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Date : 20140314


Dossier : A-147-12

Référence : 2014 CAF 67

CORAM :      LA JUGE SHARLOW

LA JUGE DAWSON

LE JUGE MAINVILLE

ENTRE :

TEVA CANADA LIMITÉE

appelante

et

SANOFI-AVENTIS CANADA INC. et SANOFI-AVENTIS DEUTSCHLAND GmbH

intimées

Audience tenue à Toronto (Ontario), les 16 et 17 octobre 2013.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 14 mars 2014.

MOTIFS DU JUGEMENT :

 

LA JUGE SHARLOW

Y A SOUSCRIT :

 

LA JUGE DAWSON

MOTIFS DISSIDENTS :

 

LE JUGE MAINVILLE

 


Date : 20140314


Dossier : A-147-12

Référence : 2014 CAF 67

CORAM :      LA JUGE SHARLOW

LA JUGE DAWSON

LE JUGE MAINVILLE

ENTRE :

TEVA CANADA LIMITÉE

appelante

et

SANOFI-AVENTIS CANADA INC. et SANOFI-AVENTIS DEUTSCHLAND GmbH

intimées

MOTIFS DU JUGEMENT

MOTIFS DISSIDENTS DU JUGE MAINVILLE

[1]               Les présents motifs portent sur l’appel (dossier A-147-12) interjeté par Teva Canada Limitée (Teva) et l’appel incident interjeté par Sanofi-Aventis Canada Inc. et Sanofi-Aventis Deutschland GmbH (Sanofi) du jugement du 11 mai 2012 (le jugement sur la responsabilité) prononcé par la juge Snider, de la Cour fédérale (la juge de première instance), et dont les motifs, exposés dans 2012 CF 552, ont été communiqués dans leur version publique le 23 mai 2012. Dans le jugement sur la responsabilité, il était ordonné à Sanofi d’indemniser Teva, conformément à l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (le Règlement AC), de ses profits perdus nets se rapportant aux capsules de 2,5 mg, de 5 mg et de 10 mg de la version générique du ramipril de Teva pour la période commençant le 13 décembre 2005 et se terminant le 27 avril 2007.

 

[2]               Teva vend au Canada une version générique du ramipril. Le ramipril est un médicament qui sert principalement à traiter l’hypertension, mais qui a aussi d’autres utilisations médicales. Sanofi revendique des droits de brevet sur ce médicament et sur certaines de ses utilisations. Elle a durant de nombreuses années détenu le monopole conféré par brevet sur ce médicament qu’elle vendait au Canada sous la marque ALTACE.

 

[3]               Pour commercialiser un médicament au Canada, une approbation réglementaire appelée avis de conformité doit d’abord être obtenue aux termes du Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870. Dans certains cas, il faut, pour obtenir un avis de conformité, prendre certaines dispositions aux termes du Règlement AC. En l’espèce, Teva aurait pu obtenir, plus tôt que ce ne fut le cas, son avis de conformité du ministre de la Santé pour commercialiser au Canada sa version générique du ramipril. Si elle a été empêchée de recevoir plus tôt son avis de conformité, c’est en raison de diverses demandes qu’avait déposées Sanofi aux termes du paragraphe 6(1) du Règlement AC pour que soient rendues des ordonnances interdisant au ministre de délivrer l’avis de conformité à cause des droits de brevet détenus par Sanofi. L’article 8 du Règlement AC dispose notamment que, si la demande présentée aux termes du paragraphe 6(1) est rejetée, le titulaire du brevet, Sanofi par exemple, est responsable envers les tiers, Teva par exemple, de toute perte subie par eux en raison du retard, perte qui sera établie conformément au Règlement. Teva a estimé qu’elle était fondée à obtenir une telle indemnité et, après un long procès, la juge de première instance lui a donné raison.

[4]               Les points soulevés par le présent appel concernent principalement le cadre juridique dans lequel une indemnité peut être établie aux termes de l’article 8 du Règlement AC. Il s’agit d’une question qui n’a jamais été à ce jour pleinement examinée par notre Cour.

 

[5]               Dans un autre jugement daté du 11 mai 2012, dont les motifs ont été exposés dans 2012 CF 551 (le jugement sur la validité), la juge de première instance a rejeté tous les arguments d’invalidité avancés par Sanofi quant à l’article 8 du Règlement AC. Ce jugement sur la validité joue quant au contentieux opposant Sanofi et Apotex devant la Cour fédérale, dans l’affaire T-1357-09, et au contentieux opposant Sanofi et Teva devant la Cour fédérale, dans l’affaire T-1161-07. Les thèses relatives à la validité plaidées dans ces deux procédures ont été entendues simultanément par la juge de première instance, qui a ensuite rédigé un seul exposé de motifs. Sanofi a fait appel du jugement sur la validité dans le contentieux Teva, dans l’affaire A-192-12. Elle a aussi fait appel du jugement sur la validité dans le contentieux l’opposant à Apotex. Notre Cour a rejeté les appels interjetés contre le jugement sur la validité, exposant ses motifs simultanément.

 

[6]               Il est utile de relever que, en même temps que le jugement sur la responsabilité concernant Teva, la juge de première instance a aussi rendu un autre jugement sur la responsabilité fondée sur l’article 8 pour le ramipril et concernant Sanofi et Apotex, dont les motifs ont été exposés dans 2012 CF 553 (ci-après, le Jugement de la CF sur la responsabilité envers Apotex). Certains des points soulevés dans le jugement sur la responsabilité concernant Teva et dans le Jugement de la CF sur la responsabilité envers Apotex sont semblables. Par ailleurs, la Cour a instruit, deux semaines après avoir instruit le présent appel concernant Teva, l’appel formé contre le Jugement de la CF sur la responsabilité envers Apotex, et elle a publié ses motifs concernant ce dernier appel en même temps que les présents motifs.

 

[7]               Il y a aussi un appel connexe opposant Sanofi et Teva pour le ramipril et concernant des modifications apportées aux procédures et la radiation d’éléments de preuve (dossier A-460-11). La Cour s’est prononcée dans cet appel, exposant ses motifs simultanément.

 

Les textes législatifs et réglementaires pertinents

[8]               Les textes législatifs et réglementaires pertinents ont été examinés à l’occasion d’autres affaires judiciaires, notamment par les arrêts Bristol-Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 26, [2005] 1 R.C.S. 533 (Biolyse); AstraZeneca Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2006 CSC 49, [2006] 2 R.C.S. 560 (AstraZeneca); et Merck Frosst Canada Ltd. c. Apotex Inc., 2009 CAF 187, 76 C.P.R. (4th) 1 (Alendronate). Un bref survol de ce cadre est fait ci‑après.

 

[9]               Les médicaments sur ordonnance présentent, sur le plan réglementaire, d’importantes difficultés compte tenu des divers impératifs d’intérêt public qu’ils font intervenir :

a)         les médicaments sur ordonnance doivent être propres à la consommation, et les risques sanitaires associés à leur utilisation doivent être compris et divulgués; ces impératifs d’intérêt public sont visés principalement par la Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. 1985, ch. F-27, et par le Règlement sur les aliments et drogues;

 

b)         la recherche scientifique portant sur les médicaments nouveaux ou améliorés doit être encouragée et adéquatement récompensée; cet aspect est visé principalement par la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4;

 

c)         les médicaments doivent être accessibles aux patients canadiens, à des prix qui soient abordables pour le public au Canada; ces impératifs d’intérêt public sont principalement visés (i) par les dispositions de la Loi sur les brevets qui garantissent aux fabricants de médicaments génériques un accès raisonnable au marché lorsqu’un brevet protégeant les droits sur un médicament a expiré; (ii) par les dispositions de la Loi sur les brevets qui concernent le contrôle des prix des médicaments brevetés; et (iii) par la réglementation provinciale des prix des médicaments, telle qu’elle a été récemment exposée dans l’arrêt Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64.

 

[10]           La Loi sur les aliments et drogues établit une structure réglementaire par l’entremise du Règlement sur les aliments et drogues pour faire en sorte que les médicaments commercialisés au Canada répondent à des exigences rigoureuses en matière de santé et de sécurité. Particulièrement intéressant aux fins du présent appel est le titre 8 de la partie C du Règlement sur les aliments et drogues, qui établit le processus réglementaire devant être observé par le fabricant qui veut lancer une drogue nouvelle sur le marché canadien.

 

[11]           En règle générale, le fabricant de drogues innovantes doit déposer auprès du ministre de la Santé une présentation de drogue nouvelle contenant les renseignements et documents qui permettront au ministre d’évaluer l’innocuité et l’efficacité de la drogue nouvelle : paragraphe C.08.002 du Règlement sur les aliments et drogues. Cette procédure appelle en général la production de rapports détaillés sur les épreuves effectuées en vue d’établir l’innocuité de la drogue nouvelle, ainsi que des preuves substantielles de son efficacité clinique aux fins et selon le mode d’emploi recommandé. Il peut être très coûteux et très long pour un fabricant de drogues innovantes de recueillir les éléments de preuve et d’effectuer les épreuves requises pour convaincre le ministre de l’innocuité et de l’efficacité du médicament. Après que le médicament a été approuvé sur la foi des renseignements fournis, le ministre de la Santé délivre alors un « avis de conformité » (souvent appelé AC) au fabricant de la drogue nouvelle pour la présentation qu’il a déposée. Cet avis de conformité permet au fabricant de vendre et d’annoncer le nouveau médicament.

 

[12]           Un important secteur de l’industrie des médicaments sur ordonnance au Canada concerne ce qu’il est convenu d’appeler les fabricants de médicaments « génériques », qui en général fabriquent et distribuent ce que dans le commerce on désigne parfois sous l’appellation « copies de médicaments ». Ces médicaments copiés sont semblables à ceux qui ont été au départ l’objet d’activités de recherche, de développement et de mise sur le marché par des fabricants de drogues innovantes. En règle générale, le fabricant de médicaments génériques peut déposer auprès du ministre de la Santé une présentation abrégée de drogue nouvelle, présentation par laquelle il compare sa copie proposée de médicament à un produit de référence canadien, à savoir un médicament pour lequel un avis de conformité a déjà été délivré et qui est commercialisé au Canada par l’innovateur du médicament : article C.08.002.1 du Règlement sur les aliments et drogues. Le fabricant du médicament générique est ainsi à même de répondre aux exigences d’innocuité et d’efficacité de la copie de médicament en prouvant qu’elle est l’équivalent pharmaceutique du produit de référence canadien, ou qu’il s’agit d’un médicament bioéquivalent. Le fabricant du médicament générique s’épargne ainsi les coûts de longs essais cliniques pour son médicament générique. Après que la copie de médicament est approuvée sur la foi des renseignements fournis, le ministre de la Santé délivre alors un avis de conformité au fabricant du médicament générique pour la présentation abrégée qu’il a déposée. Cet avis de conformité permet au fabricant du médicament générique de vendre et d’annoncer la copie de médicament.

 

[13]           Comme les fabricants de médicaments génériques n’engagent pas en général d’importants frais de recherche et d’essais pour une copie de médicament, ils sont en mesure de vendre ce médicament sur le marché à un prix bien moindre, permettant ainsi des épargnes considérables au public canadien, ce qui n’est pas sans donner lieu à d’importantes répercussions sur le chiffre d’affaires et les bénéfices du fabricant de drogues innovantes. Les fabricants de drogues innovantes ne sont pas toutefois privés de recours juridiques contre les fabricants de médicaments génériques lorsque la drogue innovante qui est copiée est protégée par un monopole résultant de l’application de la Loi sur les brevets.

 

[14]           Le régime de base de la Loi sur les brevets est simple sur le plan conceptuel :  l’inventeur qui communique au public le fonctionnement d’une invention peut se voir accorder un « brevet » qui lui garantit un monopole de 20 ans sur la fabrication, l’utilisation et la commercialisation de l’invention. Ce régime de base s’applique aussi aux médicaments sur ordonnance.

 

[15]           Vu l’importance de médicaments brevetés pour la santé humaine, la Loi sur les brevets contient plusieurs dispositions visant à limiter les abus possibles du brevet protégeant les droits sur un médicament. À titre d’exemple, le Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés « peut, par ordonnance, enjoindre au breveté de baisser le prix de vente maximal du médicament dans ce marché […] de façon qu’il ne puisse pas être excessif » : paragraphe 83(1) de la Loi sur les brevets.

 

[16]           Entre 1923 et 1993, la politique menée par le Canada a consisté à mettre les médicaments brevetés à la disposition des fabricants de médicaments génériques au moyen d’un régime de licences obligatoires. Pour établir les conditions de la licence et le montant des redevances payables, le commissaire aux brevets devait comparer l’avantage de mettre le médicament à la disposition du public, au prix le plus abordable qui soit, et la rétribution du breveté pour la recherche ayant conduit à l’invention, et autres facteurs prescrits. Cette approche n’était pas soutenue par les fabricants de drogues innovantes parce que, selon eux, elle les empêchait en général de récupérer d’importants coûts découlant des programmes de recherche nécessaires à la production de quelques médicaments devenus vendables après de nombreux faux départs et projets de recherche avortés.

 

[17]           En 1993, le régime des licences obligatoires fut abrogé et remplacé par l’exception relative aux travaux préalables visée par l’article 55.2 de la Loi sur les brevets. Ainsi que le relevait le juge Binnie à l’occasion de l’affaire AstraZeneca, au paragraphe 13, le problème que l’article 55.2 visait à résoudre est le fait que, si un fabricant de médicaments génériques attend l’expiration du brevet de l’innovateur sur le médicament de comparaison pour commencer à préparer une copie du médicament en vue de son approbation aux termes du Règlement sur les aliments et drogues, le processus d’approbation prévu par le Règlement sur les aliments et drogues pourrait prolonger de deux ans le monopole effectif du titulaire du brevet aux termes de la Loi sur les brevets. Sans l’article 55.2, si le fabricant du médicament générique tente d’exploiter le médicament breveté avant l’expiration du brevet (ne serait-ce que pour répondre aux exigences du Règlement sur les aliments et drogues en vue d’un avis de conformité), il contrefait le brevet, ce qui peut donner lieu à une action en justice par le titulaire du brevet.

 

[18]           Voici l’article 55.2 de la Loi sur les brevets :

55.2 (1) Il n’y a pas contrefaçon de brevet lorsque l’utilisation, la fabrication, la construction ou la vente d’une invention brevetée se justifie dans la seule mesure nécessaire à la préparation et à la production du dossier d’information qu’oblige à fournir une loi fédérale, provinciale ou étrangère réglementant la fabrication, la construction, l’utilisation ou la vente d’un produit.

 

(2) et (3) [Abrogés, 2001, ch. 10, art. 2]

 

 (1) It is not an infringement of a patent for any person to make, construct, use or sell the patented invention solely for uses reasonably related to the development and submission of information required under any law of Canada, a province or a country other than Canada that regulates the manufacture, construction, use or sale of any product.

