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Date : 20140319


Dossier :

A‑279‑13

 

Référence : 2014 CAF 76

CORAM :     

LA JUGE DAWSON

LE JUGE WEBB

LE JUGE BLANCHARD (d’office)

 

 

ENTRE :

Dr GÁBOR LUKÁCS

 

appelant

et

OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

 

intimé

 

Audience tenue à Halifax (Nouvelle‑Écosse), le 29 janvier 2014

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 19 mars 2014

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                           LA JUGE DAWSON

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                            LE JUGE WEBB

                                                                                                 LE JUGE BLANCHARD (d’office)

 

 


Date : 20140319


Dossier :

A‑279‑13

 

Référence : 2014 CAF 76

CORAM :     

LA JUGE DAWSON

LE JUGE WEBB

LE JUGE BLANCHARD (d’office)

 

 

ENTRE :

Dr GÁBOR LUKÁCS

 

appelant

et

OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

 

intimé

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE DAWSON

Introduction

[1]               La Cour est saisie d’un appel portant sur une question de droit, qui a été interjeté avec l’autorisation de notre Cour en vertu de l’article 41 de la Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, ch. 10 (la Loi). La question de droit porte sur la validité d’une disposition modifiant les Règles générales de l’Office des transports du Canada, DORS/2005‑35 (les Règles). Un seul article a été ajouté lors de cette modification, en l’occurrence, l’article 2.1 (l’article relatif au quorum). Cet article est bref et ainsi libellé : « Dans toute instance devant l’Office, le quorum est constitué de un membre ». L’article relatif au quorum a été publié dans la Gazette du Canada, partie II, DORS/2013‑133. Avant son adoption, le quorum était constitué de deux membres de l’Office.

 

[2]               La preuve n’a rien de complexe et n’est pas controversée : l’article relatif au quorum n’a pas été adopté avec l’agrément du gouverneur en conseil.

 

[3]               L’appelant soutient que les règles régissant le déroulement des instances devant l’Office, y compris l’article relatif au quorum, constituent un « règlement » au sens du paragraphe 36(1) de la Loi. Par conséquent, l’article relatif au quorum ne pouvait être adopté qu’avec l’agrément du gouverneur en conseil. Il soutient de plus que comme les Règles ont initialement été établies avec l’approbation du gouverneur en conseil, elles ne pouvaient être modifiées qu’avec son agrément.

 

[4]               L’Office répond que l’article relatif au quorum est une règle qui concerne le nombre de membres qui doivent entendre les questions ou remplir telles des fonctions relevant de l’Office. Par conséquent, l’Office pouvait adopter l’article relatif au quorum en vertu du pouvoir que lui confère l’article 17 de la Loi d’établir des Règles.

 

[5]               Malgré l’habile plaidoyer de l’appelant, je conclu, par les motifs qui suivent, que la décision de l’Office d’adopter l’article relatif au quorum en vertu de son pouvoir d’établir des Règles (de sorte que l’agrément du gouverneur en conseil n’était pas nécessaire) était raisonnable.

 

Dispositions législatives pertinentes

[6]               La Loi contient une disposition relative au quorum qui est expressément subordonnée aux Règles de l’Office :

16. (1) Sous réserve des règles de l’Office, le quorum est constitué de deux membres.

16. (1) Subject to the Agency’s rules, two members constitute a quorum.

 

[7]               Le pouvoir de l’Office d’établir des Règles est prévu à l’article 17 :

17. L’Office peut établir des règles concernant :

 

a) ses séances et l’exécution de ses travaux;

 

b) la procédure relative aux questions dont il est saisi, notamment pour ce qui est des cas de huis clos;

 

 

 

cle nombre de membres qui doivent entendre les questions ou remplir telles des fonctions de l’Office prévues par la présente loi ou une autre loi fédérale. [Je souligne.]

17. The Agency may make rules respecting

 

(a) the sittings of the Agency and the carrying on of its work;

 

(b) the manner of and procedures for dealing with matters and business before the Agency, including the circumstances in which hearings may be held in private; and

 

(cthe number of members that are required to hear any matter or perform any of the functions of the Agency under this Act or any other Act of Parliament. [Emphasis added.]

