifs de trancher des questions de droit comprend le pouvoir de statuer sur les contestations constitutionnelles de la validité de leur loi habilitante : pour un résumé du droit applicable, voir l’arrêt Martin, au paragraphe 48. Cela permet au tribunal de constituer un dossier des faits, cela évite la division des procédures administratives et cela facilite par ailleurs l’accès à la justice : voir, par exemple, Martin, aux paragraphes 29 et 30, et R. c. Conway, 2010 CSC 22, [2010] 1 R.C.S. 765, au paragraphe 79.

 

[51]           Soit dit avec respect, je suis d’avis que l’interprétation étroite que le juge a retenue quant à la compétence du Tribunal d’ « instruire la plainte » saperait les raisons de lui conférer le pouvoir légal de statuer sur la validité constitutionnelle de sa loi habilitante. Le Tribunal aurait eu compétence pour examiner le bien-fondé de la conduite de la Commission si cela avait été pertinent aux fins de trancher la question constitutionnelle en l’espèce, parce que la validité de l’article 13 était un élément essentiel de la réponse de M. Lemire à la plainte de M. Warman.

 

[52]           Je conviens donc avec le juge que le Tribunal n’aurait pas dû tenir compte de la conduite de la Commission dans le cadre de l’analyse au regard de l’article premier de la Charte, mais non parce que sa compétence pour statuer sur la contestation constitutionnelle de l’article 13 par M. Lemire était plus étroite que celle de la Cour.

 

QUESTION 2 :          L’application de l’article 13 de la LCDP à la communication de messages haineux par Internet constitue-t-elle une atteinte minimale au droit à la liberté d’expression garanti par l’alinéa 2b) de la Charte?

 

[53]           M. Lemire soutient que la jurisprudence Taylor n’est pas déterminante quant à la validité de l’interdiction de messages haineux communiqués par Internet prévue à l’article 13. M. Lemire soutient qu’à l’époque où l’arrêt Taylor a été rendu, l’article 13 visait seulement les messages communiqués par téléphone. Cependant, la LCDP a été modifiée en 2001 par l’ajout du paragraphe 13(2), qui dispose que le paragraphe 13(1) s’applique aux messages communiqués au moyen d’ordinateurs, notamment par Internet. M. Lemire prétend que cela a considérablement étendu la portée de l’article 13 depuis que l’arrêt Taylor a été rendu, et cela a donc étendu les restrictions législatives à la liberté d’expression. Cette thèse comporte six aspects.

 

[54]           Premièrement, la Cour suprême du Canada a souligné à l’occasion de l’affaire Taylor que la communication d’un message enregistré par téléphone était particulièrement susceptible d’avoir une incidence sur le destinataire du message à cause de l’impression que crée cette communication d’un contact direct et personnel avec celui ou celle qui parle. Par contraste, selon ce qu’a soutenu M. Lemire, un message qui apparaît sur un écran d’ordinateur ou qui est entendu par le truchement d’un ordinateur est une communication moins efficace, parce qu’il lui manque la qualité personnelle d’un message communiqué par téléphone.

 

[55]           Deuxièmement, l’éventail des formes d’expression qui peuvent être communiquées par Internet est considérablement plus vaste que celui des formes d’expression qui peuvent être communiquées par téléphone : il peut s’agir de contenu vidéo et audio, de discours politiques, de journaux et de messages affichés sur des babillards. Ces atteintes additionnelles à la liberté d’expression ont un effet paralysant sur le discours de nature politique et ne sont pas justifiables aux termes de l’article premier de la Charte, particulièrement en l’absence d’un moyen de défense de véracité ou de commentaire loyal.

 

[56]           Troisièmement, Internet offre amplement la possibilité aux membres du public de répondre aux documents qu’ils jugent haineux en affichant des documents sur leurs propres sites Web. En outre, les blogues et les babillards permettent souvent aux visiteurs de répondre immédiatement aux messages qui y sont affichés. Ces caractéristiques de la communication par Internet favorisent les effets éducatifs de la libre discussion. Par contraste, comme la Cour suprême du Canada l’a relevé à l’occasion de l’affaire Taylor (aux pages 937 et 938), un message enregistré communiqué par téléphone ne permet pas à son destinataire d’y répondre directement.

 

[57]           Quatrièmement, à la différence des entreprises de téléphonie, les fournisseurs d’accès Internet (les FAI) qui fournissent un accès à Internet ne sont pas nécessairement des entreprises de télécommunication qui jouissent, aux termes de la loi, d’une protection contre la responsabilité découlant du contenu des communications. En conséquence, les FAI peuvent être vulnérables aux pressions exercées pour les amener à retirer de sites Web des messages que la Commission ou d’autres considèrent comme des discours haineux, et ce, en l’absence de toute décision portant que les messages en question contreviennent à l’article 13. Le défaut d’un FAI de donner suite à une plainte en retirant rapidement le message offensant de son serveur ou en insérant des « filtres » de mots-clés pour empêcher l’affichage de certains mots peut lui attirer de la publicité négative par suite soit d’une plainte en vertu de l’article 13 ou des activités de groupes d’intérêt.