 

(2) and (3) [Repealed, 2001, c. 10, s. 2]

 

(4) Afin d’empêcher la contrefaçon d’un brevet d’invention par l’utilisateur, le fabricant, le constructeur ou le vendeur d’une invention brevetée au sens du paragraphe (1), le gouverneur en conseil peut prendre des règlements, notamment :

 

 

 

 

 

a) fixant des conditions complémentaires nécessaires à la délivrance, en vertu de lois fédérales régissant l’exploitation, la fabrication, la construction ou la vente de produits sur lesquels porte un brevet, d’avis, de certificats, de permis ou de tout autre titre à quiconque n’est pas le breveté;

 

 

 

 

b) concernant la première date, et la manière de la fixer, à laquelle un titre visé à l’alinéa a) peut être délivré à quelqu’un qui n’est pas le breveté et à laquelle elle peut prendre effet;

 

 

 

 

c) concernant le règlement des litiges entre le breveté, ou l’ancien titulaire du brevet, et le demandeur d’un titre visé à l’alinéa a), quant à la date à laquelle le titre en question peut être délivré ou prendre effet;

 

 

 

 

d) conférant des droits d’action devant tout tribunal compétent concernant les litiges visés à l’alinéa c), les conclusions qui peuvent être recherchées, la procédure devant ce tribunal et les décisions qui peuvent être rendues;

 

 

 

e) sur toute autre mesure concernant la délivrance d’un titre visé à l’alinéa a) lorsque celle-ci peut avoir pour effet la contrefaçon de brevet.

 

(4) The Governor in Council may make such regulations as the Governor in Council considers necessary for preventing the infringement of a patent by any person who makes, constructs, uses or sells a patented invention in accordance with subsection (1), including, without limiting the generality of the foregoing, regulations

 

(a) respecting the conditions that must be fulfilled before a notice, certificate, permit or other document concerning any product to which a patent may relate may be issued to a patentee or other person under any Act of Parliament that regulates the manufacture, construction, use or sale of that product, in addition to any conditions provided for by or under that Act;

 

(b) respecting the earliest date on which a notice, certificate, permit or other document referred to in paragraph (a) that is issued or to be issued to a person other than the patentee may take effect and respecting the manner in which that date is to be determined;

 

(c) governing the resolution of disputes between a patentee or former patentee and any person who applies for a notice, certificate, permit or other document referred to in paragraph (a) as to the date on which that notice, certificate, permit or other document may be issued or take effect;

 

(d) conferring rights of action in any court of competent jurisdiction with respect to any disputes referred to in paragraph (c) and respecting the remedies that may be sought in the court, the procedure of the court in the matter and the decisions and orders it may make; and

 

(e) generally governing the issue of a notice, certificate, permit or other document referred to in paragraph (a) in circumstances where the issue of that notice, certificate, permit or other document might result directly or indirectly in the infringement of a patent.

 

(5) Une disposition réglementaire prise sous le régime du présent article prévaut sur toute disposition législative ou réglementaire fédérale divergente.

 

(5) In the event of any inconsistency or conflict between

(a) this section or any regulations made under this section, and

 

(b) any Act of Parliament or any regulations made thereunder,

this section or the regulations made under this section shall prevail to the extent of the inconsistency or conflict.

 

(6) Le paragraphe (1) n’a pas pour effet de porter atteinte au régime légal des exceptions au droit de propriété ou au privilège exclusif que confère un brevet en ce qui touche soit l’usage privé et sur une échelle ou dans un but non commercial, soit l’utilisation, la fabrication, la construction ou la vente d’une invention brevetée dans un but d’expérimentation.

 

(6) For greater certainty, subsection (1) does not affect any exception to the exclusive property or privilege granted by a patent that exists at law in respect of acts done privately and on a non-commercial scale or for a non-commercial purpose or in respect of any use, manufacture, construction or sale of the patented invention solely for the purpose of experiments that relate to the subject-matter of the patent.

 

 

 

[19]           Le Règlement AC a été pris conformément à l’article 55.2 de la Loi sur les brevets. L’article 4 du Règlement permet au fabricant de drogues innovantes qui dépose une présentation de drogue nouvelle de présenter aussi au ministre une liste des brevets qui se rapporte à la présentation. Un brevet figurant sur cette liste peut alors être inscrit dans un registre des brevets tenu par ce ministre aux termes du paragraphe 3(2) du Règlement.

 

[20]           Le fabricant de médicaments génériques qui dépose une présentation en vue d’un avis de conformité pour un médicament (en général sous la forme d’une présentation abrégée de drogue nouvelle) et qui compare ce médicament à un autre médicament commercialisé au Canada en vertu d’un autre avis de conformité doit inclure dans sa présentation, à l’égard de chaque brevet inscrit dans le registre pour l’autre médicament, soit une déclaration portant qu’il accepte que l’avis de conformité ne soit pas délivré par le ministre avant l’expiration du brevet, soit une allégation (au moyen de ce que l’on appelle un avis d’allégation) selon laquelle le brevet n’est pas valide ou ne serait pas contrefait, et il doit insérer, notamment, dans l’avis d’allégation un énoncé détaillé du fondement juridique et factuel de l’allégation : article 5 du Règlement AC.

 

[21]           Le fabricant de drogues innovantes à qui est signifié un tel avis d’allégation peut, dans un délai de 45 jours, demander à la Cour fédérale de rendre une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité au fabricant de médicaments génériques jusqu’à l’expiration du brevet qui est l’objet de l’avis : paragraphe 6(1) du Règlement AC. Le dépôt de cette demande d’interdiction se traduit automatiquement  par un report de 24 mois (ou « gel réglementaire ») qui empêche le ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité au fabricant de médicaments génériques à moins que, au cours de cette période, la demande d’interdiction ne soit finalement rejetée par le tribunal ou ne soit par ailleurs retirée ou fasse l’objet d’un désistement : alinéa 7(1)e) et paragraphe 7(4) du Règlement AC. Ainsi que le relevait le juge Binnie à l’occasion de l’affaire Biolyse, au paragraphe 24 :

Il importe de signaler que, dans le cadre de cette procédure, le tribunal saisi de la demande d’interdiction n’a aucun pouvoir discrétionnaire lui permettant de lever la suspension, même s’il estime faibles les arguments sur lesquels se fonde la demande de mesures provisoires de la société innovatrice.  Le tribunal n’a pas non plus le pouvoir discrétionnaire de renvoyer les parties opposées aux recours prévus par la Loi sur les brevets.  La demande d’ADC soumise par la « deuxième personne » [le fabricant de médicaments génériques] est simplement reléguée aux oubliettes jusqu’à ce que la procédure réglementaire ait connu son dénouement.  Pour ces motifs, le juge Iacobucci a qualifié ce régime de « draconien » dans l’arrêt Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social), [1998] 2 R.C.S. 193, par. 33.

 

 

[22]           Si le fabricant de drogues innovantes obtient gain de cause à l’issue de la procédure d’interdiction, le ministre de la Santé doit alors s’abstenir de délivrer au fabricant de médicaments génériques un avis de conformité pour son médicament générique jusqu’à ce que le brevet concerné expire. Si c’est le fabricant de médicaments génériques qui obtient gain de cause, le ministre peut délivrer un avis de conformité pour la version générique du médicament. Quelle que soit l’issue de la procédure engagée aux termes du Règlement AC, des procédures portant sur la validité du brevet ou la contrefaçon du brevet peuvent être instituées ou poursuivies aux termes de la Loi sur les brevets par les parties devant tout tribunal compétent : Eli Lilly & Co. c. Novopharm Ltd., [1998] 2 R.C.S. 129, aux paragraphes 95 et 96; Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 55 C.P.R. (3d) 302 (C.A.F.), aux pages 319 et 320; David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 (C.A.), à la page 600.

 

[23]           Un mécanisme d’indemnisation a été établi dans le Règlement AC pour le cas où la demande d’interdiction déposée par l’innovateur en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement est retirée, fait l’objet d’un désistement ou est rejetée par le tribunal. Ce mécanisme est exposé dans l’article 8 du Règlement AC, reproduit ci-après :

 (1) Si la demande présentée aux termes du paragraphe 6(1) est retirée ou fait l’objet d’un désistement par la première personne [l’innovateur] ou est rejetée par le tribunal qui en est saisi, ou si l’ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité, rendue aux termes de ce paragraphe, est annulée lors d’un appel, la première personne [l’innovateur] est responsable envers la seconde personne [le fabricant du médicament générique] de toute perte subie au cours de la période :

 

a) débutant à la date, attestée par le ministre, à laquelle un avis de conformité aurait été délivré en l’absence du présent règlement, sauf si le tribunal conclut :

 

     (i) soit que la date attestée est devancée en raison de l’application de la Loi modifiant la Loi sur les brevets et la Loi sur les aliments et drogues (engagement de Jean Chrétien envers l’Afrique), chapitre 23 des Lois du Canada (2004), et qu’en conséquence une date postérieure à celle-ci est plus appropriée,

 

 

     (ii) soit qu’une date autre que la date attestée est plus appropriée;

 

b) se terminant à la date du retrait, du désistement ou du rejet de la demande ou de l’annulation de l’ordonnance.

 (1) If an application made under subsection 6(1) is withdrawn or discontinued by the first person [the innovator] or is dismissed by the court hearing the application or if an order preventing the Minister from issuing a notice of compliance, made pursuant to that subsection, is reversed on appeal, the first person [the innovator] is liable to the second person [the generic] for any loss suffered during the period

 

 

 

(a) beginning on the date, as certified by the Minister, on which a notice of compliance would have been issued in the absence of these Regulations, unless the court concludes that

 

 

     (i) the certified date was, by the operation of An Act to amend the Patent Act and the Food and Drugs Act (The Jean Chrétien Pledge to Africa), chapter 23 of the Statutes of Canada, 2004, earlier than it would otherwise have been and therefore a date later than the certified date is more appropriate, or

 

     (ii) a date other than the certified date is more appropriate; and

 

(b) ending on the date of the withdrawal, the discontinuance, the dismissal or the reversal.

 

(2) La seconde personne [le fabricant du médicament générique] peut, par voie d’action contre la première personne [l’innovateur], demander au tribunal de rendre une ordonnance enjoignant à cette dernière de lui verser une indemnité pour la perte visée au paragraphe (1).

(2) A second person [the generic] may, by action against a first person [the innovator], apply to the court for an order requiring the first person [the innovator] to compensate the second person [the generic] for the loss referred to in subsection (1).

 

(3) Le tribunal peut rendre une ordonnance aux termes du présent article sans tenir compte du fait que la première personne [l’innovateur] a institué ou non une action en contrefaçon du brevet visé par la demande.

(3) The court may make an order under this section without regard to whether the first person [the innovator] has commenced an action for the infringement of a patent that is the subject matter of the application.

 

 

(4) Lorsque le tribunal enjoint à la première personne [l’innovateur] de verser à la seconde personne [le fabricant du médicament générique] une indemnité pour la perte visée au paragraphe (1), il peut rendre l’ordonnance qu’il juge indiquée pour accorder réparation par recouvrement de dommages-intérêts à l’égard de cette perte.

(4) If a court orders a first person [the innovator] to compensate a second person [a generic] under subsection (1), the court may, in respect of any loss referred to in that subsection, make any order for relief by way of damages that the circumstances require.

 

(5) Pour déterminer le montant de l’indemnité à accorder, le tribunal tient compte des facteurs qu’il juge pertinents à cette fin, y compris, le cas échéant, la conduite de la première personne [l’innovateur] ou de la seconde personne [le fabricant du médicament générique] qui a contribué à retarder le règlement de la demande visée au paragraphe 6(1).

 

(5) In assessing the amount of compensation the court shall take into account all matters that it considers relevant to the assessment of the amount, including any conduct of the first [innovator] or second [generic] person which contributed to delay the disposition of the application under subsection 6(1).

 

(6) Le ministre ne peut être tenu pour responsable des dommages-intérêts au titre du présent article.

(6) The Minister is not liable for damages under this section.

 

 

 

 

Faits et procédures

[24]           La genèse du présent contentieux et les faits pertinents sont exposés dans les motifs de la juge de première instance et il n’est pas nécessaire de les rappeler intégralement en l’espèce. Il suffit, aux fins du présent appel, de faire ressortir certains des faits les plus saillants.

 

[25]           Aux fins de la présente procédure, Sanofi peut être considérée comme un fabricant de drogues innovantes, tandis que Teva peut être vue comme un fabricant de médicaments génériques. Sanofi, que ce soit à titre de breveté ou de licencié, détient des droits aux termes de divers brevets canadiens qui se rapportent au ramipril, un médicament qu’elle vend sous la marque ALTACE. Le ramipril est un médicament qui sert principalement à traiter l’hypertension, mais dont l’utilisation médicale s’est élargie au fil des ans pour englober les troubles cardiaques, suite à la publication en 2000 d’une étude intitulée « Heart Outcomes Prevention Evaluation » (HOPE), dans laquelle on constatait que [traduction] « [l]e traitement au moyen du ramipril [avait] réduit les taux de décès, d’infarctus du myocarde, d’accident cérébrovasculaire, de revascularisation coronarienne, d’arrêt cardiaque et d’insuffisance cardiaque, ainsi que le risque de complications liées au diabète et le risque de diabète lui-même » : étude HOPE, à la page 150, citée dans les motifs de la juge de première instance, au paragraphe 307. On en est venu à associer les [traduction] « indications HOPE » aux profils des patients chez qui l’étude HOPE a démontré une protection vasculaire : Ibid.

 

[26]           Le brevet canadien initial pour le ramipril était le brevet n° 1,187,087 délivré le 14 mai 1985, qui a expiré le 14 mai 2002, après 17 ans de monopole assuré par ce brevet, comme la Loi sur les brevets le prévoyait alors. Vu l’expiration imminente de ce brevet initial, de nombreux fabricants de médicaments génériques ont voulu commercialiser leurs propres versions génériques du ramipril, dont Teva. La juge de première instance a conclu que « [c]herchant à prolonger la protection conférée au brevet pour le ramipril, Sanofi a obtenu un autre ensemble de brevets et a protégé ces brevets en les faisant inscrire au registre des brevets » : motifs de la juge de première instance, au paragraphe 30. Sanofi qualifiait ces démarches de [traduction] « gestion du cycle de vie du produit », tandis que les fabricants de médicaments génériques les considéraient comme une stratégie de [traduction] « renouvellement à perpétuité » : Ibid. S’en est suivi un nombre considérable de contentieux aux termes du Règlement AC pour ces brevets complémentaires.