 

[8]               Voici la disposition pertinente de la Loi portant sur les règlements:

36. (1) Tout règlement pris par l’Office en vertu de la présente loi est subordonné à l’agrément du gouverneur en conseil.

 

(2) L’Office fait parvenir au ministre un avis relativement à tout règlement qu’il entend prendre en vertu de la présente loi.

36. (1) Every regulation made by the Agency under this Act must be made with the approval of the Governor in Council.

 

(2) The Agency shall give the Minister notice of every regulation proposed to be made by the Agency under this Act.

 

Norme de contrôle

[9]               La norme de contrôle est matière à controverse.

 

[10]           L’appelant soutient que la question de savoir si l’Office pouvait adopter l’article relatif au quorum sans l’agrément du gouverneur en conseil est une véritable question de compétence ou de constitutionnalité. Par conséquent, la norme de contrôle applicable est, selon lui, celle de la décision correcte (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 59). Lors des débats, l’appelant a également soutenu que les exigences en matière de quorum constituent une question de droit qui, à la fois, revêt une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et est étrangère au domaine d’expertise de l’Office, de sorte que c’est la norme de la décision correcte qui joue en ce qui concerne la validité de l’article relatif au quorum.

 

[11]           L’intimé rétorque que, à l’occasion d’une affaire plus récente, la Cour suprême du Canada a jugé que les véritables questions de compétence ont une portée étroite, qu’elles se présentent rarement, et qu’il y a lieu de présumer que la norme de contrôle à laquelle est assujettie la décision d’un tribunal administratif qui interprète sa loi constitutive est celle de la décision raisonnable (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, aux paragraphes 33 et 39).

 

[12]           Je conviens que la controverse porte sur la question de savoir si l’Office a correctement interprété le pouvoir d’établir des règles qui lui est conféré par sa loi constitutive. Selon la jurisprudence Alberta Teachers’, il y a lieu de présumer que c’est la norme de contrôle de la décision raisonnable qui joue. À mon avis, cette présomption n’a pas été réfutée.

[13]           Ainsi que la Cour suprême du Canada l’a récemment constaté à l’occasion de l’affaire McLean c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, 452 N.R. 340, aux paragraphes 32 et 33, le législateur ne s’exprime pas toujours de manière limpide. Par conséquent, l’application des principes d’interprétation des lois ne mène pas toujours à une solution unique et claire. Il vaut mieux généralement laisser à l’organisme administratif le soin de résoudre les problèmes découlant du libellé imprécis de sa loi constitutive, parce que le choix entre des interprétations divergentes raisonnables tient souvent à des considérations de politique générale que le législateur a choisi de confier à l’organisme en question.

 

[14]           Je rejette pour deux raisons la thèse portant que la règle relative au quorum soulève une question de droit générale qui revêt une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qui est étrangère au domaine d’expertise de l’Office.

 

[15]           En premier lieu, bien que, sur le plan conceptuel, les exigences en matière de quorum soient importantes pour la bonne administration de la justice, il ne s’ensuit pas nécessairement que le choix qu’a fait l’Office entre un quorum constitué d’un ou de deux membres revêt une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble. À mon avis cette question n’est pas d’une importance capitale. L’article relatif au quorum ne vise pas à définir les exigences en matière de quorum pour les organismes autres que l’Office.

 

[16]           En second lieu, la Cour suprême du Canada a écarté la conception étroite de l’expertise d’un organisme ou d’un tribunal administratif sur laquelle est fondée la thèse de l’appelant. Il est maintenant bien établi que les cours de justice ne sont peut‑être pas aussi bien qualifiées qu’un organisme administratif pour donner à la loi constitutive de cet organisme des interprétations qui ont du sens compte tenu du contexte des politiques générales dans lequel doit fonctionner cet organisme (McLean, aux paragraphes 30 et 31, citant notamment les arrêts Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., 2007 CSC 15, [2007] 1 R.C.S. 650, au paragraphe 92, et Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53 (CanLII), [2011] 3 R.C.S. 471, au paragraphe 25).

