Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20140502


Dossier : A‑89‑13

Référence : 2014 CAF 110

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE MAINVILLE

LE JUGE SCOTT

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

appelant

 

et

 

FIONA ANN JOHNSTONE

et COMMISSION CANADIENNE

DES DROITS DE LA PERSONNE

intimées

 

et

 

FONDS D’ACTION ET D’ÉDUCATION JURIDIQUES POUR LES FEMMES INC.

 

intervenant

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 11 mars 2014

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 2 mai 2014

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE MAINVILLE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

 

LE JUGE SCOTT

 

 


Date : 20140502


Dossier : A‑89‑13

Référence : 2014 CAF 110

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE MAINVILLE

LE JUGE SCOTT

 

ENTRE :

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

appelant

 

 

et

 

 

FIONA ANN JOHNSTONE

et COMMISSION CANADIENNE

DES DROITS DE LA PERSONNE

 

intimées

 

 

et

 

 

FONDS D’ACTION ET D’ÉDUCATION JURIDIQUES POUR LES FEMMES INC.

 

 

intervenant

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

LE JUGE MAINVILLE

[1]                    La Cour est saisie de l’appel d’un jugement, répertorié sous la référence 2013 CF 113, par lequel le juge Mandamin de la Cour fédérale (le juge de la Cour fédérale) a rejeté la demande de contrôle judiciaire du procureur général du Canada, qui attaquait la décision du Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) répertoriée sous la référence 2010 TCDP 20.

[2]                    Le Tribunal avait conclu que l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) avait agi de façon discriminatoire, au sens de l’article 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6, envers l’intimée Fiona Ann Johnstone du fait de sa situation de famille, en refusant de s’entendre avec elle pour adapter son horaire de travail afin qu’il soit tenu compte de ses besoins en ce qui concerne la garde de ses enfants.

[3]                    Par les motifs qui suivent, j’accueillerais l’appel en partie afin de modifier le jugement du juge de la Cour fédérale relativement à deux mesures correctrices découlant de la décision du Tribunal, et à tous autres égards je rejetterais l’appel et adjugerais les dépens à Mme Johnstone.

Faits et procédures

[4]                    Le Tribunal a exposé en détail les faits et procédures ayant abouti à la présente instance et il n’est donc pas nécessaire de les répéter ici. Il suffit aux fins du présent appel de simplement rappeler certains faits saillants.

[5]                    Madame Johnstone est au service de l’ASFC depuis 1998. Son mari est également au service de l’ASFC à titre de superviseur. Ils ont deux enfants. Après la naissance de leur premier enfant, en janvier 2003, Mme Johnstone a repris le travail le 4 janvier 2004 après son congé de maternité. Leur deuxième enfant est né en décembre 2004 et Mme Johnstone a repris le travail le 26 décembre 2005.

[6]                    Avant de reprendre le travail à la suite de son premier congé de maternité, Mme Johnstone avait demandé à l’ASFC des mesures d’accommodement relativement à son horaire de travail à l’Aéroport international Pearson de Toronto.

[7]                    L’horaire de travail des employés à plein temps de l’ASFC qui occupent des postes semblables à ceux de Mme Johnstone est établi en fonction d’un système de quarts de travail par rotation également appelé Entente sur les postes à horaire variable (EPHV). À l’époque pertinente, les employés à temps plein étaient en fonction selon des quarts de travail par rotation qui prévoyaient six heures de début différentes le jour, l’après‑midi et le soir sans heure de début fixe et ils étaient en fonction divers jours de la semaine pendant toute la durée de leur horaire. L’horaire était calculé en fonction d’un cycle de 56 jours et les employés étaient avisés 15 jours à l’avance de chaque nouveau cycle sous réserve du pouvoir discrétionnaire de l’employeur de modifier l’horaire sur préavis de cinq jours.

[8]                    Les employés à temps plein comme Mme Johnstone devaient travailler 37,5 heures par semaine aux termes de l’EPHV à raison de huit heures par jour, ce qui comprenait une pause d’une demi‑heure pour le repas. Tout employé qui travaillait moins de 37,5 heures était considéré comme employé à temps partiel. Les employés à temps partiel avaient moins d’avantages sociaux que les employés à temps plein notamment en ce qui concerne le régime de retraite et les possibilités d’avancement.

[9]                    Il est utile de signaler que le mari de Mme Johnstone faisait lui aussi des quarts de travail variables en tant que superviseur des douanes. Leurs horaires de travail se chevauchaient généralement 60 p. 100 du temps, mais n’étaient pas coordonnés. Le Tribunal a conclu que le mari de Mme Johnstone était exposé aux mêmes problèmes d’horaire que son épouse et que ni l’un ni l’autre ne pouvaient avoir la certitude de pouvoir s’occuper des enfants de manière régulière.

[10]                Auparavant, l’ASFC avait pris des mesures d’accommodement pour les employés qui avaient des problèmes de santé en leur autorisant un horaire de travail fixe (quart de travail fixe), et ce, à temps plein. L’ASFC avait également pris des mesures d’accommodement pour modifier l’horaire de travail d’employés afin qu’il soit tenu compte de contraintes attribuables aux convictions religieuses. Toutefois, l’ASFC avait refusé de prendre de telles mesures dans le cas d’employés ayant des obligations relatives à la garde des enfants au motif qu’elle n’avait aucune obligation légale de le faire. L’ASFC appliquait plutôt une politique non-écrite permettant à l’employé ayant des obligations relatives à la garde des enfants d’avoir un horaire de travail fixe, mais uniquement dans la mesure où l’employé en question acceptait d’être considéré comme un employé à temps partiel régi par un horaire de travail ne devant pas dépasser 34 heures par semaine.

[11]                Avant de reprendre le travail après son premier congé de maternité, Mme Johnstone avait demandé à l’ASFC de lui permettre de travailler à temps plein selon un horaire fixe. Madame Johnstone a demandé à l’ASFC de travailler à temps plein selon un horaire de travail fixe de trois jours par semaine avec des quarts de travail de 13 heures par jour (avec une pause‑repas d’une demi‑heure) pour pouvoir conserver son statut d’employée à temps plein. Elle avait demandé cet horaire de travail, étant donné qu’elle ne pouvait compter sur l’aide de membres de sa famille pour s’occuper de son enfant que pour les trois jours en question et qu’elle n’avait pas trouvé d’autres solutions pratiques pour faire garder ses enfants. Invoquant sa politique non écrite, l’ASFC lui a alors offert un horaire de travail de seulement 34 heures par semaine, ce qui faisait d’elle une employée à temps partiel.

[12]                Il est utile de signaler que l’ASFC n’a pas refusé d’offrir des quarts de travail fixes à Mme Johnstone à temps plein en faisant valoir que cette mesure lui causerait des contraintes excessives. L’ASFC a plutôt refusé l’horaire proposé au motif qu’elle n’avait aucune obligation légale de prendre des mesures d’accommodement pour tenir compte des obligations de Mme Johnstone en ce qui concerne la garde de ses enfants.

[13]                Insatisfaite de la politique non écrite de l’ASFC qui l’obligeait à accepter un emploi à temps partiel en contrepartie de quarts de travail fixes, Mme Johnstone a, le 24 avril 2004, saisi la Commission canadienne des droits de la personne d’une plainte par laquelle elle soutenait qu’elle avait été victime de discrimination sur le fondement de sa situation de famille, en contravention des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[14]                Les dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui nous intéressent particulièrement dans le cas de la plainte de Mme Johnstone sont le paragraphe 3(1), l’alinéa 7b) et l’article 10, dont voici le texte :

3. (1) Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience.

 

3. (1) For all purposes of this Act, the prohibited grounds of discrimination are race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability and conviction for an offence for which a pardon has been granted or in respect of which a record suspension has been ordered.

            [Je souligne]

            [Emphasis added]

 

7. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

           

7. It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

 

            […]

 

            […]

 

b) de le défavoriser en cours d’emploi.

(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee,

 

 

on a prohibited ground of discrimination.

 

10. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite et s’il est susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus, le fait, pour l’employeur, l’association patronale ou l’organisation syndicale :

10. It is a discriminatory practice for an employer, employee organization or employer organization

 

 

 

a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite;

 

(a) to establish or pursue a policy or practice, or

 

b) de conclure des ententes touchant le recrutement, les mises en rapport, l’engagement, les promotions, la formation, l’apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d’un emploi présent ou éventuel.

(b) to enter into an agreement affecting recruitment, referral, hiring, promotion, training, apprenticeship, transfer or any other matter relating to employment or prospective employment,

 

 

that deprives or tends to deprive an individual or class of individuals of any employment opportunities on a prohibited ground of discrimination.

Historique des procédures

a)      Instances introduites devant la Commission canadienne des droits de la personne et instances connexes introduites devant les Cours fédérales

[15]                L’enquêteur qui a examiné la plainte a recommandé qu’elle soit renvoyée au Tribunal. Toutefois, la Commission canadienne des droits de la personne n’a pas suivi cette recommandation et a plutôt décidé de rejeter la plainte. La Commission a conclu que l’ASFC avait effectivement pris des mesures d’accommodement en offrant à Mme Johnstone un horaire fixe de 34 heures par semaine à temps partiel. Or, la Commission n’était pas convaincue que cette politique entravait sérieusement la capacité de Mme Johnstone de s’acquitter de ses obligations parentales ou qu’elle constituait une discrimination fondée sur la situation de famille.

[16]                Madame Johnstone a saisi la Cour fédérale d’une demande de contrôle judiciaire dirigée contre ce refus. Par le jugement Johnstone c. Canada (Procureur général), 2007 CF 36, 306 F.T.R. 271, le juge Barnes a fait droit à la demande de contrôle judiciaire et a renvoyé l’affaire à la Commission pour qu’elle rende une nouvelle décision.

[17]                Appliquant le critère de la décision correcte à la question de droit dont il était saisi, le juge Barnes a rejeté le critère permettant de conclure à l’existence d’une discrimination à première vue proposé par l’arrêt rendu par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique à l’occasion de l’affaire Health Sciences Association of British Columbia v. Campbell River and North Island Transition Society, 2004 BCCA 260, 240 D.L.R. (4th) 479 (Campbell River), critère que la Commission avait retenu pour rejeter la plainte à l’étape de l’examen préalable. Suivant le critère consacré par la jurisprudence Campbell River, [traduction] « il y a discrimination à première vue quand un changement dans les conditions d’emploi imposé par l’employeur résulte en une atteinte grave aux obligations ou devoirs importants parentaux ou familiaux de l’employé » (Campbell River, au paragraphe 39).

