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Date : 20140520


Dossier : A-144-13

Référence : 2014 CAF 130

CORAM :

LE JUGE NOËL

LE JUGE MAINVILLE

LE JUGE WEBB

 

ENTRE :

GRAEME MALCOLM, pour son propre compte et au nom de tous les titulaires de permis de pêche commerciale du flétan de la Colombie‑Britannique

appelant

et

LE MINISTRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS,

représenté par LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU

Canada, et B.C. WILDLIFE FEDERATION

AND SPORT FISHING INSTITUTE OF B.C.

intimés

et

B.C. SEAFOOD ALLIANCE

intervenante

Audience tenue à Vancouver (Colombie‑Britannique), le 13 février 2014.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 20 mai 2014.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE MAINVILLE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NOËL

LE JUGE WEBB


Date : 20140520


Dossier : A-144-13

Référence : 2014 CAF 130

CORAM :

LE JUGE NOËL

LE JUGE MAINVILLE

LE JUGE WEBB

 

ENTRE :

GRAEME MALCOLM, pour son propre compte et au nom

de tous les titulaires de permis de pêche commerciale du flétan

de la Colombie‑Britannique

appelant

et

LE MINISTRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS,

représenté par LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU

Canada, et B.C. WILDLIFE FEDERATION

AND SPORT FISHING INSTITUTE OF B.C.

intimés

et

B.C. SEAFOOD ALLIANCE

intervenante

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE MAINVILLE

[1]               Notre Cour est saisie d’un appel d’un jugement daté du 11 avril 2013 et répertorié sous la référence 2013 CF 363, 430 F.T.R. 238, par lequel le juge Rennie, de la Cour fédérale (le juge de la Cour fédérale) a rejeté la demande de contrôle judiciaire présentée par l’appelant en vue de faire annuler la décision rendue par le ministre des Pêches et des Océans (le ministre) le 17 février 2012. Par cette décision, le ministre a réduit de 3 p. cent (soit de 88 à 85 p. cent) la part du total autorisé des captures (TAC) de flétan du Pacifique qui était allouée au secteur de la pêche commerciale, faisant passer, du même coup, la part du TAC allouée au secteur de la pêche récréative de 12 à 15 p. cent.

[2]               L’appelant représente les pêcheurs commerciaux du flétan du Pacifique. Essentiellement, il soutient que le ministre était tenu :

a)                   après avoir instauré, d’une part, un régime de contingents individuels transférables (CIT) au début des années 1990 pour la pêche commerciale du flétan du Pacifique,

b)                  après avoir donné, d’autre part, l’assurance que la répartition des contingents établis en fonction du TAC pour le flétan du Pacifique se ferait par une méthode axée sur les conditions du marché,

de réattribuer 3 p. cent du TAC établi pour le flétan du Pacifique au secteur de la pêche récréative en ayant recours à la méthode axée sur le marché. Or, en décidant de ne pas suivre cette méthode, le ministre aurait contrevenu aux principes des théories de la préclusion promissoire et des attentes légitimes, et il aurait agi déraisonnablement.

[3]               Le ministre dispose d’un large pouvoir discrétionnaire en matière de répartition du TAC entre les divers secteurs des pêches. En l’espèce, c’est au terme de consultations approfondies qu’il a transféré 3 p. cent du TAC du flétan du Pacifique du secteur commercial au secteur récréatif, essentiellement dans l’idée d’encourager l’emploi et la croissance économique en Colombie-Britannique. Pour décider s’il y a lieu de transférer une part du TAC d’un secteur des pêches à un autre, le ministre peut prendre en compte des facteurs socio‑économiques. En outre, il n’est pas tenu légalement de recourir à une méthode axée sur le marché ni de verser une indemnité pécuniaire au secteur qui en subit les effets préjudiciables. Je rejetterais donc le présent appel, par les motifs que je précise ci-après.

Faits et procédures

[4]               Le flétan du Pacifique migre de part et d’autre de la frontière entre le Canada et les États‑Unis. En 1923, ces deux pays ont créé la Commission internationale du flétan du Pacifique (la Commission) en vertu de la Convention pour la conservation des pêcheries de flétan du Pacifique Nord et de la mer de Béring (la Convention). Cette convention oblige le Canada et les États-Unis à gérer les pêches du flétan du Pacifique sans dépasser le TAC attribué à chacun par la Commission.

[5]               Le ministre procède à la répartition du TAC attribué au Canada pour le flétan du Pacifique en accordant la priorité à la consommation personnelle et aux fins sociales et cérémonielles des autochtones. Il répartit ensuite le reste du TAC entre les autres intervenants de la pêche au flétan du Pacifique, soit principalement entre les secteurs de la pêche commerciale et de la pêche récréative.

[6]               Traditionnellement, la pêche commerciale du flétan du Pacifique fonctionnait comme une course où chaque titulaire de permis était autorisé à capturer autant de flétans qu’il le pouvait jusqu’à la clôture de la saison, qui avait lieu lorsque le TAC était atteint. En 1979, pour tenter de limiter et de réduire la taille de la flottille de la pêche commerciale au flétan du pays, le ministre a créé un régime de permis restrictifs selon lequel des droits étaient accordés à un nombre limité de personnes ou de bateaux. Cette politique a eu pour effet de limiter à environ 435 le nombre de titulaires de permis de pêche commerciale du flétan du Pacifique.

[7]               En 1982, le gouvernement fédéral a confié à M. Peter Pearce, Ph. D., la mission d’enquêter et de faire rapport sur l’industrie de la pêche dans le Pacifique, y compris la pêche au flétan. M. Pearce a conclu que les pêcheries dans le Pacifique étaient en crise et que des changements fondamentaux devaient être apportés à la politique afin de corriger la situation. Fait digne de mention, il a recommandé que le régime de permis restrictifs en vigueur dans l'industrie de la pêche au flétan du Pacifique soit remplacé par un régime de CIT.