 

[17]           Il s’ensuit que l’interprétation que l’Office fait de ses pouvoirs d’établir des règles est une question qui fait jouer la norme de contrôle de la décision raisonnable.

 

[18]           Avant de conclure sur la question de la norme de contrôle, je tiens à examiner deux décisions soulevées par l’appelant en réponse, et qui ont fait l’objet d’observations écrites complémentaires.

 

[19]           Il s’agit de l’arrêt Council of Independent Community Pharmacy Owners c. Newfoundland and Labrador, 2013 NLCA 32, 360 D.L.R. (4th) 286, et de la décision Yates c. Newfoundland and Labrador (Regional Appeal Board), 2013 NLTD(G) 173, 344 Nfld. & P.E.I.R. 317.

 

[20]           À mon avis, le cas d’espèce se distingue de ces deux affaires. Dans la première, la question en litige était celle de savoir si le règlement pris par le lieutenant‑gouverneur en conseil était inconstitutionnel. Dans la seconde, ni la jurisprudence Alberta Teachers’ ni la jurisprudence McLean de la Cour suprême n’ont été invoquées devant la Cour. Je ne suis pas convaincue que ces autorités militent dans le sens de la thèse de l’appelant.

Principes d’interprétation des lois pertinents

[21]           La réponse à la question de savoir si les règles prises en vertu de l’article 17 de la Loi doivent d’abord avoir obtenu l’agrément du gouverneur en conseil dépend de l’interprétation que l’on donne au mot « règlement » au paragraphe 36(1) de la Loi.

 

[22]           Voici la méthode d’interprétation des lois préconisée par la Cour suprême :

Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

 

(Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21. Voir également : R. c. Ulybel Enterprises Ltd., 2001 CSC 56, [2001] 2 R.C.S. 867, au paragraphe 29).

 

[23]           La Cour suprême a reformulé ce principe à l’occasion de l’affaire Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, au paragraphe 10 :

Il est depuis longtemps établi en matière d’interprétation des lois qu’« il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : voir 65302 British Columbia Ltd. c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 804, par. 50. L’interprétation d’une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble. Lorsque le libellé d’une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation. Par contre, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important. L’incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l’objet sur le processus d’interprétation peut varier, mais les tribunaux doivent, dans tous les cas, chercher à interpréter les dispositions d’une loi comme formant un tout harmonieux.

 

[24]           Cette formulation de la méthode à suivre en matière d’interprétation des lois a été reprise à l’occasion des affaires Celgene Corp. c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 1 (CanLII), [2011] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 21, et Canada (Commissaire à l’information) c. Canada (Ministre de la Défense nationale), 2011 CSC 25, [2011] 2 R.C.S. 306, au paragraphe 27.

 

[25]           La méthode contextuelle d’interprétation des lois suppose que le sens ordinaire et grammatical d’une disposition n’en détermine pas nécessairement le sens. Le juge doit tenir compte « du contexte global de la disposition, même si, à première vue, le sens de son libellé peut paraître évident » (ATCO Gas and Pipelines Ltd. c. Alberta (Energy and Utilities Board), 2006 CSC 4, [2006] 1 R.C.S. 140, au paragraphe 48). À partir du texte et du contexte dans lequel il s’insère, le tribunal cherche à déterminer l’intention du législateur, qui constitue « [l]’élément le plus important de cette analyse » (R. c. Monney, [1999] 1 R.C.S. 652, au paragraphe 26).

 

Application des principes d’interprétation des lois

[26]           Je vais maintenant procéder à l’analyse textuelle, contextuelle et téléologique requise pour répondre à la présente question.

 

            (i)         Analyse textuelle

[27]           L’appelant soutient que la définition du mot « règlement » que l’on trouve dans la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I‑21, et dans la Loi sur les textes réglementaires, L.R.C. 1985, ch. S‑22, détermine le sens du mot « règles » que l’on trouve dans la Loi. L’appelant fonde sa thèse sur l’alinéa 15(2)b) de la Loi d’interprétation, qui dispose :

15. (2) Les dispositions définitoires ou interprétatives d’un texte :

 

 

[…]

 

b) s’appliquent, sauf indication contraire, aux autres textes portant sur un domaine identique.