 

[58]           Cinquièmement, la Commission n’a aucune compétence sur les documents affichés sur des serveurs situés ou gérés à l’extérieur du Canada qui sont accessibles au moyen d’ordinateurs n’importe où dans le monde. Puisqu’il est difficile d’empêcher les Canadiens de lire des messages haineux affichés et conservés sur des serveurs à l’extérieur du Canada, l’article 13 n’atteint pas son objectif d’interdiction de la communication de messages haineux.

 

[59]           Sixièmement, la communication de messages sur un site Web à une personne qui y accède par Internet est privée par nature, parce qu’elle exige qu’elle repère le site Web et clique dessus afin de lire le message controversé. Le message est donc communiqué uniquement à cette personne, et non au monde entier. Pour cette raison, M. Lemire soutient que l’article 13 constitue une limite à la liberté d’expression qui ne peut pas être justifiée aux termes de l’article premier de la Charte.

  

[60]           Peu importe que les thèses de M. Lemire soient appréciées une par une ou de concert, l’application de l’article 13 à Internet n’a pas modifié, selon moi, l’analyse de l’atteinte minimale au regard de l’article premier de la Charte. Le médium est peut-être différent, mais l’enseignement essentiel des jurisprudences Taylor et Whatcott demeure le même. Le discours haineux constitue une forme extrême d’expression d’étendue limitée qui fomente un climat dans lequel la discrimination illicite peut être considérée comme acceptable et prospérer. Le discours haineux produit ce résultat en rabaissant, en diffamant et en marginalisant des groupes de personnes qui ont en commun une caractéristique qui constitue un motif prohibé de discrimination selon la LCDP. Puisque le discours haineux a peu de choses à voir avec les valeurs qui constituent le fondement de la liberté d’expression, son interdiction est assez facile à justifier aux termes de l’article premier de la Charte.

 

[61]           Le message téléphonique enregistré peut être un moyen de communication efficace, mais l’omniprésence d’Internet dans la vie quotidienne contemporaine, de même que sa portée mondiale, en fait un moyen bien plus efficace que le téléphone. Les communications par Internet prennent différentes formes très efficaces, notamment des documents qui comprennent des textes, des graphiques et des vidéos. En fait, une interdiction législative de la communication de discours haineux qui ne viserait pas un moyen de communication aussi largement utilisé et puissant qu’Internet serait une démarche qui friserait la futilité. Conclure que l’application de l’article 13 aux communications par Internet ne porte pas une atteinte minimale aux droits visés par l’alinéa 2b) compromettrait sérieusement la capacité du législateur à atteindre l’objectif légitime consistant à lutter contre les discours haineux afin de prévenir la discrimination contre les membres de groupes ciblés.

[62]           Le juge Rothstein a reconnu le pouvoir de cette forme de communication relativement nouvelle à l’occasion de l’affaire Whatcott lorsqu’il a affirmé, au paragraphe 72 :

[…] Pour ce qui est des effets de la propagation des messages haineux, il faut également tenir compte de nos jours de l’influence nouvelle de l’Internet.

 

Il est vrai que les messages haineux dans l’affaire Whatcott étaient diffusés par des moyens technologiques rudimentaires : la distribution de dépliants et la publication d’annonces personnelles dans des journaux. Cependant, la disposition attaquée du Code de la Saskatchewan à l’occasion de l’affaire Whatcott définit de manière très large les moyens prohibés de communication de messages haineux, et elle pourrait bien viser les communications par Internet ou d’autres communications par le truchement d’ordinateurs. On ne saurait inférer des motifs de la Cour suprême du Canada que cet aspect de la disposition en question en menaçait la validité constitutionnelle.