 

[27]           La juge de première instance a dressé, au paragraphe 31 de ses motifs, un tableau recensant la liste de brevets subséquents se rapportant au ramipril et à ses utilisations. Il est utile de reproduire ce tableau :

 

No de brevet canadien

Date de délivrance

Inscription au Registre

Objet/indications

1,246,457 (le brevet 457)

13 décembre 1988 (expiré le 13 décembre 2005)

21 février 2001

Le ramipril pour le traitement de l’insuffisance cardiaque

1,341,206 (le brevet 206)

20 mars 2001

11 avril 2001

Le produit ramipril

2,055,948 (le brevet 948)

12 novembre 2002

25 juin 2004

L’utilisation du ramipril avec un inhibiteur calcique pour prévenir et traiter la protéinurie

2,023,089 (le brevet 089)

14 janvier 2003

1er novembre 2003

L’utilisation du ramipril pour le traitement de l’hypertrophie et de l’hyperplasie cardiaques et vasculaires

2,382,549 (le brevet 549)

15 mars 2005

17 mars 2005

L’utilisation du ramipril pour la prévention des incidents cardiovasculaires

2,382,387 (le brevet 387)

21 juin 2005

28 juin 2005

L’utilisation du ramipril pour la prévention des ACV, du diabète et/ou de l’insuffisance cardiaque congestive

 

Les deux derniers brevets de cette liste, les brevets 549 et 387, sont appelés « les brevets HOPE ».

 

[28]           La juge de première instance a également dressé, au paragraphe 33 de ses motifs, un tableau utile qui exposait brièvement les étapes à franchir pour l’approbation, selon le Règlement AC, de la version générique du ramipril de Teva. Il est utile de reproduire ce tableau :

 

DATE

ÉVÉNEMENT

24 décembre 2001

Teva dépose une PADN visant les capsules de Novo-ramipril. La PADN comporte des formulaires V affirmant que Teva attendrait l’expiration des brevets 087, 206 et 457.

 

18 juillet 2003

Teva obtient les DIN pour les capsules de [Teva]-ramipril de 2,5, 5 et 10 mg.

 

14 octobre 2003

Teva est avisée de la « suspension liée au brevet ».

 

12 septembre 2005

Avis d’allégation no 1 – Brevet 206.

 

14 septembre 2005

Avis d’allégation no 2 – Brevets 089, 948, 549 et 387.

 

31 octobre 2005

Sanofi dépose un avis de demande relativement à l’avis d’allégation n1 (dossier T-1965-05).

2 novembre 2005

Sanofi dépose un avis de demande relativement à l’avis d’allégation no 2 (dossier T-1979-05).

13 décembre 2005

Le brevet 457 expire.

 

25 septembre 2006

La Cour fédérale rejette le dossier T-1965-05, au motif qu’il s’agit d’« un abus de procédure » (Sanofi-Aventis Canada Inc c Novopharm Limited, 2006 CF 1135, 306 FTR 56).

 

8 décembre 2006

Le ministre de la Santé avise Teva qu’elle devait faire renvoi aux brevets 089 et 948, mais pas aux brevets 549 et 387.

 

15 décembre 2006

Teva retire, sous réserve de tout droit, des sections de l’avis d’allégation no 2 se rapportant aux brevets 549 et 387.

 

27 avril 2007

La Cour d’appel fédérale rejette le dossier T-1979-05 (l’avis d’allégation no 2), au motif qu’il s’agit d’un abus de procédure (Sanofi‑Aventis Canada Inc c Novopharm Ltd, 2007 CAF 167, inf. 2006 CF 1547).

 

2 mai 2007

Teva reçoit un AC pour les capsules de [Teva]-ramipril de 2,5, 5 et 10 mg.

 

 

 

 

[29]           La juge de première instance faisait aussi observer, aux paragraphes 34 et 35 de ses motifs, que Teva n’était pas le seul fabricant de médicaments génériques contestant ces brevets. À partir de février 2003 et jusqu’en décembre 2006, Pharmascience Inc., Laboratoire Riva Inc. (Riva), Apotex, Cobalt Pharmaceuticals Inc. et Sandoz Canada Inc. avaient elles aussi signifié des avis d’allégation. Dans chacun de ces cas, à l’exception de l’avis d’allégation signifié par Cobalt Pharmaceuticals Inc. en août 2006, Sanofi avait décidé de déposer des demandes d’interdiction en vertu du Règlement AC. En outre, après la délivrance de l’avis de conformité de Teva, Sanofi avait engagé devant la Cour fédérale une action contre Teva par laquelle elle alléguait que Teva avait porté atteinte au brevet 206. Dans sa décision datée du 29 juin 2009, la Cour fédérale a rejeté cette action ainsi qu’une procédure parallèle introduite contre Apotex, et a déclaré invalide le brevet 206 : Sanofi-Aventis Canada Inc. c. Apotex Inc, 2009 CF 676, 350 F.T.R. 165, conf. par 2011 CAF 300, 426 N.R. 196, autorisation d’appel à la CSC refusée : dossier 34325, [2011] 3 R.C.S. xi.

 

Les motifs de la juge de première instance

[30]           La juge de première instance a rédigé des motifs très circonstanciés qui comportent plus de 127 pages. Les aspects saillants de ces motifs peuvent être résumés comme suit.

 

[31]           Sous réserve des questions de validité examinées par la juge de première instance dans le jugement sur la validité, Sanofi reconnaissait en première instance qu’Apotex avait droit à une indemnité au titre de l’article 8 du Règlement AC : motifs de la juge de première instance, au paragraphe 3. Les débats qui se sont déroulés devant la juge de première instance concernaient donc surtout la manière dont cette indemnité devait être calculée.

 

[32]           Selon la juge de première instance, sa mission consistait à évaluer l’indemnité due, compte tenu de ce qui serait arrivé si Sanofi n’avait pas présenté de demandes d’interdiction à l’encontre de Teva. Pour répondre à cette question, la juge de première instance devait « élaborer un monde hypothétique au cours d’une période précise du passé, afin de déterminer quelle part du marché du ramipril dont aurait pu s’emparer Teva si elle avait pu commercialiser son ramipril générique » durant cette période : motifs de la juge de première instance, au paragraphe 5 [souligné dans l’original].

 

Les dates de début et de fin de la période de responsabilité selon l’article 8

[33]           Le présent appel soulève de nombreux points qui intéressent la détermination de la période visée par les alinéas 8(1)a) et b) du Règlement AC. Par souci de commodité, j’appellerai cette période la « période de responsabilité selon l’article 8 ».

 

[34]           Après avoir défini les points litigieux et exposé le cadre réglementaire et les faits du litige, la juge de première instance s’est d’abord employée à déterminer la période pertinente de responsabilité selon l’article 8 pour laquelle l’indemnité devrait dans ce cas être calculée.

 

[35]           Il n’était pas controversé entre les parties que la date de fin de la période de responsabilité selon l’article 8 était le 27 avril 2007, date à laquelle la Cour fédérale avait rejeté les demandes d’interdiction introduites par Sanofi en réponse au deuxième avis d’allégation de Teva : motifs de la juge de première instance, au paragraphe 36.

 

[36]           S’agissant de la date de début, la juge de première instance a fait observer que, selon l’alinéa 8(1)a) du Règlement AC, il s’agissait de « la date, attestée par le ministre, à laquelle un avis de conformité aurait été délivré en l’absence du présent règlement ». Il n’est pas controversé entre les parties en l’espèce que la date envisagée était le 14 octobre 2003, ce qu’il est convenu d’appeler la date de la « suspension liée au brevet » : motifs de la juge de première instance, au paragraphe 39.

 

[37]           La juge de première instance a également constaté que l’alinéa 8(1)a) autorise néanmoins le juge à rechercher si « une date autre que la date attestée est plus appropriée ». Teva et Sanofi ont soutenu toutes deux devant la juge de première instance qu’elle devait exercer son pouvoir discrétionnaire aux termes de cet alinéa et fixer une autre date de début. D’une part, Teva soutenait que la date de début devait être le 18 juillet 2003, date à laquelle elle avait reçu de Santé Canada son numéro d’identification du médicament (DIN), au motif que, une fois reçu ce DIN, un avis de conformité lui aurait été délivré peu de temps après. D’autre part, Sanofi préconisait plutôt que la date devait être le 13 décembre 2005, lorsque le brevet 457 a expiré.

 

[38]           S’agissant de l’argument de Teva, la juge de première instance a fait observer que, dans son formulaire V produit en vertu du Règlement AC, Teva s’était engagée à attendre l’expiration du brevet 457 avant de recevoir son avis de conformité. Elle précisait aussi que Teva n’avait déposé des avis d’allégation qu’en septembre 2005. Les sursis réglementaires résultant des procédures en interdiction introduites par Sanofi aux termes du Règlement AC n’avaient donc commencé que le 31 octobre 2005. En conséquence, la juge de première instance a fait remarquer (au paragraphe 43 de ses motifs) que cette affaire présentait une situation inhabituelle où la date de la « suspension liée au brevet » précédait le début du sursis réglementaire.

 

[39]           La juge de première instance a estimé qu’en droit, le début de la période de responsabilité selon l’article 8 ne pouvait précéder le début du sursis réglementaire visé par le Règlement AC : motifs de la juge de première instance, au paragraphe 60. Elle a tiré cette conclusion en s’appuyant a) sur deux jurisprudences de la Cour, Apotex Inc. c. Merck & Co., 2011 CAF 329, 425 N.R. 279, au paragraphe 75 (Norfloxacin), et Alendronate, au paragraphe 71; b) sur le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (REIR) portant sur les modifications apportées au Règlement AC en 1993, 1998 et 2006; et c) sur les principes généraux de causalité : motifs de la juge de première instance, aux paragraphes 44 à 60.

[40]           Vu cette conclusion de droit, la juge de première instance s’est appliquée ensuite à rechercher si la date appropriée de début de la période devait être le 31 octobre 2005 (le début du sursis réglementaire) ou le 13 décembre 2005 (la date d’expiration du brevet 457). Puisque Teva avait indiqué dans sa présentation abrégée de drogue nouvelle du 24 décembre 2001 qu’elle attendrait l’expiration des brevets 087, 206 et 457, et puisqu’elle n’avait présenté un avis d’allégation au titre des brevets inscrits pour le ramipril qu’en septembre 2005, et aucun avis du genre au titre du brevet 457, la juge de première instance a conclu que les actes de Teva étaient compatibles avec la décision de celle-ci d’attendre l’expiration de ce brevet avant de lancer sa propre version générique du ramipril : motifs de la juge de première instance, aux paragraphes 61 à 66. Elle a conclu que Teva s’était contentée d’attendre l’issue des procédures d’interdiction concernant les fabricants de ramipril et autres médicaments génériques, et qu’elle était de ce fait liée en quelque sorte par l’enseignement du jugement rendu par la juge Simpson à l’occasion de l’affaire Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc., 2005 CF 1381, 44 C.P.R. (4th) 90, qui interdisait au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Apotex jusqu’à l’expiration du brevet 457 le 13 décembre 2005 : motifs de la juge de première instance, aux paragraphes 67 à 70.

 

[41]           La juge de première instance a aussi examiné la question de la date de début de la période sous l’angle du comportement de Teva dans le cas de figure hypothétique d’inexistence du Règlement AC. Selon elle, dans un tel cas de figure, le comportement de Teva s’accordait avec sa décision de ne pas contester le brevet 457 de Sanofi aux termes de la Loi sur les brevets, afin de ne pas s’exposer à une action en contrefaçon de ce brevet avant de lancer sa propre version générique du ramipril : motifs de la juge de première instance, aux paragraphes 71 à 74.

 

[42]           La juge de première instance a donc tiré la conclusion que la date appropriée de début de la période de responsabilité selon l’article 8 était le 13 décembre 2005, date de l’expiration du brevet 457 : jugement de première instance, au paragraphe 75. Elle ajoutait qu’elle aurait tiré la même conclusion même si elle avait conclu que le Règlement AC permettait de faire débuter la période de responsabilité selon l’article 8 avant le début du sursis réglementaire : motifs de la juge de première instance, au paragraphe 76.

 

Le marché hypothétique du ramipril

[43]           Après avoir determiné la période pertinente de responsabilité selon l’article 8, la juge de première instance a apprécié la perte de profits de Teva durant cette période, a) en estimant la taille du marché total du ramipril durant la période; b) en estimant la part du marché du ramipril qui aurait été acquise par des fabricants de médicaments génériques durant la période; et c) en estimant la part de ce marché des médicaments génériques qui aurait été dévolue à Teva.

 

[44]           Se fondant sur les rapports d’expert et sur les éléments de preuve versés aux débats, la juge de première instance a fait sienne l’analyse de M. Carbone pour faire l’évaluation quantitative à la fois de la taille du marché du ramipril (motifs de la juge de première instance, aux paragraphes 77 à 92) et de celle du marché des génériques (motifs de la juge de première instance, aux paragraphes 93 à 105) durant la période pertinente de responsabilité selon l’article 8.

 

[45]           La juge de première instance a dû répondre à la difficile question portant sur la définition du marché de la version générique du ramipril durant la période de responsabilité selon l’article 8, particulièrement le point de savoir s’il convenait d’évaluer ce marché en prenant pour base un monde hypothétique unique.

 

[46]           Teva a soutenu devant la juge de première instance que, en droit et en principe, elle devait être considérée comme l’unique fabricant de la version générique du ramipril durant la période de responsabilité selon l’article 8 : motifs de la juge de première instance, au paragraphe 110. En revanche, Sanofi faisait valoir que d’autres fabricants de médicaments génériques devraient être considérés à l’intérieur d’un seul monde hypothétique qui vaudrait pour toutes les réclamations faites au titre de l’article 8 du Règlement AC par tous les fabricants concernés de médicaments génériques : motifs de la juge de première instance, au paragraphe 111.

 

[47]           La juge de première instance a rejeté la thèse de Teva au motif qu’elle faisait abstraction a) des principes de causalité, b) du libellé non équivoque de l’article 8 du Règlement AC, qui oblige le juge à tenir compte de tous les facteurs qu’il juge pertinents pour l’évaluation de l’indemnité, et c) du principe selon lequel les dommages-intérêts prévus par l’article 8 doivent être strictement indemnitaires : motifs de la juge de première instance, aux paragraphes 115 à 123.

 

[48]           Elle a donc reconnu avec Sanofi qu’elle devait tenir compte de la présence d’autres fabricants de médicaments génériques dans le marché hypothétique de la version générique du ramipril.

 

[49]           Toutefois, la juge de première instance n’a quand même pas retenu l’approche du monde hypothétique unique de Sanofi, au motif que l’appréciation de l’indemnité devait se faire au cas par cas. Vu l’importance de cette question pour le présent appel, je reproduis ci-après les paragraphes 125 à 130 des motifs de la juge de première instance, où elle expose les raisons principales pour lesquelles elle a rejeté l’approche du monde hypothétique unique avancée par Sanofi : 

[125]    Bien que je convienne avec Sanofi que le monde hypothétique doit tenir compte de la présence de concurrents potentiels, je ne souscris pas entièrement à la position qu’elle avance. Autrement dit, je rejette la demande de Sanofi m’exhortant à établir un seul monde hypothétique qui s’appliquerait à la présente affaire et à toute autre cause se rapportant à la générification du ramipril.