[8]               Le principe fondamental sur lequel repose le régime du CIT est simple. Il s’agit de créer un marché concurrentiel pour l’accès à la ressource. On y parvient non seulement en limitant cet accès, mais aussi en autorisant les pêcheurs à acheter et à vendre leur droit d’accès. La stratégie consiste à accorder à ces pêcheurs le privilège de débarquer un pourcentage fixe du TAC. En vertu d’un régime de CIT, seuls les pêcheurs qui détiennent une part du quota sont autorisés à récolter le poisson provenant de la pêche. Au départ, les parts du quota sont attribuées par le gouvernement, mais elles peuvent ensuite être vendues ou louées. Ainsi, les pêcheurs qui n’ont pas de CIT peuvent négocier avec ceux qui en ont un afin d’avoir accès à la ressource. Le régime de CIT compte de nombreux avantages, mais il comporte également bien des inconvénients. On trouvera une analyse de ce régime et de ses avantages et inconvénients dans un article de Neal D. Black, « Balancing the Advantages of Individual Transferable Quotas Against their Redistributive Effects: The case of Alliance Against IFQs v. Brown », (1996-1997) 9 Geo. Int’l Envtl. L. Rev. 727.

[9]               Dès 1983, par suite du rapport de M. Pearce, le ministère des Pêches et des Océans (le MPO) a tenté de mettre au point un régime de CIT pour la pêche commerciale du flétan du Pacifique, mais ses efforts se sont avérés peu fructueux. En 1990, au terme de consultations exhaustives auprès des acteurs de l’industrie, le ministre de l’époque a décidé d’introduire un régime de CIT pour la pêche commerciale du flétan du Pacifique dans le cadre d’un programme expérimental de deux ans. À partir de 1991, on a attribué à chaque titulaire d’un permis de pêche commerciale du flétan du Pacifique une part précise du TAC commercial pour l’année visée. Ce contingent constituait une condition dont le permis était assorti. L’attribution des contingents se faisait selon une formule qui tenait compte de la quantité moyenne de poisson capturé lors des années antérieures et de la longueur du bateau. À la fin de la saison de pêche de 1992, les 435 titulaires de permis de pêche au flétan ont été invités à voter sur la reconduction du programme. Ils se sont prononcés pour son maintien.

[10]           Il est bon de souligner qu’en 1991, les titulaires de permis de pêche commerciale du flétan du Pacifique n’ont rien eu à payer pour les contingents individuels rattachés à leurs permis. De plus, l’apparition du régime de CIT a conféré aux permis de pêche commerciale une valeur marchande qui a profité à leurs titulaires.

[11]           Quant à la pêche récréative du flétan du Pacifique, elle a été, pendant très longtemps, peu importante et s’organisait autour de l’attribution de permis individuels. Toutefois, au milieu des années 1990, en raison du déclin de la pêche récréative du saumon du Pacifique, la quantité de flétan capturé par le secteur récréatif avait considérablement augmenté, ce qui a fait naître des préoccupations au sujet de la conservation de la ressource. Par conséquent, en 1999, le ministre s’est engagé à mettre en place un cadre équitable et viable de répartition du TAC du flétan du Pacifique entre les secteurs commercial et récréatif. À cette fin, des consultations exhaustives ont été menées avec les parties intéressées.

[12]           En 2000, le MPO a retenu les services d’un économiste, M. Edwin Blewett, Ph. D., qu’il a chargé d’orienter les discussions entre les secteurs commercial et récréatif de la pêche du flétan du Pacifique. Ces discussions ont révélé l’existence de fortes disparités de vues entre les deux secteurs ; le secteur récréatif voulait obtenir 20 p. cent du TAC du flétan du Pacifique, tandis que le secteur commercial proposait de lui en laisser seulement 5 p. cent. En 2001, le MPO a engagé Stephen Kelleher, c.r., pour qu’il le conseille sur la répartition initiale du TAC du flétan du Pacifique entre les deux secteurs. M. Kelleher a recommandé d’attribuer au secteur récréatif une part correspondant à 9 p. cent du TAC.

[13]           En 2003, le ministre a fait l’annonce d’un nouveau cadre stratégique établissant divers objectifs (le cadre de 2003). Premièrement, la part du TAC du flétan du Pacifique allouée au secteur récréatif serait plafonnée à 12 p. cent. Deuxièmement, ce plafond de 12 p. cent serait maintenu tant que les deux secteurs n’auraient pas mis au point un mécanisme acceptable d’ajustement par acquisition de quotas supplémentaires de flétan auprès du secteur commercial. Par ailleurs, le MPO chercherait à éviter de devoir fermer la pêche récréative du flétan du Pacifique pendant la saison de pêche.

[14]           Le secteur commercial n’a reçu aucune indemnité pour le transfert de 12 p. cent du TAC au secteur récréatif conformément au cadre de 2003, et aucun mécanisme axé sur le marché n’a été établi pour donner effet à cette répartition.

[15]           Depuis 2003, afin d’éviter que le secteur récréatif ne dépasse le plafond de 12 p. cent, le MPO impose des mesures de gestion restrictives à la pêche récréative du flétan du Pacifique. À ce titre, il a souvent dû annoncer la fermeture prématurée de la pêche. Malgré ces mesures, les prises du secteur récréatif ont toujours dépassé ce plafond, ce qui constitue une importante source de préoccupations en matière de conservation comme sur le plan des obligations internationales du Canada aux termes de la Convention. 