 

[63]           Ne constitue pas non plus un vice rédhibitoire le fait que l’article 13 ne peut pas empêcher la communication à des Canadiens de messages haineux qui sont conservés sur des serveurs à l’extérieur du Canada et sont affichés sur des sites Web dont les propriétaires sont à l’étranger et gèrent les sites en question à l’étranger. Le juge Rothstein a disposé de manière convaincante de l’argument d’inefficacité dans le passage suivant de l’arrêt Whatcott, au paragraphe 98 :

S’agissant de l’efficacité, le juge en chef Dickson a indiqué, aux p. 923-924 de l’arrêt Taylor, qu’il ne faut pas conclure trop hâtivement que les interdictions frappant les discours haineux sont inefficaces. À son avis, le processus consistant à entendre une plainte et, si la plainte est fondée, à rendre une ordonnance d’interdit « rappelle aux Canadiens notre engagement fondamental envers l’égalité des chances » et l’élimination de l’intolérance. Le fait que l’interdiction en question ne réussisse pas à éradiquer les discours haineux ou à mettre un terme aux crimes haineux n’est pas fatal. […]

 

 

[64]           La jurisprudence Whatcott fragilise également la thèse portant que l’article 13 ne porte pas une atteinte minimale à la liberté d’expression, parce qu’Internet offre amplement d’occasions aux membres de groupes vulnérables et ciblés de répondre aux discours haineux et de prendre part à un échange éducatif de points de vue sur des sujets controversés qui sont d’intérêt public. Une des caractéristiques communes aux discours haineux, selon ce qu’a décidé le juge Rothstein, est que, loin de favoriser l’échange d’idées, ces discours tendent à décourager les membres du groupe vulnérable de s’engager dans une discussion éducative sur le sujet qui est l’objet du discours : paragraphes 75, 76, 104, 116 et 117.

 

[65]           À mon avis, ces observations sont tout aussi valables en matière des messages haineux communiqués par Internet qu’en matière de discours haineux communiqués par tout autre moyen. En outre, compte tenu de la nature extrême des discours haineux prohibés, il me paraît étonnant que d’aucuns puissent imaginer que ceux qui tiennent de tels discours soient susceptibles d’être ouverts à un échange éducatif d’idées.

 

[66]           Bien que l’expression d’opinions politiques soit au cœur de la protection assurée par l’alinéa 2b), le discours haineux n’a pas la voie libre du seul fait qu’il porte sur un sujet qui pourrait être considéré comme politique ou d’intérêt public. Comme le juge Rothstein l’a affirmé, au paragraphe 117 de l’arrêt Whatcott :

[…] L’expression d’opinions politiques contribue à la démocratie en encourageant l’échange d’opinions opposées. Les propos haineux vont directement à l’encontre de cet objectif du fait qu’ils empêchent tout dialogue, en rendant difficile, voire impossible, pour les membres du groupe vulnérable de réagir, entravant ainsi l’échange d’idées. Un discours qui a pour effet d’empêcher la tenue d’un débat public ne peut échapper à l’interdiction prévue par la loi pour la raison qu’il favorise le débat.

 

[67]           De même, l’absence d’un moyen de défense de véracité ne rend pas nécessairement invalides les interdictions législatives des discours haineux. Comme l’a dit le juge Rothstein, au paragraphe 141 :

[…] Dans la mesure où des déclarations véridiques sont utilisées d’une manière ou dans un contexte qui expose un groupe vulnérable à la haine, leur utilisation risque d’entraîner, pour les groupes vulnérables, les mêmes effets préjudiciables éventuels que ceux que peuvent provoquer les fausses déclarations. Le groupe vulnérable n’est pas moins digne de protection parce que l’auteur des propos a réussi à transformer des déclarations véridiques en message haineux. En ne prévoyant pas de moyen de défense fondé sur la véracité, le législateur déclare en fait que même les déclarations véridiques peuvent être exprimées en des mots ou dans un contexte qui exposent un groupe vulnérable à la haine.

 

 

 

[68]           Il est peut-être vrai que les FAI sont plus vulnérables que les compagnies de téléphonie aux pressions visant à faire fermer un site Web ou à bloquer l’affichage de messages qui sont l’objet d’une plainte en vertu de l’article 13 ou qui peuvent le devenir. Néanmoins, compte tenu de la puissance d’Internet comme moyen de communication, et compte tenu de mon rejet des autres arguments avancés par M. Lemire dans ce contexte, je ne considère pas que la capacité et la volonté éventuelle de FAI de bloquer ou de retirer des communications sont en elles-mêmes suffisantes pour faire que l’article 13 porte plus qu’une atteinte minimale aux droits visés à l’alinéa 2b).

 

[69]           Je ne retiens pas non plus la thèse portant que lorsqu’une personne accède sur un site Web à un document auquel peut accéder quiconque dispose d’un ordinateur, la communication de ce document à cette personne est privée. À mon avis, lorsqu’il a affiché « Secrets au sujet du SIDA » sur Freedomsite, M. Lemire s’est assuré que ce document soit communiqué au public chaque fois que quiconque a visité ce site Web et a lu l’article.