[18]                Se fondant sur l’analyse effectuée par le Tribunal à l’occasion de l’affaire Hoyt c. Chemins de fer nationaux du Canada, 2006 TCDP 33 (Hoyt), le juge Barnes a conclu que a) le critère consacré par la jurisprudence Campbell River confondait la question préliminaire de l’existence d’une discrimination de prime abord avec la seconde étape de l’analyse de la discrimination portant sur les exigences professionnelles justifiées, b) la thèse avancée par la jurisprudence Campbell River suivant laquelle il n’y a discrimination de prime abord que lorsque l’employeur modifie les conditions d’emploi est erronée en droit. Le juge Barnes a plutôt conclu que le critère à respecter pour établir l’existence de prime abord d’une discrimination fondée sur la situation de famille doit être le même que pour tout autre motif de discrimination. Par conséquent, le simple fait que Mme Johnstone avait subi des inconvénients en raison de la politique non écrite de l’ASFC suffisait à établir qu’il y avait eu discrimination à première vue. L’affaire a par conséquent été renvoyée à la Commission pour qu’elle rende une nouvelle décision en tenant compte de ces motifs.

[19]                Notre Cour a rejeté l’appel interjeté de la décision du juge Barnes par l’arrêt Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2008 CAF 101, 377 N.R. 235, sans formuler d’opinion pour indiquer si le critère juridique à appliquer en matière de discrimination de prime abord devait, dans cette affaire, être fondé sur la jurisprudence Campbell River ou sur la jurisprudence Hoyt.

[20]                La Commission a par la suite renvoyé la plainte au Tribunal.

b)   Décision du Tribunal

[21]                Après examen approfondi de la jurisprudence, le Tribunal a jugé que le motif de distinction illicite fondé sur la situation de famille englobait les obligations familiales et parentales y compris les obligations découlant de la garde des enfants. Le Tribunal a par conséquent écarté la définition de la famille proposée par l’appelante qui voulait en limiter la portée au fait d’avoir un lien familial avec une autre personne. À cet égard, le Tribunal a fait observer ce qui suit, au paragraphe 233 de sa décision :

[traduction]

[233]    Le Tribunal conclut que la liberté de choisir de devenir père ou mère est si vitale qu’elle ne devrait pas être restreinte par la crainte de subir des conséquences discriminatoires. En tant que société, le Canada doit reconnaître cette liberté fondamentale et appuyer ce choix autant que possible. Pour l’employeur, cela signifie évaluer les situations telles que celles de Mme Johnstone de façon individuelle et collaborer avec elle pour créer une solution fonctionnelle qui équilibre ses obligations parentales avec ses occasions d’emploi, sauf contrainte excessive.

[22]                Pour ce qui est du critère applicable en matière de discrimination de prime abord fondée sur la situation de famille, le Tribunal a rejeté le critère consacré par la jurisprudence Campbell River. Il a plutôt retenu le critère consacré par la jurisprudence Hoyt qui avait été approuvé par le juge Barnes. Suivant cette conception [traduction] « nul ne doit avoir à tolérer un certain niveau, non déterminé, de discrimination avant de se voir accorder la protection de la Loi [canadienne des droits de la personne] » (décision du Tribunal, au paragraphe 238).

[23]                Le Tribunal a par conséquent conclu que Mme Johnstone avait démontré qu’il y avait eu discrimination à première vue du fait que [traduction] « l’ASFC a commis un acte discriminatoire en établissant et en appliquant une politique non écrite communiquée à la direction et appliquée par la direction qui nuisait aux possibilités d’emploi de Mme Johnstone, notamment la promotion, la formation, la mutation et les avantages sociaux, et que ces pratiques étaient fondées sur le motif de distinction illicite de la situation de famille » (décision du Tribunal, au paragraphe 242).

[24]                Le Tribunal a également jugé que l’ASFC n’avait pas réussi à démontrer l’existence d’une exigence professionnelle justifiée pour motiver son refus d’accorder l’horaire de travail demandé par Mme Johnstone à titre de mesure d’accommodement, ajoutant que l’ASFC n’avait pas présenté d’argument suffisant au sujet des contraintes excessives pour être dispensée de son obligation d’accommoder Mme Johnstone. Le Tribunal a fait observer, aux paragraphes 359 et 362 de sa décision, que la thèse défendue au nom de l’ASFC pendant toute la durée de l’instance était, non pas que la mesure demandée lui causerait des contraintes excessives, mais plutôt qu’elle n’avait aucune obligation légale d’accommoder Mme Johnstone.

[25]                Le Tribunal a, par conséquent, ordonné à l’ASFC de cesser ses pratiques discriminatoires fondées sur la situation de famille contre les employés qui demandent des mesures d’accommodement en raison de leurs responsabilités parentales et lui a ordonné de consulter la Commission canadienne des droits de la personne afin d’élaborer un plan pour éviter d’autres incidents semblables de discrimination à l’avenir (décision du Tribunal, au paragraphe 366). Le Tribunal a également ordonné à l’ASFC d’établir des politiques écrites satisfaisantes pour Mme Johnstone et la Commission canadienne des droits de la personne qui assureraient que les demandes de mesure d’accommodement fondées sur la situation de famille soient examinées dans un délai de six mois et qui seraient également assorties d’un mécanisme prévoyant l’évaluation individuelle des auteurs de ces demandes (décision du Tribunal, au paragraphe 367).

[26]                Le Tribunal a également ordonné à l’ASFC d’indemniser Mme Johnstone de sa perte de salaire et d’avantages sociaux à partir du 4 janvier 2004, date à laquelle elle avait commencé à travailler à temps partiel, jusqu’à la date de la décision du Tribunal. Le Tribunal a également accordé à Mme Johnstone 15 000 $ pour préjudice moral en vertu de l’alinéa 53(2)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[27]                Le Tribunal a également accordé à Mme Johnstone le montant maximal de 20 000 $ prévu par le paragraphe 53(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne à titre d’indemnité spéciale au motif que l’acte discriminatoire de l’ASFC avait été commis de façon délibérée et inconsidérée. Cette mesure découlait en grande partie de la conclusion du Tribunal suivant laquelle l’ASFC n’avait pas suivi la jurisprudence Brown c. Canada (Ministre du Revenu national), 1993 CanLII 683 (TCDP) (Brown); à l’occasion de cette affaire, le Tribunal s’était penché sur la question de la discrimination fondée sur le sexe (la grossesse) et la situation de famille.

[28]                Lors de l’affaire Brown, le Tribunal avait [traduction] « ordonné à l’employeur d’empêcher qu’une situation semblable se reproduise en adoptant des politiques qui reconnaissent que, en matière de situation de famille,  le droit et l’obligation du parent de chercher à atteindre [un] équilibre (entre ses obligations professionnelles et ses obligations parentales) ainsi que l’obligation manifeste pour l’employeur d’aider le parent à cet égard » (décision du Tribunal, au paragraphe 57). Suivant le Tribunal, l’ASFC n’avait pas tenu compte de cette jurisprudence antérieure, ce qui justifiait en l’espèce l’octroi de l’indemnité spéciale prévue au paragraphe 53(3) (décision du Tribunal, aux paragraphes 381 et 382).

c)        Procédure en contrôle judiciaire devant  la Cour fédérale

[29]                Le procureur général du Canada a présenté une demande de contrôle judiciaire dirigée contre la décision du Tribunal. Le juge de la Cour fédérale a rejeté la demande, sauf sur deux aspects. En premier lieu, il a renvoyé l’affaire devant le Tribunal pour qu’il puisse réexaminer le montant qu’il avait accordé pour perte de salaire et d’avantages sociaux pour la période comprise entre août 2007 et août 2008 au cours de laquelle Mme Johnstone avait opté pour un congé sans solde pour pouvoir accompagner son conjoint à Ottawa. En deuxième lieu, le juge de la Cour fédérale a déclaré qu’il n’y avait pas lieu de consulter Mme Johnstone pour l’élaboration, par l’ASFC, d’une politique écrite réparatrice.

[30]                Le juge de la Cour fédérale a appliqué la norme de contrôle de la décision raisonnable à toutes les questions qui lui étaient déférées, y compris la définition et la portée légales du motif de distinction illicite fondée sur la situation de famille et le critère juridique permettant de conclure de prime abord à une discrimination fondée sur ce motif.

[31]                Le juge de la Cour fédérale a estimé que le Tribunal avait conclu de façon raisonnable que le concept de « situation de famille » englobait les obligations relatives à la garde des enfants, étant donné que cette interprétation s’accordait parfaitement avec le sens courant des mots employés et avec les décisions déjà rendues en matière de droits de la personne et par les tribunaux du travail et qu’elle respectait les objets de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[32]                Le juge a également estimé que le critère employé par le Tribunal pour conclure à l’existence,  de prime abord, de discrimination était raisonnable, tout comme son application de ce critère à la présente affaire. Ce faisant, le juge a expressément écarté le critère de l’« atteinte grave » consacré par la jurisprudence Campbell River.

[33]                Le juge de la Cour fédérale a toutefois critiqué les mesures accordées par le Tribunal. Il a souligné qu’il ressortait des éléments de preuve versés aux débats que Mme Johnstone avait demandé et obtenu un congé sans solde pour la période d’août 2007 à août 2008 pour accompagner son mari à Ottawa. Étant donné qu’il ne pouvait déceler pour quel motif le Tribunal avait accordé son plein salaire à Mme Johnstone pour cette période, le juge a renvoyé la question au Tribunal pour nouvelle décision.

[34]                Le juge de la Cour fédérale a également conclu que le Tribunal avait outrepassé sa compétence en ordonnant à l’ASFC d’élaborer des politiques écrites satisfaisantes pour Mme Johnstone. Suivant le juge, la Loi canadienne sur les droits de la personne « ne prévoit [...] pas que [la victime d’un acte discriminatoire] peut participer à l’élaboration de politiques visant à corriger les actes discriminatoires » (motifs du juge de la Cour fédérale, au paragraphe 168).

Questions soulevées dans le présent appel

[35]                Les questions soulevées dans le présent appel peuvent être formulées de la manière suivante :

1.         Quelle est la norme de contrôle applicable?

2.         Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que le concept de situation de famille englobait les obligations liées à la garde des enfants?

3.         Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur susceptible de contrôle en définissant le critère juridique permettant de conclure à l’existence d’une preuve de prime abord de discrimination fondée sur la situation de famille?

4.         Selon le sens et la portée qu’il convient de donner à la notion de situation de famille et selon le bon critère juridique, le Tribunal a‑t‑il commis une erreur susceptible de contrôle en concluant qu’en l’espèce une preuve de prime abord de discrimination fondée sur la situation de famille avait été rapportée?

5.         Le Tribunal a‑t‑il commis des erreurs susceptible de contrôle en ce qui concerne les mesures qu’il a accordées et notamment : a) lorsqu’il a accordé l’indemnité pour perte de salaire pour la période postérieure à décembre 2005; b) lorsqu’il a obligé l’ASFC à élaborer une politique écrite satisfaisante pour la Commission canadienne des droits de la personne; c) en accordant des dommages‑intérêts spéciaux en vertu du paragraphe 53(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne?