[16]           En outre, peu de progrès ont été réalisés par rapport au deuxième objectif stratégique énoncé dans le cadre de 2003, qui porte sur l’établissement d’un mécanisme jugé acceptable par les deux secteurs pour ajuster le plafond de 12 p. cent en permettant l’acquisition de contingents supplémentaires de flétan auprès du secteur commercial. En 2007, le MPO a confié à M. Hugh Gordon la mission d’aider les secteurs récréatif et commercial à s’entendre sur le choix d’un mécanisme. Parvenus à un consensus, les deux secteurs ont recommandé au MPO d’assurer un fonds de démarrage initial de 25 millions de dollars dans le but de faciliter le transfert des contingents de flétan du Pacifique par le biais d’un mécanisme de marché. Ce financement de départ serait « remboursé » par le secteur récréatif grâce à l’augmentation des droits exigés pour les permis ou les vignettes. Cependant, le MPO n’a pas jugé opportun de puiser dans les fonds publics; en outre, il estimait qu’il n’était pas autorisé à percevoir des droits dans ce but auprès du secteur récréatif.

[17]           En 2010, le MPO a engagé un autre facilitateur, M. Roger Stanyer, pour qu’il procède à l’évaluation des diverses options possibles pour répartir le TAC entre les secteurs. Or, à la fin du processus, les parties se trouvaient manifestement dans l’impasse et on a jugé inutile de continuer à les réunir. Dès lors, des représentants des deux secteurs se sont lancés dans des campagnes épistolaires d’envergure en prévision d’un éventuel changement au cadre de 2003. Le secteur commercial était favorable au maintien du cadre de 2003, tandis que le secteur récréatif demandait qu’il soit modifié.

[18]           Le 15 février 2011, le ministre a fait les annonces suivantes : a) le cadre de 2003 en vertu duquel 12 p. cent du TAC était attribué au secteur récréatif serait reconduit en 2011; b) pour la saison 2011, le MPO établirait un mécanisme expérimental axé sur le marché qui permettrait aux participants du secteur récréatif d’acquérir, sur une base volontaire, une part des quotas de flétan du Pacifique attribués au secteur commercial; c) le secrétaire parlementaire du ministre, Randy Kamp, serait chargé d’étudier, avant l’ouverture de la saison 2012, les solutions possibles pour permettre la conservation efficace de la ressource, assurer la prospérité économique en fournissant à tous un accès prévisible à la ressource et établir un mécanisme de transfert efficace entre les secteurs.

[19]           M. Kamp a tenu de longues rencontres avec les parties intéressées. Il n’a jamais produit de rapport définitif, mais il a présenté au ministre des ébauches de ses diverses propositions, dont celle de faire passer le pourcentage du TAC attribué au secteur récréatif de 12 à 15 p. cent sans indemnisation ni recours à un mécanisme axé sur le marché. Dans un document daté du 10 janvier 2012, M. Kamp souligne que [traduction]« [s]i l’ajustement est fait sans indemnisation, il faut s’attendre à ce que les acteurs du secteur commercial intentent des poursuites » : dossier d’appel, aux pages 633 et 634.

[20]           À la suite du processus mené par M. Kamp, le sous‑ministre du MPO a proposé diverses solutions au ministre. Le 17 février 2012, le ministre a annoncé la modification immédiate de 3 p. cent dans la répartition du TAC pour la pêche du flétan du Pacifique. La part du TAC attribuée au secteur commercial passait ainsi de 88 à 85 p. cent et celle du secteur récréatif, de 12 à 15 p. cent. La nouvelle répartition ne s’accompagnait d’aucune mesure d’indemnisation ni d’aucun mécanisme axé sur le marché. Le ministre a également maintenu le mécanisme expérimental de 2011 permettant au secteur récréatif d’acquérir des quotas sur une base volontaire. Au moment d’annoncer sa décision, le ministre a fait la déclaration suivante : [traduction] « Notre gouvernement tient son engagement d’offrir plus de certitude à long terme en ce qui a trait à la pêche au flétan du Pacifique pour les pêcheurs des Premières Nations, commerciaux et récréatifs. Mieux encore, pour encourager l’emploi et la croissance économique en Colombie-Britannique » : dossier d’appel, à la page 517.

[21]           C’est cette décision que l’appelant a contestée devant le Cour fédérale.

Les motifs du juge de la Cour fédérale

[22]           Le juge de la Cour fédérale a conclu que les principes pertinents en matière de contrôle judiciaire qui sont consacrés par les arrêts Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir) et Maple Lodge Farms c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2 (Maple Lodge Farms) ne s’excluaient pas l’un l’autre : paragraphe 51 des motifs. Appliquant par analogie le raisonnement suivi par la juge en chef du Canada à l’occasion de l’affaire Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5 (Catalyst Paper), le juge de la Cour fédérale a conclu que la norme de la décision raisonnable était une norme souple dont l’application variait selon le contexte et qu’elle était circonscrite par la jurisprudence antérieure. Or, puisqu’une norme de contrôle fondée sur la jurisprudence Maple Lodge Farms avait été appliquée à semblables décisions du ministre, le juge de la Cour fédérale a conclu qu’il devait suivre cette même approche.

[23]           Selon le juge de la Cour fédérale, « [r]ien ne permet[tait] de penser que la décision était entachée de mauvaise foi ou qu’elle reposait sur des considérations non pertinentes » : paragraphe 62 des motifs. Il estimait aussi que le ministre était appelé à prendre une décision stratégique concernant la répartition des ressources halieutiques entre des intérêts divergents sur les plans économique et social et qu’il avait choisi de fonder sa décision sur des considérations liées à la croissance économique et aux emplois : paragraphe 61 des motifs.

