Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20140501

 

Dossier : A‑95‑14

 

Référence : 2014 CAF 112

En présence de monsieur le juge Stratas

 

ENTRE :

JANSSEN INC.

appelante

et

ABBVIE CORPORATION, ABBVIE DEUTSCHLAND GMBH & CO. KG ET ABBVIE BIOTECHNOLOGY LTD.

intimées

 

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 29 avril 2014.

 

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 1er mai 2014.

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :

LE JUGE STRATAS

 


 


Date : 20140501

 

Dossier : A‑95‑14

 

Référence : 2014 CAF 112

En présence de monsieur le juge Stratas

 

ENTRE :

JANSSEN INC.

appelante

et

ABBVIE CORPORATION, ABBVIE DEUTSCHLAND GMBH & CO. KG ET ABBVIE BIOTECHNOLOGY LTD.

intimées

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

 

LE JUGE STRATAS

 

[1]               Janssen Inc. demande à la Cour de prononcer une ordonnance portant sursis ou suspension de la phase d'un procès instruit par la Cour fédérale qui est consacrée au redressement. Pour les motifs qui suivent, je rejette la requête avec dépens.

 

A.        Introduction

[2]               Il se peut que les circonstances incitent Janssen à présenter à nouveau une requête en sursis. La totalité ou une partie des éléments de preuve produits lors de la présente requête, et d'autres sans doute, pourront être produits lors de cette éventuelle requête. De même, certaines questions demeurent encore à trancher par la Cour fédérale.

 

[3]               Par conséquent, les présents motifs seront brefs, la preuve et le droit n'y étant abordés que dans la mesure nécessaire pour statuer sur la requête.

 

B.        Le procès devant la Cour fédérale

[4]               Les intimées (collectivement « AbbVie ») ont poursuivi Janssen devant la Cour fédérale pour contrefaçon de brevet.

 

[5]               À la demande de Janssen, un protonotaire de la Cour fédérale a ordonné la disjonction du procès. La Cour fédérale devait d'abord instruire les questions liées à la responsabilité. Ensuite, si la Cour fédérale devait conclure à l'existence d'une responsabilité, elle instruirait les questions liées au redressement.

 

[6]               Le 17 janvier 2014, à l'issue d'un procès sur les questions concernant la responsabilité, la Cour fédérale (le juge Hughes) a conclu que les revendications 143 et 222 du brevet canadien no 2 365 281 d'AbbVie étaient valides et avaient été contrefaites : 2014 CF 55.

 

[7]               Janssen a interjeté appel devant la Cour de la décision de la Cour fédérale sur les questions liées à la responsabilité. L'appel sera vraisemblablement prêt à être entendu d'ici un mois.

 

[8]               La tâche de la Cour fédérale dans l'affaire n'est toutefois pas terminée. Il lui faut encore statuer sur les questions liées au redressement.

 

[9]               Un protonotaire de la Cour fédérale a ordonné que la phase consacrée au redressement fasse elle‑même l'objet d'une disjonction :

 

●          Le 12 mai 2014 s'ouvrira une audience où la Cour fédérale devra décider s'il faut interdire certaines actions à Janssen, dont la commercialisation et la vente de son médicament, le Stelara.

 

●          En septembre 2015, la Cour fédérale procédera à une audience visant à statuer sur les dommages‑intérêts découlant de la contrefaçon à laquelle Janssen s'est livrée.

 

[10]           Janssen a fait appel devant un juge de la Cour fédérale, en application de l'article 51 des Règles, de cette autre disjonction. Ce juge (encore une fois le juge Hughes) a rejeté l'appel : 2014 CF 178. Janssen a interjeté appel de cette décision devant la Cour. L'appel est en instance.

 

C.        Le résultat final

[11]           Janssen a deux appels en instance devant la Cour et fait face à une demande d'injonction dont l'instruction doit débuter le 12 mai 2014. Si Janssen obtient gain de cause devant la Cour, le résultat final sera que l'instruction du recours en injonction ne devrait pas avoir lieu, ou bien qu'on n'aurait pas dû séparer la question de la mesure injonctive de celle des dommages‑intérêts.