15. (2) Where an enactment contains an interpretation section or provision, it shall be read and construed

 

. . .

 

(b) as being applicable to all other enactments relating to the same subject‑matter unless a contrary intention appears.

 

[28]           Le paragraphe 2(1) de la Loi d’interprétation dispose :

2. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

 

« règlement » Règlement proprement dit, décret, ordonnance, proclamation, arrêté, règle judiciaire ou autre, règlement administratif, formulaire, tarif de droits, de frais ou d’honoraires, lettres patentes, commission, mandat, résolution ou autre acte pris :

 

a) soit dans l’exercice d’un pouvoir conféré sous le régime d’une loi fédérale;

 

b) soit par le gouverneur en conseil ou sous son autorité. [Je souligne.]

2. (1) In this Act,

 

 

“regulation” includes an order, regulation, rule, rule of court, form, tariff of costs or fees, letters patent, commission, warrant, proclamation, by‑law, resolution or other instrument issued, made or established

 

 

(a) in the execution of a power conferred by or under the authority of an Act, or

 

(b) by or under the authority of the Governor in Council. [Emphasis added.]

 

[29]           Dans le même ordre d’idée, le paragraphe 2(1) de la Loi sur les textes réglementaires dispose :

2. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

 

« règlement » Texte réglementaire :

 

 

a) soit pris dans l’exercice d’un pouvoir législatif conféré sous le régime d’une loi fédérale;

 

b) soit dont la violation est passible d’une pénalité, d’une amende ou d’une peine d’emprisonnement sous le régime d’une loi fédérale.

Sont en outre visés par la présente définition les règlements, décrets, ordonnances, arrêtés ou règles régissant la pratique ou la procédure dans les instances engagées devant un organisme judiciaire ou quasi judiciaire constitué sous le régime d’une loi fédérale, de même que tout autre texte désigné comme règlement par une autre loi fédérale. [Je souligne.]

2. (1) In this Act,

 

 

“regulation” means a statutory instrument

 

(a) made in the exercise of a legislative power conferred by or under an Act of Parliament, or

 

(b) for the contravention of which a penalty, fine or imprisonment is prescribed by or under an Act of Parliament,

and includes a rule, order or regulation governing the practice or procedure in any proceedings before a judicial or quasi‑judicial body established by or under an Act of Parliament, and any instrument described as a regulation in any other Act of Parliament. [Emphasis added.]

 

[30]           À titre subsidiaire, même si les définitions du mot « règlement » ne s’appliquent pas formellement à la Loi, l’appelant soutient qu’elles reflètent le sens courant et ordinaire du mot « règlement ». Il s’ensuit selon lui que le mot « règlement » qui figure au paragraphe 36(1) de la Loi englobe les « règles » prises en application de l’article 17, de sorte que l’Office avait l’obligation d’obtenir l’approbation du gouverneur en conseil au sujet de l’article relatif au quorum.

 

[31]           Ces arguments soulèvent à mon avis, plusieurs difficultés.

 

[32]           En premier lieu, la définition du mot « règlement », que l’on trouve au paragraphe 2(1) de la Loi d’interprétation, est précédée de la formule introductive « les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi ». À la différence de cette disposition, les définitions qui figurent au paragraphe 35(1) de la Loi d’interprétation « s’appliquent à tous les textes ». Comme l’on ne trouve pas le mot « règlement » au paragraphe 35(1), il s’ensuit logiquement que la définition contenue au paragraphe 2(1) n’est pas censée s’appliquer aux autres textes.

 

[33]           De même, la Loi sur les textes réglementaires ne définit le mot « règlement » que pour l’application de cette loi.

[34]           En deuxième lieu, l’alinéa 15(2)b) de la Loi d’interprétation est assorti de la réserve suivante : « sauf indication contraire » dans le texte législatif en cause. Par les motifs que  je développerai dans mon analyse contextuelle, j’estime que la Loi comporte bel et bien une indication contraire.