Norme de contrôle

[36]                Saisie de l’appel d’un jugement portant sur une demande de contrôle judiciaire, notre Cour a pour rôle de rechercher si le juge de première instance a défini et appliqué la bonne norme de contrôle et, dans la négative, d’analyser la décision attaquée par la procédure en contrôle judiciaire en fonction de la bonne norme : Keith c. Services correctionnels du Canada, 2012 CAF 117, 40 Admin. L.R. (5th) 1, au paragraphe 41; Yu c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 42, 414 N.R. 283, au paragraphe 19; Agence du Revenu du Canada c. Telfer, 2009 CAF 23, 386 N.R. 212, au paragraphe 18.

[37]                Il s’ensuit que la juridiction d’appel doit en réalité porter son attention sur la décision administrative, en l’occurrence, la décision rendue par le Tribunal : Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 46; Merck Frosst Canada Ltd. c. Canada (Santé), 2012 CSC 3, [2012] 1 R.C.S. 23, au paragraphe 247; Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c. Kandola, 2014 CAF 85, au paragraphe 29.

[38]                Le choix que le juge de première instance fait en arrêtant la norme de contrôle applicable constitue en soi une question de droit assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte : Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100, au paragraphe 35; Dr. Q. c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226, au paragraphe 43; Prairie Acid Rain Coalition c. Canada (Pêcheries et Océans), 2006 CAF 31, [2006] 3 R.C.F. 610, au paragraphe 14.

[39]                Il n’est pas controversé entre les parties dans le présent appel que la conclusion tirée par le Tribunal en ce qui concerne les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit sont assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable. Toutefois, les parties sont profondément en désaccord sur la norme de contrôle à appliquer aux conclusions de droit tirées par le Tribunal, en particulier en ce qui concerne a) le sens et la portée de la notion de situation de famille en tant que motif de distinction illicite et b) le critère juridique applicable pour pouvoir conclure à une discrimination fondée sur ce motif de distinction illicite.

[40]                L’interprétation que le tribunal administratif fait de sa loi habilitante ou de lois étroitement rattachées à ses attributions est présumée commander la déférence lors d’une procédures en contrôle judiciaire : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teacher’s Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, aux paragraphes 34, 39 et 41; McLean c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, 366 D.L.R. (4th) 30, aux paragraphes 21, 22 et 33.

[41]                Cette présomption peut toutefois être réfutée si l’on peut conclure que la volonté du législateur est incompatible avec l’application de la présomption : Rogers Communications Inc. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35, [2012] 2 RCS 283, au paragraphe 15 (Rogers Communications). D’ailleurs, la détermination de la norme de contrôle applicable est essentiellement axée sur la recherche de la volonté du législateur : Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), au paragraphe 30; Dr. Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, précité, au paragraphe 21.

[42]                Avant l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada avait expressément jugé que la norme de contrôle à appliquer pour déterminer le sens et la portée du concept de situation de famille en tant que motif de distinction illicite était celle de la décision correcte : Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554, aux pages 576 à 578 (Mossop). Notre Cour a également jugé que la norme de contrôle applicable dans le cas du critère de la discrimination prima facie était celle de la décision correcte : Canada (Procureur général) c. Sketchley, 2005 CAF 404, [2006] 3 R.C.F. 392. La question qui nous est déférée est donc celle de savoir si ces principes sont toujours d’actualité vu la jurisprudence Dunsmuir et la jurisprudence ultérieure de la Cour suprême.

[43]                La Cour suprême du Canada n’a pas répondu à cette question à l’occasion de l’affaire Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471 (Mowat). Était alors en jeu l’interprétation par le Tribunal des alinéas 53(2)c) et d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne en ce qui concerne le pouvoir du Tribunal d’adjuger les dépens. À l’occasion de l’affaire Mowatt, les juges LeBel et Cromwell ont appliqué la norme de la décision raisonnable à la décision du Tribunal d’adjuger les dépens et ils ont conclu que la décision rendue par le Tribunal dans cette affaire n’était pas raisonnable. Pour ce faire, ils ont relevé que la norme de contrôle de la décision correcte pouvait fort bien s’appliquer aux décisions du Tribunal portant sur de grands principes en matière de droits de la personne : Mowat, au paragraphe 23.

[44]                À la lumière des quatre facteurs que nous discuterons plus loin, je conclus que, en l’espèce, la présomption du caractère raisonnable a été réfutée et que c’est la norme de la décision correcte qui doit s’appliquer aux deux questions de droit qui nous sont déférées, à savoir : a) le sens et la portée de la notion de « situation de famille » en tant que motif de distinction illicite et b) le critère juridique permettant de conclure à l’existence d’une discrimination de prime abord fondée sur ce motif de distinction illicite.

[45]                Premièrement, selon la jurisprudence constante de la Cour suprême du Canada, les droits fondamentaux énoncés dans les lois relatives aux droits de la personne, tels que la Loi canadienne sur les droits de la personne, sont des droits « quasi-constitutionnels » : voir, notamment, Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145, aux pages 157 et 158; Commission des droits de la personne de l’Ontario c. Simpsons‑Sears, [1985] 2 R.C.S. 536, aux pages 546 et 547; Dickason c. University of Alberta, [1992] 2 R.C.S. 1103, à la page 1154; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Maksteel Québec Inc., 2003 CSC 68, [2003] 3 R.C.S. 228, au paragraphe 43; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667, au paragraphe 81; Nouveau‑Brunswick (Commission des droits de la personne) c. Potash Corporation of Saskatchewan Inc., 2008 CSC 45, [2008] 2 R.C.S. 604, au paragraphe 19.

[46]                Ainsi que la Cour suprême l’a fait observer par l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 58, et pour des raisons évidentes, les questions constitutionnelles sont nécessairement assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte. À mon avis, cette approche vaut également pour les questions quasi-constitutionnelles portant sur des droits de la personne fondamentaux énoncés dans la Loi canadienne sur les droits de la personne et dans les lois provinciales sur les droits de la personne.

[47]                Deuxièmement, une foule de tribunaux administratifs et judiciaires sont appelés à interpréter et à appliquer des lois relatives aux droits de la personne, telles que la Loi canadienne sur les droits de la personne. Comme il ressort du présent appel, les arbitres en matière de relations du travail, les commissions des relations du travail et les juges des cours supérieures sont, partout au Canada, régulièrement appelés à se prononcer sur les droits de la personne fondamentaux consacrés par la Loi canadienne sur les droits de la personne et d’autres lois sur les droits de la personne. Il s’ensuit que les cours de justice ont été appelées par le passé et continueront à être appelées à examiner les mêmes questions de droit que celles sur lesquelles le Tribunal a été invité à se pencher dans la présente affaire.

[48]                Ainsi que la Cour suprême l’a fait observer à juste titre, par l’arrêt Rogers Communications, au paragraphe 14, il serait illogique d’examiner la décision du Tribunal sur les points de droit en litige en l’espèce selon une norme déférente, mais d’appliquer la norme de la décision correcte à la décision d’une cour de justice en première instance sur le même point de droit. Cette compétence concurrente dévolue à plusieurs organes juridictionnels, y compris le Tribunal et les cours de justice, réfute la présomption du caractère raisonnable en ce qui concerne les deux questions de droit soulevées dans le présent appel : Rogers Communications, au paragraphe 15.

[49]                Troisièmement, à l’occasion des affaires University of British Columbia c. Berg, [1993] 2 R.C.S. 353, aux pages 368, 369, 372 et 373, et Gould c. Yukon Order of Pioneers, [1996] 1 R.C.S. 571, aux paragraphes 47 et 48, la Cour suprême du Canada a conclu que l’interprétation des mots [traduction] « services habituellement offerts au public » que l’on trouve dans la Human Rights Act de la Colombie‑Britannique, S.B.C. 1984, ch. 22, et les mots « services au public » que l’on trouve dans la Loi sur les droits de la personne du Yukon, L.R.Y. 1986 (suppl.) ch. 11, était une question de droit d’ordre général assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte, suivant le principe que « [...] pour interpréter les lois sur les droits de la personne en fonction de l’objet visé, on ne devait pas permettre que les différences de formulation contrecarrent la fin analogue sous‑tendant ces dispositions » (Gould, au paragraphe 47; Berg, aux paragraphes 372 et 373).

[50]                La plupart des provinces ont adopté des lois en matière de droits de la personne qui interdisent la discrimination fondée sur la situation de famille : Code des droits de la personne, L.R.O. 1990, ch. H‑19, art. 1; Human Rights Code, R.S.B.C. 1996, ch. 210, par. 7(1); Human Rights Act, R.S.N.S. 1989, ch. 214, al. 5(1)(r); Alberta Human Rights Act, R.S.A. 2000, ch. A‑25.5. par. 3(1); Code des droits de la personne, C.P.L.M., ch. H175, par. 9(2); The Saskatchewan Human Rights Code, S.S. 1979, ch. S‑24.1, par. 2(1)(m.01); Human Rights Act, S.N.L. 2010, ch. H‑13.1, par. 9(1); Human Rights Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. H‑12, art. 13.

[51]                Les deux principales questions de droit soulevées dans le présent appel concernent des questions de droits et de principes fondamentaux en matière de droits de la personne. Il ne s’agit pas de questions portant sur la preuve ou simplement sur la procédure, ni sur le pouvoir d’un tribunal ou d’une commission des droits de la personne d’accorder des mesures. Il s’ensuit, par souci d’uniformité entre les diverses lois sur les droits de la personne en vigueur sur l’ensemble du territoire canadien, que le sens et la portée de la notion de situation de famille ainsi que le critère juridique permettant de conclure à l’existence d’une preuve de prime abord de discrimination fondée sur ce motif de distinction illicite constituent des questions qui revêtent une importance capitale pour le système juridique et qui débordent le champ d’expertise du Tribunal de sorte que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte : Dunsmuir, au paragraphe 60.

[52]                Quatrièmement, la jurisprudence Dunsmuir enseigne également que, lorsque la jurisprudence a déjà arrêté de manière satisfaisante le degré de déférence à accorder à une question déterminée, la question est considérée comme réglée. Comme nous l’avons déjà fait observer, la Cour suprême du Canada enseigne que c’est la norme de contrôle de la décision correcte qui joue en ce qui concerne le sens et la portée de la notion de situation de famille dans le cadre de la Loi canadienne sur les droits de la personne : Mossop, aux pages 576 à 578. Il est préférable de laisser à la Cour suprême elle‑même le soin de décider si sa jurisprudence postérieure à l’arrêt Dunsmuir a implicitement écorté la démarche jusqu’alors suivie pour se prononcer en matière de droits fondamentaux de la personne. Tant que la Cour suprême du Canada n’aura pas rendu un arrêt en sens contraire, notre Cour est liée par la jurisprudence Mossop : Canada c. Craig, 2012 CSC 43, [2012] 2 R.C.S. 489, au paragraphe 21.