 

[126]    L’évaluation des dommages-intérêts peut et doit se faire à la lumière des faits se rapportant à chaque cause. Dans la mesure où il y a des éléments communs qui ont une incidence sur la quantification des dommages-intérêts, il est plus probable que le contraire que ces éléments se présenteront durant le procès.

 

[127]    L’argument de Sanofi comporte une lacune grave : la preuve dans une affaire peut amener le tribunal à établir une période en cause qui diffère de celle établie dans une autre affaire. Cela aurait des répercussions sur de nombreux éléments de l’évaluation des dommages‑intérêts. Par exemple, en l’espèce, j’ai conclu que Teva serait entrée sur le marché le 13 décembre 2005. À la suite de cette conclusion, certains éléments qui entreront en jeu relativement à l’entrée possible sur le marché d’un fabricant générique autorisé diffèrent des éléments qui seraient entrés en jeu si j’avais conclu qu’une autre date d’entrée était plus appropriée. Dans la décision connexe Apotex (dossier nT-1357-09), j’ai conclu qu’une période en cause différente était appropriée; or, des considérations différentes découlent de cette conclusion. Par conséquent, si j’admettais la position de Sanofi, il faudrait que je fasse abstraction de la preuve, soit dans l’affaire Apotex, soit dans la présente. Un tel résultat est insoutenable.

 

[128]    Je souscris à l’avis de Sanofi selon lequel le Règlement sur les MB (AC) prévoit un monde qui [traduction] « comporte plusieurs fabricants génériques ». Toutefois, je ne conviens pas avec Sanofi que le tribunal doit élaborer un seul [traduction] « monde » qui convienne à chacune des causes pouvant être intentées aux termes de l’article 8. De par leur nature même, les dommages-intérêts aux termes de l’article 8 sont hypothétiques. Il s’ensuit qu’il faudra recourir à des estimations et élaborer un marché qui ne sera pas parfait. Ainsi que l’a souligné lord Shaw dans Watson, Laidlaw & Co Ld c Pott, Cassels, and Williamson (1914), 31 RPC 104, à la page 118 (HL) :

 

[traduction]

La restitution au moyen de l’indemnisation s’accomplit donc dans une large mesure en ayant recours à une bonne imagination et en maniant les outils de défrichage.

 

[129]    En ce qui a trait au ramipril, Sanofi a nommé seulement Teva, Apotex et Riva à titre de participantes dans le monde hypothétique. Je suis convaincue que les dommages-intérêts découlant de ces trois actions ne seront pas grandement – et peut-être aucunement – supérieurs aux dommages-intérêts qui auraient été accordés si les trois causes avaient été fusionnées et si un seul monde hypothétique avait été établi. Étant donné que Sanofi est la défenderesse dans les trois causes, elle est bien au fait des dommages-intérêts totaux qui sont demandés. Si ce montant ouvrait de réelles perspectives que la responsabilité totale de Sanofi dépasse les limites du raisonnable, Sanofi pourrait demander au tribunal d’envisager un rajustement aux termes du paragraphe 8(5).

 

[130]    Une situation où les craintes de Sanofi seraient justifiées dans une certaine mesure est envisageable. Ce n’est certainement pas le cas en l’espèce.

 

 

 

[50]           La juge de première instance s’est ensuite employée à déterminer, d’après les éléments de preuve versés aux débats, quels fabricants de médicaments génériques seraient entrés sur le marché hypothétique durant la période de responsabilité selon l’article 8, et la date de l’entrée de chacun sur le marché.

 

[51]           Elle a tenu pour acquis que Teva serait entrée sur le marché au début de la période de responsabilité selon l’article 8, à savoir le 13 décembre 2005. Elle a aussi tiré plusieurs conclusions concernant la présence, sur le marché hypothétique de la version générique du ramipril, d’Apotex, de Riva et d’un médicament générique autorisé. Ces conclusions sont résumées ci-après.

 

Apotex

[52]           La juge de première instance a estimé qu’Apotex serait entrée sur le marché en même temps que Teva, le 13 décembre 2005, date de l’expiration du brevet 457. Elle a tiré cette conclusion principalement parce qu’Apotex était visée par une ordonnance d’interdiction rendue par la juge Simpson à l’occasion de l’affaire Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc., précitée, et que cette ordonnance n’avait expiré qu’avec le brevet 457. La juge de première instance a reconnu que, par son Jugement de la CF sur la responsabilité envers Apotex, elle avait conclu que l’ordonnance d’interdiction rendue par la juge Simpson était inexécutable compte tenu du jugement Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc., 2005 CF 1504, 283 F.T.R. 171, 44 C.P.R. (4th) 108, rendu plus tard par la juge Tremblay-Lamer. Cependant, à son avis, l’approche qu’elle avait adoptée dans le Jugement de la CF sur la responsabilité envers Apotex ne valait pas pour la procédure concernant Teva, pour les raisons suivantes (motifs de la juge de première instance, au paragraphe 150) :

Toutefois, dans le présent procès, ni Sanofi ni Teva ne soutiennent que l’ordonnance d’interdiction [de la juge Simpson] aurait été sans effet ou inexécutable en date du 4 novembre 2005 [date du jugement de la juge Tremblay-Lamer]. Par conséquent, à la lumière du dossier et des arguments présentés, je vais présumer que l’ordonnance d’interdiction [de la juge Simpson] serait demeurée en vigueur, faisant obstacle à l’entrée d’Apotex sur le marché jusqu’au 13 décembre 2005.

 

[Souligné dans l’original.]

 

 

 

[53]           La juge de première instance a également tiré sa conclusion concernant l’entrée de Teva sur le marché après avoir appliqué la méthode qu’elle avait adoptée pour construire le marché hypothétique. Cette méthode exigeait que Teva (en tant que demandeur d’indemnité au titre de l’article 8) soit présumée soustraite à l’application du Règlement AC, tandis que tous les autres fabricants de médicaments génériques, dont Apotex, devaient être présumés soumis à ce Règlement au sein du marché hypothétique. Par conséquent, les dates respectives d’entrée sur le marché des autres fabricants de médicaments génériques (Apotex, Riva et un autre fabricant de médicaments génériques) devaient être arrêtées, aux fins du marché hypothétique, d’une manière qui tienne compte des obstacles créés par le Règlement AC : motifs de la juge de première instance, aux paragraphes 144 à 148.

 

Riva

[54]           La juge de première instance a estimé que Riva ne serait pas entrée sur le marché hypothétique de la version générique du ramipril avant le 21 juin 2007, et donc seulement après l’expiration de la période de responsabilité selon l’article 8 en ce qui concerne Teva. Riva n’aurait donc pas été un intervenant dans le marché hypothétique durant la période pertinente de responsabilité selon l’article 8 : motifs de la juge de première instance, au paragraphe 171. Elle a tiré cette conclusion après avoir appliqué la même méthode que celle qu’elle avait employée pour déterminer l’entrée d’Apotex sur le marché, à savoir le fait que tous les autres fabricants de médicaments génériques à l’exception de Teva devaient être présumés liés par le Règlement AC dans le marché hypothétique, et le fait que leurs entrées respectives sur le marché dépendraient largement des démarches qu’ils auraient entreprises sous le régime de ce Règlement.

 

[55]           En conséquence, bien que Riva eut déposé sa présentation abrégée de drogue nouvelle pour sa version générique du ramipril le 8 juin 2004, sa propre demande faisait renvoi à celle de Pharmascience Inc. (Pharmascience) : motifs de la juge de première instance, aux paragraphes 166 et 167. Santé Canada avait informé Riva qu’elle ne recevrait pas d’avis de conformité pour sa version générique du ramipril avant Pharmascience, en raison de ce renvoi; Santé Canada n’a modifié sa position que le 21 juin 2007 : motifs de la juge de première instance, aux paragraphes 168 et 169. La juge de première instance a donc conclu que « Riva n’aurait pas pu accéder au marché du ramipril avant que Santé Canada ne modifie sa position concernant la PADN de renvoi présentée par Riva », à savoir le 21 juin 2007 : motifs de la juge de première instance, au paragraphe 170.

 

Médicament générique autorisé

[56]           Selon la juge de première instance, un « médicament générique autorisé » est un « médicament qui est fabriqué par une société pharmaceutique novatrice – en l’espèce, Sanofi – mais qui est vendu par une société générique sous un nom générique » : motifs de la juge de première instance, au paragraphe 173. Elle a souligné que le processus d’approbation prévu par le Règlement sur les aliments et drogues pour un médicament générique autorisé est très simple et très rapide. Elle a aussi fait remarquer que l’avantage pour un innovateur d’utiliser un médicament générique autorisé est de pouvoir « récupérer une part du marché qu’il a perdu au bénéfice des fabricants de médicaments génériques » : motifs de la juge de première instance, au paragraphe 174.

 

[57]           Teva a soutenu que l’article 8 du Règlement AC devait être interprété comme une disposition excluant la présence d’un médicament générique autorisé. La juge de première instance a rejeté cet argument a) en faisant observer que le Règlement AC lui-même envisage un médicament générique autorisé en son paragraphe 7(3), et b) en ajoutant que cet aspect avait été considéré par le gouverneur en conseil lors de l’adoption de modifications apportées au Règlement AC et que la question avait été réglée en faveur des innovateurs : motifs de la juge de première instance, aux paragraphes 180 à 184.

 

[58]           La juge de première instance a ensuite conclu, se fondant sur les éléments de preuve produits, que la probabilité était que Sanofi aurait décidé de lancer sur le marché hypothétique un médicament générique autorisé : motifs de la juge de première instance, aux paragraphes 185 à 195.

 

[59]           Elle a aussi conclu que le médicament générique autorisé aurait été lancé par Sanofi en même temps que Teva et Apotex seraient entrées sur le marché hypothétique de la version générique du ramipril, le 13 décembre 2005 : motifs de la juge de première instance, au paragraphe 208. Elle a tiré cette conclusion principalement au motif que Sanofi aurait été informée de la concurrence imminente du produit générique par suite de son contentieux avec Apotex portant sur le Règlement AC.

 

[60]           Après avoir décidé que ce marché hypothétique d’une version générique du ramipril comprenait Teva, Apotex et un médicament générique autorisé, tous entrés sur le marché le 13 décembre 2005, la juge de première instance a ensuite déterminé la part de marché de Teva. Après avoir examiné la preuve d’expert qui avait été produite sur ce point, elle a retenu l’analyse de M. Carbone et conclu que, « dans le monde hypothétique, Teva, Apotex et le [médicament générique autorisé] auraient partagé le marché des médicaments génériques de façon égale » : motifs de la juge de première instance, au paragraphe 217. Elle a ensuite déterminé la part précise de Teva dans le marché hypothétique du ramipril en appliquant un rajustement des stocks : motifs de la juge de première instance, aux paragraphes 218 à 220.

 

[61]           La juge de première instance a ensuite fait l’évaluation quantitative des pertes de Teva résultant de son absence de ce marché hypothétique en multipliant le volume des capsules de la version générique du ramipril qu’elle aurait vendues par le prix auquel elle les aurait vendues, puis en déduisant les frais que Teva aurait engagés pour conclure ces ventes.

 

[62]           S’agissant des questions relatives aux prix et aux dépenses, lesquelles étaient controversées entre les parties ou leurs experts, la juge de première instance a conclu comme suit. Elle a rejeté la réclamation de Teva pour les pertes en capital ou la « perte de valeur de l’entreprise » au motif qu’elle équivalait à une réclamation pour la perte permanente d’une part de marché ou la perte de profits futurs, un type de réclamation qui avait été refusé par la Cour à l’occasion de l’affaire Alendronate : motifs de la juge de première instance, aux paragraphes 238, 241 à 249 et 254. Elle a également refusé pour la même raison la demande de Teva en rajustement découlant de la deuxième entrée accélérée sur le marché (le temps qu’il faut à un fabricant de médicaments pour véritablement prendre pied sur le marché) : motifs de la juge de première instance, aux paragraphes 250 à 254.

 

[63]           S’agissant des prix, la juge de première instance a accepté les calculs de M. Hamilton sauf quant aux prix en vigueur dans la province de Québec, pour lesquels elle a approuvé un rajustement : motifs de la juge de première instance, aux paragraphes 263 à 268.

 

[64]           Elle a aussi déterminé le niveau des dépenses de commercialisation (c’est-à-dire escomptes et remises accordés aux pharmaciens et distributeurs) en se fondant sur les expertises : motifs de la juge de première instance, aux paragraphes 269 à 276. Elle a par ailleurs accepté l’approche de M. Hamilton à propos du prix de l’ingrédient pharmaceutique actif : motifs de la juge de première instance, aux paragraphes 277 à 282.

 

[65]           Elle a également rejeté la prétention de Teva fondée sur les profits perdus sur d’autres produits, compte tenu de sa conclusion antérieure selon laquelle Teva ne serait pas la première à entrer sur le marché hypothétique de la version générique du ramipril, et de sa conclusion d’absence d’éléments de preuve tangibles concernant la manière dont cette prétention pouvait être mesurée : motifs de la juge de première instance, aux paragraphes 284 à 287. Elle a également rejeté la prétention de Teva fondée sur la perte de profits indirects aux motifs que cette prétention n’était que pure conjecture et présentait un lien de connexité trop indirect : Ibid., aux paragraphes 288 à 294.

 

[66]           La question finale examinée par la juge de première instance concernait la thèse de Sanofi portant que l’indemnité de Teva au titre de l’article 8 du Règlement AC ne pouvait couvrir les ventes de sa version générique du ramipril pour des indications non approuvées, notamment les indications HOPE.

 

[67]           La juge de première instance a conclu que, dans le marché hypothétique, Teva n’aurait pas inclus de référence à des indications HOPE dans sa monographie, mais que néanmoins certaines ventes de ce produit générique se seraient rapportées à ces indications : motifs de la juge de première instance, aux paragraphes 302 et 310. Elle a toutefois refusé d’exclure ces ventes du calcul de l’indemnité de Teva au titre de l’article 8 pour les raisons suivantes : a) l’on ne fait pas la promotion de produits génériques pour des usages précis, ces produits étant plutôt vendus comme des produits pharmaceutiques; b) des substitutions et des prescriptions à des fins autres que l’usage approuvé ont lieu couramment, et il ne semble y avoir rien d’illégal dans cette pratique; c) dans le monde réel, Sanofi ne s’était pas opposée à l’inscription de la version générique du ramipril de Teva comme produit pleinement interchangeable avec son propre produit ALTACE; et d) Sanofi était à même d’engager une action en contrefaçon de brevet pour les brevets HOPE : motifs de la juge de première instance, au paragraphe 312.

