Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20140514


Dossier : A-35-13

Référence : 2014 CAF 126

CORAM :

LA JUGE DAWSON

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE NEAR

 

ENTRE :

HELEN JEAN KINSEL et

BARBARA ELIZABETH KINSEL

appelantes

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

intimé

Audience tenue à Vancouver (Colombie‑Britannique), le 10 décembre 2013.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 14 mai 2014.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE DAWSON

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE NEAR

 


Date : 20140514


Dossier : A-35-13

Référence : 2014 CAF 126

CORAM :

LA JUGE DAWSON

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE NEAR

 

ENTRE :

HELEN JEAN KINSEL et

BARBARA ELIZABETH KINSEL

appelantes

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE DAWSON

I.                        Introduction

[1]               En 2009, le législateur a modifié la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C-29 (la Loi) afin d’accorder la citoyenneté aux personnes qui l’avaient perdue ou auxquelles elle leur avait été refusée pour diverses raisons. Le présent pourvoi porte sur la portée de la modification.

[2]               La Cour est saisie d’un appel de l’ordonnance par laquelle la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire des appelantes attaquant une décision rendue par une déléguée du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. La déléguée a refusé de délivrer des certificats de citoyenneté aux appelantes parce qu’elles ne satisfaisaient pas aux exigences de citoyenneté énoncées dans la Loi.

[3]               Devant la Cour fédérale, les appelantes ont soutenu que la déléguée a interprété la Loi de manière erronée. À titre subsidiaire, elles ont soutenu que si l’interprétation de la Loi donnée par la déléguée était correcte, elle contrevenait à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, ch. 11 (la Charte).

[4]               Par les motifs publiés sous la référence 2012 CF 1515, 423 F.T.R. 299, la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire. Par les motifs suivants, je rejetterais l’appel. Les appelantes n’ont pas établi que la déléguée a commis une erreur dans son interprétation de la Loi et n’ont pas établi qu’il y a eu violation de l’article 15 de la Charte.

II.                     Les faits

[5]               Les faits sont soigneusement énoncés dans la décision de la Cour fédérale et ils ne sont pas controversés entre les parties et sont simples. La grand-mère paternelle des appelantes était citoyenne canadienne qui (aux termes de la loi en vigueur à l’époque en matière de citoyenneté) a perdu sa citoyenneté lorsqu’elle est devenue citoyenne naturalisée des États-Unis. Le père des appelantes est né aux États-Unis, et à sa naissance, aucun de ses parents n’avait la citoyenneté canadienne. Les appelantes sont également nées aux États-Unis. À leur naissance, aucun de leurs parents n’avait la citoyenneté canadienne.

[6]               Le 17 avril 2009, le projet de loi C-37 est entré en vigueur. Il visait à modifier la Loi et à rétablir la citoyenneté aux Canadiens dits « dépossédés de leur citoyenneté ». Par l’application des alinéas 3(1)f) et 3(7)d) de la Loi, le projet de loi C-37 a rétabli rétroactivement la citoyenneté canadienne aux personnes qui, comme la grand‑mère paternelle des appelantes, avaient perdu leur citoyenneté canadienne parce qu’elles avaient obtenu une autre nationalité. Aux termes du projet de loi C-37, ces personnes étaient réputées citoyennes canadiennes à partir du moment où elles avaient perdu leur citoyenneté.

[7]               De plus, par application des alinéas 3(1)g) et 3(7)e) de la Loi, la citoyenneté était accordée rétroactivement aux personnes nées à l’étranger d’un parent canadien. Ainsi, le père des appelantes était réputé citoyen canadien à partir de sa date de naissance.

[8]               La question dont nous sommes saisis est celle de savoir si le texte du projet de loi C‑37 a instauré une restriction à la citoyenneté acquise par filiation (c’est‑à‑dire la citoyenneté acquise par un enfant né d’un parent canadien). Le ministre a pour thèse que, conformément à l’alinéa 3(3)a) de la Loi, la citoyenneté canadienne par filiation vise uniquement la première génération de progéniture née à l’étranger. Les appelantes affirment qu’aucune restriction de cette nature ne s’applique à leurs revendications. Elles font valoir qu’elles ont droit à la citoyenneté conformément à l’alinéa 3(1)b) de la Loi, lequel accorde la citoyenneté aux personnes nées à l’étranger d’un parent ayant qualité de citoyen canadien.

[9]               À titre subsidiaire, les appelantes soutiennent que si la déléguée a interprété correctement la Loi (telle qu’elle a été modifiée par le projet de loi C-37), la loi est inconstitutionnelle au motif qu’elle contrevient à l’article 15 de la Charte.

III.                  Loi applicable

A.                 Loi sur la citoyenneté

[10]           La partie pertinente de la définition de « citoyenneté » au sens de la Loi est la suivante :

3. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, a qualité de citoyen toute personne :

3. (1) Subject to this Act, a person is a citizen if

a) née au Canada après le 14 février 1977;

(a) the person was born in Canada after February 14, 1977;

b) née à l’étranger après le 14 février 1977 d’un père ou d’une mère ayant qualité de citoyen au moment de la naissance;

(b) the person was born outside Canada after February 14, 1977 and at the time of his birth one of his parents, other than a parent who adopted him, was a citizen;

[…]

[…]

f) qui, avant l’entrée en vigueur du présent alinéa, a cessé d’être citoyen pour un motif autre que les motifs ci-après et n’est pas subséquemment devenu citoyen :

(f) before the coming into force of this paragraph, the person ceased to be a citizen for any reason other than the following reasons and did not subsequently become a citizen:

(i) elle a renoncé à sa citoyenneté au titre de l’une des dispositions suivantes : […]

(i) the person renounced his or her citizenship under any of the following provisions: […]

(ii) sa citoyenneté a été révoquée pour cause de fausse déclaration, fraude ou dissimulation de faits importants ou essentiels au titre de l’une des dispositions suivantes : […]