[24]           S’appuyant sur une observation tirée du paragraphe 39 du jugement Carpenter Fishing Corp. c. Canada, [1998] 2 C.F 548 (CA) (Carpenter Fishing), le juge de la Cour fédérale a également conclu que « rien n’empêche le ministre de favoriser un groupe de pêcheurs aux dépens d’un autre » : paragraphe 63 des motifs. Puis, invoquant la jurisprudence Canada (Procureur général) c. Arsenault, 2009 CAF 300, 395 N.R. 223 (autorisation de pourvoi à la CSC refusée : [2009] S.C.C.A. no 543 (QL)) (Arsenault), il a ajouté que le ministre n’était pas lié par le cadre de 2003, car il pouvait changer en tout temps ses politiques en matière de pêche : paragraphe 64 des motifs. Enfin, le juge de la Cour fédérale a relevé que le conflit entre les secteurs commercial et récréatif durait depuis longtemps et que la décision de transférer une partie du TAC d’un secteur à un autre était une décision de principe qu’il revenait au ministre de prendre : paragraphes 74 et 75 des motifs. En définitive, il a jugé la décision du ministre raisonnable.

[25]           Par ailleurs, le juge de la Cour fédérale a rejeté la thèse de l’appelant fondée sur les attentes légitimes. Le ministre s’était certes engagé à recourir à un mécanisme axé sur le marché pour fixer la nouvelle répartition des contingents entre les secteurs commercial et récréatif : paragraphe 78 des motifs. Toutefois, le juge de la Cour fédérale a conclu que la théorie des attentes légitimes ne concernait que le processus suivi par le ministre pour en venir à une décision, et non l’issue de la décision : paragraphe 77 des motifs. Puisqu’aucune insatisfaction n’avait été exprimée quant aux consultations poussées ayant mené à la décision du ministre de procéder à une nouvelle répartition du TAC sans indemnisation, il a conclu que la théorie des attentes légitimes ne pouvait jouer : paragraphe 79 à 81 des motifs.

[26]           Concernant le moyen de l’appelant tiré de la préclusion promissoire, le juge de la Cour fédérale a conclu que les conditions d’ouverture de ce moyen n’étaient pas réunies. Même s’il reconnaissait que les pêcheurs commerciaux s’étaient fiés au ministre quand il leur avait assuré qu’il aurait recours à un mécanisme de transfert des quotas axé sur le marché, il a également conclu qu’on ne pouvait « en raison de la préclusion promissoire, empêcher le ministre de faire ce qu’il considère être son devoir lorsque le ministre est mandaté en termes larges par la loi pour agir dans l’intérêt public » : paragraphe 85 des motifs. De l’avis du juge de la Cour fédérale, « le ministre a toute latitude pour changer ses orientations en matière de politique » : paragraphe 87 des motifs.

Les questions soulevées en appel

[27]           Les questions en litige soulevées par le présent appel peuvent être regroupées comme suit :

a)                   Quelle est la norme de contrôle pertinente?

b)                  La théorie de la préclusion promissoire joue-t-elle en l’espèce?

c)                   Dans la négative, la théorie des attentes légitimes joue-t-elle en l’espèce?

d)                  Dans la négative, la décision du ministre était-elle néanmoins déraisonnable?

La norme de contrôle applicable

[28]           Dans le cadre de l’appel d’un jugement portant sur une demande de contrôle judiciaire, la mission de notre Cour consiste à rechercher si le juge saisi de la demande a choisi et appliqué la norme de contrôle appropriée. Si tel n’est pas le cas, la Cour doit alors évaluer la décision à contrôler à la lumière de la norme appropriée. En pratique, cela signifie que la cour d’appel se concentre sur la décision administrative : Canada (Procureur général) c. Johnstone et al., 2014 CAF 110, aux paragraphes 36 à 38. La question de savoir si le juge saisi de la demande a choisi la bonne norme de contrôle est une question de droit et s’apprécie donc elle‑même au regard de la norme de la décision correcte : ibid.

[29]           Le juge de la Cour fédérale n’a pas discuté la norme qu’il avait retenue pour vérifier si les théories de la préclusion promissoire et des attentes légitimes jouaient. Cependant, il ressort de ses motifs qu’il a suivi la norme de la décision correcte. Ces théories visent des cas s’apparentant à l’inobservation d’un principe de justice naturelle, de l’équité procédurale ou d’une autre procédure que la loi oblige le ministre à suivre; par conséquent, le juge de la Cour fédérale a eu raison d’appliquer la norme de la décision correcte  ces questions : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 43.

[30]           En ce qui a trait au fond de la décision du ministre, toutes les parties s’entendent sur le fait que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Toutefois, elles divergent d’opinion sur ce que commande cette norme en l’espèce. L’appelant soutient que la norme de la décision raisonnable consacrée par la jurisprudence Dunsmuir s’applique sans réserve, alors que les intimés sont d’avis que la présente affaire est plutôt régie par le critère consacré par la jurisprudence Maple Lodge Farms.

[31]           La norme de la décision raisonnable est une norme souple dont l’application varie selon le contexte et qui est circonscrite par la jurisprudence antérieure. Dans l’affaire Catalyst Paper, la Cour suprême du Canada était appelée à décider de ce que la norme de la décision raisonnable imposait en matière de contrôle judiciaire de règlements municipaux. Au paragraphe 18 de cet arrêt, la juge en chef McLachlin répond ainsi à cette question :

[18]       La réponse réside dans le fait que Dunsmuir reconnaît que le caractère raisonnable de la décision s’apprécie dans le contexte du type particulier de processus décisionnel en cause et de l’ensemble des facteurs pertinents. Il s’agit essentiellement d’une analyse contextuelle (Dunsmuir, par. 64). Comme l’a dit le juge Binnie dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, par. 59, « [l]a raisonnabilité constitue une norme unique qui s’adapte au contexte. » La question fondamentale est de savoir quelle est la portée du pouvoir décisionnel que la loi a conféré au décideur. La portée du pouvoir décisionnel d’un organisme est déterminée par le type de situation en question. Pour cette raison, il est utile d’examiner comment les tribunaux ont déjà traité de ce type de décisions (Dunsmuir, par. 54 et 57). Pour revenir à l’affaire qui nous occupe, nous devons nous demander comment les tribunaux procédaient pour réviser les règlements municipaux avant l’arrêt Dunsmuir. Cette approche ne contredit pas le fait qu’en bout de ligne il s’agit de savoir si la décision s’inscrit dans un éventail d’issues raisonnables. Elle reconnaît simplement que la question de savoir si une décision est raisonnable ou non dépend du contexte.

