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Date : 20140423


Dossier :

A-327-13

A-328-13

Référence : 2014 CAF 103

CORAM :

LE JUGE EN CHEF BLAIS

LA JUGE SHARLOW

LE JUGE STRATAS

 

 

Dossier : A‑327‑13

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

LEHIGH CEMENT LIMITED

intimée

Dossier : A‑328‑13

ET ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

et

CBR ALBERTA LIMITED

intimée

Audience tenue à Vancouver (Colombie‑Britannique), le 8 avril 2014.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 23 avril 2014.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE EN CHEF BLAIS

LA JUGE SHARLOW


Date : 20140423


Dossiers :

A-327-13

A-328-13

Référence : 2014 CAF 103

CORAM :

LE JUGE EN CHEF BLAIS

LA JUGE SHARLOW

LE JUGE STRATAS

 

 

Dossier :A‑327‑13

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

LEHIGH CEMENT LIMITED

intimée

Dossier :A‑328‑13

ET ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

et

CBR ALBERTA LIMITED

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE STRATAS

 

[1]               Dans les présents appels réunis, la Couronne interjette appel du jugement rendu le 29 mai 2013 par le juge Paris de la Cour canadienne de l’impôt (2013 CCI 176).

 

[2]               Tel qu’il sera précisé, Lehigh Cement Limited (Lehigh) et CBR Alberta Limited (CBR Alberta) (collectivement appelés les « contribuables ») ont acquis des actions d’une société non résidente dans le cadre d’une restructuration complexe de plus large portée qui comptait de nombreuses étapes. Dans leurs déclarations pour les années d’imposition 1996 et 1997, les contribuables ont demandé une déduction, sur le fondement de l’alinéa 113(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.), visant à compenser le montant des dividendes versés par la société non résidente. Le ministre a établi de nouvelles cotisations, par lesquelles il refusait les déductions.

 

[3]               Le ministre s’est appuyé sur la disposition anti‑évitement de l’alinéa 95(6)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu pour refuser les déductions. Le ministre a estimé cette disposition applicable parce que (pour paraphraser l’alinéa 95(6)b)) la principale raison de l’acquisition des actions de la société non résidente par les contribuables était d’éviter le paiement d’un impôt qui serait payable par ailleurs en vertu de la Loi.

 

[4]               Devant la Cour de l’impôt, les parties ont débattu de la raison principale de l’acquisition par les contribuables des actions de la société non résidente. Il y a aussi eu débat quant à savoir s’il fallait donner une interprétation large à l’alinéa 95(6)b), comme le préconise la Couronne, ou lui préférer l’interprétation étroite proposée par les contribuables.

 

[5]               La Cour de l’impôt a accueilli les appels des nouvelles cotisations interjetés par les contribuables. Tout en partageant l’avis de la Couronne quant à la portée de l’alinéa 96(5)b), la Cour de l’impôt a conclu que cet alinéa ne s’appliquait pas aux contribuables dans les circonstances parce qu’il n’y avait aucun montant d’impôt par ailleurs payable. Le ministre interjette appel de cette décision.

 

[6]               Pour les motifs que je vais exposer, je suis d’accord avec le résultat auquel la Cour de l’impôt est arrivée, mais pour des motifs différents. Je rejetterais l’appel.

 

A.        Les faits essentiels

 

            (1)        Les contribuables

 

[7]               Les contribuables, Lehigh, une entreprise de fabrication de ciment et de produits de construction du Canada, et sa filiale en propriété exclusive CBR Alberta, étaient des sociétés canadiennes. Elles faisaient partie d’un groupe de sociétés connu sous le nom de Groupe CBR, actif en Europe, en Amérique du Nord et en Asie. La société mère du Groupe CBR, CBR SA, était une société belge.

 

            (2)        Les événements à l’origine du litige

 

[8]               Une société sœur de Lehigh constituée aux États‑Unis, CBR Cement Corporation (CBR US), a commencé à subir des pertes d’exploitation en 1991. À la fin de 1994, ses pertes comptables totalisaient une somme de 94,8 millions de dollars US. Les activités de CBR US aux États‑Unis étaient financées par des emprunts et par l’émission d’actions, notamment (1) des sommes empruntées à CBR SA et CBR Asset Management Luxembourg (CBR AM) (société appartenant en propriété exclusive à CBR SA), et (2) un apport de capital de la part de sa société mère américaine, CBR Investment Corporation of America (CBR ICA), réuni grâce à la vente d’actions privilégiées à Lehigh en 1991. Le Groupe CBR a décidé de refinancer la dette entre sociétés et les actions.

 

            (3)        Les opérations de refinancement

 

[9]               Les opérations de refinancement pertinentes ont eu lieu en 1995. Je fais mienne la description que la Cour de l’impôt en a faite (aux paragraphes 27 à 30) :

 

[27]      En 1995, le Groupe CBR a décidé de refinancer la dette entre sociétés et les actions de CBR US mentionnées plus tôt à l’aide d’une somme de 100 millions de dollars US empruntée par [Lehigh] en vue d’être investie dans une SRL américaine et prêtée par la SRL à CBR US. 

 

[28]      L’opération de refinancement s’est déroulée en deux volets. Les prêts de CBR SA et de CBR AM ont été remboursés dans le cadre d’une série d’opérations menées au milieu de l’année 1995. Les actions privilégiées de CBR ICA que [Lehigh] détenait ont été rachetées dans le cadre d’une autre série d’opérations, réalisée en décembre 1995.

 

[29]      La première série d’opérations s’est déroulée de la manière suivante :

 

En mars 1995, CBR Alberta a été constituée en société en vue d’être le second membre requis dans la SRL;

 

Le 27 juin 1995, les appelantes ont constitué, au Delaware, une société à responsabilité limitée sous le nom de CBR Developments NAM LLC (« NAM LLC »). Cette société a été structurée sous la forme d’une société étrangère affiliée des appelantes, dans laquelle [Lehigh] détenait un intérêt de 99 p. 100 et CBR Alberta un intérêt de 1 p. 100.