(ii) the person’s citizenship was revoked for false representation, fraud or concealment of material circumstances under any of the following provisions: […]

(iii) elle n’a pas présenté la demande visée à l’article 8, dans ses versions antérieures à l’entrée en vigueur du présent alinéa, pour conserver sa citoyenneté ou, si elle l’a fait, la demande a été rejetée;

(iii) the person failed to make an application to retain his or her citizenship under section 8 as it read before the coming into force of this paragraph or did make such an application that subsequently was not approved;

g) qui, née à l’étranger avant le 15 février 1977 d’un père ou d’une mère ayant qualité de citoyen au moment de la naissance, n’est pas devenue citoyen avant l’entrée en vigueur du présent alinéa;

(g) the person was born outside Canada before February 15, 1977 to a parent who was a citizen at the time of the birth and the person did not, before the coming into force of this paragraph, become a citizen;

[11]           La restriction à la citoyenneté acquise par filiation qui, selon le ministre, a été introduite par le projet de loi C-37 se trouve au paragraphe 3(3). Seul l’alinéa 3(3)a) joue en l’espèce :

3. (3) Le paragraphe (1) ne s’applique pas à la personne née à l’étranger dont, selon le cas :

3. (3) Subsection (1) does not apply to a person born outside Canada

a) au moment de la naissance ou de l’adoption, seul le père ou la mère a qualité de citoyen, et ce, au titre de l’un des alinéas (1)b), c.1), e), g) et h), ou les deux parents ont cette qualité au titre de l’un de ces alinéas;

(a) if, at the time of his or her birth or adoption, only one of the person’s parents is a citizen and that parent is a citizen under paragraph (1)(b), (c.1), (e), (g) or (h), or both of the person’s parents are citizens under any of those paragraphs; or

[12]           L’intertitre du paragraphe 3(4) indique qu’il s’agit d’une disposition transitoire, laquelle établit une exception à l’application du paragraphe 3(3) :

3. (4) Le paragraphe (3) ne s’applique pas à la personne qui, à la date d’entrée en vigueur de ce paragraphe, a qualité de citoyen.

3. (4) Subsection (3) does not apply to a person who, on the coming into force of that subsection, is a citizen.

[13]           Les alinéas 3(7)d) et e) jouent respectivement pour conférer rétroactivement la citoyenneté à la grand‑mère paternelle des appelantes à partir du moment où elle a perdu sa citoyenneté canadienne et à M. Kinsel à partir de sa date de naissance :

3. (7) Malgré les autres dispositions de la présente loi et l’ensemble des lois concernant la naturalisation ou la citoyenneté en vigueur au Canada avant l’entrée en vigueur du présent paragraphe :

3. (7) Despite any provision of this Act or any Act respecting naturalization or citizenship that was in force in Canada at any time before the day on which this subsection comes into force

[…]

[…]

d) la personne visée à l’alinéa (1)f) autre que celle visée à l’alinéa c) est réputée être citoyen au titre de l’alinéa (1)f) à partir du moment où elle a cessé d’être citoyen;

(d) a person referred to in paragraph (1)(f) — other than a person described in paragraph (c) — is deemed to be a citizen under paragraph (1)(f) from the time the person ceased to be a citizen;

e) la personne visée aux alinéas (1)g) ou h) est réputée être citoyen à partir du moment de sa naissance;

(e) a person referred to in paragraph (1)(g) or (h) is deemed to be a citizen from the time that he or she was born;

B.                 Charte canadienne des droits et libertés

[14]           Comme je l’ai déjà dit, si notre Cour conclut que l’alinéa 3(3)a) exclut, par les appelantes, la revendication de la citoyenneté sur le fondement de l’alinéa 3(1)b), elles soutiennent subsidiairement que cette exclusion contrevient aux droits à l’égalité qu’elles tirent de l’article 15 d’une manière qui ne saurait se justifier au regard de l’article premier de la Charte :

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

1. The Canadian Charter of Rights and Freedoms guarantees the rights and freedoms set out in it subject only to such reasonable limits prescribed by law as can be demonstrably justified in a free and democratic society.

[…]

[…]

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

15. (1) Every individual is equal before and under the law and has the right to the equal protection and equal benefit of the law without discrimination and, in particular, without discrimination based on race, national or ethnic origin, colour, religion, sex, age or mental or physical disability.

IV.                  La décision de la déléguée

[15]           La déléguée a rejeté les demandes de citoyenneté des appelantes au motif qu’elles ne satisfaisaient pas aux exigences de citoyenneté énoncées à l’alinéa 3(1)b) de la Loi. En particulier, la déléguée a conclu que le paragraphe 3(3) restreint la citoyenneté par filiation à la première génération de progéniture née à l’étranger de parents ayant qualité de citoyen canadien. Comme les appelantes font partie de la deuxième génération de descendants canadiens nés à l’étranger, le paragraphe 3(3) leur interdit de revendiquer la citoyenneté par filiation.

V.                     La décision de la Cour fédérale

[16]           Après avoir énoncé les faits pertinents, la juge a conclu que la décision de la déléguée devait être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Pour tirer cette conclusion, la juge s’est fondée sur la jurisprudence de la Cour fédérale : Rabin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1094, [2010] A.C.F. no 1366, aux paragraphes 16 et 17, et Jabour c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 98, [2013] 3 R.C.F. 640, aux paragraphes 21 à 29, dans laquelle la norme de la décision raisonnable a été appliquée à la décision d’un délégué sur la même question. La juge s’est également fondée sur le fait que la question de savoir qui a qualité de citoyen relève directement de l’expertise d’un délégué et que, malgré qu’elle soit importante pour les Canadiens, la citoyenneté n’est pas d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble.

