Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 


Date : 20130823

Dossier : A‑276‑13

Référence : 2013 CAF 196

 

En présence de monsieur le juge Mainville

 

ENTRE :

CHEDER CHABAD

demandeur

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

défendeur

 

 

 

Affaire instruite par conférence téléphonique le 21 août 2013.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 23 août 2013.

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :                                                           LE JUGE MAINVILLE

 


 


Date : 20130823

Dossier : A‑276‑13

Référence : 2013 CAF 196

 

En présence de monsieur le juge Mainville

 

ENTRE :

CHEDER CHABAD

demandeur

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE MAINVILLE

[1]               Le demandeur est un organisme de bienfaisance enregistré au sens de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, c. 1 (5e suppl.) (la Loi). L’Agence du revenu du Canada (l’ARC) ayant conclu que le demandeur ne se conformait pas aux obligations incombant aux organismes de bienfaisance enregistrés, le 5 juillet 2013, le ministre du Revenu national (le ministre) défendeur a donné, par l’entremise de son représentant, le directeur général de la Direction des organismes de bienfaisance, avis de son intention de révoquer, en application du paragraphe 168(1) de la Loi, l’enregistrement du demandeur à titre d’organisme de bienfaisance au sens de la Loi. Le demandeur sollicite maintenant une ordonnance interdisant au ministre de mettre à exécution son intention de révoquer son enregistrement par la publication d’une copie de l’avis dans la Gazette du Canada, conformément au paragraphe 168(2) de la Loi.

 

[2]               Le 16 août 2013, la juge Trudel de la Cour d’appel a rendu une ordonnance provisoire interdisant au ministre de publier l’avis de révocation en attendant qu’il soit statué sur la requête du demandeur. Le demandeur et le ministre défendeur ont désormais chacun produit leur dossier de requête, et j’ai entendu les observations des avocats des parties lors d’une conférence téléphonique tenue le 21 août 2013.

 

Contexte et historique

[3]               Le demandeur gère une école pour garçons dans la région de Toronto. Environ 180 garçons provenant de diverses régions de l’Ontario ainsi que de l’Alberta fréquentent l’école, qui offre un enseignement laïc ainsi qu’un enseignement juif, suivant la tradition Chabad – Lubavitch orthodoxe. Selon le demandeur, il s’agit de la seule école pour garçons qui dispense cet enseignement dans la région de Toronto.

 

[4]               D’après les témoignages par affidavit produits par le demandeur, plus de 80 p. cent des étudiants inscrits à l’école reçoivent une subvention qui permet d’acquitter une partie ou la totalité de leurs droits de scolarité, et les fonds requis à cette fin proviennent d’activités de collecte de fonds menées par le demandeur en sa qualité d’organisme de bienfaisance enregistré au sens de la Loi.

 

[5]               L’ARC a vérifié les activités du demandeur pour la période de juillet 2007 à juin 2009. Dans une lettre datée du 25 octobre 2011, l’ARC a fait état de nombreux problèmes précis de non‑conformité mis au jour par la vérification, dont un important problème au regard d’un grand nombre de dons en nature de toutes sortes. Ceux‑ci pouvaient, par exemple, être des œuvres d’art, des bijoux ou encore des biens à temps partagé, dont le demandeur n’avait pu justifier l’existence, la valeur ou l’emploi à la satisfaction du vérificateur, mais à l’égard desquels il avait délivré des reçus pour dons pendant des années. Les montants en cause sont importants, la valeur totale déclarée de l’ensemble de ces biens étant de plus de 10 000 000 $.

 

[6]               Après avoir reçu la lettre relative à la vérification, le demandeur a envoyé de nombreuses lettres à l’ARC dans lesquelles il niait toute conduite fautive. Le demandeur a notamment expliqué l’écart entre la valeur des dons en nature mentionnée dans les reçus pour dons et la valeur réelle de réalisation des biens en cause par la dévaluation, les pertes matérielles causées par l’inondation de ses installations d’entreposage et la difficulté d’obtenir la pleine valeur lorsqu’on dispose des biens au moyen de ventes et de ventes aux enchères silencieuses.

 

[7]               Le demandeur n’a pas convaincu le ministre. Comme je l’ai déjà signalé, le représentant du ministre a délivré le 5 juillet 2013, sur la foi des constatations de la vérification, un avis d’intention de révoquer l’enregistrement du demandeur à titre d’organisme de bienfaisance au sens de la Loi.