 

Le 10 juillet 1995 :

 

- [Lehigh] a emprunté à Citibank Canada Inc. la somme de 60 millions de dollars US, à un taux d’intérêt annuel de 6,7 p. 100 en échange d’un billet à ordre;

 

- Citibank a vendu le droit de toucher des paiements d’intérêt futurs aux termes du billet à ordre à Brussels Bank Lambert (« BBL ») et elle a vendu le droit de recevoir le capital à CBR International Services SA (« CBR IS »), une société belge qui est finalement devenue la propriété de CBR SA. CBR IS a fait office de centre de trésorerie pour le Groupe CBR. Elle a obtenu les capitaux qu’exigeait l’achat au moyen d’une augmentation du capital provenant de CBR SA;

 

- [Lehigh] s’est servie d’une partie des fonds empruntés pour souscrire des actions privilégiées de CBR Alberta, faisant ainsi passer à 600 000 $US le montant total du capital investi par [Lehigh] dans CBR Alberta;

 

- [Lehigh] a contribué la somme de 59,4 millions de dollars US (soit le reste des fonds empruntés) à NAM LLC, et CBR Alberta a contribué la somme de 600 000 $US;

 

- NAM LLC a prêté la somme de 60 millions de dollars US à CBR US, à un taux d’intérêt annuel de 8,25 p. 100;

 

- CBR US s’est servie de ces fonds pour rembourser les emprunts de CBR SA et de CBR AM.

 

[30]      La seconde série d’opérations s’est déroulée de la manière suivante :

 

Le 22 décembre 1995, [Lehigh] a emprunté à BBL la somme de 40 millions de dollars US à un taux d’intérêt annuel de 6,84 p. 100, ou à un taux variable suivant les circonstances.

 

Le 27 décembre 1995, [Lehigh] a souscrit des actions privilégiées de CBR Alberta au prix de 400 000 $US.

 

[Lehigh] et CBR Alberta ont effectué des apports de capital additionnels d’un montant de 39,6 millions de dollars US et de 400 000 $US, respectivement, à NAM LLC.

 

Le 31 décembre 1995 au plus tard, NAM LLC a prêté une somme additionnelle de 40 millions de dollars US à CBR US, à un taux d’intérêt annuel de 8,25 p. 100.

 

CBR US a payé un dividende de 40 millions de dollars US à CBR ICA.

 

CBR ICA s’est servie du produit des dividendes pour rembourser les actions privilégiées que détenait [Lehigh].

 

En date du 31 décembre 1995, [Lehigh] et CBR Alberta avaient effectué un apport de capital total à NAM LLC de 99 millions de dollars US et de 1 million de dollars US, respectivement.

 

 

[10]           Les parties ne contestent pas l’analyse des résultats fiscaux anticipés faite par la Cour de l’impôt, qui en a donné la description suivante (aux paragraphes 31 à 35) :

 

[31]      L’opération de refinancement était censée engendrer des économies d’impôt de 1,92 million de dollars US par année au Canada pour [Lehigh], ainsi que de 1,19 million de dollars US par année pour CBR SA en Belgique.

 

[32]      Pour les appelantes, les économies d’impôt étaient censées découler de la déduction des intérêts payés sur les fonds que [Lehigh] avaient empruntés en vue d’acheter les actions de NAM LLC, ainsi que du fait que les dividendes que les appelantes recevraient de NAM LLC seraient exonérés d’impôt.

 

[33]      Pour CBR SA, les économies d’impôt étaient censées découler d’une exemption, prévue par la législation fiscale belge, à l’égard des dividendes à recevoir de CBR IS.

 

[34]      CBR US n’était pas censée avoir de revenus nets avant 1997. Par conséquent, même s’il n’était pas prévu que CBR US bénéficie d’un avantage fiscal au cours des années 1995 à 1997 pour les intérêts qu’elle payait à NAM LLC, on anticipait que ses frais d’intérêt feraient augmenter ses pertes d’exploitation nettes à reporter prospectivement pour les besoins de l’impôt fédéral américain.

 

[35]      Outre les avantages fiscaux déjà mentionnés, l’opération de refinancement visait aussi à répondre à d’autres préoccupations de nature fiscale qu’avait soulevées la Division des services financiers du Groupe CBR. Il avait été signalé que des changements que l’on se proposait d’apporter à la législation fiscale canadienne à propos de la déductibilité des intérêts mettaient en péril la déduction d’intérêts sur les fonds que [Lehigh] avait empruntés en vue d’acheter les actions privilégiées de CBR ICA, car cette dernière n’avait pas payé de dividendes à [Lehigh] sur ces actions. On estimait aussi que d’éventuels changements à la convention fiscale conclue entre les États-Unis et le Luxembourg risquaient de hausser le coût fiscal du financement existant. Enfin, la retenue d’impôt américaine sur les paiements d’intérêt faits par CBR US à CBR SA ne bénéficiait pas d’un crédit d’impôt complet en Belgique.

 

 

[11]           De 1995 à 1997, CBR US a payé plus de 15 millions de dollars US à NAM LLC, qui les a versés sous forme de dividendes aux contribuables pendant les années d’imposition 1996 et 1997.

 

[12]           Aux fins du calcul de leur revenu imposable pour ces années d’imposition, les contribuables ont demandé une déduction visant à compenser le montant des dividendes inclus dans leur revenu, en invoquant l’alinéa 113(1)a) de la Loi et le statut de société étrangère affiliée de NAM LLC à l’égard des deux sociétés.

 

[13]           Comme on le verra, le ministre a établi en réponse de nouvelles cotisations à l’égard des contribuables, parce qu’il a estimé que la principale raison de leur acquisition d’actions de la société non résidente NAM LLC était d’éviter le paiement d’impôts canadiens. Par conséquent, le ministre a jugé que la disposition anti‑évitement de l’alinéa 95(6)b) était applicable. Le ministre a refusé d’accorder aux contribuables les déductions que celles-ci demandaient.

