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Date : 20140627


Dossier : A-330-12

Référence : 2014 CAF 173

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE DE MONTIGNY (d’office)

LE JUGE MAINVILLE

 

ENTRE :

CATHERINE LEUTHOLD

appelante

et

SOCIÉTÉ RADIO-CANADA ET AUTRE

intimés

Audience tenue à Montréal (Québec), le 25 février 2014.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 27 juin 2014.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY (d’office)

LE JUGE MAINVILLE

 


Date : 20140627


Dossier : A-330-12

Référence : 2014 CAF 173

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE DE MONTIGNY (d’office)

LE JUGE MAINVILLE

 

ENTRE :

CATHERINE LEUTHOLD

appelante

et

SOCIÉTÉ RADIO-CANADA ET AUTRE

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

[1]               Mme Leuthold interjette appel du jugement de la Cour fédérale, publié sous Leuthold c. Société Radio‑Canada, 2012 FC 748, [2012] F.C.J. No 903 (QL), dans lequel elle s’est vu accorder des dommages-intérêts et d’autres mesures pour la violation avouée de son droit d’auteur, par la Société Radio-Canada, sur cinq images prises lors de l’attaque terroriste du 11 septembre 2001 au World Trade Center.

[2]               Mme Leuthold interjette appel parce que la Cour lui a accordé des dommages-intérêts de 20 000 $US alors que sa prétention s’élevait à 22 millions de dollars. L’écart entre ces deux montants est en grande partie attribuable au désaccord quant au nombre de fois que le droit d’auteur de Mme Leuthold sur les images a été violé, principale question en litige dans le présent appel.

[3]               Par les motifs qui suivent, je rejetterais l’appel de Mme Leuthold.

I.                   LES FAITS ET LA DÉCISION VISÉE PAR L’APPEL

[4]               Mme Leuthold, photojournaliste professionnelle, réside à New York et se trouvait dans cette ville le 11 septembre 2001. Tout au long de cette journée fatidique, Mme Leuthold a pris des photographies, qu’elle a par la suite offertes notamment à des médias d’information moyennant la négociation d’une licence. Dans les mois qui ont suivi la tragédie, la Société Radio‑Canada (la SRC) a commandé un documentaire qui visait à présenter le déroulement des attentats du 11 septembre du point de vue des journalistes, des caméramans et des photographes qui couvraient les événements ce jour‑là.

[5]               La SRC souhaitait utiliser cinq des images prises par Mme Leuthold (les images) et a pris contact avec elle pour obtenir sa permission. Comme les négociations ont pris un certain temps, le documentaire a été diffusé le 17 mars 2002, avant que Mme Leuthold ne communique son consentement écrit pour l’utilisation des images le 19 mars (la licence du 19 mars). Une question s’est alors posée : ce consentement s’appliquait‑il aussi à la diffusion du documentaire le même jour sur Newsworld, la chaîne spécialisée d’information en programmation continue de la SRC?

[6]               À la suite de ces premières diffusions, la SRC a continué de négocier avec Mme Leuthold en vue, premièrement, de l’amener à signer une renonciation touchant les diffusions de mars 2002, et, deuxièmement, d’obtenir une licence pour la diffusion des images dans le documentaire une deuxième fois, en septembre 2002. Le 7 octobre 2002, Mme Leuthold a conclu un deuxième contrat de licence, appelé, dans la décision de la Cour fédérale, « Licence d’utilisation des photographies ». Par cette licence, elle accordait à la SRC [traduction« le droit (mais non l’obligation) de présenter les [images] à la télévision canadienne dans le cadre d’une seule diffusion sur son réseau et ses stations régionales de télévision ».

[7]               Le documentaire a été présenté sur le réseau de la SRC et sur Newsworld le 10 septembre 2002, puis de nouveau sur Newsworld le 11 septembre 2002. Par la suite, un responsable de la SRC a ordonné que les images de Mme Leuthold soient retirées du documentaire, puisqu’on savait alors que Mme Leuthold n’était pas disposée à accorder à la SRC des droits illimités quant à la diffusion de ses images. Pour des raisons inconnues, les images ont été retirées seulement de certaines versions du documentaire, mais pas d’autres. Le documentaire a été rediffusé en 2003 et en 2004; le hasard a voulu que dans toutes ces rediffusions, à une exception près, on a utilisé une version du documentaire qui contenait les images de Mme Leuthold. Au procès, la SRC a concédé qu’elle avait violé le droit d’auteur de Mme Leuthold le 11 septembre 2002, le 7 septembre 2003, le 8 septembre 2003, le 11 septembre 2004 et à deux reprises le 12 septembre 2004 (collectivement, les dates pertinentes), mais elle a contesté les montants dus à Mme Leuthold en raison de ces radiodiffusions contrefaisantes.