Portée et sens de la notion de « situation de famille »

[53]                L’appelant soutient que c’est le sens courant et grammatical des mots « situation de famille » qui doit être retenu et que cette expression doit par conséquent être interprétée comme définissant un statut légal, comme c’est le cas pour le motif fondé sur l’état matrimonial. Par conséquent, le motif de distinction interdit fondé sur la situation de famille se limiterait à la caractéristique personnelle consistant à savoir si l’intéressé fait partie d’une famille ou entretient une relation familiale particulière, mais exclurait les obligations parentales importantes telles que les obligations relatives à la garde des enfants.

[54]                L’appelant fait notamment valoir qu’en donnant à la notion de situation de famille une définition large de manière à y englober les obligations parentales, le Tribunal a retenu une définition qui ne s’accordait pas avec les autres motifs de distinction illicite, qui sont tous fondés sur des caractéristiques personnelles immuables ou considérées immuables. Suivant l’appelant, la situation de famille absolue ou relative d’une personne est une caractéristique immuable ou considérée comme immuable, mais on ne peut en dire autant des obligations liées à la garde des enfants.

[55]                L’appelant propose donc une interprétation littérale des mots « situation de famille » qui exclut toute obligation liée à la garde des enfants. Suivant cette interprétation, en définissant le motif en fonction de la situation de l’intéressé, le législateur n’avait pas l’intention de protéger les obligations relatives à la garde des enfants. Les conflits qui peuvent surgir entre d’une part, les obligations parentales et, d’autre part, les obligations professionnelles ne représentent pas un désavantage arbitraire ou fondé sur des stéréotypes portant sur la situation de famille de l’intéressé.

[56]                L’appelant est conforté dans cette interprétation par l’historique législatif de la disposition en question et se fonde sur une déclaration faite par le ministre compétent au moment où le motif de la situation de famille avait été incorporé à la Loi canadienne sur le droit de la personne : suivant cette déclaration, l’objectif du législateur était principalement d’empêcher la discrimination fondée sur la situation familiale relative d’une personne.

[57]                L’appelant soutient en outre qu’en incorporant à la Loi canadienne sur les droits de la personne le concept de discrimination fondé sur les obligations relatives à la garde des enfants, le Tribunal a modifié la Loi de façon importante et qu’un changement de cette ampleur soulève d’épineuses questions de politique sociale pour lesquelles le législateur est mieux placé que les juges pour proposer une réponse.

[58]                L’appelant ne cite toutefois aucune jurisprudence allant directement dans le sens de cette interprétation restrictive des mots « situation de famille ». Au contraire, toute la jurisprudence des cours, des tribunaux des droits de la personne et des arbitres du travail qui nous a été citée dans le cadre du présent appel et qui portait directement sur la question se prononce en sens contraire.

[59]                En fait, les juges et les arbitres sont presque unanimes à enseigner que la situation de famille englobe les obligations parentales telles que celles relatives à la garde des enfants. Telle est la jurisprudence constante :

a)                  du Tribunal : Brown, Hoyt, Woiden c. Lynn, 2002 CanLII 8171; Closs c. Fulton Forwarders Incorporated et Stephen Fulton, 2012 TCDP 30; Richards c. Canadian National Railway, 2010 TCDP 24; Whyte c. Canadian National Railway, 2010 TCDP 22; Seeley c. Canadian National Railway, 2010 TCDP 23;

b)          de la Cour fédérale : Johnstone c. Canada (Procureur général), 2007 CF 36, 306 F.T.R. 271, citée plus haut; Patterson c. Canada (Agence du revenu), 2011 CF 1398, 401 F.T.R. 211, aux paragraphes 34 et 35;

c)          de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique : Campbell River, au paragraphe 39;

d)         du Tribunal des droits de la personne de l’Ontario : Devaney v. ZRV Holdings Limited and Zeidler Partnership Architects, 2012 HRTO 1590; Callaghan v. 1059711 Ontario Inc., 2012 HRTO 233; McDonald v. Mid‑Huron Roofing, 2009 HRTO 1306; C.D. v. Wal‑Mart Canada Corp., 2009 HRTO 801;

e)          d’arbitres du travail : Canada Post Corp. v. Canadian Union of Postal Workers (Sommerville Grievance), 156 L.A.C. (4th) 109; Ontario Public Service Employees Union v. Ontario Public Service Staff Union (DeFreitas Grievance), [2005] O.L.A.A. no 396 (QL).

[60]                Certes, notre Cour n’est pas liée par ces décisions, mais elle peut difficilement les ignorer, d’autant plus que leur logique est implacable et qu’elles correspondent à l’interprétation large et libérale qu’il convient de donner aux lois portant sur les droits de la personne.

[61]                Il est généralement admis que, en matière de droits de la personne, les lois doivent être interprétées de façon large pour s’assurer que leurs objectifs déclarés soient respectés. Par conséquent, il convient d’éviter toute interprétation étroite et restrictive qui irait à l’encontre de l’objectif consistant à éliminer la discrimination (Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 114, aux pages 1137 et 1138, citant et approuvant la décision Canadian Odeon Theatres Ltd. v. Saskatchewan Human Rights Commission, [1985] 3 W.W.R. 717, à la page 735).

[62]                Comme la Cour suprême du Canada l’a fait observer à l’occasion de nombreuses affaires, les dispositions clés des lois sur les droits de la personne doivent être interprétées avec souplesse et de manière adaptée aux circonstances : Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville); Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Boisbriand (Ville), 2000 CSC 27, [2000] 1 R.C.S. 665, au paragraphe 76; Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 5e éd. (Lexis Nexis, 2008), aux pages 502 et 503.

[63]                La règle d’interprétation qu’il convient d’appliquer a été énoncée dans l’arrêt B c. Ontario (Commission des droits de la personne), 2002 CSC 66, [2002] 3 R.C.S. 403, au paragraphe 44 :

Plus généralement, notre Cour a dit à maintes reprises que les lois sur les droits de la personne possèdent un caractère unique et quasi constitutionnel, et qu’il faut leur donner une interprétation libérale et téléologique, propre à favoriser le respect des considérations de politique générale qui les sous‑tendent : voir, à titre d’exemple, Gould c. Yukon Order of Pioneers, [1996] 1 R.C.S. 571, par. 120; Université de la Colombie‑Britannique c. Berg, [1993] 2 R.C.S. 353, p. 370; Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84, p. 89‑90; Insurance Corp. of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145, p. 157‑158.

[64]                Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada était appelée à rechercher si les mots « état matrimonial » et « état familial » dans le Code des droits de la personne de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. H.19, avaient une portée suffisamment large pour viser les cas de distinction préjudiciable fondée sur l’identité particulière du conjoint du plaignant ou d’un autre membre de sa famille ou si le motif de distinction en question se limitait aux distinctions fondées sur le simple fait que le plaignant avait un état familial ou un état matrimonial donné. Les juges Iacobucci et Bastarache ont fait observer que l’interprétation plus large des mots « état familial » allait dans le sens de la réalisation de l’objectif général des lois anti‑discrimination : B. c. Ontario (Commission des droits de la personne), précité, au paragraphe 4.

[65]                L’interprétation large et téléologique joue également en l’espèce, surtout lorsqu’on tient dûment compte de l’objet de la Loi canadienne sur les droits de la personne énoncée à l’article 2 :

2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l’état de personne graciée.

 

2. The purpose of this Act is to extend the laws in Canada to give effect, within the purview of matters coming within the legislative authority of Parliament, to the principle that all individuals should have an opportunity equal with other individuals to make for themselves the lives that they are able and wish to have and to have their needs accommodated, consistent with their duties and obligations as members of society, without being hindered in or prevented from doing so by discriminatory practices based on race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability or conviction for an offence for which a pardon has been granted or in respect of which a record suspension has been ordered.

 

[Non souligné dans l’original]

[Emphasis added]

[66]                Rien ne permet d’affirmer qu’obliger l’employeur à prendre des mesures d’accommodement afin de tenir compte des obligations en matière de garde d’enfants d’un de ses employés dépasse l’objectif visant à inclure la situation de famille dans la liste des motifs de distinction illicite. D’ailleurs, sans mesure raisonnable d’accommodement leur permettant de s’acquitter de leurs obligations liées à la garde des enfants, de nombreux parents ne pourraient s’intégrer véritablement au marché du travail et s’épanouir pleinement. L’interprétation large et libérale des lois relatives aux droits de la personne appelle une méthode favorisant une vaste participation et l’on doit permette aux parents qui souhaitent s’en prévaloir la possibilité de bénéficier de l’égalité des chances d’épanouissement sur le plan professionnel.

[67]                On peut utilement signaler que le législateur a choisi d’employer deux mots différents correspondant au mot anglais « status » dans la version française des articles 2 et 3 de la Loi canadienne sur les droits de la personne : ainsi, l’expression « état matrimonial » correspond à « marital status » dans la version anglaise, et le concept beaucoup plus large de « situation de famille » correspond, quant à lui, à l’expression anglaise « family status ». Le Nouveau Petit Robert propose la définition large suivante pour le mot « situation » : « Ensemble des circonstances dans lesquelles une personne se trouve. » En revanche, le même dictionnaire de langue générale définit le mot « état » comme suit : « Manière d’être (d’une personne ou d’une chose) considérée dans ce qu’elle a de durable. » Cette distinction est importante et elle appuie une définition beaucoup plus large du concept de « situation de famille » (« family status ») qui englobe l’ensemble des circonstances familiales et notamment les obligations liées à la garde des enfants.

[68]                Cela dit, le type précis d’activités relatives à la garde des enfants qui sont envisagées par le motif de distinction illicite fondé sur la situation de famille appelle un examen attentif. En principe, les motifs de distinction illicite visent des caractéristiques personnelles immuables ou considérées immuables et les types de besoins en matière de garde d’enfants visés par la situation de famille doivent par conséquent posséder une caractéristique immuable ou considérée immuable.

[69]                Il importe par ailleurs de ne pas banaliser la législation sur les droits de la personne en étendant la protection en matière de droits de la personne aux choix familiaux personnels tels que l’inscription des enfants à des cours de danse, les activités sportives telles que les tournois de hockey et d’autres activités semblables relevant d’un choix personnel. Ces types d’activités font partie du concept de situation de famille, suivant l’un des avocats qui a comparu devant la Cour. Or, je ne puis retenir une telle interprétation.