 

[70]           De toute manière, la thèse de M. Lemire, à savoir que le paragraphe 13(1) ne s’appliquait pas à Internet à l’époque où l’arrêt Taylor a été rendu, est peut-être dénuée de fondement. En effet, puisque le paragraphe 13(2) précise que cette disposition a été édictée pour préciser qu’ « [i]l demeure entendu » que le paragraphe 13(1) s’applique aux messages communiqués par Internet, le paragraphe 13(2) n’a peut-être pas changé l’état du droit.

 

 

 

QUESTION 3 :          Le Tribunal a-t-il commis une erreur lorsqu’il a invalidé les dispositions relatives aux sanctions contenues à l’alinéa 54(1)c) et au paragraphe 54(1.1) au motif que ces dispositions étaient de nature punitive?

 

(i) La décision de la Cour fédérale

[71]           Au début de sa discussion de cette question, au paragraphe 108, le juge a relevé que la discussion de la validité des dispositions relatives aux sanctions était « quelque peu artificielle », parce que la Commission ne demandait plus l’imposition d’une sanction à M. Lemire. Néanmoins, le juge a ensuite procédé à l’examen de la constitutionnalité des dispositions en question. Il est indiqué dans le présent appel d’examiner la conclusion du juge selon laquelle les dispositions relatives aux sanctions sont invalides du fait qu’elles ne portent pas une atteinte minimale aux droits visés par l’alinéa 2b); la question a été débattue dans le cadre de l’appel devant notre Cour, et la décision du juge pourrait avoir une incidence sur toute procédure ultérieure mettant en cause l’article 13.

 

[72]           Le juge a rejeté la thèse du procureur général portant que, puisque les dispositions relatives aux sanctions font partie d’un régime de réglementation législatif, elles doivent être considérées comme étant conçues pour inciter à l’observation de la LCDP plutôt que pour exprimer la condamnation des discours haineux par la société. Au paragraphe 112, le juge a qualifiée d’« intrinsèquement punitive » la sanction que le Tribunal a le pouvoir d’imposer en vertu de l’alinéa 54(1)c) en cas de contravention à l’article 13.

 

[73]           Le juge a observé qu’à l’instar de l’amende imposée au terme de la procédure pénale, le montant de la sanction imposée aux termes de l’alinéa 54(1)c) est versé au Trésor. À la différence, par exemple, de l’obligation de cotiser à un fonds voué à l’éducation au sujet de la discrimination ou à un fonds d’aide aux victimes de discours haineux, la sanction n’a pas une finalité indemnitaire. Son régime a plutôt été instauré pour exprimer l’opprobre de la société à l’égard de la conduite en cause. Le juge a considéré que les facteurs recensés au paragraphe 54(1.1), que le Tribunal doit prendre en considération lorsqu’il impose la sanction et en fixe le montant, allaient dans ce sens à cause de la ressemblance de ces facteurs aux principes de détermination de la peine appliqués dans les instances pénales.

 

[74]           Après avoir conclu, au paragraphe 107, que les dispositions relatives aux sanctions rapprochaient l’article 13 « de façon inquiétante de l’ultime mesure de contrôle dont dispose l’État, à savoir les poursuites pénales », le juge a convenu avec le Tribunal que l’article 13 ne pouvait plus être considéré comme étant de nature « exclusivement réparatrice », et qu’il n’était donc pas justifiable aux termes de l’article premier de la Charte.

 

[75]           Par les motifs qui suivent, avec respect, je rejette la conclusion du le juge sur cette question.

 

(ii) La jurisprudence

a) Les dispositions pénales

[76]           Je conviens avec le juge que la Constitution ne permet pas qu’une loi sur les droits de la personne prévoie une sanction conçue pour imposer un châtiment qui exprime l’opprobre moral de la société à l’égard de la conduite de celui ou celle qui tient délibérément un discours haineux.

 

[77]           Ni la jurisprudence Taylor ni la jurisprudence Whatcott n’enseignent expressément qu’une disposition d’une loi sur les droits de la personne qui prévoit l’imposition d’une sanction pénale en cas de contravention à une interdiction visant les discours haineux constitue plus qu’une atteinte minimale aux droits visés à l’alinéa 2b). Néanmoins, il ressort de l’insistance dans les deux arrêts susmentionnés sur la nature civile des lois sur les droits de la personne que la Cour n’aurait pas confirmé la validité des dispositions relatives au discours haineux auxquelles elle avait affaire si elle avait jugé que ces dispositions étaient de nature pénale. Les dispositions relatives aux sanctions ont été ajoutées à la LCDP après l’arrêt Taylor, et une violation du Code de la Saskatchewan avait cessé de constituer une infraction avant que l’arrêt Whatcott ne soit tranché.