 

[14]           Pour bien saisir la position du ministre et la portée de l’alinéa 95(6)b), je passerai en revue le régime législatif qui entoure cette disposition.

 

            (4)        Le régime législatif applicable

 

[15]           L’alinéa 95(6)b) figure à la sous‑section i de la section B de la partie I de la Loi, et porte sur l’imposition du revenu des sociétés non résidentes.

 

[16]           Le législateur a choisi de rendre l’impôt à payer sur le revenu versé à un contribuable canadien par une société non résidente fonction du type de revenu ainsi que du statut de la société en matière de propriété. À titre d’exemple, il faut prendre en considération dans la présente affaire tant le type de revenu en cause que le statut de la société non résidente en matière de propriété :

 

●          Type de revenu. Pour nos fins, qu’il suffise de dire qu’en vertu de paragraphe 90(1) de la Loi, les contribuables canadiens doivent inclure dans leurs revenus les sommes qu’ils reçoivent d’une société non résidente à titre de dividendes. L’alinéa 113(1)a) de la Loi prévoit cependant que le contribuable canadien qui reçoit les dividendes versés par certaines sociétés non résidentes par prélèvement sur le surplus exonéré peut échapper à l’imposition – c.‑à‑d. que ce contribuable peut demander une déduction compensant le montant des dividendes inclus dans son revenu. Pour savoir maintenant quelle société non résidente tombe sous le coup de l’alinéa 113(1)a), l’analyse doit prendre en compte le statut de la société non résidente en matière de propriété.  

 

●          Statut de la société non résidente en matière de propriété. L’alinéa 113(1)a) de la Loi s’applique aux dividendes versés par une « société étrangère affiliée »; cette expression est définie au paragraphe 95(1). Lorsqu’un contribuable canadien détient un intérêt d’au moins un pour cent dans n’importe quelle catégorie d’actions d’une société non résidente et que le pourcentage total qu’il détient, en combinaison avec celui que détient toute personne qui lui est liée, est d’au moins dix pour cent de la catégorie en question, la société non résidente est une « société étrangère affiliée » du contribuable canadien.

 

[17]           Par souci d’exhaustivité, je ferai remarquer que les règles de cette partie de la Loi ne sont pas si simples. Si, par exemple, la société non résidente a le statut de « société étrangère affiliée contrôlée », certains revenus passifs que gagne la société non résidente (c.‑à‑d. les revenus étrangers accumulés, tirés de biens) peuvent être imputés au contribuable canadien même si ce dernier ne les a pas reçus. Pour nos fins, toutefois, mon examen du régime législatif est suffisant.

 

[18]           Je reproduirai maintenant le paragraphe 90(1), la définition de « société étrangère affiliée » figurant au paragraphe 95(1) ainsi que les dispositions relatives à l’exonération de l’alinéa 113(1)a):

 

 (1) Est à inclure dans le calcul du revenu pour une année d’imposition d’un contribuable résidant au Canada toute somme qu’il a reçue au cours de l’année au titre ou en paiement intégral ou partiel d’un dividende sur une action lui appartenant du capital-actions d’une société non-résidente.

 

 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente sous-section.

 

[…]

 

« société étrangère affiliée » Quant à une société qui, à un moment donné, est une société étrangère affiliée d’un contribuable qui réside au Canada, société non-résidente dans laquelle, à la fois :

a) le pourcentage d’intérêt du contribuable est d’au moins 1 % à ce moment;

 

b) le total du pourcentage d’intérêt du contribuable et de celui de chacune des personnes qui lui est liée est d’au moins 10 % à ce moment, chaque pourcentage étant déterminé comme si le calcul prévu à l’alinéa b) de la définition de 

« pourcentage d’intérêt » au paragraphe (4) était effectué compte non tenu du pourcentage d’intérêt d’une personne dans le contribuable ou dans une personne liée à celui-ci.

 

 

 

Toutefois, nulle société ne peut être une société étrangère affiliée d’une société de placement appartenant à des non-résidents.

 

 

 (1) Une société résidant au Canada qui, au cours d’une année d’imposition, a reçu un dividende sur une action lui appartenant du capital-actions d’une société étrangère affiliée de cette société peut déduire de son revenu pour l’année, pour le calcul de son revenu imposable pour cette année, le total des sommes suivantes :

 

 

a) la fraction du dividende qui est, par règlement, considérée comme ayant été prélevée sur le surplus exonéré défini par règlement (appelé « surplus exonéré » à la présente partie) de la société affiliée;

 (1) In computing the income for a taxation year of a taxpayer resident in Canada, there is to be included any amount received by the taxpayer at any time in the year as, on account or in lieu of payment of, or in satisfaction of, a dividend on a share owned by the taxpayer of the capital stock of a non-resident corporation.

 

 (1) In this subdivision,

 

 

 

 

“foreign affiliate”, at any time, of a taxpayer resident in Canada means a non-resident corporation in which, at that time,

 

(a) the taxpayer’s equity percentage is not less than 1%, and

(b) the total of the equity percentages in the corporation of the taxpayer and of each person related to the taxpayer (where each such equity percentage is determined as if the determinations under paragraph (b) of the definition “equity percentage” in subsection 95(4) were made without reference to the equity percentage of any person in the taxpayer or in any person related to the taxpayer) is not less than 10%,


except that a corporation is not a foreign affiliate of a non-resident-owned investment corporation;

 

 

 (1) Where in a taxation year a corporation resident in Canada has received a dividend on a share owned by it of the capital stock of a foreign affiliate of the corporation, there may be deducted from the income for the year of the corporation for the purpose of computing its taxable income for the year, an amount equal to the total of

(a) an amount equal to such portion of the dividend as is prescribed to have been paid out of the exempt surplus, as defined by regulation (in this Part referred to as “exempt surplus”) of the affiliate;

 

[19]           Le statut de « société étrangère affiliée » d’une société non résidente, qui est fonction du statut de celle‑ci en matière de propriété, peut faire réaliser des économies d’impôt à un contribuable canadien en lui permettant de demander une déduction en compensation du montant de dividendes inclus dans son revenu. Bien souvent, il peut être facile pour le contribuable canadien de manipuler ce statut en vue d’obtenir de telles économies. Il pourra, par exemple, transformer une société non résidente en « société étrangère affiliée » en acquérant davantage d’actions de son capital‑actions. Il pourra aussi disposer d’actions pour éviter que la société non résidente ne devienne une « société étrangère affiliée contrôlée ». On peut dire dans ce contexte que [traduction] « les contribuables manœuvrent de façon à se situer du bon côté des distinctions afin de pouvoir tirer avantage des règles », pour reprendre les termes de Vern Krishna, dans son ouvrage The Fundamentals of Canadian Income Tax (9e éd., 2006), à la page 1327.