[17]           Les appelantes ont soutenu que, puisque leur père a obtenu la citoyenneté rétroactivement à partir de sa naissance, l’histoire a été « refaite » de sorte qu’elles sont nées d’un parent ayant qualité de citoyen canadien et, par conséquent, satisfont aux critères énoncés à l’alinéa 3(1)b) de la Loi. Ainsi, cela signifie que les appelantes étaient déjà citoyennes lorsque le paragraphe 3(4) est entré en vigueur et, à ce titre, échappaient à la restriction de la première génération.

[18]           La juge a analysé les dispositions pertinentes de la Loi et a conclu que, en dépit des observations des appelantes, le paragraphe 3(4) ne visait pas seulement les personnes nées après le 17 avril 2009 lorsque le projet de loi C-37 est entré en vigueur. Deux raisons appelaient cette conclusion. Premièrement, comme il est signalé dans de nombreux rapports législatifs, le projet de loi C-37 visait à exclure la citoyenneté par filiation après la première génération née à l’étranger; l’interprétation des appelantes ferait obstacle à cet objectif. Deuxièmement, l’interprétation des appelantes donne à penser, à tort, que la citoyenneté que leur père a reçue rétroactivement en application de l’alinéa 3(7)e) lui a été conférée avant qu’elles ne perdent leur admissibilité en application de l’aliéna 3(3)a). Selon la juge, les faits suivants se sont tous produits de manière simultanée lorsque le projet de loi C-37 est entré en vigueur :

         Monsieur Kinsel est devenu citoyen à partir de sa date de naissance;

         les appelantes ont acquis le droit à la citoyenneté;

         les appelantes ont été privées de leur droit à la citoyenneté par application de l’alinéa 3(3)a).

[19]           La juge a ensuite renvoyé à divers rapports parlementaires et documents de Citoyenneté et Immigration pour conclure que l’alinéa 3(3)a) visait à restreindre la citoyenneté par filiation à la première génération née à l’étranger, sans égard à la question de savoir si le demandeur est né avant 2009. En outre, comme les appelantes n’ont pas soutenu devant la déléguée que l’alinéa 3(3)a) était incompatible avec la Convention sur la réduction des cas d’apatridie des Nations Unies, 30 août 1961, Recueil des Traités des Nations Unies, vol. 989, p. 175, la juge a conclu qu’elle n’en tiendrait pas compte dans le cadre de la procédure en contrôle judiciaire. Étant donné que ce moyen ne lui avait pas été soulevé, la juge était d’avis que la déléguée a eu raison de ne pas en tenir compte.

[20]           Enfin, la juge a conclu que les appelantes n’avaient pas qualité pour agir aux termes de la Charte pour contester la constitutionnalité de l’alinéa 3(3)a) de la Loi. La juge en a inféré que les appelantes se fondaient sur une prétendue négation du droit de leur père de transmettre sa citoyenneté par filiation. Puisque leur père n’est pas partie à la présente demande, les appelantes n’avaient pas qualité pour se fonder sur la violation alléguée de ses droits. De plus, puisque les appelantes n’étaient pas effectivement présentes au Canada, elles ne pouvaient invoquer la Charte en tant que non-citoyennes.

[21]           Par ces motifs, la juge a conclu que la décision de la déléguée était raisonnable et que la contestation fondée sur la Charte n’était pas fondée. Par conséquent, la juge a rejeté la demande de contrôle judiciaire.

VI.                  Les questions en litige

[22]           À mon sens, les questions auxquelles la Cour doit répondre en l’espèce sont les suivantes :

1.                  Quelles sont les normes de contrôle applicables?

2.                  L’alinéa 3(3)a) de la Loi, modifié par le projet de loi C‑37, exclut-il l’obtention par les appelantes de la citoyenneté par filiation?

3.                  Dans l’affirmative, les paragraphes 3(3) et 3(4) de la Loi sont‑ils contraires à l’article 15 de la Charte?

4.                  Si les paragraphes 3(3) et 3(4) sont contraires à l’article 15 de la Charte, cette violation est‑elle justifiée au sens de l’article premier de la Charte?

VII.               Quelles sont les normes de contrôle applicables?

[23]           En matière d’appel d’une décision de la Cour fédérale au terme d’une procédure en contrôle judiciaire, la mission de notre Cour est de rechercher si la juge a choisi la bonne norme de contrôle et l’a appliquée correctement. En pratique, cela oblige la cour réformatrice à se mettre à la place du premier juge; notre Cour se concentre effectivement sur la décision administrative (Merck Frosst Canada Ltée c. Canada (Santé), 2012 CSC 3, [2012] 1 R.C.S. 23, au paragraphe 247; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 et 46.

[24]           Comme je l’ai déjà dit, la juge a conclu que l’interprétation que la déléguée a donnée à l’article 3 de la Loi devait être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Lorsqu’elle a tiré cette conclusion, la juge n’a pu bénéficier de la jurisprudence de la Cour suprême : Agraira et McLean c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895. Elle n’a pas pu bénéficier non plus de la jurisprudence Kandola c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CAF 85, [2014] A.C.F. no 322, de notre Cour. En effet, l’arrêt Kandola a été rendu après l’audition du présent appel. Par conséquent, les parties ont eu la possibilité de présenter des observations écrites sur la pertinence de la jurisprudence Kandola en l’espèce. Ces observations ont été reçues et examinées.

[25]           Comme en l’espèce, l’affaire Kandola concernait l’appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale rendue aux termes d’une procédure en contrôle judiciaire. La décision attaquée était le refus d’un délégué du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de délivrer un certificat de citoyenneté.

[26]           À l’occasion de l’affaire Kandola, notre Cour a examiné attentivement l’incidence de la jurisprudence Agraira sur la jurisprudence antérieure. La Cour a conclu qu’en raison de la jurisprudence Agraira, la détermination de la norme de contrôle applicable doit partir du principe selon lequel la norme de la décision raisonnable joue en ce qui concerne l’interprétation de l’alinéa 3(1)b) de la Loi par l’agent de citoyenneté. Je retiens cette thèse, suivant les motifs donnés par notre Cour par l’arrêt Kandola aux paragraphes 30 à 42. Pour les mêmes raisons, je conclus que la présomption selon laquelle joue la norme de la décision raisonnable vaut aussi quant à l’interprétation du paragraphe 3(3) de la Loi par le délégué.