 

[78]           La jurisprudence enseigne que les sanctions pécuniaires imposées en cas d’inobservation d’un régime législatif et payables au Trésor ne sont pas de nature pénale lorsqu’il faut rechercher si les garanties procédurales de l’article 11 de la Charte jouent : voir, par exemple, United States Steel Corporation c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 176 (U.S. Steel), et Canada c. Guindon, 2013 CAF 153, aux paragraphes 46 et 47. Les sanctions en cas d’inobservation imposées par une loi réglementaire visant à protéger le public en conformité avec les objectifs de la loi ne sont pas nécessairement de nature pénale aux fins de l’application de l’article 11 : R. c. Wigglesworth, [1987] 2 R.C.S. 541, à la page 560; Martineau c. M.R.N., 2004 CSC 81, [2004] 3 R.C.S. 737, au paragraphe 22; U.S. Steel, aux paragraphes 47 à 49.

b) Les sanctions pécuniaires non pénales

[79]           La Cour suprême du Canada a reconnu pour la première fois à l’occasion de l’affaire Whatcott que l’imposition d’une sanction pécuniaire constitue une mesure admissible en vertu de la Constitution en cas de contravention à une disposition relative au discours haineux figurant dans une loi sur les droits de la personne. Le juge Rothstein a observé, au paragraphe 149 :

[…] Comme c’est le cas en matière de responsabilité civile délictuelle, la condamnation à des dommages-intérêts prononcée en vertu du Code se caractérise par l’octroi de dommages-intérêts compensatoires et non punitifs qui ne visent qu’à indemniser la victime. Toutefois, les circonstances dans lesquelles une telle condamnation est justifiée sont rares et se présentent surtout dans le cas de plaideurs qui reviennent à plusieurs reprises devant le Tribunal et refusent de participer à un processus de conciliation.

 

 

[80]           L’auteur d’un discours haineux était tenu, aux termes de l’alinéa 31.4b) du Code de la Saskatchewan, d’indemniser la personne lésée par la contravention au Code qui avait subi un préjudice moral. Dans l’arrêt Whatcott, au paragraphe 204, la Cour suprême du Canada a confirmé la validité des indemnités que le Tribunal avait accordées en vertu de l’alinéa 31.4b) à deux plaignants au titre du préjudice qui leur avait été causé lorsqu’elles avaient reçu des dépliants contenant les messages haineux en cause.

 

[81]           Afin d’appliquer cette jurisprudence en l’espèce, j’examinerai d’abord le libellé des dispositions de la LCDP relatives aux sanctions et le contexte plus large du régime de mesures dont elles font partie intégrante.

 

(iii) Le régime de mesure de la LCDP

[82]           L’alinéa 54(1)c) dispose que le Tribunal peut ordonner à la personne qui a contrevenu à l’article 13 de payer une indemnité d’au plus 10 000 $. Le paragraphe 54(1.1) recense les facteurs dont le Tribunal doit tenir compte avant de décider d’imposer une sanction au titre d’une contravention à l’article 13. Les facteurs recensés à l’alinéa 54(1.1)a) concernent l’acte discriminatoire : sa nature, sa gravité et les circonstances l’entourant. Par contraste, les facteurs recensés à l’alinéa b) concernent l’auteur de l’acte discriminatoire : la nature délibérée ou non de l’acte, les antécédents discriminatoires de l’auteur de l’acte, le cas échéant, et sa capacité de payer.

 

[83]           La contravention à l’article 13 est le seul acte discriminatoire visé à la LCDP auquel il peut être remédié par l’imposition d’une sanction (penalty). Cependant, les personnes qui commettent des actes discriminatoires autres que des discours haineux sont tenues, aux termes du paragraphe 53(2), d’indemniser les victimes qui ont été lésées de certaines manières précises, notamment en indemnisant jusqu’à concurrence de 20 000 $, aux termes de l’alinéa 53(2)e), la victime qui a souffert d’un préjudice moral. Aucune de ces dispositions ne joue en cas de contravention à l’article 13.

 

[84]           L’alinéa 54(1)b) dispose qu’une ordonnance d’indemnisation peut être rendue en vertu du paragraphe 53(3) contre la personne qui a contrevenu à l’article 13 si la victime a été identifiée dans le discours haineux. Le paragraphe 53(3) habilite le Tribunal à accorder jusqu’à 20 000 $ à la victime d’un acte discriminatoire si celui-ci était délibéré ou inconsidéré.

 

[85]           Puisque le paragraphe 53(3) n’exige pas que soit rapportée la preuve des dommages subis par la victime, il n’est pas de nature indemnitaire, tout comme l’alinéa 31.4b) du Code de la Saskatchewan, qui joue lorsque le discours haineux a causé des dommages moraux à la personne lésée. Néanmoins, lorsqu’il est appliqué aux cas de contravention à l’article 13, l’on peut considérer que le paragraphe 53(3) indemnise les victimes identifiées dans un discours haineux au titre du dommage présumé avoir été causé à leur « sentiment de dignité humaine et d’appartenance à l’ensemble de la collectivité », un dommage que la Cour suprême du Canada a reconnu être causé par les discours haineux par la jurisprudence Whatcott, au paragraphe 81.