 

[20]           Le législateur a adopté l’alinéa 95(6)b) pour empêcher les contribuables canadiens de manipuler le statut en matière de propriété des sociétés non résidentes. L’alinéa, reproduit ci‑après, prévoit de manière générale que, dans le cas où une personne acquiert des actions d’une société, ou en dispose, et où il est raisonnable de considérer que la principale raison de l’acquisition ou de la disposition est de permettre à une personne d’éviter, de réduire ou de reporter le paiement d’un impôt, les actions sont réputées ne pas avoir été acquises ou ne pas avoir fait l’objet d’une disposition :

 

95. (6) Pour l’application de la présente sous-section, sauf l’article 90 :

 

[…]

 

 

b) dans le cas où une personne ou une société de personnes acquiert des actions du capital-actions d’une société ou des participations dans une société de personnes, ou en dispose, directement ou indirectement et où il est raisonnable de considérer que la principale raison de l’acquisition ou de la disposition est de permettre à une personne d’éviter, de réduire ou de reporter le paiement d’un impôt ou d’un autre montant qui serait payable par ailleurs en vertu de la présente loi, les actions ou les participations sont réputées ne pas avoir été acquises ou ne pas avoir fait l’objet d’une disposition et, dans le cas où elles n’avaient pas été émises par la société ou la société de personnes immédiatement avant l’acquisition, ne pas avoir été émises.

95. (6) For the purposes of this subdivision (other than section 90),

 

 

 

(b) where a person or partnership acquires or disposes of shares of the capital stock of a corporation or interests in a partnership, either directly or indirectly, and it can reasonably be considered that the principal purpose for the acquisition or disposition is to permit a person to avoid, reduce or defer the payment of tax or any other amount that would otherwise be payable under this Act, that acquisition or disposition is deemed not to have taken place, and where the shares or partnership interests were unissued by the corporation or partnership immediately before the acquisition, those shares or partnership interests, as the case may be, are deemed not to have been issued.

 

 

[21]           Si l’alinéa 95(6)b) reçoit application, on détermine le traitement fiscal réservé à tout dividende reçu de la société non résidente par le contribuable canadien en tenant pour acquis que les actions en cause n’ont pas été acquises ou n’ont pas fait l’objet d’une disposition, selon le cas. Le but est de priver le contribuable de l’avantage fiscal recherché en acquérant les actions ou en en disposant. Si le ministre a correctement appliqué l’alinéa 95(6)b) en l’espèce, les contribuables ne pourraient, en pratique, demander de déductions pour compenser les montants qu’ils ont reçus des sociétés non résidentes.

 

            (5)        La position du ministre

 

[22]           Le ministre a établi de nouvelles cotisations à l’égard de Lehigh et de CBR Alberta pour les années d’imposition 1996 et 1997. Il a refusé la déduction visée à l’alinéa 113(1)a) demandée par les contribuables et correspondant au montant des dividendes reçus de la société non résidente NAM LLC. Il estimait qu’on pouvait raisonnablement considérer que la principale raison de l’acquisition d’actions de NAM LLC par les contribuables était d’éviter le paiement d’impôts qui seraient payables par ailleurs en vertu de la partie I de la Loi. Par conséquent, selon le ministre, l’alinéa 95(6)b) était applicable et les actions acquises étaient réputées ne pas avoir été émises aux fins de la sous‑section i de la section B de la partie I de la Loi (sauf l’article 90).

 

[23]           En établissant les nouvelles cotisations, le ministre a donc inclus les dividendes dans le revenu des contribuables, sans toutefois autoriser la déduction visée à l’alinéa 113(1)a) dans le calcul de leur revenu imposable.

 

[24]           Le ministre s’est aussi fondé initialement sur la règle générale anti‑évitement prévue à l’article 245 de la Loi, mais a par la suite abandonné cette position.

 

            (6)        La position des contribuables

 

[25]           Les contribuables se sont opposés aux nouvelles cotisations. Ils affirment avoir acquis les actions de la société non résidente, NAM LLC, pour des raisons autres que la volonté d’éviter le paiement d’impôts canadiens et que l’alinéa 95(6)b) n’était donc pas applicable. Ayant ainsi reçu des dividendes de la société non résidente, on devrait les autoriser à demander les déductions correspondantes en vertu de l’alinéa 113(1)a).

 

            (7)        La décision de la Cour de l’impôt

 

[26]           Après avoir passé en revue les faits de l’affaire, la Cour de l’impôt s’est penchée sur l’interprétation qu’il convenait de donner à l’alinéa 95(6)b), en s’appuyant sur l’arrêt Hypothèques Trustco Canada Co. c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601.

 

[27]           La Cour de l’impôt s’est attardée dans son analyse à l’expression « la principale raison de l’acquisition ou de la disposition » employée à l’alinéa 95(6)b). Selon elle, la raison principale de l’acquisition ou de la disposition d’actions constituait un élément déterminant quant à l’applicabilité de l’alinéa.

 

[28]           La Cour de l’impôt a jugé que la raison principale d’une acquisition ou d’une disposition était une question de fait, qu’il convenait de trancher en tenant compte de toutes les circonstances de l’affaire. Un élément fondamental consiste à savoir si l’acquisition ou la disposition fait partie d’une série d’opérations dont le but général est d’éviter le paiement d’impôts. Le fait que l’objet de l’acquisition ou de la disposition en cause diffère de l’objet général de la série d’acquisitions ou de dispositions semble indiquer l’existence d’un objectif anti‑évitement.