[27]           Cependant, l’analyse ne s’arrête pas là puisqu’il est nécessaire de rechercher si cette présomption selon laquelle joue la norme de la décision raisonnable est réfutée.

[28]           À l’occasion de l’affaire Kandola, la Cour a conclu que cette présomption pouvait être aisément réfutée pour de nombreuses raisons, dont les suivantes :

         L’absence d’une clause privative.

         La nature de la question; à savoir une pure question d’interprétation de la loi.

         L’absence d’un élément discrétionnaire dans la décision.

         L’absence de tout élément dans la structure ou l’esprit de la Loi dont il ressort que la Cour doit faire preuve de retenue à l’égard de la décision du délégué sur une telle question.

[29]           Ces facteurs sont également réunis en l’espèce.

[30]           Sur le fondement de la jurisprudence Kandola, je conclus que la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable a été réfutée. L’interprétation de la Loi par la déléguée doit être examinée selon la norme de la décision correcte.

[31]           Si ma conclusion est erronée et que, comme le soutient le procureur général, il faut opérer une distinction avec les faits de l’affaire Kandola, je m’appuie sur la jurisprudence McLean de la Cour suprême.

[32]           À l’occasion de l’affaire McLean, la Cour suprême a examiné la norme de contrôle à appliquer à l’interprétation, par une commission des valeurs mobilières, d’un délai prévu dans sa loi constitutive. Le juge Moldaver (s’exprimant au nom de la majorité) a observé que lorsque les méthodes habituelles d’interprétation législative aboutissent à une seule interprétation raisonnable et que le décideur administratif en retient une autre, celle‑ci sera nécessairement déraisonnable (McLean, paragraphe 38).

[33]           Par les motifs que j’exposerai plus loin, j’ai effectué l’analyse textuelle, contextuelle et téléologique requise du droit applicable. Je conclus qu’une seule interprétation raisonnable du droit applicable est possible.

[34]           Par conséquent, soit par suite de la réfutation de la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable, soit par suite du fait qu’une seule interprétation raisonnable est possible, notre Cour doit interpréter le droit applicable et vérifier que l’interprétation de la déléguée est conforme à cette interprétation.

VIII.            L’alinéa 3(3)a) de la Loi, modifié par le projet de loi C-37, exclut-il l’obtention par les appelantes de la citoyenneté par filiation?

A.                 Principes d’interprétation législative applicables

[35]           La question de savoir si la décision de la déléguée était correcte repose sur l’interprétation de l’alinéa 3(3)a) et du paragraphe 3(4) de la Loi.

[36]           Les principes d’interprétation des lois ne sont pas controversés entre les parties.

[37]           La Cour suprême a formulé la méthode privilégiée pour interpréter la loi dans les termes suivants :

[traduction] Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

Voir : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21. Voir également : R. c. Ulybel Enterprises Ltd., 2001 CSC 56, [2001] 2 R.C.S. 867, au paragraphe 29.

[38]           La Cour suprême a reformulé ce principe à l’occasion de l’affaire Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, ajoutant au paragraphe 10 :

[…] L’interprétation d’une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble. Lorsque le libellé d’une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation. Par contre, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important. L’incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l’objet sur le processus d’interprétation peut varier, mais les tribunaux doivent, dans tous les cas, chercher à interpréter les dispositions d’une loi comme formant un tout harmonieux.

[39]           La méthode privilégiée d’interprétation des lois suppose que le sens grammatical et ordinaire d’une disposition n’en détermine pas nécessairement le sens. Le juge doit tenir compte du contexte global de la disposition en cause « même si, à première vue, le sens de son libellé peut paraître évident » (ATCO Gas and Pipelines Ltd. c. Alberta (Energy and Utilities Board), 2006 CSC 4, [2006] 1 R.C.S. 140, au paragraphe 48). À partir du texte et du contexte dans lequel il s’insère, le tribunal qui interprète une disposition cherche à déterminer l’intention du législateur, « [l]’élément de plus important de cette analyse » (R. c. Monney, [1999] 1 R.C.S. 652, au paragraphe 26).

B.                 Application des principes de l’interprétation des lois

[40]           Je me penche maintenant sur l’analyse textuelle, contextuelle et téléologique requise pour rechercher si l’interprétation de la Loi par la déléguée était correcte.

(i)                 Analyse textuelle

[41]           Dès l’entrée en vigueur du projet de loi C-37, la citoyenneté canadienne a été rendue à la grand‑mère paternelle des appelantes (conformément à l’alinéa 3(1)f) de la Loi). Cette réintégration était rétroactive à partir de la date où elle a perdu sa citoyenneté (alinéa 3(7)d)). Ainsi, la mère de M. Kinsel était réputée citoyenne canadienne à partir de sa naissance.

[42]           Par conséquent, à l’entrée en vigueur du projet de loi C-37, la citoyenneté canadienne a également été accordée à M. Kinsel (alinéa 3(1)g)). Il a obtenu la citoyenneté rétroactivement à partir de sa date de naissance (alinéa 3(7)e)).

[43]           L’alinéa 3(1)b) de la Loi est une disposition en vigueur depuis longtemps; elle confère la citoyenneté par filiation. L’on est citoyen canadien si l’on est né à l’étranger après le 14 février 1977 et si, au moment de la naissance, un des parents était citoyen canadien. Les appelantes s’appuient sur cette disposition pour faire valoir que comme leur père est désormais réputé citoyen canadien à partir de sa naissance, elles ont qualité de citoyen canadien.