 

[86]           Bien que M. Lemire ait demandé à ce que le paragraphe 54(1) soit déclaré invalide, son avocat n’a pas présenté d’observations concernant précisément la validité de l’alinéa 54(1)b). Puisqu’aux termes de son ordonnance, le juge enjoignait notamment au Tribunal d’envisager d’accorder une réparation en vertu de l’alinéa 54(1)b), il a dû le considérer valide. Je retiens cette conclusion.

 

[87]           À la différence du Code de la Saskatchewan, la LCDP n’oblige pas l’auteur de la contravention à l’article 13 à indemniser les membres d’un groupe ciblé par un discours haineux, à moins que celui-ci ne les identifie. Dans ces circonstances, la sanction constitue le seul moyen prévu par la LCDP d’imposer une responsabilité financière au titre de l’inobservation de l’article 13.

 

[88]           J’examinerai maintenant la question de savoir si les dispositions relatives à des sanctions contenues à l’alinéa 54(1)c) et au paragraphe 54(1.1) portent une atteinte minimale aux droits visés à l’alinéa 2b) et sont donc justifiables aux termes de l’article premier de la Charte.

 

 

 

(iv) Les dispositions relatives aux sanctions portent-elles une atteinte minimale au droit visé à l’alinéa 2b)?

[89]           Le point de départ de l’analyse relative à la validité d’une disposition réparatrice est qu’il faut faire preuve d’une déférence considérable à l’égard du législateur dans le cadre de toute appréciation de la proportionnalité de la mesure que le législateur a choisie pour s’attaquer à un problème social complexe : Canada (Procureur général) c. JTI-Macdonald Corp., 2007 CSC 30, [2007] 2 R.C.S. 61, au paragraphe 43 (JTI-Macdonald). L’élaboration de solutions dans ces circonstances appelle la pondération et la conciliation des éléments contradictoires par le recours aux compétences spécialisées et aux connaissances que les juges n’ont pas. En conséquence, il est satisfait à l’exigence de l’atteinte minimale si le législateur « a choisi l’une des diverses solutions raisonnables qui s’offraient » : JTI-Macdonald, ibid.; Whatcott, au paragraphe 78. La perfection n’est pas exigée.

 

[90]           À mon sens, l’appréciation des dispositions relatives aux sanctions au regard des objectifs de la LCDP et de son régime de réparation m’amène à conclure que ces dispositions ne sont pas de nature pénale. Elles ne visent pas plus à exprimer l’opprobre moral de la société à l’égard de la conduite en question que l’octroi d’une indemnité en vertu du paragraphe 53(3) en cas de contravention délibérée ou inconsidérée à l’article 13.

 

[91]           Tout comme les sanctions pécuniaires souvent prévues par d’autres lois de réglementation, l’alinéa 54(1)c) est conçu pour inciter à l’observation du régime législatif afin d’imposer un certain fardeau financier à ceux qui contreviennent à l’article 13 et de décourager les manquements à l’avenir. Les dispositions relatives aux sanctions contribuent donc à l’atteinte de l’objectif législatif consacré par l’article 2, à savoir le droit de toute personne à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de ses besoins indépendamment de considérations fondées sur des motifs de distinction prohibés. Au sujet de l’objectif préventif de l’alinéa 54(1)c), voir les Débats de la Chambre des communes, no 057 (11 février 1998), 3744 (l’honorable Anne McLellan).

 

[92]           Le juge Rothstein a observé, aux paragraphes 79 à 82 de l’arrêt Whatcott, que les interdictions législatives des discours haineux ne visent pas principalement à protéger les personnes contre la perte d’un sentiment de dignité humaine, mais plutôt à protéger le statut social de groupes vulnérables et à prévenir la discrimination à leur endroit. Au sujet du préjudice social que causent les messages haineux, voir aussi l’arrêt Taylor à la page 919. L’imposition d’une obligation de payer une somme d’argent au Trésor dans les cas recensés à l’alinéa 54(1)c) est donc compatible avec les objectifs de la LCDP en général et de l’article 13 en particulier.

  

[93]           Les dispositions relatives aux sanctions ont notamment pour rôle important de combler la lacune que demeure dans le régime de réparation en cas de contravention à l’article 13, là où le législateur a limité les indemnités en vertu de l’alinéa 54(1)b) aux discours haineux qui identifient des personnes. Si ce n’était de l’alinéa 54(1)c), la plupart des contrevenants à l’article 13 seraient exonérés de toute responsabilité financière – un moyen fort utile d’inciter au respect de la loi – parce que les discours haineux ciblent habituellement des groupes vulnérables pris dans leur ensemble, plutôt que des personnes au sein du groupe.