 

[8]               Le 31 juillet 2013, le demandeur a produit un avis d’opposition aux termes du paragraphe 168(4) de la Loi. N’ayant pu convaincre le ministre de reporter la publication de l’avis d’intention de révoquer jusqu’à ce qu’il soit statué sur son opposition, le demandeur a, le 15 août 2013, présenté à la Cour a) une demande de contrôle judiciaire dirigée contre le refus du ministre de reporter la publication, et b) un avis de requête au moyen duquel il sollicitait la même mesure.

 

Questions procédurales

[9]               Le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire dirigée contre le refus du ministre de reporter la publication de l’avis d’intention de révoquer l’enregistrement ainsi qu’une requête à cette fin dans le cadre de la demande de contrôle.

 

[10]           La voie de recours appropriée n’est pas la demande de contrôle judiciaire, mais bien la demande visée à l’alinéa 300b) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, (les Règles), présentée en vertu de l’alinéa 168(2)b) de la Loi (International Charity Association Network c Ministre du Revenu national, 2008 CAF 62, 375 N.R. 383, au paragraphe 7).

 

[11]           L’article 57 des Règles dispose qu’un acte introductif d’instance ne doit pas être annulé au seul motif que l’instance aurait dû être introduite par un autre acte introductif d’instance. L’article 55 des Règles dispose en outre que, dans des circonstances spéciales, la Cour peut modifier une règle ou en dispenser une partie. De plus, le vice de forme ne donne lieu, en l’espèce, à nul préjudice au ministre défendeur. J’entends donc connaître de la requête sur le fond comme s’il s’agissait d’une demande visée par l’alinéa 300b) des Règles présentée en vertu de l’alinéa 168(2)b) de la Loi.

 

Critère applicable

[12]           Il est bien établi que le critère applicable à une demande, en vertu de l’alinéa 168(2)b) de la Loi, en prolongation du délai pendant lequel le ministre ne peut publier un avis de révocation dans la Gazette du Canada est celui énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311 (RJR‑MacDonald) en matière de suspension ou d’injonction (International Charity Association Network c. Ministre du Revenu national, 2008 CAF 114, 375 N.R. 387, au paragraphe 5; Millennium Charitable Foundation c. Ministre du Revenu national, 2008 CAF 414, 384 N.R. 119, aux paragraphes 5 à 15).

 

[13]           Adaptant aux fins de l’alinéa 168(2)b) de la Loi le critère consacré par la jurisprudence RJR‑MacDonald, je formulerais le critère applicable comme suit :

                                                              i.      Premièrement, il faut procéder à l’appréciation préliminaire sur le fond de l’opposition faite, ou qu’on se propose de faire, en vertu du paragraphe 168(4) de la Loi pour s’assurer qu’il y a une question sérieuse à juger. Ce volet du critère est peu exigeant. Il suffit qu’une opposition ne soit pas futile ou vexatoire. Il n’est ni nécessaire ni souhaitable d’examiner l’opposition en profondeur sur le fond.

 

                                                            ii.      Deuxièmement, il faut rechercher si la partie qui demande la suspension subirait un préjudice irréparable advenant le rejet de sa demande. La seule question à trancher à ce stade‑ci est de savoir si le refus d’accorder la prolongation pourrait être si défavorable à l’intérêt du demandeur qu’il ne pourrait pas être remédié au préjudice en résultant si ce dernier obtenait gain de cause quant à l’opposition ou à l’appel subséquent devant la Cour. Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice et non à son étendue. Il s’agit du préjudice qui ne peut être quantifié sur le plan pécuniaire, ou auquel il ne peut être remédié, en général parce que le demandeur ne peut habituellement être dédommagé par le ministre des conséquences de la révocation de son enregistrement sous le régime de la Loi.

 

                                                          iii.      Troisièmement, il faut rechercher lequel du demandeur ou du ministre subira le plus grand préjudice selon que l’on refuse ou l’on accorde la prolongation. Les facteurs qui peuvent être pris en compte lors de l’examen de ce volet de la « prépondérance des inconvénients » du critère sont nombreux, et ils varient d’une affaire à l’autre. Des considérations se rapportant à l’intérêt public peuvent être prises en compte aux fins de cet exercice de pondération.