[8]               La thèse avancée par Mme Leuthold au procès est que la licence du 19 mars ne couvrait pas Newsworld, de sorte que même si la diffusion des images par le réseau de la SRC entrait dans les prévisions de la licence, la diffusion par Newsworld ne l’était pas. Le juge de première instance a conclu que la licence du 19 mars incluait le droit de diffuser les images sur Newsworld. Cette conclusion n’est pas attaquée en appel.

[9]               Le juge de première instance a aussi conclu que la Licence d’utilisation des photographies visait la diffusion des images par Newsworld. En particulier, il a conclu que les mots [traduction] « une seule diffusion sur [le] réseau [de la SRC] et ses stations régionales » incluaient Newsworld pour les raisons suivantes :

         La SRC avait pour pratique d’inclure d’office Newsworld lorsqu’elle affranchissait des droits.

         Sur le plan de la rationalité commerciale, il était insensé de conclure que la SRC aurait accepté des conditions qui iraient à l’encontre de sa pratique normale.

         La règle portant que le doute s’interprète contre le stipulant (contra proferentem) ne jouait pas parce que toute ambiguïté pouvait être résolue en se référant aux pratiques de l’industrie.

[10]           Mme Leuthold a soutenu que les deux licences n’autorisaient qu’une seule et unique diffusion, dans un seul fuseau horaire, de sorte que la diffusion ultérieure du documentaire dans d’autres fuseaux horaires constituait une violation du droit d’auteur par la SRC. Ainsi, après la diffusion du documentaire dans la région de l’Atlantique, chaque diffusion subséquente dans le même créneau horaire dans chaque fuseau horaire, d’est en ouest au pays, constituait également une violation. Enfin, Mme Leuthold a soutenu que chaque retransmission de l’émission dans la chaîne allant du studio de la SRC jusqu’au consommateur constituait une violation, de sorte que chaque entreprise de distribution de radiodiffusion ou EDR (comme les entreprises de câblodistribution ou les systèmes de distribution par satellite) et chaque société affiliée locale était aussi un contrefacteur avec lequel la SRC était solidairement responsable.

[11]           Le juge de première instance a conclu que les mots [traduction] « une seule diffusion » utilisés dans la Licence d’utilisation des photographies incluaient le droit à une seule diffusion dans chaque fuseau horaire parce que c’était conforme aux pratiques de l’industrie; motifs, aux paragraphes 70 et 71. Ce point n’est pas attaqué directement dans le présent appel, mais la question se pose implicitement pour le calcul du nombre d’actes contrefaisants.

[12]           La SRC a admis qu’elle était solidairement responsable, avec les entreprises de câblodistribution, de la diffusion non autorisée des images aux dates pertinentes. Elle n’a toutefois pas concédé que chaque retransmission par chaque entreprise de câblodistribution constituait un acte de violation.

[13]           Après avoir conclu que Newsworld était visée par les deux licences, le juge de première instance a également conclu que les diffusions non autorisées aux dates pertinentes constituaient six actes de violation pour lesquels Mme Leuthold avait droit d’être indemnisée. Le juge a retenu la thèse de la SRC fondée sur la définition de « radiodiffusion » au paragraphe 2(1) de la Loi sur la radiodiffusion, L.C. 1991, ch. 11.

[14]           Le juge de première instance semble avoir considéré que les mots « autre moyen de télécommunication » englobaient les systèmes de câblodistribution, de sorte qu’une radiodiffusion était une transmission de la SRC destinée à être reçue par le public : motifs, aux paragraphes 98 à 100.  Selon le juge, la diffusion du documentaire contenant les images à chacune des dates pertinentes équivalait à un seul acte de violation puisqu’il n’y avait à chacune des dates pertinentes qu’une seule transmission de l’émission au public canadien.