 

D.        Le critère applicable au sursis

[12]           Les parties s'entendent sur le fait que, pour statuer sur la présente requête, la Cour doit examiner les trois questions suivantes :

 

●          Janssen a‑t‑elle démontré l'existence d'une question sérieuse à juger en appel?

 

●          Janssen subira‑t‑elle un préjudice irréparable?

 

●          La prépondérance des inconvénients penche‑t‑elle en faveur de Janssen?

 

(RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311.)

 

[13]           Janssen soutient que la Cour peut accorder le sursis demandé même si elle répond par la négative à l'une de ces trois questions. Selon elle, le critère est globalement de savoir s'il est dans l' « intérêt de la justice » d'accorder un sursis. Ainsi, dans le cas où Janssen n'aurait pas démontré l'existence d'un préjudice irréparable, par exemple, il serait malgré tout loisible à la Cour de prononcer le sursis.

 

[14]           Je ne suis pas de cet avis. Les trois questions doivent recevoir une réponse affirmative. En d'autres termes, Janssen doit démontrer qu'elle satisfait aux trois exigences. Trois raisons justifient cette conclusion.

 

– I –

 

[15]           Bien qu'elle ne se soit pas prononcée expressément sur le sujet dans l'arrêt clé RJR‑MacDonald, la Cour suprême semble estimer qu'une réponse affirmative aux trois questions est essentielle pour que la mesure puisse être accordée.

 

[16]           C'est assurément là la position adoptée par notre Cour : Chinese Business Chamber of Canada c. Canada, 2006 CAF 178; Glooscap Heritage Society c. Ministre du Revenu national, 2012 CAF 255, au paragraphe 33.

 

[17]           La Cour est liée par cette jurisprudence antérieure, à moins d'être convaincue qu'elle est « manifestement erronée » : Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370. On ne m'en a pas ici convaincu.

 

– II –

 

[18]           Janssen cite certaines décisions au soutien de sa prétention : Domco Industries Ltd. c. Armstrong Cork Canada Ltd., [1982] 1 C.F. 522 (C.F. 1re inst.); International Corona Resources Ltd. c. LAC Minerals Ltd. (1986), 21 C.P.C. (2d) 252 (C.A. Ont.); Longley c. Canada (Attorney General), 2007 ONCA 149. Ces affaires se distinguent toutes de la présente espèce. Domco et International Corona sont antérieures à RJR‑MacDonald. Quant à l'affaire Longley, elle mettait en cause le libellé particulier d'une règle ontarienne qui diffère du libellé des Règles des Cours fédérales.

 

– III –

 

[19]           Chaque volet du critère ajoute un élément important. C'est pourquoi aucun d'entre eux ne saurait être facultatif. L'objet fondamental du critère se trouverait compromis s'il en était autrement.

 

[20]           Le critère vise à reconnaître que la suspension de ce qui est juridiquement contraignant et exécutoire — qu'il s'agisse d'une décision judiciaire, d'une mesure légale, ou du droit conféré par la loi à un organisme subalterne d'exercer sa compétence — est une mesure des plus importantes : Mylan Pharmaceuticals ULC c. AstraZeneca Canada Inc., 2011 CAF 312, au paragraphe 5. Le caractère contraignant et obligatoire de la loi — ce que j'appellerai la « légalité » — a son importance. Il s'agit en fait d'une composante de la primauté du droit, d'un principe constitutionnel : Colombie‑Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473, au paragraphe 58.

 

[21]           Par conséquent, la Cour ne devrait accorder une suspension ou un sursis que si chacun des trois volets du critère, et les principes qui s'y rapportent, penchent en faveur de la suspension temporaire du principe de la légalité.

 

[22]           C'est ce que je démontrerai en examinant les politiques qui sous‑tendent chacun des volets. L'exercice a ceci d'utile qu'il offre aussi un résumé du droit que je dois appliquer dans la présente requête.