 

 

La question sérieuse

[14]           En l’espèce, le ministre défendeur reconnaît que l’avis d’opposition présenté par le demandeur en application du paragraphe 168(4) de la Loi soulève une question sérieuse à trancher, et j’estime qu’il est satisfait à ce volet peu exigeant du critère.

 

Le préjudice irréparable

[15]           Le ministre se fonde principalement sur le deuxième volet du critère, le préjudice irréparable, pour s’opposer à la prolongation. Le ministre soutient que le demandeur, comme il n’a fourni que des renseignements financiers limités sur ses activités, sa situation financière actuelle et ses besoins futurs de financement, n’a pas démontré que la révocation de son enregistrement résultera, comme il le soutient, en l’annulation de la prochaine année scolaire et le renvoi d’enseignants et de membres du personnel.

 

[16]           Le ministre cite la jurisprudence Gateway City Church c. Ministre du Revenu national, 2013 CAF 126, à l’appui de sa thèse portant que les affirmations générales de préjudice ne suffisent pas pour établir l’existence d’un préjudice irréparable. Le ministre se fonde également sur la Déclaration de renseignements des organismes de bienfaisance enregistrés de 2012 dans laquelle le demandeur a fait état d’actifs de plus de 10 000 000 $ et de dépenses d’exploitation de quelque 1 600 000 $. Par conséquent, il ressort des renseignements que le demandeur a communiqués dans ses propres déclarations qu’il dispose des ressources nécessaires pour poursuivre ses activités en attendant l’issue de son opposition ainsi que de l’appel éventuellement interjeté devant la Cour de cette décision.

 

[17]           Les avocats du demandeur ont reconnu à l’audience que leur client avait déclaré avoir des  actifs importants qui, s’ils étaient liquidés, permettraient de couvrir le coût de ses activités en attendant l’issue de son opposition et d’un appel éventuel devant la Cour. Il s’agit toutefois d’actifs en nature, et le demandeur devrait disposer de suffisamment de temps pour les liquider de manière ordonnée. On a par conséquent informé la Cour que le demandeur ne sollicitait plus l’interdiction de la publication de l’avis jusqu’à épuisement de ses droits d’opposition et d’appel, mais plutôt un délai additionnel de six mois pour pouvoir procéder à une telle liquidation ordonnée.

 

[18]           Le demandeur insiste aussi sur l’incidence de la révocation sur sa capacité de délivrer des reçus pour des dons servant à acquitter les droits de scolarité. Dans la lettre du 25 octobre 2011 relative à la vérification, l’ARC déclare que, bien que les paiements des droits de scolarité ne soient habituellement pas admissibles à titre de dons, elle considère néanmoins qu’ils sont des dons quant à la partie des droits, demandés par les écoles offrant à la fois un enseignement laïc et un enseignement religieux, qui sont associés à la composante religieuse du programme. Le mode de calcul utilisé est exposé dans la circulaire de l’ARC IC75‑23 – Frais de scolarité et dons de charité versés à des écoles laïques privées et à des écoles religieuses. Ainsi, s’il n’était plus possible pour le demandeur de délivrer des reçus pour dons, les parents devraient nécessairement acquitter des droits de scolarité plus élevés puisque le versement de ces droits ne les ferait plus bénéficier d’un allègement fiscal, ce qui pourrait empêcher certains étudiants de fréquenter l’école.

 

[19]           Le demandeur soutient ainsi que, s’il ne peut liquider ses actifs de manière ordonnée, ni ne peut percevoir des droits de scolarité et délivrer des reçus pour dons au regard de la composante religieuse de l’enseignement dispensé, il se pourrait que l’école manque de liquidités pour assurer son bon fonctionnement cette année, ce qui résulterait en la cessation ou une perturbation grave de ses activités au détriment tant des élèves que des membres du personnel.

 

[20]           L’avocate du ministre défendeur reconnaît que la révocation aurait une incidence sur le coût après impôt des droits de scolarité. Elle fait toutefois valoir que, compte tenu des importants actifs dont dispose le demandeur, celui‑ci serait en mesure de dédommager les parents touchés en leur proposant des subventions additionnelles.