[70]                Les obligations en matière de garde des enfants visées par la notion de situation de famille doivent posséder des caractéristiques immuables ou considérées immuables comme celles qui font partie intégrante des relations juridiques entre un parent et son enfant. Par conséquent, les obligations en matière de garde d’enfants en litige sont celles qu’un parent ne peut négliger sans engager sa responsabilité légale. Ainsi, un père ou une mère ne peut laisser un jeune enfant sans surveillance à la maison pour aller travailler, étant donné que cette façon d’agir constituerait une forme de négligence qui, dans certains cas extrêmes, pourraient faire jouer le paragraphe 215(1) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 : R. c. Peterson (2005), 34 C.R. (6th) 120, 201 C.C.C. (3d) 220 (C.A. Ont.), au paragraphe 34; R. c. Popen, [1981] O.J. no 921 (QL), 60 C.C.C. (2d) 232 (C.A.), au paragraphe 18.

[71]                Même les actes qui répondent à la norme pénale, aussi minimale soit‑elle, ne satisfont pas nécessairement aux autres normes légales en matière de garde d’enfants, comme celles que l’on trouve dans les lois des diverses provinces portant sur la protection de l’enfance ou à l’article 599 du Code civil du Québec. Autrement dit, les obligations parentales dont l’exécution est protégée par la Loi canadienne sur les droits de la personne sont celles dont l’inobservation engage la responsabilité légale du parent envers l’enfant.

[72]                Les activités familiales facultatives, telles que les voyages en famille, la participation à des activités sportives parascolaires, etc., ne possèdent pas cette caractéristique immuable, étant donné qu’elles sont le fruit d’un choix des parents et non d’une obligation des parents. Ces activités ne permettent pas normalement de formuler une allégation de discrimination découlant d’une obligation d’accommodement imposée à l’employeur : International Brotherhood of Electrical Workers, Local 636 c. Power Stream Inc. (Bender Grievance), [2009] O.L.A.A. no 447, 186 L.A.C. (4th) 180 (Power Stream), aux paragraphes 65 et 66.

[73]                Je constate qu’il n’y a pas de contradiction fondamentale entre, d’une part, le fait d’interpréter le concept de situation de famille de manière à englober les obligations en matière de garde d’enfant susceptibles d’engager la responsabilité légale du père ou de la mère envers son enfant et, d’autre part, la volonté du législateur d’inclure ce motif de distinction illicite dans la Loi canadienne sur les droits de la personne. La protection contre la discrimination fondée sur les obligations en matière de garde d’enfant découle de la situation de famille, de la même façon que la protection contre la discrimination découlant de la sur la grossesse découle du sexe de la personne en cause. Dans les deux cas, l’intéressé n’aura pas besoin de mesure d’accommodement sans le motif sous‑jacent (situation de famille ou sexe) en raison duquel il s’estime lésé.

[74]                En conclusion, le motif de la situation de famille prévu par la Loi canadienne sur les droits de la personne comprend les obligations parentales qui engagent la responsabilité légale du parent envers son enfant, telle que les obligations en matière de garde d’enfants, par opposition à tout ce qui relève d’un choix personnel. Le fait de définir la portée du motif de distinction illicite en fonction de la responsabilité légale des parents (i) garantit que la protection offerte par la loi tient compte de caractéristiques immuables (ou considérées immuables) des rapports familiaux visés par le concept de situation de famille, (ii) permet de définir le droit en fonction de concepts légaux facilement compréhensibles, c) place le motif de la situation de famille dans la même catégorie que d’autres motifs de distinction illicite énumérés tels que le sexe, la couleur, la déficience, etc.

Critère juridique permettant de conclure à l’existence d’une preuve prima facie de discrimination fondée sur le motif de distinction illicite de la situation de famille

[75]                Il n’y a pas foncièrement de controverse entre les parties en ce qui concerne plusieurs des aspects du critère juridique utilisé pour rechercher s’il y a eu discrimination fondée sur le motif de distinction illicite de la situation de famille. Toutes les parties s’entendent pour dire que ce critère comprend deux volets. En premier lieu, le plaignant doit rapporter la preuve de prime abord de discrimination. Dès lors que cette preuve a été rapportée, l’analyse se poursuit à la seconde étape, où l’employeur doit démontrer que la politique ou la pratique appliquée constitue une exigence professionnelle justifiée et qu’il ne peut prendre des mesures d’accommodement à l’égard de la personne visée sans subir de contraintes excessives.

[76]                Les parties s’entendent également pour dire que le premier volet du critère concernant la preuve de prime abord oblige les plaignants à démontrer qu’ils possèdent une caractéristique qui les protège de la discrimination, qu’ils ont été lésés dans le cadre de leur emploi et que la caractéristique protégée est l’un des facteurs pour lesquels ils ont été lésés.

[77]                Pour le reste cependant, il y a controverse entre les parties sur la manière dont le volet du critère relatif à la preuve de prime abord doit être défini et appliqué. L’appelant préconise une démarche qui s’inspire de celle suivie par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique à l’occasion de l’affaire Campbell River, tandis que les autres parties affirment que cette démarche aurait pour effet d’imposer un critère préliminaire plus exigeant dans les contentieux où est invoquée la discrimination fondée sur la situation de famille.

[78]                L’affaire Campbell River concernait une sentence arbitrale rendue en rapport avec une convention collective. La question de droit à trancher portait sur le sens et la portée des mots « family status » [« situation de famille »] figurant au paragraphe 13(1) du Human Rights Code de la Colombie‑Britannique, R.S.B.C. 1996, ch. 210. La plaignante était la mère d’un garçon alors âgé de treize ans qui avait de graves problèmes de comportement qui exigeaient des soins parentaux et professionnels précis. L’employeur de la mère avait changé l’horaire de travail de celle‑ci de 8 h à 15 h pour le remplacer par un quart de travail de 11 h 30 à 18 h. Ce changement de quart de travail empêchait la plaignante de s’occuper de son fils après l’école. L’arbitre a rejeté le grief présenté par la plaignante en vue de contester ce changement apporté à son horaire de travail. L’arbitre a estimé que les situations portant sur les mesures prises pour la garde des enfants ne soulevaient pas de questions de discrimination fondées sur le motif prohibé de la situation de famille. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a infirmé la décision de l’arbitre et lui a renvoyé le grief pour nouvelle décision. Pour ce faire, la Cour a tiré la conclusion de droit suivante :

[39]      […] [traduction] Un comportement constituera ou non à première vue une discrimination fondée sur la situation de famille selon les circonstances propres à chaque cas. Dans les cas habituels où l’employeur n’est pas de mauvaise foi et où la convention collective ou le contrat d’emploi ne comprend aucune disposition à ce sujet, il me semble qu’il y a discrimination à première vue quand un changement dans les conditions d’emploi imposé par l’employeur résulte en une atteinte grave aux obligations ou devoirs importants parentaux ou familiaux de l’employé. Je crois que dans la vaste majorité des situations où il existe un conflit entre les nécessités du travail et une obligation familiale, il serait difficile d’établir la discrimination à première vue.

[Non souligné dans l’original.]

[79]                Il y a controverse entre les parties au sujet des exigences à respecter pour que l’on puisse conclure qu’il y a eu « atteinte grave » à une obligation « importante ». L’appelant invoque l’enseignement de l’arrêt Campbell River qui constituerait une démarche d’ordre pratique et il propose par conséquent de limiter les cas de discrimination de prime abord aux circonstances dans lesquelles a) l’obligation parentale en cause ne peut être déléguée à un tiers, b) le plaignant a tenté sans succès de concilier avec ses obligations professionnelles une obligation parentale qui ne peut être déléguée à autrui et c) l’obligation parentale qui ne peut être déléguée est importante en l’espèce.

[80]                Les autres parties au présent appel soutiennent que retenir cette méthode aurait pour effet d’imposer un critère préliminaire plus exigeant dans le cas de la preuve de discrimination de prime abord fondée sur la situation de famille que dans le cas des autres motifs prévus par la Loi canadienne sur les droits de la personne. À leur avis, pour pouvoir rapporter la preuve de discrimination de prime abord, il suffit que l’intéressé ait été défavorisé en cours d’emploi pour un motif de distinction illicite. Elles soutiennent par conséquent que la norme consacrée par la jurisprudence Campbell River est erronée en droit et qu’elle est fondamentalement viciée étant donné qu’elle confond la question de la discrimination de prime abord – qui est tranchée à la première étape du critère – avec celle de la contrainte excessive – qui est décidée à la seconde étape du critère. Elles se fondent notamment sur la critique suivante de l’arrêt Campbell River formulé par le Tribunal à l’occasion de l’affaire Hoyt :

[119]    La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, dans l’arrêt [Campbell River], a formulé de façon différente la preuve nécessaire pour établir une preuve prima facie. La Cour d’appel a statué que les paramètres de la situation de famille en tant que motif de discrimination dans le code en matière de droits de la personne de la Colombie‑Britannique ne doivent pas être établis de façon trop large puisque cela pourrait causer [traduction] « de la perturbation ou des torts sérieux » sur le lieu de travail. La Cour a indiqué qu’une preuve prima facie est établie [traduction] « lorsqu’une modification d’une condition d’emploi imposée par un employeur entraîne une perturbation grave à l’égard d’une importante obligation parentale ou autre obligation familiale de l’employé ». Le juge Low a fait remarquer que la preuve prima facie serait difficile à établir dans des cas de conflit entre les exigences de travail et les obligations familiales.

[120]    Avec déférence, je ne souscris pas à l’analyse de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique. Les codes en matière de droits de la personne, en raison de leur statut de « loi fondamentale », doivent être interprétés de façon libérale afin qu’ils puissent mieux réaliser leurs objectifs [...] Il serait, à mon avis, inapproprié de choisir un motif de distinction illicite et de lui donner une définition plus restrictive.

[121]    À mon humble avis, les préoccupations définies par la Cour d’appel, à savoir la perturbation grave et les torts sérieux sur le lieu de travail, peuvent être des questions appropriées à examiner suivant l’analyse de l’arrêt Meiorin, et en particulier suivant le troisième volet de l’analyse, à savoir la nécessité raisonnable. Dans le contexte de l’évaluation de l’importance de la contrainte, il se peut qu’une mesure d’accommodement donne lieu à des questions comme la perturbation grave sur le lieu de travail et l’effet grave sur le moral des employés, qui sont des facteurs appropriés [...] Il appartient à l’employeur d’établir au cas par cas l’existence d’une contrainte excessive. Une simple crainte que la mesure d’accommodement entraînerait une contrainte excessive n’est pas un motif approprié, à mon humble avis, pour écarter l’analyse.

[81]                Je conviens que le critère qui doit s’appliquer pour pouvoir conclure à une discrimination de prime abord fondée sur le motif interdit de la situation de famille doit être essentiellement le même que celui qui s’applique dans le cas des autres motifs énumérés de discrimination. Il ne doit pas y avoir de hiérarchie en matière de droits de la personne. Toutefois, même s’il devrait être essentiellement le même, le critère doit nécessairement être souple et adapté aux circonstances, comme la Commission canadienne des droits de la personne l’a à juste titre signalé dans les observations qu’elle a présentées devant notre Cour.