 

[68]           La juge de première instance a conclu que, dans le marché hypothétique, Teva aurait été en mesure de réaliser des ventes pour des indications HOPE durant la période de responsabilité selon l’article 8, sans aucune objection sérieuse de la part de Sanofi, et que, par conséquent, Teva devait recevoir une indemnité au titre des pertes relatives à de telles ventes en vertu de l’article 8 du Règlement AC : motifs de la juge de première instance, aux paragraphes 319 à 322. Elle ajoutait cependant : « Il ne s’ensuit pas qu’une seconde personne est toujours en droit d’être indemnisée pour des indications non approuvées. Dans le cadre d’une autre demande relative à l’article 8, un ensemble de faits différents pourrait entraîner une conclusion différente ou un rajustement à la baisse des dommages-intérêts accordés à la seconde personne au titre de l’article 8(5) du Règlement [AC]. Toutefois ce n’est pas le cas en l’espèce. » (Motifs de la juge de première instance, au paragraphe 322, souligné dans l’original.)

 

Les questions en litige en appel et la norme de contrôle

[69]           Les trois principales questions en litige dans le présent appel concernent a) la date de début de la période de responsabilité selon l’article 8, b) les attributs du marché hypothétique au cours de cette période, et c) la question de savoir si les ventes hypothétiques d’un fabricant de médicaments génériques dans le marché hypothétique pouvaient englober les ventes portant sur des indications non approuvées, par exemple les indications HOPE. Teva soulève aussi des questions additionnelles relatives à l’évaluation quantitative des dommages-intérêts, notamment aux conclusions erronées que la juge de première instance aurait tirées à cet égard, par exemple celles concernant (i) la perte de valeur de l’entreprise, (ii) la perte de profits indirects, (iii) la perte de profits sur les ventes d’autres produits, (iv) le prix de l’ingrédient pharmaceutique actif, et (v) le dédoublement de l’entrée accélérée sur le marché.

 

[70]           Toutes les parties considèrent à raison que la norme de contrôle qui joue est celle qui est normalement applicable devant le juge d’appel, telle qu’elle fut définie à l’occasion de l’affaire Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. Les questions de droit doivent donc être examinées en appel suivant la norme de la décision correcte, tandis que les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit d’où il est impossible de dégager une pure question de droit doivent être examinées suivant la norme de l’erreur manifeste et dominante.

 

Première question : La date de début de la période de responsabilité selon l’article 8

[71]           Teva attaque la conclusion de la juge de première instance (au paragraphe 60 de ses motifs) selon laquelle, en droit, la période de responsabilité selon l’article 8 ne saurait commencer avant le début du sursis réglementaire visé par l’alinéa 7(1)e) du Règlement AC. Selon Teva, le Règlement AC prévoit explicitement que le début de la période de responsabilité doit coïncider avec la date à laquelle Teva aurait pu recevoir son avis de conformité pour sa version générique du ramipril (date diversement appelée date de « la suspension liée au brevet » ou « date attestée par le ministre »), à moins que le juge n’estime qu’une autre date est plus appropriée. Teva soutient donc que la juge de première instance a commis une erreur de droit en concluant que la date de début de la période de responsabilité selon l’article 8 devait correspondre au début de la période du sursis réglementaire. Je partage l’avis de Teva sur ce point.

 

[72]           Il m’apparaît que le libellé de l’alinéa 8(1)a) du Règlement AC est parfaitement clair et ne prête à aucune controverse :

8. (1) […] la première personne est responsable envers la seconde personne de toute perte subie au cours de la période :

 

 

a) débutant à la date, attestée par le ministre, à laquelle un avis de conformité aurait été délivré en l’absence du présent règlement, sauf si le tribunal conclut :

[...]

(ii) soit qu’une date autre que la date attestée est plus appropriée;

 

8. (1) … the first person [the innovator drug manufacturer] is liable to the second person [the generic drug manufacturer] for any loss suffered during the period

 

(a) beginning on the date, as certified by the Minister, on which a notice of compliance would have been issued in the absence of these Regulations, unless the court concludes that

(ii) a date other than the certified date is more appropriate;

 

 

 

 

[73]           La conclusion de la juge de première instance concernant la date de début de la période de responsabilité selon l’article 8 appelle le remplacement des mots « débutant à la date, attestée par le ministre, à laquelle un avis de conformité aurait été délivré », par les mots [traduction] « débutant à la date de début du sursis réglementaire prévu à l’alinéa 7(1)e) du présent règlement ». À mon avis, la juge de première instance se trouve ainsi à reformuler l’alinéa 8(1)a) du Règlement AC au lieu d’interpréter cet alinéa d’après son sens ordinaire.

 

[74]           La juge de première instance a justifié son interprétation de la disposition en invoquant une jurisprudence de notre Cour, Norfloxacin, au paragraphe 75, où le juge Stratas faisait observer que l’indemnité au titre de l’article 8 devait être évaluée « à partir d’une question hypothétique : que se serait-il passé si [le fabricant de drogues innovantes] n’avait pas déposé de demande d’interdiction? » Elle s’autorisait aussi la jurisprudence Alendronate de notre Cour, où le juge Noël expliquait au paragraphe 71 que l’article 8 permet au fabricant de médicaments génériques d’« être indemnis[é] pour les pertes issues de la suspension automatique déclenchée par la première personne, dans le cas où cette dernière échoue dans sa tentative de faire valoir ses droits de brevet ».

 

[75]           Cependant, aucune des affaires Norfloxacin ou Alendronate ne portait sur la date de début de la période de responsabilité selon l’article 8 ni sur l’interprétation de l’alinéa 8(1)a) du Règlement AC. Dans de nombreux cas, voire la plupart d’entre eux, la période de responsabilité selon l’article 8 commence au début du sursis réglementaire puisque le fabricant de médicaments génériques dépose en général un avis d’allégation en même temps que sa demande d’avis de conformité, ou peu de temps après. Le fabricant de drogues innovantes dépose donc sans plus attendre une demande au titre de l’article 6 du Règlement, ce qui a pour effet de déclencher le sursis réglementaire prévu à l’alinéa 7(1)e). Par conséquent, dans la plupart des cas, la date de début du sursis réglementaire précéde la date de la suspension liée au brevet. Les observations faites par la Cour à l’occasion des affaires Norfloxacin et Alendronate doivent être comprises dans ce contexte, et non être considérées comme une formulation générale de l’état du droit.

 

[76]           Il peut en effet y avoir des cas, comme en l’espèce, où la date « de la suspension liée au brevet » précéde le début du sursis réglementaire. Dans de tels cas, je ne puis voir aucun principe juridique péremptoire qui autoriserait le juge à faire abstraction du texte clair de l’alinéa 8(1)a) du Règlement AC. Le Règlement lui-même confère d’ailleurs une grande latitude pour rechercher si « une date autre que la date attestée est plus appropriée » (sous-alinéa 8(1)a)(ii)). En conséquence, selon les principes d’interprétation des lois, le texte clair de l’alinéa 8(1)a) s’impose, et il faut présumer que la date de début de la période de responsabilité selon l’article 8 est celle à laquelle le ministre a attesté qu’un avis de conformité aurait été délivré au fabricant de médicaments génériques, sous réserve, toutefois, du pouvoir discrétionnaire du juge de modifier cette date dans les cas où une autre date serait jugée plus appropriée.

 

[77]           La juge de première instance s’est également fondée sur les Résumés d’étude d’impact de la réglementation (REIR) publiés avec les versions de 1993, 1998 et 2006 du Règlement AC, mais je ne suis pas convaincue que les textes des REIR cités par la juge de première instance ont l’effet qu’elle leur attribue. Les REIR sont rédigés en termes généraux et ils ne disent pas que la période de responsabilité selon l’article 8 doit coïncider avec la période du sursis réglementaire. Quoi qu’il en soit, bien que les REIR puissent servir d’outils d’interprétation, ils ne sauraient se substituer au texte clair du Règlement AC lui-même.

 

[78]           Enfin, je ne suis pas convaincue par l’observation de la juge de première instance pour qui, compte tenu des principes de causalité, la date de début de la période de responsabilité selon l’article 8 doit dépendre de la date de début du sursis réglementaire quand la date de la suspension liée au brevet précède la date de début du sursis réglementaire. Les principes ordinaires du droit applicable en matière de dommages-intérêts ont un rôle important à jouer dans l’article 8 du Règlement AC, mais la responsabilité visée par cette disposition est d’origine purement législative. En conséquence, le texte clair du Règlement (par exemple celui de l’alinéa 8(1)a)) doit dans tous les cas l’emporter sur les principes généraux. Je ne suis d’ailleurs pas convaincue que, dans les cas qui s’y prêtent, le fabricant de médicaments génériques ne sera pas fondé à réclamer une indemnité avant le début du sursis réglementaire, et le Règlement permet d’ailleurs au juge de déterminer une autre date « plus appropriée » sans aucune restriction temporelle.

 

[79]           En conséquence, je ne retiens pas la conclusion de droit de la juge de première instance pour qui la période de responsabilité selon l’article 8 ne saurait précéder le sursis réglementaire. La période de responsabilité selon l’article 8 doit plutôt commencer à la date, attestée par le ministre, à laquelle un avis de conformité aurait été délivré au fabricant de médicaments génériques en l’absence du Règlement AC, à moins qu’une autre date antérieure ou postérieure ne soit jugée plus appropriée par le juge. C’est ce que l’alinéa 8(1)a) du Règlement AC dispose clairement, et je ne vois aucune raison impérieuse de passer outre au texte clair du Règlement à cet égard.

 

[80]           Cela dit, je ne retiens pas la thèse de Teva selon laquelle la juge de première instance aurait dû exercer son pouvoir discrétionnaire aux termes du sous-alinéa 8(1)a)(ii) du Règlement AC et fixer le début de la période de responsabilité selon l’article 8 au 1er août 2003, la date postérieure au jour où elle avait reçu son numéro d’identification de médicament (ou DIN) et était prête à lancer sa version générique du ramipril. Au contraire, vu les circonstances de l’espèce, j’abonde dans le sens de la juge de première instance, qui a conclu que la date de début la plus appropriée est le 13 décembre 2005, date de l’expiration du brevet 457.

 

[81]           Pour commencer mon examen de la date de début proposée par Teva, à savoir le 1er août 2003, je constate que Teva elle-même reconnaît que la délivrance d’un DIN ne l’autorise pas à commercialiser un médicament générique au Canada. Seul un avis de conformité délivré en vertu du Règlement sur les aliments et drogues peut conférer cette autorisation. Par conséquent, le fait que Teva a reçu un DIN est sans rapport avec la date de début plus appropriée qui doit être arrêtée pour la période de responsabilité selon l’article 8. Aucune thèse convaincante n’a d’ailleurs été avancée devant la Cour par Teva pour expliquer pourquoi et comment elle aurait pu commercialiser sa version générique du ramipril avant la date « de la suspension liée au brevet » qui lui était imposée, à savoir le 14 octobre 2003. La date de début proposée par Teva, à savoir le 1er août 2003, doit donc être écartée comme date de début « plus appropriée » selon le sous-alinéa 8(1)a)(ii) du Règlement AC.

 

[82]           En revanche, la conclusion de la juge de première instance, aux termes du sous-alinéa 8(1)a)(ii), selon laquelle une date de début « plus appropriée » est le 13 décembre 2005, date de l’expiration du brevet 457, est certainement bien fondée. La juge de première instance a arrêté cette date pour deux raisons différentes : a) le fait que Teva ait accepté d’attendre l’issue de la procédure d’interdiction introduite en vertu du Règlement AC à l’encontre des fabricants du ramipril et autres médicaments génériques, et b) le comportement de Teva dans le scénario hypothétique d’inexistence du Règlement AC, comportement qui s’accordait avec la décision de Teva de ne pas contester le brevet 457 sous le régime de la Loi sur les brevets, pour ne pas s’exposer à une action en contrefaçon de ce brevet avant de lancer sa propre version générique du ramipril.

 

[83]           Je ne retiens pas la première raison donnée par la juge de première instance, car elle suppose que la date de début pour Teva doit de quelque manière être arrêtée en référence aux démarches qu’elle a entreprises sous le régime du Règlement AC lui-même, une approche qui, me semble-t-il, n’est pas validée par le libellé de l’alinéa 8(1)a) lorsqu’il renvoie à la date de début « en l’absence du présent règlement ». Je retiens toutefois la seconde raison donnée par la juge de première instance, qui consiste à voir la conduite que Teva a adoptée relativement au Règlement AC comme un indicateur de la conduite qu’elle aurait eue dans le marché hypothétique en l’absence de ce Règlement.

 

[84]           Plus précisément, la conduite manifestée par Teva pendant tout ce temps montre qu’elle n’avait pas l’intention de contester le brevet 457 sous le régime du Règlement AC; la juge de première instance en a donc déduit, à raison, que, vu les faits de la présente instance, Teva n’aurait pas contesté le brevet 457 sous le régime de la Loi sur les brevets, indépendamment de la question de savoir si elle était tenue d’entreprendre des démarches sous le régime du Règlement AC. Par conséquent, la conduite de Teva montre que, dans un marché hypothétique où le Règlement AC est inexistant, elle n’aurait encore pas lancé sa version générique du ramipril avant l’expiration du brevet 457 de manière à éviter une possible responsabilité pour contrefaçon de brevet sous le régime de la Loi sur les brevets : motifs de la juge de première instance, aux paragraphes 71 à 76.

 

[85]           En conséquence, le 13 décembre 2005, date de l’expiration du brevet 457, est une date « plus appropriée » pour le début de la période de responsabilité, compte tenu de l’ensemble de la procédure et telle qu’arrêtée par la juge de première instance. Au vu du dossier qui nous a été présenté, il n’y a aucune raison de croire que Teva aurait couru le risque d’être poursuivie par Sanofi pour contrefaçon de brevet en lançant sa version générique du ramipril avant l’expiration du brevet 457. En clair, Teva a pris la décision opérationnelle de ne pas contester le brevet 457, que ce soit sous le régime du Règlement AC ou de la Loi sur les brevets, et elle doit maintenant s’en accommoder.

 

Deuxième question : Les attributs du marché hypothétique durant la période de responsabilité selon l’article 8

Les fabricants de médicaments génériques sont-ils exclus du marché hypothétique?

[86]           Selon Teva, le marché hypothétique de la version générique du ramipril devrait être construit sans égard pour l’ensemble des autres intervenants possibles du marché des médicaments génériques. Tout comme la juge de première instance, je n’accepte pas cet argument.

 

[87]           Aucune disposition du Règlement AC n’exige que l’indemnité au titre de l’article 8 soit déterminée en tenant pour acquis qu’aucun autre fabricant de médicaments génériques ne se trouverait en concurrence à l’intérieur du marché. Au contraire, le paragraphe 8(5) du Règlement AC dispose explicitement que, pour déterminer le montant de l’indemnité à accorder, le juge doit tenir compte des facteurs qu’il juge pertinents à cette fin. À l’évidence, cela comprend la concurrence éventuelle d’autres intervenants.