 

[35]           Troisièmement, le paragraphe 3(3) de la Loi d’interprétation dispose que « [s]auf incompatibilité avec la présente loi, toute règle d’interprétation utile peut s’appliquer à un texte », ce qui restreint encore plus l’application de l’alinéa 15(2)b) de la Loi d’interprétation.

 

[36]           Malgré ces difficultés, je conviens que le sens courant du mot « règlement » peut présenter des ambigüités étant donné que, dans certains contextes, ce mot peut englober des « règles ». Lorsque le mot « règlement » est susceptible d’avoir plus d’un sens courant, son sens joue un rôle moins important dans la démarche d’interprétation. Je passe donc maintenant à l’analyse contextuelle afin de lire l’ensemble de la Loi de manière harmonieuse.

 

            (ii)        Analyse contextuelle

[37]           Il ressort d’une recherche électronique dans la Loi que le mot « règle » est employé dans une douzaine de dispositions différentes, tandis que le mot « règlement » se retrouve dans plus d’une trentaine de dispositions. Ces deux mots ne sont dans aucun cas interchangeables. Par exemple, au paragraphe 4(1) de la Loi, les « arrêtés ou règlements » pris sous le régime de la Loi en matière de transport l’emportent sur « les règles, arrêtés ou règlements » incompatibles pris en application d’autres lois fédérales. De même, à l’article 25 de la Loi, l’Office se voit conférer toutes les attributions d’une Cour supérieure notamment pour l’exécution des « arrêtés ou règlements » pris en application de la Loi. L’on peut inférer du fait que le mot « règles » ne figure pas dans ces deux dispositions que les règles occupent un rang inférieur par rapport aux arrêtés et règlements. Cette interprétation s’accorde avec l’opinion suivant laquelle les règles sont établies par l’Office de son propre chef, tandis que les arrêtés sont le fruit d’un processus décisionnel et que les règlements doivent recevoir l’assentiment du gouverneur en conseil.

 

[38]           Les articles 34 et 36 de la Loi sont aussi des dispositions pertinentes à l’étape de l’analyse contextuelle. Le paragraphe 34(2) oblige l’Office à faire parvenir au ministre un avis relativement à toute règle qu’il entend prendre en vertu du paragraphe 34(1) (qui porte sur l’établissement des droits à verser pour les licences et les permis). Le paragraphe 36(2) oblige également l’Office à faire parvenir au ministre un avis relativement à tout règlement qu’il entend prendre en vertu de la Loi. Si les règles étaient considérées comme un sous‑ensemble des règlements, le paragraphe 34(2) serait superflu, étant donné que le ministre doit être avisé de tous les règlements que l’Office se propose de prendre. Conclure que les « règles » constituent un sous‑ensemble des « règlements » irait à l’encontre de la présomption d’absence de tautologie suivant laquelle le législateur n’est jamais censé parler pour ne rien dire (Québec (Procureur général) c. Carrières Ste‑Thérèse Ltée, [1985] 1 R.C.S. 831, à la page 838).

 

[39]           De plus, le mot « règle » est toujours utilisé dans la Loi en rapport avec des questions de procédure administrative interne ou de nature non décisionnelle :

 

  • au paragraphe 16(1), qui énonce des exigences en matière de quorum;
  • à l’alinéa 17a), qui porte sur les séances de l’Office et l’exécution de ses travaux;
  • à l’alinéa 17b), qui porte sur la procédure relative aux questions dont l’Office est saisi notamment pour ce qui est des cas de huis clos;
  • à l’alinéa 17c), qui porte sur le nombre de membres qui doivent entendre les questions ou remplir telles des fonctions de l’Office prévues par la Loi;
  • au paragraphe 25.1(4), qui porte sur le droit de l’Office de fixer, par règle, un tarif de taxation des dépens;
  • au paragraphe 34(1), qui concerne l’établissement des droits à verser notamment pour les demandes de licence ou de permis;
  • à l’article 109, qui porte sur le droit des juges de la Cour fédérale, avec l’agrément du gouverneur en conseil, d’établir des règles de pratique et de procédure pour l’application des articles relativement aux compagnies de chemin de fer insolvables;
  • au paragraphe 163(1), qui prévoit qu’à défaut d’entente, les règles de procédure de l’Office applicables régissent les arbitrages;
  • au paragraphe 169.36(1), qui porte sur le droit de l’Office d’établir des règles de procédure en matière d’arbitrage.