[82]                Le point de départ du critère préliminaire permettant de conclure à l’existence d’une preuve de discrimination de prime abord a été énoncé dans l’arrêt Commission des droits de la personne de l’Ontario c. Simpsons‑Sears, précité, à la page 558, dans lequel le juge McIntyre a fait observer que la personne qui dépose une plainte devant un Tribunal des droits de la personne doit démontrer qu’il y a à première vue discrimination et « dans ce contexte, la preuve suffisante jusqu’à preuve contraire est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l’absence de réplique de l’employeur intimé ».

[83]                Ce critère est nécessairement souple et dépend des circonstances parce qu’il est appliqué dans des affaires présentant des variations factuelles diverses et impliquant des motifs de discrimination variés. Ainsi que le juge Evans l’a fait observer à l’occasion de l’affaire Morris c. Canada (Forces armées canadiennes), 2005 CAF 154, 344 N.R. 316, au paragraphe 28, « un critère juridique souple, en ce qui concerne l’établissement de la preuve prima facie, permet mieux que d’autres critères plus précis de promouvoir l’objet général sous‑tendant la Loi canadienne sur les droits de la personne, à savoir l’élimination, dans la sphère de compétence législative fédérale, de la discrimination en matière d’emploi [...] ».

[84]                Par conséquent, il y a lieu d’établir une méthode souple et adaptable aux circonstances pour se prononcer sur l’existence d’une preuve de discrimination de prime abord et le type précis d’éléments de preuve et de renseignements qui peuvent être pertinents ou utiles pour établir l’existence d’une preuve de discrimination de prime abord dépend en grande mesure du motif de distinction illicite en cause.

[85]                Par exemple, à l’occasion de l’affaire Syndicat Northcrest c. Amselem, 2004 CSC 47, [2004] 2 R.C.S. 551 (Amselem), la Cour suprême du Canada s’est penchée sur la question du critère permettant de conclure à une violation d’une liberté religieuse garantie par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, L.R.C., ch. C‑12. Par cet arrêt, la Cour a écarté l’idée que les convictions religieuses devaient reposer sur un fondement objectif; la Cour s’est plutôt dite d’avis que la question à poser est celle de savoir si l’intéressé a des convictions religieuses sincères. À cette fin, la Cour a recensé certains facteurs qui peuvent être utiles pour rechercher si la preuve de discrimination religieuse de prime abord a été rapportée en tenant compte de la nature particulière du motif de distinction illicite en cause. Il est utile de passer en revue ces facteurs, qui sont énumérés aux paragraphes 56 à 62 de l’arrêt Amselem :

[56]      Par conséquent, à la première étape de l’analyse de la liberté de religion, la personne qui présente un argument fondé sur cette liberté doit démontrer (1) qu’elle possède une pratique ou une croyance qui est liée à la religion et requiert une conduite particulière, soit parce qu’elle est objectivement ou subjectivement obligatoire ou coutumière, soit parce que, subjectivement, elle crée de façon générale un lien personnel avec le divin ou avec le sujet ou l’objet de sa foi spirituelle, que cette pratique ou croyance soit ou non requise par un dogme religieux officiel ou conforme à la position de représentants religieux; (2) que sa croyance est sincère. Ce n’est qu’une fois cette démonstration faite que la liberté de religion entre en jeu.

[57]      Dès que l’intéressé a démontré, suivant les étapes que je viens de décrire, que sa liberté de religion était en jeu, le tribunal doit déterminer si l’entrave à l’exercice de ce droit est suffisante pour constituer une atteinte à la liberté de religion garantie par la Charte québécoise (ou la Charte canadienne).

[…]

[59]      Par conséquent, le demandeur n’a qu’à démontrer que la disposition législative ou contractuelle (ou la conduite) contestée entrave d’une manière plus que négligeable ou insignifiante sa capacité d’agir en conformité avec ses croyances religieuses. Il faut maintenant déterminer ce que cela signifie.

[60]      À ce stade‑ci, on doit généralement se contenter de dire que chaque cas doit être examiné au regard du contexte qui lui est propre pour déterminer si l’entrave est plus que négligeable ou insignifiante. Il importe toutefois de se demander ce qu’implique l’examen du contexte.

[61]      À cet égard, il convient de souligner qu’un acte ne devient pas inattaquable ni protégé d’office du seul fait qu’on invoque la liberté de religion. Aucun droit — y compris la liberté de religion — n’est absolu [...]

[62]      La liberté de religion, telle qu’elle a été définie plus haut, correspond bien à l’interprétation large et libérale de cette liberté garantie par la Charte québécoise et la Charte canadienne et ne devrait pas être prématurément interprétée de façon restrictive. Toutefois, notre jurisprudence n’autorise pas les gens à accomplir n’importe quel acte en son nom. Par exemple, même si une personne démontre qu’elle croit sincèrement au caractère religieux d’un acte ou qu’une pratique donnée crée subjectivement un lien véritable avec le divin ou avec le sujet ou l’objet de sa foi, et même si elle parvient à prouver l’existence d’une entrave non négligeable à cette pratique, elle doit en outre tenir compte de l’incidence de l’exercice de son droit sur ceux d’autrui. Une conduite susceptible de causer préjudice aux droits d’autrui ou d’entraver l’exercice de ces droits n’est pas automatiquement protégée. La protection ultime accordée par un droit garanti par la Charte doit être mesurée par rapport aux autres droits et au regard du contexte sous‑jacent dans lequel s’inscrit le conflit apparent.

[Souligné dans l’original.]

[86]                Comme il ressort à l’évidence des passages précités de l’arrêt Amselem, le type précis de preuves et de renseignements dont on peut se servir pour établir l’existence d’une preuve de discrimination de prime abord dépend en grande partie de la nature du motif de distinction illicite en cause.

[87]                En l’espèce, le juge de la Cour fédérale a conclu, au paragraphe 121 de ses motifs, que « les obligations liées à la garde des enfants invoquées dans les affaires dans lesquelles l’intéressé se prétend victime de discrimination fondée sur sa situation de famille doivent être des obligations importantes et le plaignant doit avoir tenté de concilier ses obligations familiales avec ses obligations professionnelles », ajoutant que « cette exigence ne saurait créer un critère préliminaire plus exigeant en matière d’atteinte grave ». J’abonde dans le même sens.

[88]                Normalement, les parents disposent de diverses possibilités pour s’acquitter de leurs obligations parentales. On ne peut donc affirmer qu’une obligation relative à la garde des enfants a empêché un employé de remplir ses obligations professionnelles, à moins que cette personne n’ait pu trouver aucune solution de rechange raisonnable pour faire garder ses enfants. Ce n’est que lorsque l’employé a cherché sans succès une solution de rechange raisonnable pour s’acquitter de ses obligations liées à la garde des enfants et qu’il demeure incapable de remplir ses obligations parentales qu’une preuve de discrimination est établie de prime abord.

[89]                Ce principe a été reconnu à l’occasion de nombreuses affaires d’arbitrage en matière du travail portant sur cette même question. Ainsi que noté dans la décision Alberta (Solicitor General) v. Alberta Union of Provincial Employees (Jungwirth Grievance), [2010] A.G.A.A. no 5 (QL), au paragraphe 64 : [traduction] « Pour pouvoir travailler, tous les parents doivent prendre certaines mesures de leur propre initiative pour s’assurer qu’ils peuvent à la fois s’acquitter de leurs obligations parentales et respecter leurs engagements professionnels. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’établir l’existence d’une preuve prima facie de discrimination fondée sur la situation de famille, il faut notamment analyser les mesures prises par l’employé pour concilier travail et famille. »

[90]                Le même principe a été appliqué à l’occasion de l’affaire Ontario Public Service Employees Union v. Ontario (Liquor Control Board of Ontario) (Thompson Grievance), [2012] O.G.S.B.A. no 155 (QL), au paragraphe 40 : [traduction] « Ce critère exige que l’employé qui réclame des mesures d’accommodement démontre qu’il n’a pas été en mesure de remplir une de ses obligations familiales par des moyens raisonnables autres que des mesures d’accommodement de son employeur. » Ce même principe a aussi été appliqué par le comité d’enquête qui avait été mis sur pied sous le régime du Code des droits de la personne de l’Ontario à l’occasion de l’affaire Wright v. Ontario (Office of the Legislative Assembly), [1998] O.H.R.B.I.D. no 13 (QL), aux paragraphes 309 à 311, ainsi qu’à l’occasion de l’affaire Power Steam, au paragraphe 62.

[91]                Cette démarche n’a pas pour effet d’alourdir la charge qui incombe aux plaignants dans les affaires portant sur la situation de famille. Comme on l’a judicieusement fait observer dans la décision Alliance Employees Union, Unit 15 v. Customs and Immigrations Union (Loranger Grievance), [2011] O.L.A.A. no 24, au paragraphe 45, dans les affaires où est en jeu  une déficience, les plaignants doivent d’abord établir qu’ils sont atteints d’une déficience, et il leur incombe en tout temps d’aviser leur employeur de tout changement survenu dans leurs contraintes; il n’est pas plus onéreux d’obliger un parent à faire la preuve de la nature des contraintes avec lesquelles il doit composer pour s’acquitter tant de ses obligations parentales que de ses obligations professionnelles.

[92]                Lors de l’affaire Hoyt, le Tribunal a aussi implicitement pris acte de l’ampleur des efforts déployés par la plaignante dans cette affaire pour prendre les dispositions nécessaires pour faire garder ses enfants de manière à s’acquitter à la fois de ses obligations parentales et de ses obligations professionnelles. La conclusion de discrimination tirée par le Tribunal dans cette affaire reposait sur le fait que la plaignante avait déployé des efforts considérables à cet égard (Hoyt, aux paragraphes 123 et 124).

[93]                Je conclus de cette analyse que, pour établir la preuve de prime abord de discrimination en milieu de travail fondée sur un motif illicite, en l’occurrence la situation de famille en raison des obligations liées à la garde des enfants, la personne qui soutient être victime de discrimination doit démontrer (i) qu’elle assume l’entretien et la surveillance d’un enfant; (ii) que l’obligation en cause relative à la garde des enfants fait jouer sa responsabilité légale envers cet enfant et qu’il ne s’agit pas simplement d’un choix personnel; (iii) que la personne en question a déployé les efforts raisonnables pour s’acquitter de ses obligations en matière de garde d’enfants en explorant des solutions de rechange raisonnables et qu’aucune de ces solutions n’est raisonablement réalisable; et (iv) que les règles attaquées régissant le milieu de travail entravent d’une manière plus que négligeable ou insignifiante sa capacité de s’acquitter de ses obligations liées à la garde des enfants.