 

[88]           De plus, Teva n’invoque aucun principe général de droit ou aucune jurisprudence allant dans le sens de sa thèse. C’est un principe fondamental en matière de responsabilité civile délictuelle que la personne lésée doit être indemnisée intégralement de sa perte, mais sans plus : Ratych c. Bloomer, [1990] 1 R.C.S. 940, à la page 962. Comme l’observait dans cet arrêt la juge McLachlin (maintenant Juge en chef), à la page 962 :

Le demandeur a droit à l’indemnisation intégrale de sa perte, du mieux que celle-ci peut être calculée. Il n’a toutefois pas le droit de transformer un préjudice en une aubaine. Il incombe au tribunal dans chaque cas de déterminer le plus exactement possible la perte réelle du demandeur. […] L’indemnisation est justifiée non pas par ce qu’il convient de punir le défendeur ou d’enrichir le demandeur, mais parce qu’elle a pour but ou pour fonction de remettre le demandeur, autant que faire se peut, dans l’état où il était avant l’accident ou encore, si cela s’avère impossible, de remplacer ce qu’il a perdu.

 

[Souligné dans l’original.]

 

 

[89]           Teva soutient qu’elle doit avoir droit au marché tout entier des médicaments génériques, comme y a droit chacun des autres fabricants de médicaments génériques prétendant à une indemnité liée au ramipril aux termes de l’article 8 du Règlement AC, par exemple Apotex et Riva. L’approche préconisée par Teva conduirait à un gain fortuit pour elle-même et pour chacun des fabricants de médicaments génériques prétendant à la même indemnité au titre de l’article 8, puisque chacun serait indemnisé en tenant pour acquis qu’il occuperait le marché tout entier de la version générique du ramipril. Un tel raisonnement est illogique et contraire aux principes fondamentaux de l’indemnisation.

 

Comment le marché hypothétique doit-il être élaboré?

[90]           Selon Sanofi, tous les fabricants de médicaments génériques qui entrent sur le marché hypothétique de la version générique du ramipril doivent être soumis aux mêmes règles. Sanofi appelle ce principe le « principe du marché hypothétique unique ». Sanofi ajoute que la juge de première instance a commis une erreur de droit pour avoir appliqué, dans l’élaboration du marché hypothétique, une méthode qui conduit systématiquement à des gains fortuits pour les fabricants concernés de médicaments génériques.

 

[91]           Comme je l’ai signalé dans les motifs rendus simultanément dans l’affaire où Sanofi et Apotex s’opposaient concernant une indemnité au titre de l’article 8 pour le ramipril (2014 CAF 68), la méthode qui doit être appliquée pour élaborer le marché hypothétique doit être une méthode qui s’accorde avec les principes généraux des dommages-intérêts indemnitaires et avec la jurisprudence de notre Cour. Comme le faisait observer le juge Noël dans l’arrêt Alendronate, au paragraphe 89, l’article 8 du Règlement AC ne vise pas à imposer des dommages-intérêts punitifs aux fabricants de drogues innovantes qui se prévalent de ce Règlement; l’indemnité accordée est plutôt de nature purement indemnitaire :

[…] Une interprétation contextuelle de l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) indique que l’« indemnité » pour la perte résultant de la suspension automatique doit être calculée par rapport à la perte subie par la seconde personne en raison de la suspension ou aux profits qu’elle aurait réalisés au cours de la période pendant laquelle elle a été empêchée d’entrer sur le marché. La demande d’Apotex, qui prétend avoir droit à toutes les réparations ouvertes au breveté dans les cas de contrefaçon, fait fi du simple fait qu’elle n’est pas dans la position du breveté. L’indemnité prévue concerne le préjudice réellement subi par la seconde personne par l’effet de la suspension.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[92]           À mon avis, l’élaboration d’un marché hypothétique sur lequel entre Teva sans être soumise aux contraintes du Règlement AC, alors que l’entrée sur le marché d’autres fabricants potentiels de produits génériques n’est pas prise en compte, ou est entravée par ce Règlement, garantit invariablement qu’il y aura un gain fortuit pour Teva et pour les autres fabricants de génériques invoquant l’article 8 de ce Règlement dans leurs procédures respectives.

 

[93]           Un simple exemple illustre le problème que pose la méthode retenue par la juge de première instance. Deux fabricants de médicaments génériques demandent un avis de conformité en même temps pour leurs versions respectives d’une drogue innovante, chacun d’eux conteste simultanément le brevet pertinent par les avis d’allégation, et chacun est empêché d’entrer sur le marché durant deux ans par suite de procédures d’interdiction injustifiées introduites par le fabricant de la drogue innovante. D’après la méthode préconisée par Teva et retenue par la juge de première instance, chacun des deux fabricants de médicaments génériques aura droit à 100  p. 100 du marché des médicaments génériques au cours des deux années en cause, aux fins de déterminer l’indemnité à leur accorder en vertu de l’article 8 du Règlement AC. Après mûre réflexion, je suis d’avis que c’est là une solution qui ne saurait avoir été envisagée par le gouverneur en conseil lorsqu’il a pris le Règlement AC, et une solution que, en tout état de cause, le libellé du Règlement n’autorise pas.

 

[94]           La bonne méthode consiste à élaborer un marché hypothétique qui se rapproche le plus possible du marché réel. Dans le marché réel, les divers fabricants de médicaments génériques se livrent concurrence. Par ailleurs, sauf rares exceptions, après qu’un fabricant de médicaments génériques eut reçu un avis de conformité pour une copie de médicament, un autre fabricant de médicaments génériques pourra raisonnablement compter obtenir un avis de conformité pour sa propre version de la copie de médicament.

 

[95]           À ce propos, dans l’arrêt Sanofi-Aventis Canada Inc. c. Novopharm Ltd. (C.A.F.), 2007 CAF 163, [2008] 1 R.C.F. 174, aux paragraphes 26, 36 et 37, une affaire qui concernait le ramipril, le juge Sexton a conclu que, lorsque le juge rejette la demande d’ordonnance d’interdiction présentée par un innovateur en réponse à l’avis d’allégation d’un fabricant de médicaments génériques portant sur un brevet donné figurant dans sa liste de brevets, cet innovateur ne peut soulever à nouveau les mêmes questions encore et encore par d’autres procédures d’interdiction engagées contre d’autres fabricants de médicaments génériques. D’ailleurs, l’alinéa 6(5)b) du Règlement AC (adopté en 1998 par DORS/98-147 et modifié en 2006 par DORS/2006-242) a intégré ce principe dans le Règlement AC :

6. (5) Sous réserve du paragraphe (5.1), lors de l’instance relative à la demande visée au paragraphe (1), le tribunal peut, sur requête de la seconde personne, rejeter tout ou partie de la demande si, selon le cas :

 

[…]

 

b) il conclut qu’elle est inutile, scandaleuse, frivole ou vexatoire ou constitue autrement, à l’égard d’un ou plusieurs brevets, un abus de procédure.

 

6. (5) Subject to subsection (5.1), in a proceeding in respect of an application under subsection (1), the court may, on the motion of a second person, dismiss the application in whole or in part

 

 

(b) on the ground that it is redundant, scandalous, frivolous or vexatious or is otherwise an abuse of process in respect of one or more patents.

 

 

 

 

[96]           Par ailleurs, l’indemnité prévue par l’article 8 du Règlement AC vise à accorder réparation au fabricant de médicaments génériques pour la perte qu’il a subie durant la période de responsabilité selon l’article 8. Si plus d’un fabricant de médicaments génériques est concerné par la même drogue innovante, il n’y a aucune raison de ne pas appliquer le même principe à tous les fabricants de médicaments génériques demandant une indemnité au titre de l’article 8 du Règlement AC. Cela suppose nécessairement que l’indemnité à accorder à tous les fabricants concernés doit être établie d’après une même méthode, qui empêche l’attribution d’un gain fortuit aux fabricants de médicaments génériques considérés globalement.

 

[97]           Par conséquent, dans le monde hypothétique, lorsqu’un fabricant de médicaments génériques est réputé avoir reçu un avis de conformité aux termes de l’alinéa 8(1)a) du Règlement AC comme si ce Règlement était inexistant (« en l’absence du présent règlement »), la concurrence d’autres fabricants de médicaments génériques doit être prise en compte. À cet égard, on doit aussi tenir pour acquis que, sauf rares exceptions, ces autres fabricants de médicaments génériques seront en état de recevoir un avis de conformité sous réserve uniquement des délais et calendriers fixés dans le Règlement sur les aliments et drogues.

 

[98]           En d’autres termes, pour l’élaboration du marché hypothétique, une fois qu’un avis de conformité est censé avoir été délivré à l’auteur d’une demande d’indemnité suivant l’alinéa 8(1)a) du Règlement AC, on doit passer outre à ce règlement non seulement pour le fabricant de médicaments génériques qui demande l’indemnité, mais également pour tout autre fabricant de médicaments génériques que l’on juge, suivant la prépondérance des preuves, être lui aussi un intervenant dans le marché. Il n’est donc pas tenu compte des obstacles du Règlement AC, mais les autres contraintes réglementaires ou législatives découlant notamment du Règlement sur les aliments et drogues et de la Loi sur les brevets sont prises en compte, à titre individuel, pour chaque fabricant concerné de médicaments génériques.

 

[99]           Cette approche donne un marché hypothétique qui témoigne de l’existence de règles du jeu identiques pour tous dans ce marché.

 

Le traitement d’un médicament générique autorisé dans le marché hypothétique

[100]       Teva soutient également que, par principe, les fabricants de médicaments génériques autorisés ne doivent pas être pris en compte dans le marché hypothétique. Là encore, je ne puis accepter cet argument.

[101]       Premièrement, le Règlement AC lui-même envisage, en son paragraphe 7(3), la possible présence de fabricants de médicaments génériques autorisés, rendant ainsi inapplicables les dispositions relatives au sursis réglementaire « si le propriétaire [du brevet] a consenti à ce que [le fabricant de médicaments génériques] utilise, fabrique, construise ou vende la drogue au Canada ».

 

[102]       Deuxièmement, comme le faisait observer avec justesse la juge de première instance elle-même au paragraphe 182 de ses motifs :

Par le passé, les fabricants de médicaments génériques ont soulevé l’allégation d’injustices causées par les MGA [médicaments génériques autorisés]. Le REIR 2006, précité, à la page 1525, renferme les observations suivantes :

 

Enfin, certains fabricants de médicaments génériques ont fait valoir avec insistance que le gouvernement devrait introduire des mesures dans ces modifications afin de pallier ce qu’ils perçoivent comme une diminution des incitatifs à l’expansion du marché au sein de leur industrie. Plus précisément, ils craignent le fait que les innovateurs concluent un nombre croissant d’ententes d’octroi de licences avec des fabricants de médicaments génériques consentants (appelés « médicaments génériques autorisés ») dans le but de devancer leurs véritables concurrents fabriquant des médicaments génériques et conserver une part du marché après l’expiration des brevets. Cette pratique, que l’on dit de plus en plus courante aux États-Unis, fait actuellement l’objet d’une étude réalisée par le Federal Trade Commission américain (commission fédérale de la concurrence des États-Unis). Bien que le gouvernement soit d’avis qu’il n’y a pas suffisamment d’information concernant l’impact de cette pratique sur la dynamique des marchés afin d’appuyer une action réglementaire à l’heure actuelle, il étudiera cette question de plus près en réponse à ces préoccupations.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

À l’époque, le gouverneur en conseil savait que les MGA suscitaient des questions et a choisi de ne pas apporter de modifications visant à exclure les MGA lors de l’analyse des demandes relatives à l’article 8. Faute d’une disposition réglementaire claire, je ne peux tout simplement pas exclure le MGA de l’analyse des demandes relatives à l’article 8, comme m’y exhorte Teva.

 

 

[103]       Après avoir examiné les éléments de preuve et les motifs de la juge de première instance, je ne suis pas convaincu par Teva que la juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante lorsqu’elle a tiré ses conclusions de fait relatives à la présence, sur le marché, d’un fabricant de médicaments génériques autorisés.

 

La présence d’Apotex et de Riva sur le marché hypothétique

[104]       Teva soutient également que tous les fabricants de médicaments génériques présents sur le marché hypothétique (à l’exception d’elle-même) sont tenus de se soumettre au Règlement AC : mémoire de Teva, au paragraphe 69. La juge de première instance aurait donc dû conclure que la présence d’Apotex sur le marché hypothétique n’aurait pas pu avoir lieu avant le 15 décembre 2006, date à laquelle le ministre de la Santé a conclu qu’elle n’était pas tenue de faire référence aux brevets HOPE. Comme je l’ai signalé plus haut, ainsi que dans les motifs publiés simultanément concernant les réclamations présentées par Apotex au titre de l’article 8 à l’encontre de Sanofi pour le ramipril (2014 CAF 68), la présence de tous les fabricants de médicaments génériques sur le marché hypothétique ne devrait pas être déterminée par référence au Règlement AC.

 

[105]       Teva ajoute également que Sanofi n’a pas produit suffisamment d’éléments de preuve dont il ressort qu’Apotex aurait pu entrer sur le marché hypothétique de la version générique du ramipril. Cependant, Teva ne précise pas les erreurs qui auraient été commises, se limitant pour l’essentiel à la thèse générale selon laquelle les conclusions de la juge de première instance reposent sur des conjectures : mémoire de Teva, au paragraphe 70. Après avoir examiné les éléments de preuve et les motifs de la juge de première instance, je ne suis pas convaincu par Teva que la juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante dans ses conclusions de fait se rapportant à la capacité d’Apotex d’entrer sur le marché de la version générique du ramipril.

 

[106]       Une thèse plus pertinente est avancée par Sanofi concernant la présence d’Apotex et de Riva sur le marché.

 

[107]       Si la juge de première instance avait employé la bonne méthode pour élaborer le marché hypothétique de la version générique du ramipril, une méthode qui est décrite plus haut et qui favorise l’application de règles du jeu identiques sur le marché hypothétique en traitant sur le même pied tous les intervenants du marché quant à leur cadre réglementaire, elle serait certainement arrivée à des conclusions autres concernant les dates d’entrée sur le marché d’Apotex, de Riva et d’un médicament générique autorisé.

 

[108]       Par exemple, dans la présente affaire qui concerne Teva, la juge de première instance a conclu qu’Apotex serait entrée sur le marché hypothétique de la version générique du ramipril le 13 décembre 2005, au motif qu’Apotex avait été empêchée d’y entrer plus tôt en raison du jugement Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc., précité, prononcé par la juge Simpson : motifs de la juge de première instance, au paragraphe 148. Or, dans le Jugement de la CF sur la responsabilité envers Apotex, la juge de première instance concluait qu’il pouvait être fait abstraction de l’ordonnance de la juge Simpson compte tenu du jugement Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc., précité, rendu ultérieurement par la juge Tremblay-Lamer, et elle conclu de ce fait que l’entrée d’Apotex sur le marché aurait été le 26 avril 2004, date de la suspension liée au brevet qui lui était imposée.