[44]           À mon humble avis, les appelantes ignorent l’effet de l’alinéa 3(3)a) de la Loi, qui est entré en vigueur avec l’adoption du projet de loi C-37. Je répète l’alinéa 3(3)a) par souci de commodité :

3. (3) Le paragraphe (1) ne s’applique pas à la personne née à l’étranger dont, selon le cas :

3. (3) Subsection (1) does not apply to a person born outside Canada

a) au moment de la naissance ou de l’adoption, seul le père ou la mère a qualité de citoyen, et ce, au titre de l’un des alinéas (1)b), c.1), e), g) et h), ou les deux parents ont cette qualité au titre de l’un de ces alinéas;

(a) if, at the time of his or her birth or adoption, only one of the person’s parents is a citizen and that parent is a citizen under paragraph (1)(b), (c.1), (e), (g) or (h), or both of the person’s parents are citizens under any of those paragraphs; or

[45]           À mon sens, le libellé de l’alinéa 3(3)a) est sans équivoque. Monsieur Kinsel est devenu citoyen canadien par application de l’alinéa 3(1)g). À la naissance des appelantes, leur mère n’était pas citoyenne canadienne. L’alinéa 3(3)a) de la Loi s’applique pour restreindre la citoyenneté par filiation à la première génération née à l’étranger d’un parent canadien. Cette restriction vise les appelantes.

[46]           Les appelantes soutiennent que le paragraphe 3(4) de la Loi les soustrait à l’application de l’alinéa 3(3)a). Là encore, par souci de commodité, le paragraphe 3(4) dispose :

3. (4) Le paragraphe (3) ne s’applique pas à la personne qui, à la date d’entrée en vigueur de ce paragraphe, a qualité de citoyen.

3. (4) Subsection (3) does not apply to a person who, on the coming into force of that subsection, is a citizen.

[47]           Je rejette la thèse des appelantes. À mon avis, par les motifs qui suivent, le paragraphe 3(4) ne vise pas les appelantes.

[48]           Je pars du principe qu’avant l’entrée en vigueur du projet de loi C-37, les appelantes n’étaient pas citoyennes canadiennes. Pour cette raison, elles ne sont pas visées par le paragraphe 3(4).

[49]           Il est important de souligner que l’alinéa 3(3)a) de la Loi porte que les alinéas 3(1)b) et 3(1)g) visent tous deux des catégories de parents qui peuvent uniquement conférer la citoyenneté canadienne à la première génération de progéniture née à l’étranger.

[50]           Contrairement à l’alinéa 3(1)g), l’alinéa 3(1)b) est en vigueur depuis de nombreuses années. L’alinéa 3(1)g) et les paragraphes 3(4) et 3(7) sont entrés en vigueur par l’adoption du projet de loi C-37. En raison de ce régime législatif, un enfant ne pouvait obtenir la citoyenneté canadienne par filiation d’un parent dont la citoyenneté dépendait de l’alinéa 3(1)g) avant que la citoyenneté canadienne ne soit accordée à ce parent. Il s’ensuit que la demande de citoyenneté de cet enfant fondée sur l’alinéa 3(1)b) ne pouvait être présentée après l’entrée en vigueur du projet de loi C-37. Autrement dit, malgré l’attribution rétroactive de la citoyenneté à leur père, les appelantes n’auraient pas pu être citoyennes avant l’entrée en vigueur du projet de loi C-37. Par conséquent, elles sont visées par l’alinéa 3(3)a) de la Loi.

[51]           Contrairement à ce que soutiennent les appelantes, en édictant le paragraphe 3(4), le législateur avait l’intention de protéger les droits acquis des personnes qui étaient déjà citoyennes lorsque le projet de loi C-37 est entré en vigueur.

[52]           Il s’ensuit que je souscris à l’interprétation qu’a donnée la juge à l’effet temporel du projet de loi C-37, tel qu’il est exposé au paragraphe 18 ci‑dessus.

[53]           À mon sens, le libellé des parties pertinentes de l’article 3 examinées plus haut est précis et sans équivoque. Par conséquent, le sens ordinaire de ces parties doit jouer un rôle dominant dans le processus d’interprétation. Elles vont dans le sens de la conclusion de la déléguée selon laquelle le paragraphe 3(3) de la Loi, tel qu’il a été modifié par le projet de loi C-37, restreint la citoyenneté par filiation à la première génération de progéniture née à l’étranger.

[54]           Je me penche maintenant sur les facteurs contextuels pertinents.

(ii)                Analyse contextuelle

[55]           Les appelantes se fondent sur deux autres dispositions de la Loi, signalant qu’elles fournissent un contexte pertinent relativement à l’interprétation qu’il convient de donner à l’alinéa 3(3)a) et au paragraphe 3(4) de la Loi : le paragraphe 5(5) et l’article 6.

[56]           Le paragraphe 5(5) dispose :

(5) Le ministre attribue, sur demande, la citoyenneté à quiconque remplit les conditions suivantes :

(5) The Minister shall, on application, grant citizenship to a person who

a) il est né à l’étranger après l’entrée en vigueur du présent paragraphe;

(a) is born outside Canada after the coming into force of this subsection;

b) l’un de ses parents naturels avait qualité de citoyen au moment de sa naissance;

(b) has a birth parent who was a citizen at the time of the birth;

c) il est âgé de moins de vingt-trois ans;

(c) is less than 23 years of age;

d) il a résidé au Canada pendant au moins trois ans au cours des quatre ans précédant la date de sa demande;

(d) has resided in Canada for at least three years during the four years immediately before the date of his or her application;

e) il a toujours été apatride;

(e) has always been stateless; and

f) il n’a jamais été déclaré coupable de l’une des infractions suivantes : […]

(f) has not been convicted of any of the following offences: […]

[Non souligné dans l’original.]

[Emphasis added.]