 

[29]           La Cour de l’impôt a conclu que les dispositions voisines de l’alinéa 95(6)b), l’évolution législative de cet alinéa et les déclarations d’intention législative à son sujet concordaient avec son interprétation du critère de l’objet prévu à l’alinéa 95(6)b).

 

[30]           Ayant interprété l’alinéa 95(6)b) de la manière décrite, la Cour de l’impôt a ensuite procédé à une analyse en trois étapes. La première étape a consisté à déterminer l’impôt payable par ailleurs en vertu de la Loi que les contribuables auraient voulu éviter, la deuxième, à déterminer si l’acquisition ou la disposition d’actions a permis de réaliser l’évitement, la réduction ou le report d’impôt, et la troisième, à apprécier l’objet principal de l’acquisition des actions par les contribuables.

 

[31]           À la première étape de l’analyse, la Cour de l’impôt a conclu qu’interpréter l’expression « impôt […] payable par ailleurs » à l’alinéa 95(6)b) l’obligeait à comparer l’opération effectuée avec le mécanisme que le contribuable aurait raisonnablement pu mettre en branle, dans lequel l’acquisition ou la disposition des actions n’a pas eu lieu.

 

[32]           En recourant à cette méthode, la Cour de l’impôt a conclu que les contribuables avaient démontré qu’aucun impôt n’aurait été payable par ailleurs. Elle a accepté la position des contribuables selon laquelle l’autre mécanisme raisonnable en l’espèce était celui dans lequel Lehigh souscrit directement des actions de CBR US à l’aide de fonds empruntés. Il s’agit en substance du mécanisme qui existait après 1997, quand NAM LLC a été dissoute. Dans le scénario postérieur à 1997, les résultats obtenus sur le plan de l’impôt canadien sont les mêmes que ceux découlant des opérations en litige en l’espèce. Pour faire bonne mesure, la Cour de l’impôt a dit admettre que, comme il aurait été possible d’obtenir les économies d’impôt en litige sans acquérir les actions, l’objet principal de l’acquisition était d’éviter l’impôt américain plutôt que l’impôt canadien.

 

[33]           La Cour de l’impôt a conclu que 95(6)b) ne s’appliquait pas à l’acquisition par les contribuables des actions de la société non résidente, NAM LLC. Ceux‑ci pouvaient donc demander la déduction des dividendes reçus de NAM LLC en se fondant sur l’alinéa 113(1)a).

 

B.        Analyse

 

[34]           Nous sommes saisis des deux mêmes questions que celles soumises à la Cour de l’impôt : la question de fait de la « principale raison » de l’acquisition par les contribuables des actions de la société non résidente, et la question de l’interprétation qu’il convient de donner à l’alinéa 95(6)b). Dans les présents motifs, je traiterai d’abord de cette dernière question.

 

[35]           Les contribuables soutiennent que le point de mire de l’alinéa 95(6)b) est la raison principale de l’acquisition ou de la disposition particulière d’actions, et non la raison principale de la série d’opérations dont l’acquisition ou la disposition particulière fait partie. L’alinéa vise à corriger la situation où un contribuable tente de manipuler le statut en matière de propriété d’une société non résidente dans le but principal d’en tirer un avantage fiscal. Il ne vise pas à corriger la situation où un contribuable effectue une série d’opérations en vue d’atteindre tout autre résultat fiscal favorable.

 

[36]           La Couronne soutient au contraire que l’alinéa 95(6)b) a un objectif anti‑évitement plus général. Elle estime que, pour discerner la raison principale d’une acquisition d’actions de société non résidente, on peut considérer la série d’opérations dont l’acquisition ou la disposition fait partie, en vue d’y déceler tout objectif d’évitement fiscal.

 

[37]           Nous devons recourir aux principes habituels d’interprétation des lois pour régler le débat. La Cour suprême a exposé les principes applicables dans l’arrêt Hypothèques Trustco, précité.

 

[38]           La Cour suprême nous a rappelé dans cet arrêt que la méthode générale d’interprétation de toutes les dispositions législatives s’appliquait à l’interprétation des dispositions de lois fiscales. Il faut procéder à une analyse textuelle, contextuelle et téléologique de la disposition en cause (au paragraphe 10):

 

Il est depuis longtemps établi en matière d’interprétation des lois qu’« il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : [renvoi omis]. L’interprétation d’une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble. Lorsque le libellé d’une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation. Par contre, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important. L’incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l’objet sur le processus d’interprétation peut varier, mais les tribunaux doivent, dans tous les cas, chercher à interpréter les dispositions d’une loi comme formant un tout harmonieux.

 

 

[39]           Les dispositions des lois fiscales sont souvent détaillées et précises. La Loi de l’impôt sur le revenu est « un instrument dominé par des dispositions explicites qui prescrivent des conséquences particulières », et cela commande « une interprétation largement textuelle » (Hypothèques Trustco, au paragraphe 13).

 

[40]           Par conséquent, « [l]orsque le législateur précise les conditions à remplir pour obtenir un résultat donné, on peut raisonnablement supposer qu’il a voulu que le contribuable s’appuie sur ces dispositions pour obtenir le résultat qu’elles prescrivent » (arrêt Hypothèques Trustco, précité, au paragraphe 11). Lorsque la disposition en cause est « claire et non équivoque, elle doit simplement être appliquée » (Shell Canada Ltée c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 622, au paragraphe 40). En de telles circonstances, un objet supposé [traduction] « ne peut pas servir à créer une exception tacite à ce qui est clairement prescrit » ni « mettre de côté » le texte clair d’une disposition (Placer Dome Canada Ltd. c. Ontario (Ministre des Finances), 2006 CSC 20, [2006] 1 R.C.S. 715, au paragraphe 23, citant l’ouvrage de P. W. Hogg, de J. E. Magee et de J. Li, Principles of Canadian Income Tax Law (5e éd. 2005), à la page 569).