 

 

[94]           Le législateur aurait pu choisir d’autres moyens d’imposer une responsabilité financière à ceux qui ont communiqué un discours haineux qui n’identifie pas précisément des personnes. À l’instar de l’alinéa 31.4b) du Code de la Saskatchewan, la LCDP aurait pu imposer une obligation d’indemniser individuellement les membres d’un groupe ciblé, même lorsque le discours haineux vise le groupe, et non des personnes identifiées.

 

[95]           Cependant, la plainte relative à une contravention à l’article 13 peut être déposée par la personne qui n’appartient pas au groupe visé par le discours haineux : voir le paragraphe 40(1) et l’alinéa 40(5)b) de la LCDP. Si les personnes ayant droit à une indemnité aux termes d’une telle disposition n’étaient pas parties à l’instance, une ordonnance d’indemnisation serait difficilement concevable. Il serait peu logique d’imposer une obligation de faire un paiement à un plaignant qui n’appartient pas au groupe. Dans tous les cas, aligner la responsabilité financière sur l’indemnisation d’individus méconnaît le principal préjudice qui résulte des discours haineux et que leurs interdictions législatives visent à empêcher : voir le paragraphe 92 qui précède.

 

[96]           Comme le juge le faisait observer au paragraphe 112, la LCDP aurait pu habiliter le Tribunal à exiger que la personne qui contrevient à l’article 13 effectue un paiement à un organisme ou un programme au profit du groupe visé par le discours haineux. Cependant, le Tribunal pourrait bien éprouver dans la pratique de sérieuses difficultés à identifier des bénéficiaires appropriés.

 

[97]           Il n’y a rien au dossier qui permette d’inférer que la possibilité d’être condamné à verser au Trésor un montant pouvant aller jusqu’à 10 000 $ a un effet plus paralysant sur la liberté d’expression que l’obligation de payer jusqu’à concurrence de 20 000 $ en vertu de l’alinéa 54(1)b) à des personnes identifiées dans un message haineux. Certes, en limitant le montant payable à une sanction unique d’au plus 10 000 $, l’alinéa 54(1)c) impose un plafond à la responsabilité éventuelle qui est inférieur au montant que pourrait atteindre une sanction imposée en vertu d’une disposition obligeant à indemniser plusieurs victimes d’un discours haineux prises individuellement, même si elles n’étaient pas identifiées.

 

[98]           Lorsqu’elle est appréciée au regard du régime de réparation de la LCDP, l’imposition d’une sanction aux termes de l’alinéa 54(1)c) et du paragraphe 54(1.1) ne donne pas lieu à un plus grand stigmate moral qu’une conclusion selon laquelle une personne a communiqué de manière délibérée ou inconsidérée un discours haineux et est tenu en vertu de l’alinéa 54(1)b) d’indemniser les personnes identifiées.

 

[99]           Dans les cas comparativement rares où un discours haineux identifie des personnes au sein du groupe visé, le Tribunal peut accorder une indemnité aux victimes aux termes de l’alinéa 54(1)b) et imposer une sanction en vertu de l’alinéa 54(1)c). Cette sanction additionnelle peut s’avérer particulièrement indiquée pour dissuader les récidivistes.

 

[100]       Soit dit avec égards, je ne puis retenir la conclusion du juge portant que les facteurs recensés au paragraphe 54(1.1), que le Tribunal doit prendre en compte avant de décider d’imposer une sanction en vertu de l’alinéa 54(1)c), confèrent nécessairement aux dispositions un caractère punitif. À mon avis, ces facteurs s’accordent avec les objectifs de dissuasion générale (alinéa 54(1.1.)a)) et de dissuasion spécifique (alinéa 54(1.1)b)), et donc avec l’objectif consistant à favoriser le respect de l’article 13.

[101]       Par exemple, le paragraphe 53(3), qui prévoit la possibilité d’ordonner qu’un paiement soit fait à la victime, prévoit lui aussi qu’une sanction peut seulement être imposée lorsque l’acte sanctionné était délibéré ou inconsidéré. L’état d’esprit de l’auteur de la communication est pertinent lorsqu’il s’agit de rechercher s’il est indiqué d’imposer une responsabilité financière pour assurer le respect de la loi ou en dissuader la transgression.