[15]           Le juge de première instance s’est ensuite penché sur la question des dommages-intérêts. Il a conclu que les moyens techniques par lesquels le documentaire était communiqué au public ne devaient pas constituer un facteur dont il fallait tenir compte pour le calcul des dommages‑intérêts. Après avoir examiné le droit en matière de dommages‑intérêts, le juge a conclu que le point de départ de ce calcul était la somme qu’on aurait pu demander pour des licences de radiodiffusion si on les avait demandées avant les radiodiffusions contrefaisantes. Il a examiné les éléments de preuve relatifs aux montants payés antérieurement pour les images de Mme Leuthold, et a fait observer que cette dernière avait tenu, dans le cadre de chaque licence qu’elle avait négociée, à limiter le nombre d’utilisations qui pouvaient être faites de ses images. La Cour a fixé le montant des dommages-intérêts de chaque violation à 3 200 $US pour chacune des six diffusions non autorisées, estimant que Mme Leuthold aurait pu négocier un montant plus élevé que 2 500 $US, montant qu’elle a accepté dans la Licence d’utilisation des photographies, si elle avait su qu’on utiliserait ses images à plusieurs reprises. Ce montant s’élevait à 19 200 $US pour les six radiodiffusions contrefaisantes.

[16]           En ce qui a trait à la question de la restitution des profits, le juge de première instance a refusé d’ordonner une telle restitution et a calculé le montant dû à Mme Leuthold à ce titre en divisant le revenu brut de Newsworld par la proportion de la totalité du temps de diffusion consacrée à l’affichage des images. Ce calcul donnait des profits de 66 $ pour les diffusions de 2003 et de 102,73 $ pour les diffusions de 2004.

[17]           Mme Leuthold a retiré sa demande de dommages‑intérêts punitifs contre la SRC et un de ses employés, mais elle a maintenu sa demande de dommages‑intérêts exemplaires parce que la SRC avait manifesté une indifférence totale à l’égard de ses droits. Le juge de première instance a rejeté la demande de dommages‑intérêts exemplaires, ayant conclu que les radiodiffusions contrefaisantes résultaient d’une erreur de bonne foi, et non d’une décision délibérée de violer le droit d’auteur de Mme Leuthold.

[18]           Le juge de première instance a aussi rejeté la demande d’injonction de Mme Leuthold au motif qu’il était peu probable que la SRC rediffuserait les copies du documentaire contenant les images de Mme Leuthold.

[19]           Enfin, le juge a demandé qu’on lui présente des observations supplémentaires sur la question des dépens. Son adjudication des dépens fait l’objet d’un appel distinct.

II.                LES QUESTIONS EN LITIGE

[20]           Mme Leuthold fait état des questions suivantes dans le présent appel :

         Newsworld était-elle visée par la Licence d’utilisation des photographies?

         Combien d’actes de violation ont été commis?

         Comment apprécier les dommages‑intérêts eu égard aux actes de violation?

         La Cour doit‑elle ordonner la restitution des profits réalisés par les entreprises de câblodistribution par suite des radiodiffusions contrefaisantes?

[21]           À ces questions, j’ajouterais celle de la norme de contrôle, mais il est possible de la trancher sommairement. En l’espèce, il s’agit de la décision rendue par un juge de première instance à la suite d’un procès. Selon l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, la norme de contrôle applicable aux conclusions de fait et les conclusions mixtes de fait et de droit est celle de l’erreur manifeste et dominante, alors que la norme de contrôle applicable aux questions de droit (notamment aux questions de droit isolables qu’il est possible de dégager d’une conclusion mixte de fait et de droit) est celle de la décision correcte.

III.             NEWSWORLD ÉTAIT-ELLE VISÉE PAR LA LICENCE D’UTILISATION DES PHOTOGRAPHIES?

[22]           Les mots clés de la Licence d’utilisation des photographies sont :

[traduction]

Catherine J. Leuthold […] concède par la présente à la SRC le droit limité et non exclusif d’incorporer les photographies dans la production. La SRC a le droit (mais non l’obligation) de présenter les photographies à la télévision canadienne dans le cadre d’une seule diffusion sur son réseau et ses stations régionales de télévision.

[23]           La question qui se pose est de savoir ce que signifient les mots « dans le cadre d’une seule diffusion sur son réseau et ses stations régionales de télévision ». Pour y répondre, le juge de première instance a recherché s’il y avait eu une seule communication au public. Pour sa part, Mme Leuthold estime qu’il faut rechercher si Newsworld fait partie « [du] réseau et [des] stations régionales » de la SRC.

[24]           Mme Leuthold a témoigné qu’elle n’avait aucune idée de ce que représentait Newsworld. Elle ne l’a compris que plus tard, soit après avoir concédé la licence : motifs, au paragraphe 52. Elle ne pouvait donc pas avoir eu l’intention d’accorder des droits à Newsworld puisqu’elle ignorait son existence. Pour sa part, la SRC a témoigné qu’elle incluait d’office Newsworld lorsqu’elle affranchissait des droits pour diffusion.