[57]           Les appelantes soutiennent que le paragraphe 5(5) assure la protection des personnes apatrides seulement si elles sont nées après l’entrée en vigueur du projet de loi C-37 le 17 avril 2009. Elles soutiennent que, interprété correctement, le projet de loi C-37 n’exigeait pas une protection pour les personnes apatrides nées le jour de l’entrée en vigueur, ou auparavant, du projet de loi parce qu’il accordait la citoyenneté à la deuxième génération de Canadiens nés à l’étranger. Ainsi, les appelantes allèguent que l’interprétation erronée de la Loi par la déléguée pose de nouveau le risque d’apatridie parce que l’on refuse d’accorder la citoyenneté aux Canadiens de deuxième génération nés à l’étranger.

[58]           Cette thèse doit être rejetée. Les appelantes n’ont pas démontré que le paragraphe 5(5) ne répond pas aux obligations du Canada en tant que signataire de la Convention sur la réduction des cas d’apatridie s’il ne vise que les enfants nés après le 17 avril 2009. En particulier, elles n’ont pas démontré pourquoi le Canada était tenu en tant que signataire d’offrir une telle protection avec effet rétroactif.

[59]           La deuxième disposition sur laquelle se fondent les appelantes est l’article 6 de la Loi :

6. Tout citoyen, qu’il soit né ou non au Canada, jouit des droits, pouvoirs et avantages conférés aux citoyens qui ont cette qualité aux termes de l’alinéa 3(1)a); il est assujetti aux mêmes devoirs, obligations et responsabilités, et son statut est le même. [Non souligné dans l’original.]

6. A citizen, whether or not born in Canada, is entitled to all rights, powers and privileges and is subject to all obligations, duties and liabilities to which a person who is a citizen under paragraph 3(1)(a) is entitled or subject and has a like status to that of such person. [Emphasis added.]

[60]           Les appelantes soutiennent que l’interprétation de la déléguée est contraire à cette disposition de la Loi puisqu’elle prive leur père du droit, en vertu de son statut de citoyen canadien, de leur transmettre la citoyenneté. Je conviens qu’il s’agit d’un facteur contextuel qu’il convient de soupeser en fonction du libellé et de l’objectif de la loi.

[61]           Il convient également d’examiner un troisième facteur contextuel : l’analyse article par article qui accompagne le projet de loi C-37 (dossier d’appel, volume 2, à la page 243). En ce qui concerne l’alinéa 3(3)a) du projet de loi, l’analyse article par article expliquait que le paragraphe 3(3) restreint la citoyenneté à la première génération née d’un parent canadien né à l’étranger. Les personnes nées à l’extérieur du Canada n’acquièrent pas la citoyenneté par filiation si leur parent est également né à l’étranger.

[62]           S’agissant du paragraphe 3(4) du projet de loi, il était observé dans l’analyse article par article que ce paragraphe précisait que, nonobstant le paragraphe 3(3), personne ne perdrait sa citoyenneté canadienne à l’entrée en vigueur du projet de loi, même si elle faisait partie de la deuxième génération ou d’une génération subséquente née à l’étranger. Ce paragraphe visait à protéger la deuxième génération ou les générations subséquentes de Canadiens qui avaient la citoyenneté avant l’entrée en vigueur du projet de loi C-37.

[63]           L’analyse article par article est un facteur contextuel pertinent qui va dans le sens de l’interprétation résultant de l’analyse textuelle.

[64]           En outre, avant l’édiction du projet de loi C-37, l’enfant né à l’étranger d’un citoyen canadien après le 14 février 1977 avait droit à la citoyenneté. Toutefois, cet enfant perdait sa citoyenneté à l’âge de 28 ans, à moins :

a.                   de présenter une demande pour conserver sa citoyenneté;

b.                  d’être reconnu comme citoyen et soit de résider au Canada pour au moins une année précédant immédiatement la date de sa demande, soit d’établir un lien substantiel avec le Canada.

[65]           Le paragraphe 3(4) visait à empêcher que les Canadiens de deuxième génération ou de générations subséquentes nés à l’étranger ayant déjà la citoyenneté canadienne ne la perdent à l’entrée en vigueur du projet de loi C-37.

[66]           À mon avis, interpréter l’alinéa 3(3)a) de la Loi de façon à restreindre la citoyenneté par filiation à la première génération de progéniture née à l’étranger lorsqu’un parent possède la citoyenneté en vertu de l’alinéa 3(1)g) est conforme à la prépondérance des facteurs contextuels.

[67]           Je me penche maintenant sur l’analyse téléologique.

(iii)              Analyse téléologique

[68]           L’origine du projet de loi C-37 est le rapport préparé par le Comité permanent de la citoyenneté et l’immigration de la Chambre des communes intitulé « Recouvrer sa citoyenneté : un rapport sur la perte de la citoyenneté canadienne ».

[69]           Ce rapport comportait un certain nombre de recommandations. La recommandation no 4 visait à modifier la Loi de manière à ce qu’elle établisse que les trois catégories de personnes suivantes sont des citoyens canadiens :

         Quiconque est né au Canada, rétroactivement à compter de la date de sa naissance. Les seules exceptions visaient les enfants d’un diplomate étranger accrédité et les personnes qui, une fois adultes, ont renoncé à la citoyenneté canadienne.

         Quiconque est né à l’étranger d’une mère canadienne ou d’un père canadien, rétroactivement à compter de la date de sa naissance, s’il s’agit de la première génération née à l’étranger. Les seules exceptions visaient les personnes qui, une fois adultes, ont renoncé à la citoyenneté canadienne.

         Quiconque a acquis la citoyenneté canadienne par naturalisation. Les seules exceptions visaient les personnes qui, une fois adultes, ont renoncé à la citoyenneté canadienne et celles qui ont acquis la citoyenneté canadienne par fausse déclaration, fraude ou dissimulation intentionnelle de faits importants.