 

[23]           S'agissant de la nécessité d'une question sérieuse à juger, il est vrai que pour ce volet les exigences « ne sont pas élevées » et que le critère est « peu exigeant » : RJR‑MacDonald, précité, à la page 337; 143471 Canada Inc. c. Québec (Procureur général), [1994] 2 R.C.S. 339, à la page 358, le juge La Forest (dissident, mais la majorité des juges semble d'accord sur ce point). Il est uniquement nécessaire de démontrer que l'affaire n'est pas vouée à l'échec ou que la demande n'est « ni futile ni vexatoire » : RJR‑MacDonald, précité, à la page 337. Ce volet n'est toutefois pas facultatif. Il serait étrange, d'ailleurs, qu'on puisse suspendre la légalité — même de manière temporaire — au vu d'une cause perdue ou risiblement précaire.

 

[24]           Quant au volet du préjudice irréparable, le requérant doit établir de manière détaillée et concrète qu'il subira un préjudice réel, certain et inévitable — et non pas hypothétique et conjectural — qui ne pourra être redressé plus tard : Première nation de Stoney c. Shotclose, 2011 CAF 232, aux paragraphes 47 à 49; Laperrière c. D. & A. MacLeod Company Ltd., 2010 CAF 84, aux paragraphes 14 à 22; Gateway City Church c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 126, aux paragraphes 14 à 16; Glooscap Heritage Society, précité, au paragraphe 31; Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire à l'information), 2001 CAF 25, au paragraphe 12. Encore une fois, il serait étrange qu'une partie faisant valoir un préjudice qu'elle a elle‑même causé, un préjudice qu'elle aurait pu ou pourrait encore éviter ou un préjudice auquel elle aurait pu ou pourrait encore remédier, puisse justifier un redressement de si grave portée. Il serait de même étrange que de vagues hypothèses et de simples affirmations, plutôt que des éléments de preuve détaillés et précis, puissent justifier un redressement aussi important.

 

[25]           Quant au volet du critère lié à la prépondérance des inconvénients, l'intérêt public qui s'attache au respect de la légalité doit être pris en compte. Dans certains cas, particulièrement lorsqu'une loi touchant des millions de personnes pourrait être suspendue, il convient d'accorder une grande importance à l'intérêt public visé par le principe de la légalité : RJR‑MacDonald, précité, aux pages 343 à 347. Lorsqu'un pareil intérêt public est plus important que ne l'est le préjudice (irréparable ou non) ou l'inconvénient que subirait la seule partie, on ne saurait autoriser cette partie à passer outre à la légalité.

 

[26]           Je ne veux toutefois pas laisser entendre par les observations qui précèdent que les suspensions ou les sursis sont extraordinairement difficiles à obtenir. Il n'en est rien : le redressement est accordé lorsque les trois volets du critère sont respectés. Or, il doit bien être satisfait à chacun des volets du critère de RJR‑MacDonald. Chacun d'eux apporte quelque chose d'essentiel à l'analyse.

 

E.        L'application du critère relatif au sursis

[27]           Janssen a‑t‑elle satisfait à chaque volet du critère relatif au sursis? Faudrait‑il actuellement empêcher la Cour fédérale de procéder à la phase du procès consacrée au redressement jusqu'à ce que la Cour ait statué sur les appels dont elle est saisie?

 

[28]           Je réponds par la négative à ces questions. Il ne sera nécessaire d'examiner que la question du préjudice irréparable.

 

F.         Janssen a‑t‑elle établi l'existence d'un préjudice irréparable?

[29]           Janssen a demandé par requête la disjonction des questions de la responsabilité et du redressement. Elle a obtenu l'ordonnance demandée (l'ordonnance du 26 septembre 2011 du protonotaire Aalto). Janssen a bien compris en sollicitant l'ordonnance qu'un des facteurs favorables à sa délivrance était que la phase liée au redressement serait rapidement engagée, tout au plus dans un [TRADUCTION] « court délai » (se reporter aux pages 5 et 8 de l'ordonnance).