 

[41]           Lorsqu’il s’agit d’interpréter les dispositions de lois fiscales, il faut garder à l’esprit le contexte concret dans lequel elles s’inscrivent : de nombreux contribuables étudient de près le libellé de la Loi afin de planifier et d’organiser intelligemment leurs affaires. On doit donc interpréter une disposition « claire et non équivoque » de la Loi de manière à assurer « l’uniformité, la prévisibilité et l’équité requises » en tenant dûment compte de son libellé particulier (Hypothèques Trustco, au paragraphe 12, citant l’arrêt Shell Canada Ltée, précité, au paragraphe 45).

 

[42]           Nous ne devons pas mettre de côté les mots employés à l’alinéa 95(6)b), ni les nuancer par des [traduction] « exceptions qui n’y sont pas exprimées, provenant de la conception [que nous avons] de l’objet de la disposition », ni encore recourir à un raisonnement tendancieux, sinon la Loi serait empreinte d’une [traduction] « incertitude intolérable » portant atteinte à « l’uniformité, la prévisibilité et l’équité requises » (65302 British Columbia Ltd. c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 804, au paragraphe 51, citant l’ouvrage de P. W. Hogg et de J. E. Magee, Principles of Canadian Income Tax Law (2e éd. 1997), aux pages 475 et 476; voir également l’arrêt Hypothèques Trustco, au paragraphe 12).

 

[43]           L’historique législatif ainsi que les documents explicatifs, comme les notes techniques, les documents budgétaires et les procès-verbaux de comités, peuvent faciliter l’application de ces principes.

 

[44]           De manière générale, toutefois, notre tâche consiste à discerner le sens du libellé d’une disposition en recourant à tous les indices objectifs dont nous disposons.

 

[45]           Appliquant ces divers principes en l’espèce, je souscris à l’interprétation donnée à l’alinéa 95(6)b) par les contribuables.

 

[46]           Les termes employés à l’alinéa 95(6)b) sont précis et sans équivoque. Le point de mire de l’alinéa est la raison principale de l’acquisition ou de la disposition d’actions, et non la raison principale de la série d’opérations dont cette acquisition ou disposition particulière fait partie. Rien ne justifie la Cour d’interpréter l’alinéa comme comportant ces mots additionnels, et ce, nous le verrons, pour une bonne raison.

 

[47]           Je relève l’emploi à l’alinéa 95(6)b) des mots précis « disposition » et « acquisition ». Ces mots laissent entendre que l’alinéa vise un type particulier d’évitement fiscal. Les dispositions et acquisitions visées ne peuvent en soi avoir pour objet dans ce contexte que d’influer sur le statut d’une société non résidente.

 

[48]           Le contexte plus large des autres dispositions de la Loi étaye également l’interprétation donnée à l’alinéa 95(6)b) par les contribuables.

 

[49]           Lorsque la Loi veut élargir sa portée en visant non plus une opération individuelle mais une série d’opérations, elle le fait de manière explicite. On en trouvera des exemples aux paragraphes 55(2), 83(2.1) et 129(1.2), à la définition d’une « action privilégiée à terme » à l’article 248 ainsi qu’à l’article 245. Cela est particulièrement bien illustré dans cette dernière disposition – la disposition générale anti‑évitement de la Loi –, qui prévoit qu’on peut considérer une opération comme une opération d’évitement si elle fait partie d’une « série d’opérations ou d’événements » dont découle un avantage fiscal.

 

[50]           L’alinéa 95(6)b) ne renferme pas de tels termes explicites. On n’y mentionne pas que l’avantage fiscal a pu résulter d’une série d’opérations dont l’acquisition ou la disposition d’actions faisait partie. Le libellé de l’alinéa 95(6)b) prévoit plutôt que l’avantage fiscal doit découler de l’acquisition ou de la disposition même d’actions, et que la raison principale de l’acquisition ou de la disposition doit être l’obtention de cet avantage.

 

[51]           Le législateur sait très bien quels mots il lui faut utiliser lorsqu’il veut l’interprétation que la Couronne cherche à donner à l’alinéa 95(6)b). Or, il n’a pas utilisé de tels mots.

 

[52]           Certaines modifications apportées à la Loi depuis que l’alinéa 95(6)b) est en vigueur fournissent un autre indice contextuel du sens qu’il convient de prêter à l’alinéa. Ces modifications, ayant touché le paragraphe 17(2) en 1999, l’article 18.2 en 2007 ainsi que les règles sur le transfert de dette en 2013, visaient certaines techniques particulières d’évitement fiscal. Si l’alinéa 95(6)b) avait le sens que la Couronne nous exhorte de lui reconnaître – une arme générale contre l’évitement à la disposition du ministre –, pourquoi ces modifications auraient‑elles été nécessaires?

 

[53]           En fait, le libellé de l’alinéa 95(6)b) a, à l’instar de ces modifications à la Loi, un caractère singulier. L’alinéa semble n’être qu’une parmi de nombreuses dispositions particulières anti‑évitement de la Loi, et on doit l’interpréter en tant que tel.

 

[54]           La structure même de la Loi constitue un autre élément du contexte. L’alinéa 95(6)b) se trouve à la sous‑section i (Actionnaires de sociétés ne résidant pas au Canada) de la section B (Calcul du revenu) de la partie I de la Loi. Lorsque l’alinéa 95(6)b) entre en jeu, il aide à déterminer si une acquisition ou une disposition donnée d’actions doit être prise en compte dans le calcul du revenu. Il ne figure pas dans une partie plus générale de la Loi, comme la partie XVI (Évitement fiscal). En l’absence de termes exprès donnant à entendre le contraire, ces éléments étayent la conclusion selon laquelle l’alinéa 95(6)b) traite de problèmes concernant l’acquisition ou la disposition d’actions « de sociétés ne résidant pas au Canada », et non pas d’autres opérations ni encore de problèmes plus généraux d’évitement fiscal.