[25]           Selon la preuve, Newsworld est une entité distincte de la SRC aux fins de la réglementation. Elle détient sa propre licence du CRTC à titre d’entreprise de programmation spécialisée. Aux yeux des organismes de réglementation, il s’agit d’une entreprise distincte. Par ailleurs, le fait que Mme Leuthold sollicite des dommages‑intérêts contre la SRC pour les diffusions non autorisées d’images par Newsworld indique qu’elle ne considère pas Newsworld comme étant une entité juridique distincte. Si c’était le cas, elle poursuivrait Newsworld pour ses diffusions non autorisées des images.

[26]           La conclusion qu’a tirée le juge de première instance repose largement sur les éléments de preuve documentaires relatifs aux pratiques de l’industrie. Mme Leuthold a cherché à réfuter ces éléments de preuve en invoquant la Loi sur la vente internationale de marchandises de l’Ontario et, par extension, la Convention des Nations Unies sur les contrats de vente internationale de marchandises. Cette loi ne lui est d’aucune utilité puisqu’elle a trait à la vente de marchandises. En revanche, voici la définition que donne l’article 2 de la Loi sur la vente d’objets, L.R.O. 1990, ch. S.1 du contrat de vente d’objets :

2.(1) Un contrat de vente d’objets est un contrat par lequel le vendeur transfère ou promet de transférer la propriété des objets à l’acheteur moyennant une contrepartie pécuniaire appelée le prix. Il peut y avoir un contrat de vente entre copropriétaires.

[27]           Le contrat de licence n’est pas une vente d’objets; aucun droit de propriété n’est cédé à la suite d’un contrat de licence. Il ne cède rien d’autre que le droit d’utiliser de manières prédéfinies la propriété visée par le droit d’auteur du concédant. De plus, un bien incorporel comme un droit sur un droit d’auteur n’est pas un objet : voir R. c Cacciatore, 161 OAC, [2002] O.J. no 2366, au paragraphe 14.

[28]           Mme Leuthold soutient aussi que le juge de première instance a commis une erreur en n’appliquant pas la règle d’interprétation portant que le doute doit s’interpréter contre le stipulant à la Licence d’utilisation des photographies. Cette règle joue en matière de contrats d’adhésion comme les contrats d’assurance (voir Zurich du Canada Compagnie d’assurances‑vie c. Davies, [1981] 2 R.C.S. 670, à la page 674) et en cas d’inégalité du rapport de force entre les parties (voir Jesuit Fathers of Upper Canada c. Cie d’assurances Guardian du Canada, 2006 CSC 21, [2006] 1 R.C.S. 744, au paragraphe 28). Ni l’une ni l’autre de ces conditions n’est remplie en l’espèce. Même s’il est vrai que la SRC dispose de plus de ressources que Mme Leuthold, c’est cette dernière qui détient le pouvoir de négociation. Étant la « vendeuse », elle a le pouvoir de dicter ses conditions, ce qu’elle a manifestement fait au regard de l’emploi des mots [traduction] « une seule diffusion ». Le fait que la Licence d’utilisation des photographies a été rédigée par la SRC n’est pas une raison pour invoquer la règle portant que le doute doit s’interpréter contre le stipulant, car la clause contentieuse a été négociée par les parties, par opposition à certaines des autres clauses qui semblent être d’évidence des clauses types de la SRC.

[29]           Mme Leuthold soutient aussi que la diffusion sur Newsworld n’entrait pas dans les prévisions de la Licence d’utilisation des photographies parce qu’elle contrevenait à la licence d’exploitation de Newsworld, qui interdit la diffusion simultanée d’émissions sur le réseau « régulier » de la SRC et Newsworld. Cet argument ne me convainc guère, puisque les pratiques réglementaires ne permettent pas de trancher les litiges en matière de droit d’auteur.

[30]           Je ne puis néanmoins retenir le raisonnement du juge de première instance dans la mesure où ses conclusions sont fondées sur ce que Mme Leuthold a omis d’exclure de la Licence d’utilisation des photographies. Le licencié n’acquiert que les droits que le concédant lui concède. La SRC n’a acquis que les droits qui sont visés par les mots [traduction« présenter les photographies à la télévision canadienne dans le cadre d’une seule diffusion sur son réseau et ses stations régionales de télévision ». Aucun droit n’est acquis du fait que Mme Leuthold a omis d’exclure Newsworld de cet octroi de licence. La question est de savoir si Mme Leuthold a inclus Newsworld dans les droits cédés par  la Licence d’utilisation des photographies.