 

[109]       Par ailleurs, comme Teva l’a, à juste titre, fait remarquer, la juge de première instance a considéré, dans le Jugement de la CF sur la responsabilité envers Apotex, que l’entrée sur le marché d’un fabricant de médicaments génériques autorisés aurait suivi un lancement-surprise par Apotex le 24 avril 2004, ce qui l’a amenée à conclure que le médicament générique autorisé serait entré sur le marché 90 jours plus tard, le 26 juillet 2004. Cependant, dans le Jugement sur la responsabilité concernant Teva, elle a conclu que le fabricant de médicaments génériques autorisés serait entré sur le marché en même temps que tous les autres fabricants de médicaments génériques puisque l’application du Règlement AC (qui, par le biais de l’avis d’allégation, requiert un avis préalable d’une entrée projetée sur le marché) aurait fait obstacle à un lancement-surprise.

 

[110]       Si l’on applique des règles du jeu identiques pour tous sur le marché hypothétique, on doit tenir pour acquis que le Règlement AC ne jouerait pas et que par conséquent Sanofi n’aurait pas obtenu un avis préalable de la décision d’Apotex d’entrer sur le marché de la version générique du ramipril. Je ne vois donc pas pourquoi l’entrée d’un fabricant de médicaments génériques autorisés aurait dû être considérée différemment dans le Jugement sur la responsabilité concernant Teva qu’elle ne l’a été dans le Jugement de la CF sur la responsabilité envers Apotex.

 

[111]       Les mêmes considérations valent pour l’entrée de Riva sur le marché.

 

[112]       Je suis donc d’avis que les conclusions de la juge de première instance concernant l’entrée d’Apotex, de Riva et d’un médicament générique autorisé sur le marché hypothétique doivent être rejetées. Je renverrais donc l’affaire à la Cour fédérale pour nouvelle audition où sera suivie l’approche méthodologique décrite ci-dessus.

Troisième question : Responsabilité au titre de ventes hypothétiques sur le marché hypothétique liées à des indications non approuvées, telles les indications HOPE

[113]       Par son appel incident, Sanofi fait valoir que, puisque Teva a supprimé les indications HOPE de sa monographie pour obtenir son avis de conformité, et puisque les utilisations du ramipril pour les indications HOPE sont subordonnées aux brevets HOPE de Sanofi, Teva ne doit pas avoir droit à une indemnité pour les pertes subies sur le marché hypothétique et résultant de ventes de sa version générique du ramipril liées aux indications HOPE.

 

[114]       Pour Sanofi, la question qui se pose est [traduction] « celle de savoir si la (perte) dont il est question à l’article 8 peut se rapporter à une catégorie de ventes qui sont inextricablement liées à une utilisation constituant une contrefaçon. Interprété comme il se doit, l’article 8 ne vise pas un recouvrement par une seconde personne au titre de telles ventes » : mémoire de Sanofi, au paragraphe 129. Sanofi ajoute que, [traduction] « même si Teva ne se livre sans doute à aucune contrefaçon en ce qui concerne les ventes attribuables aux indications HOPE, toutes les ventes du genre réalisées durant la période pertinente auraient entraîné une atteinte aux droits de Sanofi et une vente perdue pour Sanofi à une époque où Sanofi jouissait d’une exclusivité, conférée par un brevet, pour les utilisations HOPE. Vu l’objet bien compris de l’article 8, qui est de prévenir la contrefaçon de brevet par des produits génériques, cette disposition ne devrait pas être considérée comme s’appliquant à des ventes perdues qui entraînent nécessairement une violation des droits du breveté, surtout si le fabricant de produits génériques a pris délibérément des mesures pour se soustraire à toute allégation de contrefaçon » : mémoire de Sanofi, au paragraphe 132, souligné dans l’original.

 

[115]       Au vu des faits de la présente instance, je ne retiens pas les arguments de Sanofi. Dans le marché réel, Sanofi n’a tout simplement pris aucune mesure pour faire respecter ses brevets HOPE, et elle ne s’est pas opposée à l’inscription de versions génériques du ramipril en tant que substituts de l’ALTACE pour aucune indication. Si Sanofi ne fait pas respecter ses brevets HOPE dans le marché réel, et si elle permet la vente de versions génériques du ramipril pour des indications HOPE dans le marché réel sans aucune sérieuse opposition, j’ai du mal à comprendre pourquoi la situation devrait être jugée différente dans le marché hypothétique. Dans la mesure où le marché hypothétique est censé refléter le marché réel, les ventes réalisées dans le marché hypothétique devraient être considérées de la même façon que les ventes réalisées dans le marché réel.

 

[116]       La Cour a d’ailleurs déjà jugé que, dans un tel cas, le fabricant de médicaments génériques ne saurait être tenu pour responsable d’une contrefaçon de brevet suivant la thèse de la « contrefaçon contributaire » : Apotex Inc. c. Nycomed Canada Inc., 2011 CF 1441, 100 C.P.R. (4th) 1, aux paragraphes 18 à 28, conf. par 2012 CAF 195, 105 C.P.R. (4th) 16, au paragraphe 3, autorisation d’appel à la CSC refusée, dossier no 34873, [2012] 3 R.C.S. xiv.

 

[117]       Compte tenu de ce qui précède, je ne puis voir aucune erreur appelant la modification des constatations et des conclusions de la juge de première instance portant sur les indications HOPE.

 

Quatrième question : Erreurs que la juge de première instance aurait commises dans l’appréciation des dommages-intérêts

[118]       Teva soulève également des questions additionnelles se rapportant à appréciation des dommages-intérêts, notamment aux conclusions de la juge de première instance concernant (i) la perte de valeur de l’entreprise, (ii) la perte de profits indirects, (iii) la perte de profits sur les ventes d’autres produits, (iv) le prix de l’ingrédient pharmaceutique actif, et (v) la double entrée accélérée sur le marché.

Perte de valeur de l’entreprise

[119]       La prétention découlant de la perte de valeur de l’entreprise est essentiellement une prétention pour perte de profits futurs que notre Cour a exclue par la jurisprudence Alendronate. Ainsi que le juge Noël le faisait remarquer aux paragraphes 101 et 102 de cet arrêt :

[101]    En l’espèce, nous avons l’avantage de savoir qu’en 1998 le gouverneur en conseil s’est penché sur la question et qu’il a choisi de limiter l’évaluation des pertes faisant l’objet d’une indemnisation par voie de dommages-intérêts aux pertes subies au cours de la période. Cela ne pose aucune question de principe. Le gouverneur en conseil aurait pu étendre l’évaluation des pertes aux pertes qui ont été causées au cours de la période, sans égard au moment où elles sont subies. Cependant, il ne l’a pas fait.

 

[102]    Il faut donner effet à l’intention clairement exprimée du gouverneur en conseil. L’indemnisation des pertes pour les années futures est donc exclue puisqu’on ne peut pas dire que ces pertes ont été subies au cours de la période. Il s’ensuit, par exemple, que le droit d’Apotex à des dommages‑intérêts pour la perte de ventes résultant de la baisse alléguée de sa part de marché doit être limité aux ventes dont on peut établir qu’elles ont été perdues au cours de la période. Pour que les pertes fassent l’objet d’une indemnité, il faut établir qu’elles sont survenues au cours de la période. Par conséquent, je conclus que l’appel devrait être accueilli sur ce point précis.

[Souligné dans l’original.]

 

 

[120]       La juge de première instance n’a donc commis aucune erreur de principe lorsqu’elle a rejeté la prétention de Teva pour perte de valeur de l’entreprise.

 

Perte de profits indirects

[121]       Teva soutient en outre que la juge de première instance aurait dû lui accorder une indemnité au titre de l’occasion manquée de réinvestir les profits qu’elle aurait tirés de ses ventes de sa version générique du ramipril durant la période de responsabilité selon l’article 8. Je rejette cette thèse.

 

[122]       La juge de première instance a tiré la conclusion de fait selon laquelle « il n’y a tout simplement pas de preuve au dossier, exception faite des simples affirmations […] attestant que Teva aurait effectué de tels investissements. À la lumière des faits, cette prétention ne peut être accueillie parce qu’elle est trop vague et qu’elle n’est pas suffisamment étayée » : motifs de la juge de première instance, au paragraphe 292. Teva ne m’a pas convaincu que la juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante en arrivant à ces conclusions.

 

[123]       D’ailleurs, en droit, dans la mesure où Teva a perdu une occasion d’investir les profits qu’elle aurait réalisés durant la période de responsabilité, la juge de première instance a eu raison de conclure que les intérêts avant jugement étaient le mode reconnu de réparation de cette perte à moins qu’il n’existe une preuve claire et ne reposant pas sur des conjectures d’une occasion manquée dont la valeur serait supérieure aux intérêts payables : motifs de la juge de première instance, au paragraphe 293, citant l’arrêt V.K. Mason Construction Ltd. c. Banque de Nouvelle-Écosse, [1985] 1 R.C.S. 271, à la page 286.

 

Perte de profits sur les ventes d’autres produits

[124]       Teva soutient également que la juge de première instance a rejeté à tort sa demande d’indemnité pour la perte alléguée de son aptitude à générer des ventes additionnelles en conséquence de sa présence sur le marché de la version générique du ramipril durant la période de responsabilité selon l’article 8. Teva affirme que la juge de première instance a reconnu ces pertes, mais qu’elle a refusé de lui accorder une indemnité en raison de la difficulté de les apprécier.

 

[125]       La juge de première instance a plutôt conclu que la prétention de Teva reposait essentiellement sur l’hypothèse selon laquelle elle serait l’unique fournisseur de la version générique du ramipril durant la période de responsabilité selon l’article 8; cette hypothèse ayant été à juste titre écartée par la juge de première instance, celle-ci a conclu que les éléments de preuve censés aller dans le sens de la prétention fondée sur un marché comptant plusieurs fabricants de produits génériques reposait sur de pures conjectures : motifs de la juge de première instance, aux paragraphes 284 et 285.

 

[126]       Quoi qu’il en soit, la juge de première instance a également conclu que les éléments de preuve produits par Teva à l’appui de cette prétention n’était rien d’autre que de « vagues affirmations » : motifs de la juge de première instance, au paragraphe 286.

 

[127]       La décision de la juge de première instance de rejeter cette prétention n’était donc pas fondée sur un refus d’apprécier le montant de l’indemnité, mais plutôt sur une absence de preuve. Teva ne m’a pas convaincu que la juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante dans ses conclusions de fait portant sur la qualité de la preuve produite à l’appui de cette réclamation.

 

Prix de l’ingrédient pharmaceutique actif

[128]       Teva ajoute que la juge de première instance a commis une erreur de fait manifeste et dominante lorsqu’elle a déterminé le prix de son acquisition de l’ingrédient pharmaceutique actif pour sa version générique du ramipril. Je rejette cette thèse. La conclusion de fait de la juge de première instance était fondée sur la volumineuse expertise qui lui avait été présentée, ainsi que sur sa décision de préférer l’approche de M. Hamilton (l’expert de Sanofi) à celle de Mme Loomer (l’experte de Teva).

 

[129]       Dans le présent appel, Teva invite en fait la Cour à réexaminer les expertises pour finalement arriver à une nouvelle conclusion de fait qui serait plus favorable à sa thèse. Il n’appartient pas à une juridiction d’appel d’apprécier de nouveau l’expertise. Puisque Teva n’a pas expliqué en quoi les conclusions de la juge de première instance constituaient une erreur manifeste et dominante, son appel se rapportant au prix de l’ingrédient pharmaceutique actif est irrecevable.

 

Double entrée accélérée sur le marché

[130]       Les mots « entrée accélérée sur le marché » s’entendent du temps qu’il faut au fabricant de médicaments pour véritablement prendre pied sur le marché. Dans le marché hypothétique, Teva aurait en principe traversé une période d’entrée accélérée sur le marché. Cependant, Teva soutient que, dans le marché réel, elle a effectivement traversé une période d’entrée accélérée sur le marché quand elle fut finalement autorisée à vendre sa version générique du ramipril. Si l’on tient compte d’une entrée accélérée sur le marché vécue dans le marché hypothétique, sans tenir compte de l’entrée accélérée sur le marché vécue effectivement dans le marché réel, Teva subit une perte de profits qu’elle n’aurait pas autrement subi.

 

[131]       La juge de première instance a rejeté cette prétention fondée sur une entrée accélérée sur le marché au motif qu’une telle réclamation était interdite par le principe énoncé dans l’arrêt Alendronate, aux paragraphes 99 à 102, où la Cour concluait que l’article 8 ne prévoit pas une indemnité pour des pertes subies en dehors de la période de responsabilité consacrée par cette disposition.

 

[132]       Il est utile de relever que la question de l’admissibilité d’une réclamation au titre de l’article 8 du Règlement AC pour la double entrée accélérée sur le marché est l’objet d’une certaine controverse au sein de la Cour fédérale. Dans la présente affaire, et dans le Jugement de la CF sur la responsabilité envers Apotex, la juge de première instance était d’avis que le principe consacré par la jurisprudence Alendronate excluait une telle indemnité. Cependant, le juge Hughes, dans le jugement Apotex Inc. c. Merck Canada Inc., 2012 CF 1235, 105 C.P.R. (4th) 399, tout comme le juge Phelan, dans le jugement Apotex Inc. c. Takeda Canada Inc., 2013 CF 1237, ont adopté une approche différente.

 

[133]       Dans le jugement Apotex Inc. c. Merck Canada Inc., précité, au paragraphe 85, le juge Hughes a fait observer que la juge de première instance avait refusé d’accorder une indemnité pour la double entrée accélérée sur le marché, compte tenu de l’interprétation qu’elle donnait de la jurisprudence Alendronate de notre Cour. Cependant, il faisait aussi observer (aux paragraphes 86 et 87) qu’il n’était pas convaincu que notre Cour avait cette situation à l’esprit quand elle s’est prononcée par l’arrêt Alendronate, en particulier compte tenu de l’avis commun des experts-comptables selon lesquels une indemnisation sert normalement à prévenir les pertes découlant d’une double entrée accélérée sur le marché. Néanmoins, dans l’intérêt de la courtoisie judiciaire, le juge Hughes a fait sienne l’opinion de la juge de première instance dans cette affaire et n’a donc pas accordé d’indemnité pour la double entrée accélérée sur le marché.