[94]                Le premier facteur oblige le plaignant à démontrer qu’il assume effectivement l’entretien et la surveillance de l’enfant. Pour ce faire, le plaignant doit, afin d’établir qu’il est à première vue victime de discrimination, être en mesure de démontrer qu’il entretient ce type de relation avec l’enfant en question et que son défaut de répondre aux besoins de l’enfant entraînera sa responsabilité légale. Dans le cas d’une mère ou d’un père, cette conclusion découle naturellement de leur qualité de parents. Dans le cas des personnes qui s’occupent de fait d’enfants, il leur faut démontrer qu’au moment pertinent, leur relation avec l’enfant en question faisait en sorte qu’ils avaient pris à leur charge les obligations légales qui incombent normalement aux parents.

[95]                Le deuxième facteur oblige l’intéressé à démontrer qu’il existe une obligation qui engage sa responsabilité légale envers l’enfant. Pour ce faire, le plaignant doit notamment démontrer que l’enfant en question n’a pas atteint un âge où l’on peut s’attendre raisonnablement à ce qu’il prenne soin de lui‑même alors que ses parents sont au travail. Ce facteur exige également que l’on démontre que les besoins en matière de garde d’enfants en cause découlent d’une obligation légale et non d’un choix personnel.

[96]                Le troisième facteur oblige le plaignant à démontrer qu’il a déployé des efforts raisonnables pour s’acquitter de ses obligations relatives à la garde des enfants en explorant des solutions de rechange raisonnables et qu’aucune de ces solutions n’est raisonnablement réalisable. Le plaignant est par conséquent appelé à démontrer que ni lui ni son conjoint n’est en mesure de s’acquitter de ses obligations liées à la garde des enfants tout en conservant son emploi et qu’ils n’ont pas raisonnablement accès à des services de garde d’enfants ou à des mesures de substitution qui leur permettront de respecter leurs obligations professionnelles. Le plaignant doit essentiellement démontrer qu’il est aux prises avec un véritable problème en ce qui concerne la garde d’enfants. Chaque cas est essentiellement un cas d’espèce.

[97]                Le quatrième et dernier facteur exige que les règles controversées régissant le milieu de travail entravent d’une manière plus que négligeable ou insignifiante sa capacité de s’acquitter de ses obligations relatives à la garde des enfants. Il convient dans chaque cas d’examiner le contexte dans lequel se présente un conflit entre les besoins en matière de garde d’enfants et l’horaire de travail pour déterminer si l’entrave en question est plus que simplement négligeable ou insignifiante.

[98]                Il n’est pas nécessaire de définir de façon plus précise le critère de la discrimination de prime abord fondé sur la situation de famille en raison d’obligations liées à la garde des enfants. Le critère lui‑même doit être suffisamment souple pour favoriser la réalisation de l’objectif général défini à l’article 2 de la Loi canadienne sur les droits de la personne et notamment le principe suivant lequel tous les individus ont le droit, dans la mesure compatible avec leurs obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la situation de famille.

[99]                Par conséquent, la décision quant à savoir quel mode de preuve est nécessaire pour pouvoir répondre aux quatre volets du critère susmentionné permettant d’établir l’existence d’une preuve de discrimination de prime abord dans telles ou telles circonstances dépend des faits de l’espèce et il est préférable de trancher cette question au cas par cas.

Application de ces principes à la situation de Mme Johnstone

[100]            En appliquant le critère juridique approprié, je ne puis déceler aucune erreur justifiant l’infirmation de la conclusion du Tribunal suivant laquelle Mme Johnstone a établi la preuve de prime abord de discrimination de la part de l’ASFC sur le fondement de la situation de famille.

[101]            Premièrement, il n’est pas controversé entre les parties que Mme Johnstone assumait le soin et la surveillance d’un, puis de deux enfants, à l’époque pertinente pour sa plainte. Bien qu’elle ait assumé cette charge avec son mari, cela n’enlève rien à l’obligation conjointe qu’avait Mme Johnstone d’assumer le soin et la surveillance de ses deux enfants. Par conséquent, elle a satisfait au premier volet du critère susmentionné pour établir la preuve de prime abord de discrimination.

[102]            Deuxièmement, les deux enfants étaient des bambins dont elle et son mari étaient légalement responsables. Elle et son mari ne pouvaient laisser leurs enfants seuls sans la surveillance d’un adulte alors qu’ils étaient au travail sans enfreindre leurs obligations légales qu’ils avaient envers eux. Par conséquent, ils étaient légalement tenus de trouver une solution pour faire garder leurs enfants alors qu’ils se trouvaient à l’extérieur du foyer afin de respecter leurs obligations professionnelles envers l’ASFC. Par conséquent, les obligations de Mme Johnstone relatives à la garde des enfants engageaient sa responsabilité légale en tant que parent; il ne s’agissait pas d’un simple choix personnel. Par conséquent, Mme Johnstone a satisfait au second volet du critère.

[103]            Troisièmement, le Tribunal a constaté que Mme Johnstone avait entrepris, en vain, des démarches sérieuses pour trouver une autre solution pour faire garder ses enfants (décision du Tribunal, aux paragraphes 187, 188, 193 et 194). Le Tribunal a relaté les démarches sérieuses qu’avait entreprises Mme Johnstone pour faire garder ses enfants et pour continuer à exercer les quarts de travail par rotation irréguliers prévus par son EPHV.

[104]            Le Tribunal a notamment fait observer que Mme Johnstone s’était informée tant au sujet de la possibilité de se trouver des services de garde enregistrés près de chez elle ou près de son lieu de travail, mais qu’aucun de ces services de garde n’offrait des services en dehors des heures de travail normales : décision du Tribunal, au paragraphe 79. Le Tribunal a également signalé que Mme Johnstone avait entrepris des démarches auprès de services de garde non enregistrés, y compris auprès des membres de sa famille, et qu’elle avait également effectué des recherches élargies pour chercher à obtenir des services de garde souples lui permettant de respecter son horaire de travail : décision du Tribunal, aux pages 80 et 81. Le Tribunal a conclu que les horaires de travail de Mme Johnstone et de son mari ne leur permettaient pas de s’occuper de leurs enfants selon un horaire fiable : décision du Tribunal, au paragraphe 82. Le Tribunal a également signalé que la solution de substitution consistant à engager une bonne ne constituait pas une option appropriée dans les circonstances, étant donné que la famille de Mme Johnstone aurait alors dû déménager dans une maison où il aurait été possible de loger une personne adulte de plus : décision du Tribunal, au paragraphe 83.

[105]            Par conséquent, Mme Johnstone a nettement satisfait au troisième volet du critère de la discrimination de prime abord étant donné qu’elle a entrepris des démarches raisonnables pour respecter ses obligations relatives à la garde des enfants en cherchant des solutions de substitution raisonnables dont aucune ne s’est avérée finalement pratique.

[106]            Quatrièmement, le Tribunal a conclu que l’horaire de travail régulier de Mme Johnstone prévu par son EPHV faisait obstacle d’une manière plus que négligeable ou insignifiante sa capacité de s’acquitter de ses obligations liées à la garde des enfants.

[107]            Le Tribunal a notamment retenu le témoignage de Martha Friendly, dont l’expertise en matière de politiques en matière de garde d’enfants au Canada avait été reconnue, notamment au sujet de l’accessibilité des services de garde pour des parents qui travaillent par quarts rotatifs et changeants sur une base irrégulière : décision du Tribunal, aux paragraphes 174 à 195. Madame Friendly a expliqué que le fait que les heures de travail n’étaient pas prévisibles constituait le facteur le plus difficile pour prendre des mesures d’accommodement en matière de garde d’enfants, et qu’il était ainsi presque impossible de trouver des services de garde enregistrés ou non : décision du Tribunal, aux paragraphes 178 et 179. Elle a également expliqué que le second facteur le plus difficile était le fait que l’obligation pour des personnes comme Mme Johnstone d’effectuer des heures prolongées après les heures normales de travail rendait pratiquement impossible de trouver des services de garde : décision du Tribunal, au paragraphe 180. Madame Friendly s’est dite d’avis que la situation de Mme Johnstone était [traduction] « l’une des plus difficiles qu’elle pouvait imaginer en ce qui concerne les services de garde », en raison de la variabilité des quarts de travail qui avaient lieu à des heures et à des jours différents ‑ y compris la fin de semaine ‑, des heures supplémentaires, du fait que les quarts étaient échelonnés sur toutes les heures du jour et de la nuit et du fait que son mari effectuait un quart de travail semblable : décision du Tribunal, au paragraphe 195.

[108]            Par conséquent, Mme Johnstone a clairement établi la preuve de prime abord de discrimination fondée sur la situation de famille du fait de ses obligations liées à la garde des enfants, et le Tribunal n’a commis aucune erreur justifiant l’infirmation de sa décision en tirant cette conclusion.

[109]            Étant donné que l’appelant n’a pas fait valoir qu’il disposait d’une exigence professionnelle justifiée ou que le fait d’accorder à Mme Johnstone un horaire fixe à temps plein lui causerait des contraintes excessives, la décision du Tribunal suivant laquelle la plainte déposée par Mme Johnstone en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne était justifiée doit être confirmée.

Mesures

[110]            Le Procureur général du Canada soutient que le Tribunal a commis des erreurs justifiant l’infirmation des mesures qu’il a prononcées, notamment en accordant une indemnité pour perte de salaires pour la période subséquente à décembre 2005, en obligeant l’ASFC à établir une politique écrite satisfaisante pour la Commission canadienne des droits de la personne et en accordant des dommages‑intérêts spéciaux aux termes du paragraphe 53(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

a)    Indemnité pour perte de salaire

[111]            L’appelant soutient que le Tribunal a agi de façon déraisonnable en ordonnant qu’une indemnité pour perte de salaire soit versée à Mme Johnstone pour la période comprise entre décembre 2005 à août 2007 et pour celle comprise entre août 2008 et août 2010.

[112]            Pour la première période (décembre 2005 à août 2007), l’ASFC a offert à Mme Johnstone de travailler à temps partiel 34 heures par semaine. Elle a plutôt choisi de travailler 20 heures par semaine. L’appelant affirme que, comme Mme Johnstone n’était disponible pour travailler que 20 heures par semaine pendant cette période, elle ne doit pas avoir droit à un salaire calculé en fonction d’un travail à temps plein, puisqu’il ne peut y avoir de lien de causalité entre l’indemnité pour perte de salaire à temps plein pour la période en cause et la discrimination alléguée.