[32]           Le régime de contingents individuels restreints instauré au début des années 1990 par suite de l’introduction, à la même époque, du nouveau régime de CIT, a été contesté devant les Cours fédérales, ce qui a abouti à la décision rendue par la Cour à l’occasion de l’affaire Carpenter Fishing. Dans cette affaire, le juge Décary souligne, après avoir confirmé que le système procédait d’une décision de principe valide du ministre et avoir invoqué la jurisprudence Maple Lodge Farms, que la mise en œuvre d’un régime de contingents individuels est une décision ministérielle discrétionnaire qui tient de la mesure législative ou stratégique et qui ne peut être modifiée au stade du contrôle judiciaire que s’il est démontré que la décision était entachée de mauvaise foi, que les principes de justice naturelle n’ont pas été respectés ou que des facteurs inappropriés ou étrangers à l’objet de la loi ont été pris en compte : Carpenter Fishing, aux paragraphes 28 et 37.

[33]           Déjà, la Cour suprême du Canada avait retenu la même approche en matière de contrôle judiciaire des décisions de gestion des pêches par l’arrêt Comeau’s Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1997] 1 R.C.S. 12 (Comeau’s Sea Foods), au paragraphe 36. La Cour d’appel fédérale a aussi confirmé cette approche dans des arrêts postérieurs à l’arrêt Dunsmuir : Mainville c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 196, 398 N.R. 249, au paragraphe 5; Arsenault, aux paragraphes 38 à 42.

[34]           En l’espèce, la décision du ministre est discrétionnaire et tient de la mesure stratégique. Comme il s’agit d’une décision ministérielle stratégique prise en vertu de la Loi sur les pêches, elle est susceptible de contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable dont il est question dans la jurisprudence Dunsmuir. La question qui se pose en l’espèce est donc de savoir ce qu’impose la norme de la décision raisonnable en pareil cas.

[35]           La décision discrétionnaire stratégique prise de mauvaise foi ou en fonction de facteurs inappropriés ou étrangers à l’objet de la loi est par le fait même déraisonnable. Elle est également considérée comme déraisonnable si elle est jugée irrationnelle ou incompréhensible ou si elle découle de l’exercice abusif d’un pouvoir discrétionnaire. Dans le cadre d’une procédure en contrôle judiciaire visant la décision rendue par le ministre en l’espèce, au final, il faut rechercher si cette décision s’inscrit dans un éventail d’issues raisonnables, compte tenu du contexte dans lequel elle a été prise et du fait qu’elle porte sur des questions de politique générale à l’égard desquelles la cour réformatrice doit se garder d’intervenir pour substituer sa propre opinion à celle du ministre. C’est en ayant ces considérations à l’esprit qu’il convient d’apprécier le caractère raisonnable de la décision du ministre.

La préclusion promissoire

[36]           Selon l’appelant, après avoir a) instauré un régime de CTI pour la pêche commerciale du flétan du Pacifique au début des années 1990 et b) donné l’assurance que le cadre de 2003 serait suivi et que le transfert des contingents établis pour cette pêche entre les secteurs commercial et récréatif se ferait par une méthode axée sur le marché, le ministre ne peut renier ces engagements.

[37]           L’appelante ne nie pas le pouvoir du ministre de répartir différemment le TAC entre le secteur commercial et le secteur récréatif. Toutefois, il soutient qu’en raison de ses promesses antérieures, le ministre était tenu de procéder à cette nouvelle répartition au moyen d’un mécanisme axé sur le marché et qu’il ne peut désormais le faire sans recourir à ce mécanisme.

[38]           Bien qu’il soit possible d’invoquer la théorie de la préclusion promissoire contre une autorité publique, y compris un ministre, elle est d’application limitée en droit public. Comme le souligne le juge Binnie au paragraphe 47 des motifs concordants qu’il a rédigés à l’occasion de l’affaire Centre hospitalier Mont‑Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41, [2001] 2 R.C.S. 281 (Mont‑Sinaï), la préclusion en droit public exige clairement que l’on détermine l’intention que le législateur avait en conférant le pouvoir dont on cherche à empêcher l’exercice. La loi est suprême. Des circonstances qui pourraient par ailleurs donner lieu à la préclusion peuvent devoir céder le pas à un intérêt prépondérant exprimé dans le texte législatif.

[39]           Ce principe a été exprimé de diverses façons. Dans l’arrêt St. Ann’s Island Shooting and Fishing Club Ltd. c. The King, [1950] R.C.S. 211, à la page 220, le juge Rand l’a formulé comme suit : [traduction] « [I]l ne peut y avoir préclusion en présence d’une disposition explicite d’une loi. » Dans Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Lidder, [1992] 2 C.F. 621, à la page 625, le juge Marceau, de la Cour d’appel, l’a pour sa part formulé en ces termes : « On ne saurait invoquer la théorie de la fin de non‑recevoir pour empêcher l’exercice d’une obligation prévue par la loi. » Dans la décision St. Anthony Seafoods Limited Partnership c. Newfoundland and Labrador (Minister of Fisheries and Aquaculture), 2004 NLCA 59, 245 D.L.R. (4th) 597, aux paragraphes 81 et 82, le juge Mercer a précisé qu’en raison de l’intérêt public prépondérant exprimé dans le texte législatif en cause, il était impossible d’appliquer la théorie de la préclusion promissoire afin d’empêcher un ministre provincial d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour répondre à des inquiétudes socio‑économiques d’une manière différente de celle exprimée par son prédécesseur dans ses déclarations.