 

[40]           En revanche, lorsque la Loi emploie le mot « règlement », elle vise normalement des questions qui ne sont pas des questions de procédure purement interne :

 

  • paragraphe 86(1) qui dispose que l’Office peut, prendre des règlements au sujet des services aériens;
  • article 86.1 qui dispose que l’Office peut, par règlement, régir la publicité relative aux prix des services aériens au Canada ou dont le point de départ est au Canada;
  • paragraphe 92(3) qui dispose que l’Office, peut, par règlement, déterminer ce qui constitue une assurance responsabilité suffisante dans le cas d’une compagnie de chemin de fer;
  • paragraphe 117(2) qui dispose que l’Office peut par règlement, préciser les renseignements que doit comporter un tarif ferroviaire;
  • paragraphe 128(1) qui dispose que l’Office peut, par règlement, fixer les modalités de l’interconnexion du trafic ferroviaire;
  • article 170 qui dispose que l’Office peut prendre des règlements afin d’éliminer tous obstacles abusifs dans le réseau de transport aux possibilités de déplacement des personnes ayant une déficience.

 

[41]           La dichotomie entre, d’une part, les questions internes ou procédurales et, d’autre part, les questions externes ou de fond est exprimée à l’article 54 de la Loi, qui prévoit que la nomination d’un séquestre ou d’un gérant ne les dispense pas de se conformer à la Loi ainsi qu’avec les « arrêtés, règlements et directives pris en vertu de la présente Loi ». L’absence du mot « règles » de cette énumération s’accorde avec l’interprétation suivant laquelle, vu le contexte de la Loi, les règles ne valent que pour les questions procédurales et non pour les questions de fond relevant des séquestres et des gérants. Cette interprétation s’accorde également avec la présomption d’uniformité d’expression, étant donné que « lorsqu’une loi emploie des mots différents pour traiter du même sujet, ce choix du législateur doit être considéré comme délibéré et être tenu pour une indication de changement de sens ou de différence de sens » (Peach Hill Management Ltd. c. Canada, [2000] A.C.F. no 894, 257 N.R. 193, au paragraphe 12 (C.A.F.).

 

[42]           Une autre disposition pertinente est l’article 109, qui oblige les juges de la Cour fédérale à obtenir l’agrément du gouverneur en conseil avant de pouvoir établir des règles de pratique et de procédure relative à toute question concernant les compagnies de chemin de fer insolvables. On peut tirer l’une ou l’autre des deux inférences suivantes de cette disposition, à savoir que les règles de l’Office sont également assujetties à l’agrément du gouverneur en conseil, ou que, à l’inverse, étant donné que la Loi impose expressément aux juges de la Cour fédérale l’obligation d’obtenir son approbation, l’absence d’une telle exigence à l’article 17 indique l’intention du législateur de ne pas imposer cette obligation à l’Office.

 

[43]           La seconde hypothèse, constitue à mon avis, l’interprétation la plus juste. Elle est conforme à la maxime d’interprétation expressio unius exclusio alterius, qui signifie que, vu le principe de cohérence du texte législatif, le mutisme du législateur est sans doute voulu. Bien que cette maxime doive être appliquée avec prudence, la Cour suprême a suivi un raisonnement semblable pour conclure que le fait que le législateur ait prévu des restrictions expresses dans certains articles d’une loi démontrait qu’il ne voulait pas qu’elles s’appliquent à d’autres dispositions dans lesquelles les exceptions n’étaient pas explicitement énoncées (Ulybel Enterprises, au paragraphe 42).

 

[44]           En l’espèce, étant donné que la Loi oblige expressément les juges de la Cour fédérale à obtenir l’agrément du gouverneur en conseil avant de pouvoir établir des règles de procédure, l’application de la maxime exclusio unius s’accorde avec l’interprétation suivant laquelle les Règles de l’Office ne sont pas assujetties à cette exigence.