[70]           Dans la mesure où le projet de loi C-37 est issu du rapport du Comité permanent, il ressort de cette recommandation que l’un des objectifs du projet de loi C-37 était d’accorder la citoyenneté canadienne aux personnes nées au Canada qui ont perdu leur citoyenneté (autrement que par renonciation) et de permettre aux Canadiens anciennement dépossédés de leur citoyenneté de transmettre la citoyenneté canadienne à leur progéniture née à l’étranger, pour autant que la progéniture fasse partie de la première génération née à l’étranger. La première génération née à l’étranger n’était pas habilitée à transmettre la citoyenneté canadienne à leurs enfants nés à l’étranger.

[71]           Un deuxième énoncé de l’objectif de la loi, plus pertinent, se trouve dans le résumé législatif préparé par le Service d’information et de recherche parlementaires de la Bibliothèque du Parlement concernant le projet de loi C-37 (dossier d’appel, volume 1, à la page 197). Sous l’intertitre « Description et analyse », il est observé :

Le projet de loi C-37 modifie la [Loi sur la citoyenneté] de quatre façons. Cinq autres situations s’ajoutent aux paramètres utilisés pour déterminer qui est citoyen. Les nouvelles dispositions s’appliquent de façon rétroactive et empêchent les Canadiens de transmettre la citoyenneté canadienne à leurs descendants de la deuxième génération ou des générations subséquentes qui sont nés à l’étranger. D’autres dispositions du projet de loi couvrent divers aspects techniques ou administratifs, dont la nécessité de coordonner l’entrée en vigueur du projet de loi avec une loi adoptée en juin 2007 qui modifie la [Loi sur la citoyenneté] et qui touche l’adoption à l’étranger.

[72]           Sous l’intertitre « Acquisition de la citoyenneté par filiation, limitée à la première génération », il est indiqué qu’ « [a]ux termes du projet de loi, les citoyens ne peuvent transmettre la citoyenneté à leurs enfants de la deuxième génération ou des générations subséquentes nés à l’étranger ».

[73]           L’interprétation par la déléguée de l’effet du projet de loi C-37 est conforme à ces énoncés de l’objectif de la loi.

[74]           À tout le moins, rien dans l’objectif ne tend à indiquer que le législateur avait l’intention de soustraire les descendants de deuxième génération, comme les appelantes, à la règle de la première génération lorsqu’ils ont reçu la citoyenneté canadienne seulement à l’entrée en vigueur du projet de loi C-37.

[75]           Les appelantes font valoir que le projet de loi C-37 avait notamment pour objectif de régler le problème des « Canadiens dépossédés » en rétablissant la citoyenneté rétroactivement et de répondre aux obligations internationales du Canada en tant que signataire de la Convention sur la réduction des cas d’apatridie. Elles soutiennent que leur interprétation est conforme à ces objectifs.

[76]           À l’appui du premier objectif et de l’argument des appelantes selon lequel elles ont droit à la citoyenneté parce qu’après leur naissance, leur père a reçu la citoyenneté canadienne rétroactivement à partir de sa naissance, elles se fondent sur un passage du résumé figurant dans le dossier d’appel, volume 1, à la page 198, sous l’intertitre « Application rétroactive des dispositions afférentes à la citoyenneté ».

[77]           À mon sens, les appelantes interprètent ce passage en faisant abstraction du contexte. Il contient une déclaration générale expliquant pourquoi les citoyens dépossédés devaient obtenir la citoyenneté rétroactivement. Le résumé, très circonstancié, précise plus loin que la transmission de la citoyenneté par filiation aux enfants nés à l’étranger se limite à une génération.

[78]           Je me suis déjà penchée sur l’argument des appelantes fondé sur la Convention sur la réduction des cas d’apatridie.

[79]           Les appelantes attirent également l’attention sur des documents préparés par Citoyenneté et Immigration Canada, comme le Bulletin opérationnel 102, qui comporteraient des passages qui vont dans le sens de leur interprétation de la loi. Elles soutiennent que ces passages doivent être assimilés à des aveux contre intérêt faits qui lient le ministre.

[80]           Je rejette cette thèse pour la raison suivante. À supposer, sans que je me prononce sur ce point, que des passages dans les documents de Citoyenneté et Immigration Canada aillent dans le sens de la thèse des appelantes, la jurisprudence enseigne clairement que pareils documents ne lient pas le juge.

[81]           Pour ces raisons, interpréter l’alinéa 3(3)a) de la Loi de façon à restreindre la citoyenneté par filiation à la première génération née à l’étranger d’un parent ayant qualité de citoyen est conforme à l’objectif de la loi.

(iv)                 Conclusion sur l’analyse de l’interprétation de la loi

[82]           Ayant effectué l’analyse textuelle, contextuelle et téléologique, je conclus que l’interprétation de la loi par la déléguée était correcte ou, subsidiairement, constituait la seule interprétation raisonnable. De toute manière, puisque la décision de la déléguée répond à la norme la plus élevée de la décision correcte, la norme de contrôle appliquée n’a aucune incidence sur l’issue de l’appel.

[83]           Par conséquent, il est nécessaire d’examiner les moyens tirés par les appelantes de l’article 15 de la Charte.

IX.                  Les paragraphes 3(3) et 3(4) de la Loi sont-ils contraires à l’article 15 de la Charte?

[84]           Comme je l’ai déjà dit, la juge a rejeté les moyens tirés de la Charte au motif que les appelantes n’avaient pas qualité pour contester la constitutionnalité de la loi.

[85]           Dans leurs observations tant écrites que verbales, les appelantes et l’intimé ont discuté la question de la qualité pour agir, ainsi que l’application des articles 15 et premier de la Charte. Par les motifs suivants, je préfère examiner, au fond, la thèse des appelantes selon laquelle les paragraphes 3(3) et 3(4) sont contraires à l’article 15 de la Charte.

[86]           Premièrement, à mon humble avis, la thèse des appelantes concernant l’application territoriale de la Charte n’était pas bien développée. Il s’agit d’une question importante qui appelle des observations plus complètes, rattachées à la jurisprudence pertinente.