 

[21]           Comme je l’ai signalé précédemment, et ainsi que les juges Sopinka et Cory l’ont observé dans l’arrêt RJR‑MacDonald (à la page 341) : « la notion de préjudice irréparable est étroitement liée à la réparation que sont les dommages‑intérêts ». Même si le demandeur devait avoir gain de cause sur l’opposition présentée en application du paragraphe 168(4) de la Loi ou tout appel subséquent éventuellement interjeté devant la Cour en application du paragraphe 172(3) de la Loi, il ne serait pas autorisé en droit, sauf dans des cas exceptionnels, à solliciter des dommages‑intérêts du ministre pour révocation antérieure de son enregistrement à titre d’organisme de bienfaisance.

 

[22]           La situation en l’espèce ressemble dans une certaine mesure à celle des demandes de suspension ou d’injonction faites dans des affaires qui mettent en cause la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‑U), 1982, ch. 1 (la Charte). Toujours dans l’arrêt RJR‑MacDonald, les juges Sopinka et Cory ont souligné (à la page 341) que l’appréciation du préjudice irréparable dans le cas de la demande concernant des droits garantis par la Charte est une mission qui est habituellement plus difficile que l’appréciation comparable dans le cas de la demande en matière de droit privé, puisque les dommages‑intérêts ne constituent pas la principale mesure réparatrice dans les affaires relevant de la Charte. Ils ont ainsi conclu (à la page 342 de RJR‑MacDonald) que, compte tenu des exigences minimales relativement peu élevées du premier volet du critère – la question sérieuse – et des difficultés d’application du deuxième volet – le préjudice irréparable – dans les affaires ne donnant habituellement pas ouverture aux dommages‑intérêts, c’est au stade de l’examen du troisième volet – la prépondérance des inconvénients – que sont décidées de nombreuses affaires.

 

[23]           Comme la situation est essentiellement la même dans le cas de demandes présentées en vertu de l’alinéa 168(2)b) de la Loi, j’estime après mûre réflexion qu’il y a lieu de suivre la même approche, c’est‑à‑dire de mettre l’accent sur le volet de la prépondérance des inconvénients du critère, pour statuer sur bon nombre de ces demandes.

 

[24]           Procéder ainsi ne revient pas à écarter la composante du préjudice irréparable du critère. Le demandeur doit toujours clairement démontrer qu’il subira un préjudice irréparable. Toutefois, pour apprécier l’importance de cette composante, il faut tenir compte du fait que le demandeur ne peut solliciter des dommages‑intérêts contre le ministre. Il faut également prendre en considération les particularités du secteur caritatif – sans but lucratif – et des organismes de bienfaisance en général.

 

[25]           Je relève à cet égard que notre Cour a plusieurs fois déclaré que la perte de la capacité de délivrer des reçus fiscaux à l’égard de dons et la capacité réduite d’un organisme de bienfaisance de transférer des fonds à des donataires reconnus ne constituent pas, en soi, la preuve d’un préjudice irréparable (Choson Kallah Fund of Toronto c. Ministre du Revenu national, 2008 CAF 311, 383 N.R. 196, aux paragraphes 6 à 10). Je retiens cette doctrine. Dans de tels cas, les donateurs peuvent remettre leurs dons de bienfaisance à d’autres organismes de bienfaisance, et les activités caritatives de l’organisme touché peuvent bien souvent être exercées par un autre. Il faut davantage pour établir le préjudice irréparable aux fins de la demande entrant dans les prévisions de l’alinéa 168(2)(b) de la Loi.

 

[26]           Pour ce qui est d’abord de la question de preuve soulevée par le défendeur qui cite la jurisprudence Gateway City Church c. Ministre du Revenu national, précité, celle-ci reprend simplement le principe bien connu et fixé de longue date selon lequel un préjudice irréparable ne peut pas être inféré, mais doit plutôt être établi par des éléments de preuve clairs et concrets (Imperial Chemical Industries PLC c. Apotex Inc. (C.A.), [1990] 1 C.F. 221, à la page 228; A. Lassonde Inc. c. Island Oasis Canada Inc. (C.A.), [2001] 2 C.F. 568, aux paragraphes 2, 19 et 20; Haché c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2006 CAF 424, au paragraphe 11; arrêt Choson Kallah Fund of Toronto c. Ministre du Revenu national, précité, au paragraphe 5).