 

[134]       Dans le jugement Apotex Inc. c. Takeda Canada Inc., précité, aux paragraphes 129 à 131, le juge Phelan a fait état des points de vue de la juge de première instance et du juge Hughes concernant la double entrée accélérée sur le marché, mais a conclu ne pas devoir régler la question en fonction de la règle de la courtoisie judiciaire. Il a fait observer, au paragraphe 136 à 138, que, dans l’affaire Alendronate, notre Cour était appelée à se prononcer sur une demande pour pertes futures, alors que la demande pour double entrée accélérée sur le marché était de nature différente, puisqu’elle concernait une perte de revenus comptée deux fois à l’encontre du fabricant de médicaments génériques ayant obtenu gain de cause. Pour le juge Phelan, la jurisprudence Alendronate n’enseignait donc pas que, pour calculer l’indemnité visée à l’article 8 du Règlement AC, il fallait faire abstraction d’une double comptabilisation. Se fondant sur le paragraphe 8(5) du Règlement AC (qui permet au tribunal de tenir compte de tous les facteurs qu’il juge pertinents pour évaluer le montant de l’indemnité), il concluait, au paragraphe 146, qu’« [i]l n’y a rien en droit, et certes rien en equity, qui oblige la Cour à faire abstraction du facteur de la double comptabilisation et à rajuster l’indemnité en ce sens ».

 

[135]       Je retiens l’approche retenue par le juge Phelan.

 

[136]       Premièrement, notre jurisprudence Alendronate doit être interprétée au regard de la question en jeu dans cette affaire. Comme le soulignait le juge Hughes dans le jugement de première instance dont appel fut interjeté et qui était répertorié sous la référence Apotex Inc. c. Merck & Co. Inc. et al, 2008 CF 1185, [2009] 3 R.C.F. 234 (Alendronate (CF)), au paragraphe 9, la question était de savoir si Apotex avait « le droit d’obtenir le recouvrement de dommages-intérêts pour le préjudice postérieur à l’expiration de la période [de responsabilité selon l’article 8] ». La demande en cause avait trait en effet « à la perte de ventes et à la perte permanente d’une part de marché » : Alendronate (CF), au paragraphe 118. C’est cette demande qui fut rejetée par la Cour dans l’affaire Alendronate, sur la base du principe formulé par le juge Noël au paragraphe 102 reproduit ci-dessus dans les présents motifs.

 

[137]       Les demandes qui sont exclues par ce principe sont les pertes postérieures à la période de responsabilité selon l’article 8, par exemple les pertes qui résultent de la perte d’une part de marché future. Ce principe ne signifie pas toutefois qu’une demande d’indemnité doit être réduite en conséquence d’une double comptabilisation. Si l’on refuse en l’espèce la demande découlant de la double entrée accélérée sur le marché, Sanofi bénéficie d’un gain fortuit parce que la période d’entrée accélérée sur le marché est considérée deux fois. Dans un tel cas, il est tout à fait loisible au juge d’exercer son pouvoir discrétionnaire aux termes du paragraphe 8(5) du Règlement AC et de considérer comme facteur pertinent la période effective d’entrée accélérée qui a eu lieu sur le marché réel afin d’éviter de la compter deux fois dans le marché hypothétique. Cette approche s’accorde avec l’objet général de l’article 8 du Règlement AC, et elle ne contrevient pas au principe d’exclusion des pertes futures qui est consacré par la jurisprudence Alendronate.

 

[138]       Je ferais donc droit à l’appel de Teva sur la question de la double entrée accélérée sur le marché.

 

Conclusions

[139]       J’accueillerais en partie l’appel et l’appel incident en confirmant le jugement de première instance à tous égards, sauf pour ce qui concerne l’alinéa 2a) et le paragraphe 3 dudit jugement, que j’annulerais.

 

[140]       Je renverrais aussi l’affaire au juge en chef de la Cour fédérale pour que la juge de première instance, ou par un autre juge, continue le procès en tenant compte des motifs de notre Cour pour ce qui concerne a) l’élaboration d’un marché hypothétique de la version générique du ramipril auquel s’appliquent des règles du jeu identiques pour tous, et b) la double entrée accélérée sur le marché.

 

[141]       Chacune des parties ayant obtenu partiellement gain de cause, je m’abstiendrais d’adjuger les dépens.

 

« Robert M. Mainville »

j.c.a.


LA JUGE SHARLOW

[142]       Je souscris aux conclusions suivantes de mon collègue le juge Mainville, essentiellement pour les motifs qu’il a rédigés :

 

a)         La juge de première instance n’a commis aucune erreur lorsqu’elle a conclu que la période de responsabilité selon l’article 8 a débuté le 13 décembre 2005 et pris fin le 27 avril 2007.

 

b)         La juge de première instance n’a commis aucune erreur lorsqu’elle a conclu que Teva avait droit à une indemnité pour les ventes perdues de sa version générique du ramipril liées aux indications HOPE.

 

c)         La juge de première instance n’a commis aucune erreur lorsqu’elle a conclu que les fabricants de médicaments génériques autorisés ne sont pas exclus du marché hypothétique.

 

d)         La juge de première instance n’a commis aucune erreur lorsqu’elle a tiré ses conclusions relatives à la perte de valeur de l’entreprise, à la perte de profits indirects, à la perte de profits sur les ventes d’autres produits, et au prix de l’ingrédient pharmaceutique actif.

 

[143]       Cependant, par les motifs exposés ci-après et en toute déférence, je ne souscris pas à l’issue du présent appel proposée par le juge Mainville. Je ne partage pas l’opinion du juge Mainville concernant la méthode propre à déterminer la date à laquelle les concurrents potentiels de Teva seraient entrés sur le marché hypothétique, ni concernant la double entrée accélérée sur le marché. Par les motifs qui suivent, je rejetterais l’appel et l’appel incident.

 

Date de l’entrée de concurrents sur le marché hypothétique

[144]       Selon Sanofi, la juge de première instance a commis une erreur quand, aux fins d’élaborer le marché hypothétique, elle a considéré que Teva était entrée sur le marché hypothétique sans être soumise au Règlement AC, alors que selon elle l’entrée sur le marché de tous les autres fabricants de médicaments génériques était subordonnée au Règlement AC. Le juge Mainville a retenu la thèse de Sanofi. Tel n’est pas mon cas, pour les raisons expliquées plus en détail dans les motifs publiés simultanément concernant les réclamations présentées par Apotex au titre de l’article 8 à l’encontre de Sanofi pour le ramipril (2014 CAF 68).

 

[145]       En résumé, j’estime que, dans le monde hypothétique élaboré aux fins de déterminer l’indemnité au titre de l’article 8, on ne doit pas faire abstraction du Règlement AC sauf dans la mesure requise par l’alinéa 8(1)a), c’est-à-dire aux fins d’arrêter la date du début de la période de responsabilité selon l’article 8. À toutes autres fins, on doit tenir pour acquis que le Règlement AC existe dans le monde hypothétique, et que toutes les mesures qui ont été réellement prises en vertu du Règlement AC l’ont aussi été dans le monde hypothétique sauf s’il existe des éléments de preuve qui permettent au juge des faits de conclure raisonnablement que des mesures différentes auraient été prises.

 

[146]       Cette méthode a conduit la juge de première instance à conclure que, dans le monde hypothétique de Teva, Apotex et un fabricant de médicaments génériques autorisés seraient entrés sur le marché hypothétique à la date de l’expiration du brevet 457, à savoir le 13 décembre 2005, le même jour que celui qu’elle avait auparavant jugé être le jour auquel Teva serait entrée sur le marché hypothétique, jour qui marquait aussi le début de la période de responsabilité selon l’article 8.

 

[147]       Teva soutient que la juge de première instance a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que Sanofi aurait pris, ou aurait pu prendre, des dispositions pour qu’un médicament générique autorisé soit prêt pour un lancement le 13 décembre 2005. Il s’agit d’une conclusion de fait qui ne peut être remise en cause à moins d’une erreur de principe ou d’une erreur de fait manifeste et dominante. Je ne puis repérer aucune erreur du genre. Je tiens à faire remarquer que, dans le monde réel, Sanofi s’était assurée qu’un médicament générique autorisé était prêt pour un lancement presque en même temps qu’était délivré l’avis de conformité à Apotex le 12 décembre 2006. Vu le contentieux portant sur le ramipril et les nombreuses contestations de la validité des brevets concernés avant 2005, il était raisonnablement loisible à la juge de première instance de conclure que Sanofi aurait pu obtenir en décembre 2005 ce qu’elle a effectivement obtenu en décembre 2006.

 

[148]       Sanofi et Teva soutiennent que la juge de première instance a commis une erreur lorsqu’elle a conclu qu’Apotex serait elle aussi entrée sur le marché hypothétique le 13 décembre 2005. Sanofi plaide pour une date d’entrée antérieure s’agissant d’Apotex, et Teva plaide pour une date d’entrée postérieure.

 

[149]       Sanofi soutient que la juge de première instance aurait dû choisir une date plus hâtive pour l’entrée d’Apotex sur le marché hypothétique parce que c’est ce qu’elle avait fait dans le Jugement sur la responsabilité envers Apotex (CF). Dans l’affaire Apotex, la juge de première instance a conclu comme elle l’a fait principalement parce que l’unique ordonnance d’interdiction jamais rendue contre Apotex à l’égard du ramipril (l’ordonnance rendue le 6 octobre 2005 par la juge Simpson concernant l’allégation d’absence de contrefaçon du brevet 457) était devenue inexécutable par suite du jugement subséquemment prononcé par la juge Tremblay-Lamer (4 novembre 2005) par lequel elle a rejeté la demande d’interdiction se rapportant à l’allégation selon laquelle le brevet 457 était invalide. La juge de première instance a refusé d’arriver à la même conclusion dans la présente affaire pour les raisons qu’elle a expliquées au paragraphe 150 de ses motifs (cité plus haut dans les motifs du juge Mainville et repris ici par souci de commodité) :

Toutefois, dans le présent procès, ni Sanofi ni Teva ne soutiennent que l’ordonnance d’interdiction [de la juge Simpson] aurait été sans effet ou inexécutable en date du 4 novembre 2005 [date du jugement de la juge Tremblay-Lamer]. Par conséquent, à la lumière du dossier et des arguments présentés, je vais présumer que l’ordonnance d’interdiction [de la juge Simpson] serait demeurée en vigueur, faisant obstacle à l’entrée d’Apotex sur le marché jusqu’au 13 décembre 2005.

[Souligné dans l’original.]

 

 

 

[150]       Il aurait sans doute été tout à fait loisible à la juge de première instance de conclure en l’espèce, comme elle l’a fait dans le Jugement sur la responsabilité envers Apotex (CF), que l’ordonnance de la juge Tremblay-Lamer privait de ses effets juridiques à l’encontre d’Apotex l’ordonnance d’interdiction rendue antérieurement par la juge Simpson. Cependant, vu les thèses avancées par Sanofi et Teva, elle n’était pas tenue de tirer la même conclusion dans la présente affaire. Au contraire, vu les thèses qui lui ont été présentées, il lui était loisible de conclure, comme elle l’a fait, que, dans le monde hypothétique, on devait tenir pour acquis que l’ordonnance de la juge Simpson était toujours exécutable. Infirmer sa conclusion sur ce point aujourd’hui à cause de la nouvelle thèse avancée par Sanofi devant notre Cour équivaudrait à dire que la juge de première instance a commis une erreur de droit pour n’avoir pas retenu une thèse qui n’avait jamais été défendue devant elle. À mon avis, ce n’est pas là une raison suffisante pour annuler ce qui est essentiellement une conclusion de fait relative au marché hypothétique. Je rejetterais l’argument de Sanofi préconisant une date d’entrée antérieure s’agissant d’Apotex.

 

[151]       Teva soutient qu’il n’était pas loisible à la juge de première instance de conclure qu’Apotex serait entrée sur le marché le 13 décembre 2005 parce qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure qu’Apotex aurait pu entrer sur le marché à cette date. La juge de première instance a expliqué sa conclusion aux paragraphes 145 à 154 de ses motifs, répondant explicitement à tous les arguments avancés par Teva à l’appui de sa thèse selon laquelle Apotex n’aurait pu entrer sur le marché le 13 décembre 2005. Elle a rejeté tous les arguments de Teva. Ses conclusions tiennent la route au vu des éléments de preuve et des arguments avancés, et je ne puis y repérer aucune erreur de principe. Je rejetterais l’argument de Teva préconisant une date d’entrée postérieure s’agissant d’Apotex.

 

Double entrée accélérée sur le marché

[152]       Comme l’expliquait mon collègue le juge Mainville, Teva soutenait que le marché hypothétique aurait dû être élaboré sans référence aucune à une entrée accélérée sur le marché. Apotex soutient qu’il est injuste de réduire, dans le monde hypothétique, le nombre d’hypothétiques pertes de ventes durant l’entrée accélérée sur le marché, sans qu’elle soit indemnisée, dans le monde réel, de ses réelles pertes de ventes durant l’entrée accélérée sur le marché. Le juge Mainville a retenu cette thèse. Je ne la retiens pas, pour les raisons expliquées plus en détail dans les motifs publiés simultanément concernant les réclamations présentées par Apotex au titre de l’article 8 à l’encontre de Sanofi concernant le ramipril (2014 CAF 68).

 

[153]       En résumé, je partage l’avis de la juge de première instance, qui a rejeté la thèse de la double entrée accélérée sur le marché, en s’appuyant sur la jurisprudence Alendronate (aux paragraphes 99 à 102). Il n’est pas possible selon moi de tirer à la conclusion contraire sans implicitement remettre en cause le principe consacré par l’arrêt Alendronate. Il m’est impossible d’admettre que la présente affaire appelle le rejet de ce principe.

 

Conclusion

[154]       Je rejetterais l’appel et l’appel incident. Chacune des parties ayant obtenu partiellement gain de cause, je n’adjugerais aucuns dépens.

 

 

« K. Sharlow »

j.c.a.

« Je suis d’accord

            Eleanor R. Dawson, j.c.a. »

 

 

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DoSSIER :

A-147-12

 

APPEL INTERJETÉ À L’ENCONTRE DU JUGEMENT PRONONCÉ LE 11 MAI 2012 PAR MADAME LA JUGE SNIDER, DE LA COUR FÉDÉRALE, DANS LE DOSSIER DE LA COUR N° T-1161-07

 

INTITULÉ :

TEVA CANADA LIMITÉE c. SANOFI-AVENTIS CANADA INC. et SANOFI-AVENTIS DEUTSCHLAND GmbH

LIEU DE L’AUDIENCE :

 

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

 

LES 16 ET 17 OCTOBRE 2013

MOTIFS DU JUGEMENT :

 

LA JUGE SHARLOW

Y A SOUSCRIT :

 

LA JUGE DAWSON

MOTIFS DISSIDENTS :

 

LE JUGE MAINVILLE

DATE DES MOTIFS :

 

LE 14 MARS 2014

 

COMPARUTIONS :

 

Jonathan Stainsby

Lesley Caswell

Ben Wallwork

Mark Davis

 

POUR L’AppELANTE

 

 

Steven Mason

Andrew Reddon

Sanjaya Mendis

 

POUR LES INTIMÉES

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Heenan Blaikie s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

pour l’AppELANTe

 

 

McCarthy Tétrault s.r.l.

Toronto (Ontario)

pour les intiméEs

 

 

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