[87]           Deuxièmement, invoquer la Charte pour contester la validité d’une loi édictée par le législateur est une démarche sérieuse. Les droits et libertés du Canada garantis par la Charte ne doivent pas être dévalorisés par des contestations hasardeuses qui ne sont pas fondées sur des éléments de preuve adéquats. Pour les deux raisons qui suivent, je conclus qu’est de cette nature la contestation dont notre Cour est saisie.

[88]           Premièrement, le moyen tiré par les appelantes de la Charte n’est pas clairement formulé. Les observations peuvent être qualifiées d’incomplètes et se résument en six paragraphes dans un mémoire des faits et du droit de 91 paragraphes.

[89]           Le motif analogue invoqué par les appelantes est la double citoyenneté. Elles soutiennent que des Canadiens, comme leur grand‑mère et leur père, ont été historiquement victimes de discrimination en étant considérés d’une manière ou d’une autre comme des membres d’une société douteux ou moins dignes parce qu’ils désiraient ou devaient être citoyens de plus d’un pays.

[90]           Toutefois, à l’occasion de l’affaire Corbière c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, 239 N.R.1, la Cour suprême a discuté le critère permettant de qualifier un motif de distinction d’analogue à un motif énuméré. Selon la Cour, l’article 15 de la Charte « vise le déni du droit à l’égalité de traitement pour des motifs qui sont immuables dans les faits, par exemple la race, ou qui sont considérés immuables, par exemple la religion ». Les motifs « considérés immuables » sont des motifs « modifiable[s] uniquement à un prix inacceptable du point de vue de l’identité personnelle » (au paragraphe 13).

[91]           La Cour suprême a toujours ainsi défini les motifs analogues. Voir, par exemple, Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61, au paragraphe 335.

[92]           Comme le représentant des appelantes l’a reconnu lors des débats, vu les faits dont est saisie la Cour, la double citoyenneté n’est ni immuable ni considérée immuable. Les appelantes sont citoyennes des États‑Unis et sont entièrement capables de présenter une demande pour obtenir le statut de résident permanent au Canada. Ce statut peut mener à l’obtention de la citoyenneté canadienne.

[93]           Ma deuxième réserve est tout aussi importante. À ce jour, la décision faisant le plus autorité quant à savoir ce qui est contraire à l’article 15 de la Charte est l’arrêt Québec (Procureur général) c. A. Au paragraphe 332, la juge Abella, s’exprimant au nom de la majorité sur cette question, a fait remarquer qu’à la base, l’article 15 résulte d’une prise de conscience que certains groupes ont depuis longtemps été victimes de discrimination, et qu’il faut mettre fin à la perpétuation de cette discrimination. Les actes de l’État qui ont pour effet d’élargir, au lieu de rétrécir, l’écart entre le groupe historiquement défavorisé et le reste de la société sur le fondement d’un motif énuméré ou analogue sont discriminatoires.

[94]           S’impose une analyse souple et contextuelle afin de rechercher si une distinction a pour effet de perpétuer un désavantage arbitraire en raison de l’appartenance à un groupe énuméré ou analogue. Des éléments de preuve sont nécessaires pour établir la discrimination ou le désavantage historique et que la loi contestée perpétue une telle discrimination ou un tel désavantage.

[95]           Les appelantes n’ont présenté aucun élément de preuve à l’appui de la supposée violation de leurs droits à l’égalité. Bien que chacune des appelantes et leur père ont présenté des affidavits à l’appui de la demande des appelantes, les affidavits sont tous dépourvus d’éléments de preuve se rapportant à l’article 15.

[96]           Les affidavits des appelantes font chacun une page et consistent en quatre paragraphes qui se limitent à des renseignements biographiques. L’affidavit du père comporte 12 paragraphes, des renseignements biographiques ainsi que des renseignements au sujet du contexte procédural de l’espèce, et il joint comme pièce son avis juridique, en tant qu’avocat américain, expliquant pourquoi la décision de la déléguée est erronée en droit.

[97]           Aucun autre élément de preuve n’a été produit au nom des appelantes.

[98]           En somme, notre Cour ne dispose d’aucun élément de preuve lui permettant d’établir les éléments constitutifs d’une thèse fondée sur l’article 15.

[99]           Par ces motifs, je suis d’avis de rejeter le moyen tiré par les appelantes de l’article 15 de la Charte. Comme je conclus qu’il n’y a eu aucune violation de la Charte, il n’est pas nécessaire d’examiner le moyen tiré de l’article premier.

[100]       Avant de conclure cette question, je fais remarquer, par souci d’exhaustivité, que même si j’ai choisi de ne pas me pencher sur la question de la qualité des appelantes pour contester sur le fondement de la Charte, les présents motifs ne doivent pas être interprétés comme une confirmation ou un rejet de l’analyse de la juge sur la question de la qualité pour agir.

X.                     Conclusion

[101]       Par ces motifs, je suis d’avis de rejeter l’appel.

[102]       Je ne vois aucune raison de déroger au principe selon lequel les dépens suivent l’issue de la cause. Par conséquent, je suis d’avis d’adjuger les dépens de l’appel à l’intimé.

« Eleanor R. Dawson »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Johanne Trudel, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

D. G. Near, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

 

A-35-13

 

INTITULÉ :

HELEN JEAN KINSEL et BARBARA ELIZABETH KINSEL c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

lIEU DE L’AUDIENCE :

vancouver (cOLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 DÉCEMBRE 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE DAWSON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 MAI 2014

 

COMPARUTIONS :

William A. Kinsel

 

POUR LES APPELANTES

 

Banafsheh Sokhansanj

Phillipe Alma

 

POUR L’INTIMÉ

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William A. Kinsel, avocat

North Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LES APPELANTES

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

POUR L’INTIMÉ

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.