 

[30]           Bref, Janssen a obtenu ce qu'elle voulait et ce à quoi elle pouvait raisonnablement s'attendre — l'engagement rapide de la phase liée au redressement appelée à occuper ses gestionnaires et à lui occasionner des frais juridiques et autres. S'il s'agit d'un préjudice, c'en est un que Janssen s'est infligé à elle‑même en demandant dans les circonstances la disjonction des questions à instruire. C'est un préjudice évitable.

 

[31]           Janssen doit faire valoir un préjudice irréparable découlant de la disjonction qui soit plus important que les conséquences habituelles de la disjonction demandée et obtenue : Laperrière, précité, au paragraphe 21. Elle ne l'a pas fait.

 

[32]           Il est vrai que la question de l'injonction a fait l'objet d'une disjonction et que son instruction est plus rapide peut‑être que Janssen n'avait escompté. L'action a toutefois fait l'objet d'une gestion de l'instance tout au long de son déroulement. Janssen ne peut pas vraiment s'étonner qu'une fois réglée la phase liée à la responsabilité, le protonotaire chargé de la gestion de l'instance se soit tourné vers la phase liée au redressement et ait décidé quelles questions devraient en être instruites en premier et à quel moment. Je le répète, Janssen a obtenu quant à la disjonction des questions ce qu'elle souhaitait et ce à quoi elle pouvait raisonnablement s'attendre.

 

[33]           Dans ses observations sur le préjudice irréparable, Janssen a insisté sur la souffrance des patients qui ne seront pas en mesure d'utiliser son médicament, le Stelara. Or, à l'heure actuelle, les patients peuvent encore utiliser le Stelara. Cette situation pourrait changer en fonction de la décision que la Cour fédérale rendra sur la question de l'injonction.

 

[34]           La Cour fédérale pourrait accorder une injonction assortie de conditions qui protègent les patients. Elle pourrait aussi accorder une injonction dont les conditions permettraient de réduire ou d'éliminer le préjudice occasionné aux patients ou, d'ailleurs, tout autre préjudice pouvant être subi par Janssen. La Cour fédérale pourrait aussi tout simplement ne pas accorder l'injonction. À l'heure actuelle, l'existence de tout préjudice causé aux patients, ou d'ailleurs à Janssen, est de nature purement hypothétique et conjecturale.

 

[35]           AbbVie soutient, quant à la question du préjudice occasionné aux patients, que le seul préjudice irréparable pouvant être pris en compte est celui subi par le requérant (voir, p. ex., Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, à la page 128). Janssen fait valoir, au contraire, qu'on peut tenir compte du préjudice causé aux patients puisque ceux‑ci dépendent d'elle, la requérante (voir, p. ex., Holy Alpha and Omega Church of Toronto c. Procureur général du Canada, 2009 CAF 265, au paragraphe 17; Glooscap Heritage Society, précité, au paragraphe 34). Compte tenu de mes commentaires précédents, je n'aurai pas à répondre à cette question.

 

G.        Dispositif

[36]           La requête de Janssen sera rejetée avec dépens.

 

« David Stratas »

j.c.a.

 

 

Traduction certifiée conforme

Yves Bellefeuille, réviseur

 


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 


DoSSIER :                                                    A‑95‑14

 

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

 

INTITULÉ :                                                  JANSSEN INC. c. ABBVIE CORPORATION, ABBVIE DEUTSCHLAND GMBH & CO. KG ET ABBVIE BIOTECHNOLOGY LTD.

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                         LE 29 AVRIL 2014

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :             LE JUGE STRATAS

 

DATE DES MOTIFS :                                 LE 1er MAI 2014

 

 

COMPARUTIONS :

 

Marguerite F. Ethier

Alexandra Wilbee

 

POUR L'APPELANTE

 

Sarit Batner

Fiona Legere

 

POUR LES INTIMÉES

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Lenczner Slaght Royce Smith Griffin LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR L'APPELANTE

 

McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

POUR LES INTIMÉES

 

 

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