 

[27]           Cela dit, chaque affaire doit être tranchée en fonction des faits qui lui sont propres, que l’on retrouve dans le dossier de preuve présenté à la Cour. Dans la présente affaire, le dossier contient suffisamment d’éléments de preuve dont il ressort que les activités de l’école du demandeur sont principalement financées par les droits de scolarité acquittés par les parents et les fonds provenant de dons de bienfaisance, tout particulièrement des dons en nature. On y fait référence dans toute la correspondance entre l’ARC et le demandeur. Le rabbin Yona Shur en fait de plus expressément état dans son affidavit, où il confirme que plus de 80 p. cent des étudiants concernés obtiennent, pour couvrir leurs droits de scolarité, une subvention totale ou partielle que rendent possible les efforts de financement consentis par le demandeur en sa qualité d’organisme de bienfaisance enregistré. Le défendeur n’a pas contesté la teneur de cet affidavit.

 

[28]           Chanoch Nelekn, parent d’un étudiant qui fréquente l’école, confirme en outre dans son affidavit que les droits de scolarité de son fils sont acquittés grâce aux fonds amassés par l’école et qu’en l’absence d’une telle subvention, il n’aurait pas les moyens d’y envoyer son fils.

 

[29]           Pour ce qui est maintenant des observations du défendeur concernant les actifs, je reconnais que le demandeur a déclaré disposer de biens importants. Toutefois, il n’est pas controversé qu’il s’agit pour l’essentiel de biens en nature. Il ressort en outre de l’ensemble des éléments de preuve qui m’ont été présentés que le différend entre l’ARC et le demandeur porte fondamentalement sur les problèmes posés par la liquidation de pareils biens en nature à leur valeur marchande déclarée. Le demandeur m’a donc convaincu qu’il aurait du mal, dans le très court terme, à obtenir, par la liquidation ou le nantissement de ses actifs en nature, les fonds requis cet automne pour le bon fonctionnement de l’école.

 

[30]           Ce problème de liquidité sera aggravé par le fait que les parents des élèves ne pourront obtenir de reçus quant à la partie des droits de scolarité qui correspond à l’enseignement religieux, comme l’autorise la circulaire de l’ARC IC75‑23 – Frais de scolarité et dons de charité versés à des écoles laïques privées et à des écoles religieuses. Il y a peut-être controverse entre l’ARC et le demandeur quant au mode de calcul de la composante religieuse, mais la révocation de l’enregistrement les empêcherait, pour régler leur différend, de délivrer des avis d’opposition ou d’exercer des recours devant la Cour canadienne de l’impôt. De toute évidence, les parents ont déjà décidé d’envoyer leurs fils à l’école cet automne, et toute modification apportée aux dispositions financières relatives aux droits de scolarité, notamment la délivrance de reçus pour la composante religieuse de l’enseignement, rendrait, de façon imprévue, difficile – pour certains parents du moins – le paiement des droits pour la session d’automne.

 

[31]           Compte tenu des faits de l’affaire, et après examen attentif de l’ensemble des éléments de preuve produits, j’estime que le demandeur a démontré, selon la prépondérance des probabilités, que la révocation de son enregistrement lui causera un préjudice irréparable.

 

La prépondérance des inconvénients

[32]           Il convient de donner une interprétation large à la notion d’inconvénients dans le cas de la demande entrant dans les prévisions de l’alinéa 168(2)b) de la Loi. L’intégrité du secteur de la bienfaisance est légitimement d’intérêt public pour les Canadiens, tout comme la nécessité de veiller à ce qu’on administre et applique correctement les importants avantages conférés en la matière par la Loi, à grands frais pour les contribuables. Tel qu’il est signalé dans l’affidavit d’Holly Brant produit par le ministre défendeur, le ministère des Finances a évalué, au niveau fédéral, à 2,9 milliards de dollars pour la seule année d’imposition 2011 le coût du crédit d’impôt et de la déduction accordés au profit du secteur de la bienfaisance.