[113]            La décision du Tribunal d’accorder à Mme Johnstone une indemnité pour perte de salaire à temps plein pour la période comprise entre décembre 2005 et août 2007 était fondée sur sa conclusion de fait suivant laquelle si des mesures d’accommodement selon un horaire de travail fixe à temps plein avaient été proposées à Mme Johnstone, comme elle l’avait d’abord demandé, elle aurait accepté cet horaire : décision du Tribunal, au paragraphe 372. L’existence d’un lien de causalité a, par conséquent, été établi. La conclusion tirée par le Tribunal sur cette question reposait sur son appréciation du témoignage rendu par Mme Johnstone et il lui était loisible de tirer cette conclusion. Compte tenu du fait que cette conclusion de fait est appuyée par les éléments de preuve versés aux débats, rien ne permet de penser que notre Cour peut infirmer la conclusion tirée par le Tribunal sur cette question. Cette conclusion s’appuie également sur le fait que l’ASFC a refusé la demande de Mme Johnstone d’effectuer trois quarts de travail de 13 heures par semaine : décision du Tribunal, aux paragraphes 99 et 100.

[114]            Pour la seconde période (celle d’août 2008 à août 2010), l’appelant signale que le juge de la Cour fédérale a conclu que le Tribunal n’avait pas justifié sa décision d’accorder une indemnité pour le salaire perdu pendant la période comprise entre août 2007 et août 2008 au cours de laquelle Mme Johnstone avait déménagé à Ottawa pour rejoindre son mari dans le cadre d’un congé sans solde pour réinstallation du conjoint. Une fois ce congé sans solde expiré, Mme Johnstone a pris un congé pour les soins et l’éducation de ses enfants. Comme la situation de Mme Johnstone n’a pas évolué au cours de la période d’août 2008 à août 2010, comparativement à celle comprise entre août 2007 et août 2008 ‑ elle a continué à vivre à Ottawa avec son mari dans le cadre d’un congé sans solde convenu avec son employeur –, le juge de la Cour fédérale aurait dû renvoyer l’affaire au Tribunal pour les deux périodes.

[115]            Étant donné que Mme Johnstone n’a pas interjeté appel du jugement renvoyant au Tribunal la décision de lui accorder un salaire à temps plein pour la période comprise entre août 2007 et août 2008 au cours de laquelle elle avait choisi de prendre un congé sans solde pour accompagner son mari à Ottawa, la thèse de l’appelant portant la même solution doit s’appliquer pour la période d’août 2008 à août 2010 au cours de laquelle Mme Johnstone avait continué à vivre à Ottawa en raison d’un congé sans solde est tout à fait logique. Par conséquent, je suis d’avis de modifier en conséquence le jugement du juge de la Cour fédérale.

b)    Établissement d’une politique écrite satisfaisante pour la Commission canadienne des droits de la personne

[116]            L’appelant demande également à notre Cour de modifier la partie du jugement dans laquelle le juge de la Cour fédérale ordonnait à l’ASFC d’établir une politique réparatrice écrite satisfaisante pour la Commission pour la remplacer par une ordonnance enjoignant à l’ASFC d’établir une politique réparatrice écrite en consultation avec la Commission canadienne des droits de la personne.

[117]            L’appelant invoque, à cette fin, le libellé de l’alinéa 53(2)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne :

53. (2) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :

 

53. (2) If at the conclusion of the inquiry the member or panel finds that the complaint is substantiated, the member or panel may, subject to section 54, make an order against the person found to be engaging or to have engaged in the discriminatory practice and include in the order any of the following terms that the member or panel considers appropriate:

 

a) de mettre fin à l’acte et de prendre, en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux, des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables […]

 

(a) that the person cease the discriminatory practice and take measures, in consultation with the Commission on the general purposes of the measures, to redress the practice or to prevent the same or a similar practice from occurring in future …

 

[Non souligné dans l’original.]

            [Emphasis added]

 

[118]            L’interprétation que le Tribunal fait de l’alinéa 53(2)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable : Mowat, aux paragraphes 24 à 27.

[119]            En l’espèce, au paragraphe 366 de sa décision, le Tribunal formule une ordonnance dans laquelle il fait expressément mention de l’alinéa 53(2)b). Il a ainsi ordonné à l’ASFC [traduction] « de consulter la Commission canadienne des droits de la personne, conformément aux dispositions de l’alinéa 53(2)a) de la Loi, pour élaborer un plan pour éviter d’autres incidents semblables de discrimination fondés sur la situation de famille » [non souligné dans l’original].

[120]            Toutefois, au paragraphe 367 de sa décision, le Tribunal est allé plus loin en ordonnant expressément que l’ASFC établisse des politiques réparatrices satisfaisantes tant pour Mme Johnstone que pour la Commission canadienne des droits de la personne. Les mots précis employés par le Tribunal sont révélateurs : [traduction] « Le Tribunal ordonne également à l’ASFC d’établir, dans les six mois suivants le prononcé de la décision, des politiques écrites satisfaisantes pour Mme Johnstone et la Commission prévoyant un processus pour l’évaluation individuelle de chaque employé présentant une demande de mesure d’accommodement fondée sur ces obligations parentales » [non souligné dans l’original]. Le Tribunal n’a pas précisé sur quelle disposition législative il se fondait pour rendre une telle ordonnance.

[121]            Il existe une différence marquée entre, d’une part, le fait d’élaborer une politique en consultation avec la Commission canadienne des droits de la personne et, d’autre part, le fait d’assujettir cette politique à l’approbation de la Commission. Je n’écarte pas la possibilité que le mot « consultation » employé à l’alinéa 53(2)a) reproduit ci‑dessus pourrait inclure l’approbation d’une mesure proposée. Toutefois, à défaut d’explication suffisante du Tribunal quant aux dispositions législatives sur lesquelles il se fondait pour rendre son ordonnance en l’espèce et des raisons pour lesquelles une telle mesure était nécessaire eu égard aux circonstances de la présente affaire, j’estime que l’ordonnance contestée n’a pas la justification, la transparence et l’intelligibilité nécessaires pour répondre à la norme de la décision raisonnable : Dunsmuir, au paragraphe 47.

[122]            Par conséquent, je modifierais le jugement du juge de la Cour fédérale de manière à obliger l’ASFC à élaborer les politiques mentionnées au paragraphe 377 de la décision du Tribunal en consultation avec la Commission canadienne des droits de la personne. Il est préférable de déterminer plus tard la question de savoir si la consultation exigée par l’alinéa 53(2)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne comprend le pouvoir implicite d’approbation pour le cas où les politiques effectivement adoptées par l’ASFC ne sont pas jugées satisfaisantes par la Commission.

c)   Dommages‑intérêts spéciaux

[123]            L’appelant attaque également la décision du Tribunal de le condamner à des dommages‑intérêts spéciaux en vertu du paragraphe 53(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, qui dispose :

53. (3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le membre instructeur peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $, s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré.

53. (3) In addition to any order under subsection (2), the member or panel may order the person to pay such compensation not exceeding twenty thousand dollars to the victim as the member or panel may determine if the member or panel finds that the person is engaging or has engaged in the discriminatory practice wilfully or recklessly.

[124]            L’appelant soutient que le Tribunal n’avait aucun motif raisonnable de conclure que l’ASFC avait agi de façon délibérée ou inconsidérée en se livrant à l’acte discriminatoire reproché, surtout lorsqu’on tient compte du fait que la jurisprudence est fluctuante en ce qui concerne la situation de famille comme l’illustrent les décisions contradictoires rendues à l’occasion des affaires Campbell River et Hoyt.

[125]            Je ne puis retenir la thèse de l’appelant sur ce point. La conclusion du Tribunal sur le caractère délibéré ou inconsidéré de l’acte discriminatoire reproché s’expliquait en grande partie par le fait que l’ASFC n’avait pas tenu compte de la jurisprudence antérieure Brown du Tribunal, par laquelle il avait, comme il l’a reconnu en l’espèce, ordonné à l’organisme auquel l’ASFC avait succédé d’empêcher des actes semblables en reconnaissant la situation de famille et en élaborant des politiques à cet égard. Il s’agissait d’une interprétation raisonnable de la jurisprudence Brown de la part du Tribunal et une conclusion raisonnable quant au défaut de l’ASFC de suivre son enseignement. Par conséquent, le Tribunal a raisonnablement conclu que l’employeur s’était livré à un acte délibéré ou inconsidéré en l’espèce.

Conclusions

[126]            Par conséquent, j’accueillerais l’appel en partie de manière à modifier le jugement du juge de la Cour fédérale en ce qui concerne les deux mesures suivantes :

a)      le deuxième paragraphe du jugement doit être modifié et la mention d’[] « août 2008 » doit être remplacée par celle d’« août 2010 »;

b)      le troisième paragraphe du jugement doit être modifié par l’ajout à la fin du paragraphe, de la phrase suivante : « De plus, l’ordonnance prononcée par le Tribunal au paragraphe 367 de sa décision est modifiée par remplacement des mots [traduction] « satisfaisant pour Mme Johnstone et la Commission » par les mots « en consultation avec la CCDP » ».

[127]            À tous autres égards, je rejetterais l’appel.

[128]            Étant donné que Mme Johnstone a largement obtenu gain de cause dans le présent appel, je condamnerais l’appelant aux dépens. Il ne doit pas y avoir d’adjudication des dépens en ce qui concerne la Commission canadienne des droits de la personne intimée et l’intervenant, le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes Inc.

« Robert M. Mainville »

j.c.a.

« Je suis d’accord 

            J.D. Denis Pelletier, j.c.a. »

 

« Je suis d’accord

            A.F. Scott, j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A‑89‑13

APPEL D’UN JUGEMENT RENDU PAR MONSIEUR LE JUGE MANDAMIN LE 31 JANVIER 2013 DANS LE DOSSIER T‑1418‑10

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. FIONA ANN JOHNSTONE et COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE et FONDS D’ACTION ET D’ÉDUCATION JURIDIQUES POUR LES FEMMES INC.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 MARS 2014

 

motifs du jugement :

le juge MAINVILLE

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE SCOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 MAI 2014

 

COMPARUTIONS :

Christine Mohr

Susan Keenan

 

pour l’appelant,

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Andrew Raven

Andrew Astritis

 

POUR L’INTIMÉE,

FIONA ANN JOHNSTONE

 

Sheila Osborne‑Brown

Daniel Poulin

Erin Collins

POUR L’INTIMÉE,

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

 

Kate Hughes

Danielle Bisnar

Kim Stanton

pour l’intervenant,

LE FONDS D’ACTION ET D’ÉDUCATION JURIDIQUES POUR LES FEMMES INC.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

pour l’appelant,

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Raven, Cameron, Ballantyne et Yazbeck, LLP/s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

POUR L’INTIMÉE,

FIONA ANN JOHNSTONE

 

Commission canadienne des droits de la personne

Direction des services juridiques

Ottawa (Ontario)

 

POUR L’INTIMÉE,

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

 

Cavalluzzo Shilton McIntyre & Cornish LLP

Toronto (Ontario)

 

pour l’intervenant,

LE FONDS D’ACTION ET D’ÉDUCATION JURIDIQUES POUR LES FEMMES INC.

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.