[40]           La Loi sur les pêches, L.R.C. 1985, ch. F-14, confère au ministre un pouvoir discrétionnaire absolu en matière de gestion des ressources halieutiques du Canada, dans la mesure où il tient compte de l’intérêt public. Comme l’a fait remarquer le juge Major à l’occasion de l’affaire Comeau’s Sea Foods, aux pages 25 et 26, ces ressources sont un « bien commun » qui appartient à tous les Canadiens; en vertu de la Loi sur les pêches, le ministre a l’obligation de gérer, de conserver et de développer les pêches au nom des Canadiens et dans l’intérêt public.

[41]           Lorsqu’il s’agit de rechercher quel système de gestion il convient de retenir pour une ressource halieutique donnée, le ministre peut décider, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, de mettre en œuvre un régime de CIT qui soit assorti, pour le transfert des contingents d’un secteur à un autre, de mécanismes axés sur le marché. Cela dit, il n’est pas indéfiniment lié par cette décision discrétionnaire.

[42]           Au contraire, le ministre peut adopter une autre approche s’il estime qu’un tel changement est justifié par des considérations d’intérêt public. Comme le relève la Cour au paragraphe 43 de l’arrêt Arsenault au sujet de modifications apportées à un plan de gestion des pêches, « [l]e ministre n’était pas lié par sa politique et il pouvait, en tout temps, y apporter des modifications ».

[43]           Lors du transfert d’une partie du TAC d’un secteur des pêches à un autre, le ministre peut décider (et il l’a souvent fait) qu’il est dans l’intérêt public d’indemniser les pêcheurs touchés par la nouvelle répartition en ayant recours à un mécanisme axé sur le marché ou en leur versant directement une aide publique. Cela dit, il peut aussi conclure que l’intérêt public ne commande pas la prise de ce genre de mesures. Il appartient donc au ministre de décider de l’importance qu’il convient éventuellement d’accorder, dans l’intérêt public, à l’indemnisation des pêcheurs touchés, que ce soit sous la forme d’un mécanisme axé sur le marché ou de subventions directes. Au paragraphe 57 de l’arrêt Arsenault, mon collègue le juge Pelletier fait ces judicieuses observations dans les motifs concourants qu’il a rédigés :

[...] Par conséquent, s’il n’existe pas de droit acquis à un quota donné, aucun droit à une indemnisation ne peut découler du simple fait d’une perte de quota. Il s’ensuit que la décision d’offrir une indemnisation pour les quotas perdus n’était pas fondée sur une loi ou un règlement. En fait, les pêcheurs de crabe allèguent dans leur action que leur droit à une indemnisation est de nature contractuelle. L’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre de délivrer des permis de pêche assortis de quotas réduits en vertu de l’article 7 de la Loi ne donnait pas naissance à une obligation juridique à caractère public de verser des indemnités pour les quotas perdus. Comme il n’existe pas d’obligation juridique à caractère public, les pêcheurs de crabe n’ont pas droit à un bref de mandamus.

[44]           Ce principe est également illustré par l’affaire Kimoto c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 291, 426 N.R. 69 (Kimoto); les contingents des titulaires de permis de pêche commerciale à la traîne du saumon au large de la côte ouest de l’île de Vancouver avaient été réduits de moitié environ par le ministre afin que soit respecté un engagement pris par le Canada dans le cadre d’un traité international. En échange de cet engagement, le gouvernement américain avait versé une indemnité de 30 millions de dollars destinés à financer un programme d’atténuation des impacts des activités de pêche en vue de réduire l’effort du Canada dans le domaine de la pêche commerciale à la traîne du saumon.

[45]           Les pêcheurs touchés par la mesure ont contesté la décision du ministre d’affecter les fonds d’une manière qui n’était pas directement à leur avantage. Appelée à trancher la question soulevée par l’affaire Kimoto, la juge Layden-Stevenson a relevé que les pêcheurs concernés n’avaient pas de droit de propriété sur le poisson ni aucun droit d’être indemnisés pour la réduction du TAC et de leurs contingents individuels en application du traité. Elle a ajouté que pour fixer l’affectation des fonds, la ministre s’était fondée sur des considérations d’intérêt public, ce qui supposait la pondération des préoccupations des nombreuses parties intéressées. Elle a donc refusé d’écarter la décision du ministre.

[46]           En conclusion, compte tenu du large pouvoir discrétionnaire que la Loi sur les pêches confère au ministre et du principe voulant qu’il ne soit pas lié par les décisions de nature politique de ses prédécesseurs, je retiens l’avis du juge de la Cour fédérale selon lequel la théorie de la préclusion promissoire ne joue pas en l’espèce.

Les attentes légitimes

[47]           L’appelant reconnaît que lorsqu’est invoquée la théorie des attentes légitimes, la procédure en contrôle judiciaire ne peut aboutir qu’à une mesure procédurale. Toutefois, il soutient que le droit d’obtenir que la répartition du TAC du flétan du Pacifique se fasse au moyen d’un mécanisme axé sur le marché constitue précisément une mesure procédurale.

[48]           La théorie des attentes légitimes est le prolongement des règles de justice naturelle et d’équité procédurale. Elle donne à la partie touchée par la décision d’un fonctionnaire public la possibilité de présenter des observations dans des circonstances où, autrement, elle n’aurait pas cette possibilité : Assoc. des résidents du Vieux St‑Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170, à la page 1204. À l’occasion de l’affaire Mont‑Sinaï, la Cour suprême du Canada a rechercher s’il était possible d’invoquer la théorie de l’expectative légitime pour solliciter une mesure de fond. Elle a jugé que cette théorie ne permettait pas d’obtenir une mesure de cet ordre, un point de vue qu’elle a réitéré récemment à l’occasion de l’affaire Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559 (Agraira), au paragraphe 97.