 

[33]           Il est donc approprié et raisonnable que l’ARC examine de près les activités des organismes de bienfaisance enregistrés et que le ministre révoque l’enregistrement d’un organisme quand il existe des motifs sérieux de croire qu’il a surévalué les biens donnés dans les reçus qu’il a délivrés et qui conféraient d’importants avantages fiscaux. En de telles circonstances, la prépondérance des inconvénients penche fortement en faveur de l’intérêt public, que le ministre représente. Par conséquent, un lourd fardeau incombe aux auteurs de demandes fondées sur l’alinéa 168(2)b) de la Loi quant à la composante de la prépondérance des inconvénients du critère, puisque l’on doit présumer (sauf preuve contraire) que le ministre s’acquitte de bonne foi de son obligation de promouvoir l’intérêt public.

 

[34]           Vu les circonstances de la présente affaire et les éléments de preuve produits, si le seul préjudice subi par le demandeur avait été celui mentionné précédemment lorsqu’on a discuté la composante du préjudice irréparable du critère, je n’aurais pas conclu que la prépondérance des inconvénients milite en sa faveur.

 

[35]            Toutefois, en procédant à l’analyse requise quant à la composante de la prépondérance des inconvénients du critère, je dois aussi prendre en compte tout préjudice « non directement subi par une partie à la requête » (RJR‑MacDonald, à la page 344). Je dois ainsi considérer en l’espèce l’intérêt des 180 étudiants de l’école touchée. 

 

[36]           L’année scolaire va débuter dans les prochains jours et, si les activités de l’école devaient être interrompues en raison d’un manque de liquidités, les étudiants et leurs parents se retrouveraient dans une situation difficile. Il ne fait aucun doute que les parents auraient beaucoup de mal à trouver, en quelques jours, un établissement d’enseignement compatible avec leurs convictions religieuses : il ressort de la preuve non-controversée au dossier que l’école est le seul établissement du genre où l’on dispense l’enseignement religieux de tradition Chabad ‑ Lubavitch dans la région de Toronto. En outre, comme l’année scolaire est sur le point de débuter, les étudiants pourraient voir leur cheminement scolaire perturbé au cours de l’automne.

 

[37]           Dans les circonstances, le facteur de la prépondérance des inconvénients appelle une solution rationnelle qui tienne compte tant de l’intérêt des étudiants que de l’intérêt public en général quant à la préservation de l’intégrité du secteur de la bienfaisance.

 

Conclusions

[38]           Compte tenu de ce qui précède, j’ordonnerai, conformément à l’alinéa 168(2)b) de la Loi, que soit prolongée, une seule fois, jusqu’au 31 décembre 2013, la période pendant laquelle le ministre ne peut publier dans la Gazette du Canada copie de l’avis d’intention de révoquer l’enregistrement du demandeur.

 

[39]           Cette ordonnance permettra au demandeur de garder l’école ouverte sans perturbation majeure pendant la session d’automne, ce qui permettra, peut‑on espérer, aux étudiants de suivre le programme d’enseignement laïc et religieux de leur choix. La Cour attend, pendant cette période, du demandeur qu’il liquide de manière ordonnée une grande partie de ses biens en nature, et mette au point, si possible, un plan de remplacement en vue de la poursuite des activités de l’école après le 31 décembre 2013, sans avoir qualité d’organisme de bienfaisance enregistré au sens de la Loi. La Cour attend aussi du demandeur qu’il avise sans délai les parents des étudiants du fait que le ministre procédera, selon toute vraisemblance, peu après le 31 décembre 2013, à la publication requise pour révoquer son enregistrement. Les parents auront ainsi le temps de trouver des solutions de rechange quant aux études de leurs enfants pendant la session d’hiver 2014, ou pourront décider de garder leurs enfants inscrits à l’école du demandeur, si cela est possible, sans que celui‑ci ait qualité d’organisme de bienfaisance enregistré.

 

[40]           Vu les circonstances, aucuns dépens ne seront adjugés.

 

 

« Robert M. Mainville »

j.c.a.

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Francois Brunet, jurilinguiste

 


Cour d’appel fédérale

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

Dossier :                                                    A‑276‑13

 

INTITULÉ :                                                  CHEDER CHABAD c.
MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 21 octobre 2013

 

 

REQUÊTE INSTRUITE PAR CONFÉRENCE TÉLÉPHONIQUE LE 21 AOÛT 2013

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                       LE JUGE MAINVILLE

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 23 août 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Adam Aptowitzer

Alexandra Tzannidakis

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Johanna Hill

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Drache Aptowitzer

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.