 

[45]           Reste un dernier volet de l’analyse contextuelle, à savoir l’examen de l’évolution de la Loi. À l’occasion de l’affaire Ulybel Enterprises, au paragraphe 33, la Cour suprême a fait observer que les textes antérieurs sont de nature à éclairer l’interprète sur l’intention qu’avait le législateur en les modifiant ou en y ajoutant.

 

[46]           L’organisme qui a précédé l’Office national des transports (ONT) était régi par la Loi de 1987 sur les transports nationaux, ch. 28 (3e suppl.) (l’ancienne Loi).

 

[47]           En vertu de l’article 22(1) de l’ancienne Loi, l’ONT avait le pouvoir d’établir des règles avec l’approbation du gouverneur en conseil :

22. (1) L’Office peut, avec l’approbation du gouverneur en conseil, établir des règles concernant :

 

a) ses séances et l’exécution de ses travaux;

 

b) la procédure relative aux questions dont il est saisi, notamment pour ce qui est des cas de huis clos;

 

 

 

c) le nombre de membres qui doivent connaître des questions ou remplir telles des fonctions de l’Office prévues par la présente loi ou une autre loi fédérale.

 

(2) Sous réserve des règles visées au paragraphe (1), le quorum est constitué de deux membres. [Je souligne.]

22. (1) The Agency may, with the approval of the Governor in Council, make rules respecting

 

(a) the sittings of the Agency and the carrying on of its work;

 

(b) the manner of and procedures for dealing with matters and business before the Agency, including the circumstances in which in camera hearings may be held; and

 

(c) the number of members of the Agency that are required to hear any matter or exercise any of the functions of the Agency under this Act or any other Act of Parliament.

 

(2) Subject to the rules referred to in subsection (1), two members of the Agency constitute a quorum. [Emphasis added.]

 

[48]           En 1996, l’ancienne Loi a été remplacée par le régime actuel. L’article 22 de l’ancienne Loi a été remplacé par des dispositions pratiquement identiques à celles que l’on retrouve au paragraphe 16(1) et à l’article 17 de la Loi actuelle. On relève toutefois une différence importante : l’obligation d’obtenir l’assentiment du gouverneur en conseil a été supprimée. À mon avis, il ressort de cette suppression que le législateur avait l’intention de dispenser l’Office de l’obligation d’obtenir l’approbation du gouverneur en conseil avant de pouvoir établir des règles en vertu de l’article 17 de la Loi.

 

[49]           Avant de passer au prochain point, je signale, par souci d’exhaustivité, que lors de l’examen du présent appel, l’avocat de l’Office a expliqué qu’il ne considérait plus l’analyse article par article de l’article 17 comme un outil d’aide à l’interprétation. Je n’en ai donc pas tenu compte dans mon analyse.

 

(iii)       Analyse téléologique

[50]           L’Office dispose d’une large mission en ce qui concerne toutes les questions de transport relevant de la compétence législative du législateur fédéral. L’Office remplit deux fonctions clés.

 

[51]           En premier lieu, en sa qualité de tribunal quasi-judiciaire, l’Office tranche les différends commerciaux et les différends avec des consommateurs en matière de transport. Sa mission a été élargie pour englober les questions relatives à l’accessibilité offertes aux personnes ayant une déficience.

 

[52]           En second lieu, l’Office joue le rôle d’organisme de surveillance économique en rendant des décisions et en délivrant des licences et des permis aux transporteurs relevant de la compétence fédérale. Dans l’accomplissement de ces deux rôles, l’Office peut être appelé à examiner des questions fort complexes.

 

[53]           Le paragraphe 29(1) de la Loi oblige l’Office à rendre sa décision sur toute affaire dont il est saisi avec toute la diligence possible dans les 120 jours suivants la réception de l’acte introductif d’instance (à moins que les parties en conviennent autrement ou que le gouverneur en conseil abrège le délai par règlement).