[49]           Dans les cas où elle joue, cette doctrine peut faire naître le droit de présenter des observations ou d’être consulté, mais elle ne vient pas limiter la portée de la décision rendue à la suite de ces observations ou consultations : Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 R.C.S. 525, aux pages 557 et 558. Par ailleurs, comme le souligne David J. Mullen à la page 184 de son traité, Administrative Law, 4th ed. (Toronto: Irwin Law, 2001), la jurisprudence a donné une interprétation large de ce qui constitue un recours au fond par opposition au recours « procédurale ».

[50]           En ce qui concerne le présent appel, je suis du même avis que le juge de la Cour fédérale et les intimés : la mesure sollicitée par l’appelant en l’espèce – soit l’application d’un mécanisme axé sur le marché – n’est pas de nature procédurale. Au contraire, l’appelant demande l’annulation de la décision du ministre sur une question de fond, à savoir le refus de compenser la nouvelle répartition de 3 p. cent du TAC au moyen d’un mécanisme axé sur le marché ou de subventions directes. Or, puisque la théorie des attentes légitimes ne permet pas d’obtenir une mesure de fond selon la jurisprudence canadienne et que personne ne s’est dit insatisfait eu égard aux consultations approfondies qui ont abouti à la décision du ministre en l’espèce, les thèses de l’appelant sur la question des attentes légitimes ne peuvent être retenues.

Le caractère raisonnable de la décision

[51]           L’appelant ne conteste pas la décision de procéder au transfert de 3 p. cent du TAC au secteur récréatif, mais bien celle d’y avoir procédé sans faire appel à un mécanisme axé sur le marché. Essentiellement, il soutient que le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire de manière abusive pour décider de répartir différemment 3 p. cent du TAC sans recourir à un mécanisme axé sur le marché, allant ainsi à l’encontre d’une politique ministérielle de longue date concernant l’utilisation d’un tel mécanisme. À l’appui de sa thèse, l’appelant relève que le ministre a fait fi des recommandations des fonctionnaires de son ministère en écartant ainsi ces mécanismes et qu’il a omis de motiver convenablement sa décision.

[52]           Comme je l’ai déjà mentionné, la Loi sur les pêches confère au ministre un large pouvoir discrétionnaire pour ce qui est de gérer les ressources halieutiques dans l’intérêt public. Comme l’ont déclaré la Cour dans Gulf Trollers Assn. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1987] 2 C.F. 93, à la page 106 (confirmé par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans l’arrêt R. c. Huovinen, 2000 BCCA 427, 188 D.L.R. (4th) 28, au paragraphe 24), et la Cour suprême du Canada dans Ward c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 17, [2002] 1 R.C.S. 569, aux paragraphes 39 à 41, le ministre peut tenir compte de considérations sociales, économiques ou autres dans la gestion et la répartition des ressources halieutiques.

[53]           Par ailleurs, conformément à ce qu’a en outre conclu la Cour, au paragraphe 43 de l’arrêt Arsenault et dont il a été fait état plus haut, le ministre n’est pas lié par les décisions stratégiques de ses prédécesseurs et peut prendre de nouvelles décisions et modifier les politiques actuelles de manière à répondre, notamment, à des considérations émergentes sur les plans social et économique. Il n’est pas non plus tenu d’indemniser les pêcheurs touchés par une nouvelle répartition du TAC ou la réduction des contingents : Arsenault, au paragraphe 57, Kimoto.

[54]           Pour ce qui est de la question du mécanisme axé sur le marché, il ressort du dossier en l’espèce les éléments suivants : a) selon le cadre de 2003, les secteurs commercial et récréatif étaient tous deux appelés à proposer un mécanisme acceptable d’ajustement par acquisition de quotas supplémentaires de flétan auprès du secteur commercial; b) les deux secteurs ne sont pas parvenus à s’entendre sur le mécanisme à adopter en dépit des nombreux efforts déployés par le MPO pour les aider à parvenir à un consensus; c) le MPO n’a pas jugé approprié d’utiliser des fonds publics afin d’indemniser le secteur commercial relativement à la nouvelle répartition ou permettre l’établissement d’un mécanisme axé sur le marché; d) compte tenu du cadre législatif en vigueur, le MPO doutait qu’il soit possible d’imposer des droits ou des frais afin d’amasser des fonds pour soutenir la mise en œuvre d’un mécanisme de transfert des quotas axé sur le marché; e) le mécanisme expérimental de transfert des quotas axé sur le marché que le ministre avait instauré à titre de projet pilote en 2011 n’a pas connu un réel succès.

[55]           Compte tenu de cet état de fait, des nombreux cycles de consultation menés au fil des ans pour tenter de mettre au point un mécanisme axé sur le marché et de l’échec des nombreuses tentatives d’obtention d’un consensus acceptable au sujet d’un tel mécanisme, il n’était pas déraisonnable que le ministre en vienne à trancher la question comme il l’a fait. L’appelant ne met pas en doute la nécessité d’une nouvelle répartition et, puisque les parties ont été incapables de s’entendre sur un mécanisme viable, le ministre était autorisé à agir dans l’intérêt public en s’assurant que cette répartition ait lieu.

[56]           En outre, il est évident que la décision du ministre visait avant tout à encourager les emplois et la croissance économique en Colombie‑Britannique. Or, il s’agit d’une considération appropriée et le ministre était autorisé à en tenir compte. Il pouvait d’ailleurs s’appuyer sur le fait que le secteur récréatif contribue de manière appréciable à l’économie de la province, ce qui n’est controversé par quiconque.