 

[55]           En l’espèce, l’avantage fiscal est créé par l’article 113, et son obtention découlant de la question de savoir si on peut considérer que la société non résidente dispose du statut de « société étrangère affiliée » aux fins du paragraphe 95(1). Les contribuables peuvent facilement manipuler ce statut au moyen de l’acquisition ou de la disposition d’actions. L’alinéa 95(6)b) apporte un correctif en prescrivant de ne pas tenir compte, le cas échéant, d’une telle acquisition ou disposition. Selon l’interprétation retenue, le correctif règle le problème. Il faudrait des termes plus clairs pour pouvoir conclure que le correctif énoncé à l’alinéa 95(6)b) vise à résoudre un problème plus large.

 

[56]           J’estime qu’il découle ainsi de l’analyse qui précède que le type d’évitement fiscal visé à l’alinéa 95(6)b) est la manipulation de l’actionnariat de la société non résidente en vue de correspondre ou non aux critères pertinents applicables aux sociétés étrangères affiliées, aux sociétés étrangères affiliées contrôlées ou au statut connexe de sociétés, aux fins de la sous‑section i de la section B de la partie I de la Loi.

 

[57]           Cela, toutefois, ne met pas un terme à l’analyse de la question. L’arrêt Hypothèques Trustco nous enjoint en effet, même lorsque le libellé d’une disposition est clair et sans équivoque, et que le contexte global de la Loi étaye ce libellé clair et non équivoque, d’examiner l’objet sous‑jacent de la disposition pour tenter de bien en comprendre le sens.

 

[58]            En l’espèce, les arguments de la Couronne sur l’objet de l’alinéa 95(6)b) faisaient dans une certaine mesure écho aux arguments sur la réalité économique avancés dans l’arrêt Shell, précité. La Cour suprême a déclaré ce qui suit à ce sujet (aux paragraphes 39 et 40) :

 

[…] notre Cour n’a jamais statué que la réalité économique d’une situation pouvait justifier une nouvelle qualification des rapports juridiques véritables établis par le contribuable. Au contraire, nous avons décidé qu’en l’absence d’une disposition expresse contraire de la Loi ou d’une conclusion selon laquelle l’opération en cause est un trompe‑l’œil, les rapports juridiques établis par le contribuable doivent être respectés en matière fiscale. […]

 

Deuxièmement, la jurisprudence fiscale de notre Cour est bien établie: l’examen de la « réalité économique » d’une opération donnée ou de l’objet général et de l’esprit de la disposition en cause ne peut jamais soustraire le tribunal à l’obligation d’appliquer une disposition non équivoque de la Loi à une opération du contribuable. Lorsque la disposition en cause est claire et non équivoque, elle doit simplement être appliquée. [Renvois omis.]

 

 

[59]           La Couronne a raison de dire que l’objet de l’alinéa 95(6)b) est de contrer l’évitement fiscal. Toutefois, relever l’existence de cet objet ne nous mène pas bien loin puisque se posent alors les questions de savoir quelles techniques précises d’évitement l’alinéa vise, quelle est sa portée en tant que mesure d’évitement et quelles sont ses conditions d’application.

 

[60]           Les dispositions anti‑évitement de la Loi se présentent sous des formes très diverses et chacune d’elles appelle une analyse individuelle. Par exemple, tandis que l’article 245 constitue une mesure anti‑évitement générale, de nombreuses autres dispositions sont rédigées de manière à s’attaquer de manière restreinte à un type particulier d’évitement. L’analyse qui précède porte à croire que l’alinéa 95(6)b) vise un type particulier d’évitement et ne se veut pas une mesure générale anti‑évitement.

 

[61]            Lorsque la Cour examine l’objet sous‑jacent d’une disposition, il lui est parfois utile d’examiner les répercussions des interprétations divergentes qui lui sont soumises. Certaines répercussions sont compatibles avec les grands thèmes de la Loi et les principes juridiques qui régissent son application. D’autres ne le sont toutefois pas.

 

[62]           En l’espèce, la Couronne soutient dans ses observations orales et écrites que l’alinéa 95(6)b) peut s’appliquer dans diverses situations où un contribuable a effectué une planification fiscale mettant en cause des sociétés étrangères que le ministre estime être abusive. La Couronne semble d’ailleurs croire que l’alinéa peut s’appliquer même lorsque la société non résidente a obtenu son statut de société étrangère affiliée sans aucune manipulation artificielle de l’actionnariat.

 

[63]           Parallèlement, la Couronne ne considère toutefois pas que, chaque fois que l’alinéa 95(6)b) est susceptible d’application, il devra être appliqué. Elle affirme plutôt que l’alinéa ne sera appliqué que lorsque l’évitement fiscal n’est pas acceptable.

 

[64]           Le caractère acceptable ou non est toutefois affaire de perspective. Il dépend du jugement subjectif et du sentiment du moment de l’évaluateur. Son utilisation, comme le propose la Couronne, pour prévenir le recours sans discernement à l’alinéa 95(6)b) fait craindre que des contribuables dont la situation est semblable soient traités, sans raison objective, de manière différente. Une telle situation enfreindrait le principe selon lequel, à moins que la Loi ne dise expressément le contraire, il faut que les mêmes principes de droit s’appliquent à tous les contribuables (Bronfman Trust c. La Reine, [1987] 1 R.C.S. 32, à la page 46).

 

[65]           Un scénario hypothétique, mais fréquemment rencontré, illustre le problème. Lorsqu’un contribuable canadien emprunte de l’argent pour acheter les actions d’une filiale non résidente exploitée activement, l’incidence fiscale est toujours supérieure à l’incidence commerciale. Le contribuable canadien pourra déduire l’intérêt sur le prêt et déduire le montant des dividendes. En pratique, l’avantage fiscal tiré de l’emprunt d’argent pour acheter les actions d’une société non résidente est souvent un facteur pris en compte par le contribuable dans sa prise de décision.