 

[102]       L’exigence faite au Tribunal de prendre en compte la capacité de payer de l’individu peut également être rattachée à la dissuasion : la personne aux moyens limités est susceptible d’être dissuadée de récidiver par une sanction d’un montant moins élevé que dans le cas de la personne plus fortunée. De même, une sanction d’un montant plus élevé peut s’avérer nécessaire pour dissuader le récidiviste. En vérité, les considérations pertinentes au regard de la détermination de la peine peuvent recouper celles qui régissent l’imposition d’une sanction administrative, puisque les dispositions visent dans les deux cas à prévenir une conduite interdite par la loi.

 

[103]       Le fait que le législateur ait choisi le mot « sanction » (« penalty ») pour qualifier la responsabilité financière qui peut être imposée en cas de discours haineux délibéré qui n’identifie aucune personne ne saurait justifier que les dispositions attaquées soient qualifiées de punitives.

 

[104]       En bref, même si la responsabilité financière imposée en vertu de l’alinéa 54(1)c) et du paragraphe 54(1.1) n’est pas nécessairement fondée sur une perte subie par des victimes prises individuellement, ces dispositions ne sont pas de nature pénale. Elles représentent plutôt une voie, d’une part, d’imposer une responsabilité financière au titre du dommage causé par le fait de diffamer des groupes ciblés, et d’autre part, de décourager la communication de discours haineux afin de réduire la discrimination à l’endroit de ces groupes.

 

[105]       L’article premier de la Charte n’habilite pas ni n’oblige le juge à rechercher une solution idéale à un problème social complexe – une mission qu’il n’est pas en mesure de remplir. Cette mission incombe au législateur. Le rôle du juge consiste à s’assurer que la solution législative choisie est du domaine du raisonnable. À mon avis, lorsqu’ils sont appréciés au regard du contexte, l’alinéa 54(1)c) et le paragraphe 54(1.1) satisfont à cette norme.

 

[106]       Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire de décider si, comme le juge l’a statué aux paragraphes 130 à 137, les dispositions relatives aux sanctions peuvent être dissociées du corps de la LCDP, de manière à préserver la validité de l’article 13. Cela dit, j’en serais arrivé à la même conclusion que le juge, et essentiellement pour les mêmes motifs que ceux qu’il a exposés.

 

Conclusion

[107]       Par ces motifs, je rejetterais l’appel, mais je modifierais l’ordonnance de la Cour fédérale en supprimant la déclaration faite en vertu du paragraphe 52(1) de la Charte selon laquelle l’alinéa 54(1)c) et le paragraphe 54(1.1) sont inopérants. Étant donné que la Commission ne demande pas l’imposition d’une sanction en l’espèce, il n’est pas nécessaire d’exiger que le Tribunal décide d’imposer ou non des sanctions à M. Lemire en vertu de l’alinéa 54(1)c) et du

paragraphe 54(1.1) pour remédier à sa contravention à l’article 13.

« John M. Evans » 

j.c.a.

 

« Je suis d’accord

Johanne Gauthier j.c.a. »

 

 

« Je suis d’accord

            David Stratas j.c.a. »

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur

 

AS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

COUR D’APPEL FÉDÉRALE

NOMS DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :

                                                                                                A‑456‑12

(APPEL D’UNE DÉCISION DE MONSIEUR LE JUGE MOSLEY DE LA COUR FÉDÉRALE, DATÉE DU 2 OCTOBRE 2012, DOSSIER NO T‑1640‑09)

 

INTITULÉ :

MARC LEMIRE c. LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET RICHARD WARMAN

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                                                    Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                                                    LE 14 NOVEMBRE 2013

MOTIFS DU JUGEMENT :                                    LE JUGE EVANS

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                LA JUGE GAUTHIER

                                                                                     LE JUGE STRATAS

 

DATE DES MOTIFS :                                              LE 31 JANVIER 2014

 

 

COMPARUTIONS :

Barbara Kulaszka

 

POUR L’APPELANT

 

S. Margot Blight

 

POUR LES INTIMÉS

 

Virginia Nelder

Bruce B. Ryder

 

POUR L’INTERVENANTE

Andrew K. Lokan

Jodi Martin

 

POUR L’INTERVENANTE

Baclay W. Johnson

 

POUR L’INTERVENANTE

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Barbara Kulaszka

Brighton (Ontario)

 

POUR L’APPELANT

 

 

Borden Ladner Jervais LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES INTIMÉS

 

African Canadian Legal Clinic

Virginia Nelder

Bruce B. Ryder

Toronto (Ontario)

 

POUR L’INTERVENANTE

Association canadienne des libertés civiles

Andrew K. Lokan

Jodi Martin

Toronto (Ontario)

 

POUR L’INTERVENANTE

The Canadian Association for Free Expression

Baclay W. Johnson

Victoria (Colombie‑Britannique)

 

POUR L’INTERVENANTE

 

 

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