[57]           L’appelant soutient également que la décision du ministre a été grandement influencée par le lobbying du secteur récréatif et des calculs électoralistes. Cependant, il ressort du dossier que le secteur commercial comme le secteur récréatif se sont lancés dans des campagnes épistolaires massives lorsqu’il est devenu manifeste que le ministre était en train de réexaminer le cadre de 2003 : paragraphe 20 des motifs du juge de la Cour fédérale. Qui plus est, le juge de la Cour fédérale a conclu à juste titre, au paragraphe 62 de ses motifs, que nul élément du dossier ne permet de penser que la décision était entachée de mauvaise foi ou qu’elle reposait sur des considérations non pertinentes.

[58]           L’appelant soutient ensuite que le ministre a rendu une décision qui s’écartait des recommandations des fonctionnaires du MPO ce qui, selon lui, vient en accentuer le caractère déraisonnable. Les fonctionnaires du MPO ont en effet présenté diverses options au ministre avant que celui‑ci ne prenne sa décision, dont l’option qu’il a finalement retenue. Il est vrai que les fonctionnaires du MPO penchaient pour une autre option, mais la décision du ministre n’est pas forcément déraisonnable pour autant. La décision définitive lui revenait légitimement et, à mon sens, le fait qu’il ait justement approuvé une option que le MPO avait présentée comme l’une des solutions possibles tend à démontrer que cette option appartenait aux issues possibles raisonnables du processus décisionnel.

[59]           Enfin, l’appelant soutient que le ministre n’a pas exposé clairement les motifs qui l’ont amené à ne pas recourir à un mécanisme axé sur le marché pour effectuer le transfert de 3 p. cent du TAC au secteur récréatif. Or, compte tenu de la nature discrétionnaire et stratégique de la décision prise par le ministre en l’espèce, on ne peut exiger de lui, tout au plus, que des motifs succincts. Comme le fait remarquer le juge Rothstein au paragraphe 54 de l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teacher’s Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, « [l]orsque cette obligation [de motiver une décision] n’existe pas (...) ou que sa portée est limitée, il est tout à fait indiqué, dans l’appréciation de la raisonnabilité, d’examiner les motifs qui pourraient être donnés ». Voir aussi Agraira, aux paragraphes 57 et 58.

[60]           Étant donné que le législateur fédéral n’a pas affecté de crédits afin d’assurer le financement d’une indemnité ou l’établissement d’un mécanisme axé sur le marché, qu’aucun texte législatif ne conférait explicitement au ministre le pouvoir d’imposer des droits ou des taxes au secteur récréatif à cette fin et que les secteurs de la pêche commerciale et de la pêche récréative du flétan du Pacifique n’étaient pas arrivés à s’entendre pour permettre la mise en œuvre d’un mécanisme axé sur le marché sur une base volontaire, le ministre ne disposait que de très peu de latitude pour s’assurer du transfert effectif de 3 p. cent du TAC au secteur récréatif.

[61]           La décision du ministre de procéder à une nouvelle répartition de 3 p. cent du TAC sans recourir à un mécanisme axé sur le marché ou une autre forme d’indemnisation n’était ni irrationnelle ni incompréhensible si l’on considère le dossier dans son ensemble. Cette décision ne découlait pas non plus de l’exercice abusif d’un pouvoir discrétionnaire. Elle n’était, par ailleurs, ni entachée de mauvaise foi ni fondée sur des considérations inappropriées ou étrangères à l’objet de la Loi sur les pêches. La décision du ministre s’inscrivait dans un éventail d’issues raisonnables compte tenu du contexte dans lequel elle a été prise et de sa nature discrétionnaire et stratégique.

Conclusion

[62]           Par les motifs exposés précédemment, je rejetterais le présent appel et j’adjugerais les dépens en appel aux deux intimés. Aucuns dépens ne devraient être adjugés en ce qui concerne l’intervenante.

« Robert M. Mainville »

j.c.a.

« Je suis d’accord,

          Marc Noël, j.c.a. »

 

« Je suis d’accord,

           Wyman W. Webb, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-144-13

(APPEL D’UNE ORDONNANCE RENDUE PAR LE JUGE RENNIE LE 11 AVRIL 2013 DANS LE DOSSIER T-577-12)

 

INTITULÉ :

GRAEME MALCOLM, pour son propre compte et au nom de tous les titulaires de permis de pêche commerciale du flétan de la Colombie‑Britannique c. LE MINISTRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS, représenté par LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, et B.C. WILDLIFE FEDERATION SPORT FISHING INSTITUTE OF B.C. et B.C. SEAFOOD ALLIANCE (intervenante)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 FÉVRIER 2014

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE MAINVILLE

Y ONT SOUCRIT :

(LES JUGES NOËL ET WEBB)

DATE DES MOTIFS :

LE 20 MAI 2014

COMPARUTIONS :

Joseph J. Arvay, c.r.

Sean Hern

Alison M. Latimer

 

POUR L’Appelant

Tim Timberg

Fiona Mendoza

 

POUR L’INTIMÉ (LE MINISTRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS, représenté par LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA)

 

Christopher Harvey, c.r.

 

POUR L’INTIMÉ (B.C. WILDLIFE FEDERATION AND SPORT FISHING INSTITUTE OF B.C.)

 

Catherine Boies Parker

 

POUR L’INTERVENANTE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Farris, Vaughan, Wills & Murphy LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR L’APPELANT

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

POUR L’INTIMÉ (LE MINISTRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS, représenté par LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA)

 

MacKenzie Fujisawa LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

 

POUR L’INTIMÉ (B.C. WILDLIFE FEDERATION AND SPORT FISHING INSTITUTE OF B.C.)

Farris, Vaughan, Wills & Murphy LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR L’INTERVENANTE

 

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