 

[66]           Dans un tel scénario, la question de l’application de l’alinéa 95(6)b) va‑t‑elle toujours se poser? Sur quelle base le ministre exercerait‑il son pouvoir discrétionnaire d’appliquer ou non l’alinéa 95(6)b)? Contrairement à l’article 245, où un facteur limite expressément le pouvoir discrétionnaire du ministre – l’abus dans l’application des dispositions –, l’alinéa 95(6)b) ne prévoit aucun facteur limitatif. Comme je l’ai déjà expliqué, un critère du caractère inacceptable, même s’il nous était laissé le soin de l’élaborer et d’interpréter l’alinéa 95(6)b) à sa lumière, ne saurait en lui‑même être retenu.

 

[67]           Faute de termes clairs, je serais réticent à interpréter l’alinéa 95(6)b) d’une manière qui accorderait au ministre un tel pouvoir discrétionnaire large et mal défini – selon son bon vouloir – pour décider si un impôt est exigible, pouvoir qui ne serait restreint que par sa conception de ce qui est ou non acceptable. Une telle interprétation irait à l’encontre des principes fondamentaux en plus de favoriser une application arbitraire, soit tout le contraire de l’uniformité, de la prévisibilité et de l’équité prônées.

 

C.        Conclusion et application aux faits de l’affaire

 

[68]           Pour les motifs qui précèdent, je conclus que l’alinéa 95(6)b) cible les personnes qui ont pour objectif principal, en acquérant les actions d’une société non résidente, ou en en disposant, de satisfaire ou non aux critères pertinents applicables aux sociétés étrangères affiliées, aux sociétés étrangères affiliées contrôlées ou au statut connexe de sociétés aux fins de la sous‑section i de la section B de la partie I de la Loi, dans le but d’éviter, de réduire ou de reporter le paiement d’un impôt canadien.  

 

[69]           La raison principale de l’acquisition ou de la disposition d’actions d’une société non résidente est une question de fait, tributaire de toutes les circonstances pertinentes de l’affaire. L’existence d’une série d’opérations peut faire partie des circonstances pertinentes. Il n’est cependant pas loisible au ministre de tenir compte d’un ensemble d’opérations en vue de discerner la présence d’un objectif d’évitement fiscal que l’alinéa 95(6)b) ne vise pas expressément.

 

[70]           En soi, la manipulation des actions d’une société non résidente pour modifier son statut aux fins d’application de la sous‑section i de la section B de la partie I de la Loi en vue d’éviter, de réduire ou de reporter le paiement d’un impôt canadien n’entraîne pas nécessairement l’application de l’alinéa 95(6)b) de la Loi. Il doit s’agir de l’objectif principal – c.‑à‑d. l’objectif premier ou dominant – et non d’un parmi de nombreux objectifs différents.

 

[71]           En l’espèce, la Cour de l’impôt a conclu, à la lumière de la série d’opérations effectuées, que la raison principale de l’acquisition d’actions de la société non résidente, NAM LLC, était d’engendrer des économies globales d’impôt aux États‑Unis. La Cour de l’impôt a en outre conclu que les économies d’impôt au Canada auraient pu être réalisées sans l’acquisition d’actions de la société non résidente.

 

[72]           Compte tenu de ces considérations et de la preuve dont elle disposait, la Cour de l’impôt a conclu que les contribuables n’avaient pas évité de payer de l’impôt au Canada en procédant à l’acquisition d’actions de la société non résidente. La Cour de l’impôt a essentiellement rejeté l’argument selon lequel l’objectif principal des contribuables était de manipuler le statut de la société non résidente, par la manipulation de la propriété d’actions, pour satisfaire au critère d’une « société étrangère affiliée » aux fins de la sous‑section i de la section B de la partie I de la Loi, et d’obtenir ainsi un avantage fiscal au Canada.

 

[73]           La Cour de l’impôt n’a pas commis d’erreur de principe en tirant ces conclusions. Il lui était en outre loisible de tirer ces conclusions au vu du dossier dont elle disposait. Il n’y a aucun motif pour que la Cour intervienne.

 

[74]           L’alinéa 95(6)b) n’est donc pas applicable en l’espèce. Je suis par conséquent d’accord avec la conclusion à laquelle est parvenue la Cour de l’impôt : les nouvelles cotisations établies par le ministre pour les années d’imposition 1996 et 1997 ne peuvent être maintenues.

 

D.        Dispositif proposé

 

[75]           Pour les motifs qui précèdent, je rejetterais les appels avec dépens.

 

 

« David Stratas »

j.c.a.

 

 

« Je suis d’accord.

     Pierre Blais, j.c. »

 

« Je suis d’accord.

     K. Sharlow, j.c.a. »

 

 

Traduction certifiée conforme

Mario Lagacé, jurilinguiste

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DoSSIER :

A‑327‑13

APPEL DU JUGEMENT RENDU LE 12 JUILLET 2013 PAR MONSIEUR LE JUGE B. PARIS

 

 

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE c. LEHIGH CEMENT LIMITED

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 AVRIL 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE EN CHEF BLAIS

LA JUGE SHARLOW

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 AVRIL 2014

 

COMPARUTIONS :

Daniel Bourgeois

POUR L’APPELANTE

 

Warren Mitchell

Matthew Williams

 

POUR L’INTIMÉE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR L’APPELANTE

 

Thorsteinssons LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR L’INTIMÉE

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DoSSIER :

A‑328‑13

APPEL DU JUGEMENT RENDU LE 12 JUILLET 2013 PAR MONSIEUR LE JUGE B. PARIS

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE c. CBR ALBERTA LIMITED

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 AVRIL 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BLAIS

LA JUGE SHARLOW

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 AVRIL 2014

 

COMPARUTIONS :

Daniel Bourgeois

 

POUR L’AppelantE

 

Warren Mitchell

Matthew Williams

 

POUR L’INTIMÉE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur general du Canada

 

POUR L’APPELANTE

 

Thorsteinssons LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR L’INTIMÉE

 

 

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