 

[54]           Compte tenu de l’obligation qui lui est faite d’agir avec célérité dans l’accomplissement de sa mission, le processus décisionnel de l’Office se doit d’être efficace. L’existence d’un processus efficace dépend de plusieurs facteurs dont l’un d’eux, et non le moindre, est l’établissement de règles de procédure garantissant une procédure efficace et souple, qui permet de s’adapter aux circonstances.

 

[55]           À mon avis, l’interprétation du paragraphe 36(1) de la Loi, selon laquelle les règles ne constituent pas un sous‑ensemble des règlements (de sorte que l’Office peut établir des règles sans l’agrément du gouverneur en conseil), est compatible avec la mission que la Loi confère à l’Office.

 

(iv)       Conclusion de l’analyse de l’interprétation législative

[56]           Après avoir procédé à l’analyse textuelle, contextuelle et téléologique requise, je conclus que l’interprétation que l’Office a faite de la Loi était raisonnable. Bien que le libellé de la Loi présente une certaine ambiguïté, il ressort du contexte et de l’objet de la Loi que l’interprétation de l’Office appartenait aux issues acceptables.

 

[57]           Il me reste à examiner le dernier argument de l’appelant.

 

Quelles sont, le cas échéant, les conséquences de l’agrément que le gouverneur en conseil a donné relativement aux Règles en 2005?

 

[58]           Comme je l’ai déjà signalé, l’appelant affirme que, comme les Règles ont reçu l’agrément du gouverneur en conseil, elles ne pouvaient être modifiées sans son agrément.

 

[59]           À mon avis, il y a deux réponses à cet argument.

 

[60]           En premier lieu, bien que le résumé de l’étude d’impact de la réglementation qui accompagnait les règles en 2005 précise que l’agrément du gouverneur en conseil est nécessaire pour pouvoir établir les Règles, notre Cour n’est pas liée par cette affirmation. Les études d’impact de la réglementation ne font pas partie des dispositions de fond (Astral Media Radio Inc. c. Société canadienne de gestion des droits voisins, 2010 CAF 16, [2011] 1 R.C.F. 347, au paragraphe 23). Comme l’Office a par la suite conclu de façon raisonnable que l’agrément du gouverneur en conseil n’était pas nécessaire pour pouvoir adopter l’article relatif au quorum, il s’ensuit que l’agrément du gouverneur en conseil en 2005 était une étape inutile qui ne limite ni ne lie l’Office maintenant et pour l’avenir.

 

[61]           En second lieu, l’article relatif au quorum est nouveau, il ne modifie ou n’abroge aucune disposition des Règles que l’on pourrait considérer comme ayant déjà fait l’objet de l’agrément du gouverneur en conseil.

 

Conclusion

[62]           Par ces motifs, je rejetterais l’appel. Compte tenu du fait que l’appel peut être qualifié de litige d’intérêt public et que la question soulevée par l’appelant n’est pas frivole, j’accorderais à l’appelant ses débours devant notre Cour.

 

[63]           Si les parties n’arrivent pas à s’entendre sur les débours, ils seront fixés par la Cour.

 

 

 

« Eleanor R. Dawson »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

            Wyman W. Webb j.c.a. »

 

« Je suis d’accord. »

            Edmond P. Blanchard j.c.a. (d’office) »

 

 

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

                                                                                    A‑279‑13

 

 

 

INTITULÉ :

Dr GÁBOR LUKÁCS c. OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                                                    Halifax (NOUVELLE‑ÉCOSSE)

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                                                    LE 29 JANVIER 2014

MOTIFS DU JUGEMENT :

                                                                                    LA JUGE DAWSON

Y ONT SOUSCRIT :                                               LE JUGE WEBB

                                                                                    LE JUGE BLANCHARD (d’office)

 

DATE DES MOTIFS :

                                                                                    LE 19 MARS 2014

COMPARUTIONS :

Gábor Lukács

 

POUR L’APPELANT

(pour son propre compte)

 

Simon‑Pierre Lessard

 

POUR L’INTIMÉ

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Direction des services juridiques

Office des transports du Canada

POUR L’INTIMÉ

 

 

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