[31]           Il s’agit d’une question mélangée de fait et de droit, susceptible d’examen selon la norme de l’erreur manifeste et dominante. Il y a erreur manifeste et dominante lorsque l’on constate une absence totale d’éléments de preuve allant dans le sens d’une conclusion de fait ou l’existence d’une conclusion de fait qui ne pouvait logiquement ou rationnellement être tirée des éléments de preuve versés aux débats: voir Blank c. Canada (Ministère de la Justice), 2010 CAF 183, [2010] A.C.F. no 897 (QL), au paragraphe 33. Or, tel n’est pas le cas en l’espèce. Le juge de première instance a examiné l’ensemble des éléments de preuve dont il disposait et, se fondant sur eux, a tiré une conclusion raisonnable. Son erreur quant à l’interprétation de la Licence d’utilisation des photographies ne porte pas un coup fatal à cette conclusion. Il n’y a donc pas d’erreur manifeste et dominante justifiant l’intervention de la Cour.

[32]           La diffusion des images sur la chaîne Newsworld le 10 septembre 2002 ne constituait par conséquent pas une violation du droit d’auteur de Mme Leuthold.

IV.             COMBIEN D’ACTES DE VIOLATION ONT ÉTÉ COMMIS?

[33]           Cette question est au cœur de la demande de Mme Leuthold. Son calcul des dommages‑intérêts est entièrement fonction du nombre important d’actes distincts de violation qu’elle a constatés dans chaque diffusion du documentaire.

[34]           L’approche de Mme Leuthold à l’égard de cette question n’est pas sans fondement.

[35]           À l’occasion de l’affaire Bishop c. Stevens, [1990] 2 R.C.S. 467, qui portait sur les droits de reproduction, la Cour suprême du Canada a jugé que chaque reproduction d’une œuvre protégée donne droit à des redevances (ou à des dommages‑intérêts), même si la reproduction n’était qu’accessoire à une autre activité telle que la radiodiffusion. Notre Cour a suivi la jurisprudence Bishop c. Stevens en matière de changements technologiques à l’occasion de l’affaire Société Radio‑Canada c. Sodrac 2003 Inc., 2014 CAF 84, [2014] A.C.F. no 321 (QL). Dans cette affaire, nous avons jugé que les reproductions faites lors de l’utilisation d’un logiciel de gestion de contenu numérique dans le cadre de la diffusion étaient assujetties aux droits du titulaire du droit d’auteur. Il s’ensuivait que les redevances payables au titulaire des droits de reproduction augmentaient sensiblement.

[36]           En l’espèce, Mme Leuthold n’invoque pas cette jurisprudence, mais plutôt l’alinéa 2.4(1)c) de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C-42 (la Loi) à l’appui de sa thèse suivant laquelle chaque transmission à une EDR par la SRC constitue une violation du droit d’auteur. L’alinéa 2.4(1)c) dispose :

2.4 (1) Les règles qui suivent s’appliquent dans les cas de communication au public par télécommunication :

[…]

2.4 (1) For the purposes of communication to the public by telecommunication,

[…]

c) toute transmission par une personne par télécommunication, communiquée au public par une autre – sauf le retransmetteur d’un signal, au sens du paragraphe 31(1) – constitue une communication unique au public, ces personnes étant en l’occurrence solidaires, dès lors qu’elle s’effectue par suite de l’exploitation même d’un réseau au sens de la Loi sur la radiodiffusion ou d’une entreprise de programmation.

(c) where a person, as part of

    (i) a network, within the meaning of the Broadcasting Act, whose operations result in the communication of works or other subject-matter to the public, or

transmits by telecommunication a work or other subject-matter that is communicated to the public by another person who is not a retransmitter of a signal within the meaning of subsection 31(1), the transmission and communication of that work or other subject-matter by those persons constitute a single communication to the public for which those persons are jointly and severally liable.

[37]           Selon Mme Leuthold, cette interprétation découle du raisonnement suivant :

[traduction]

À titre d’exemple, cet article signifie que si Newsworld effectue deux de ces transmissions à deux EDR, il y aurait deux violations contrevenant à l’alinéa 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur parce que la deuxième entité qui a transmis l’œuvre au public (la deuxième EDR) est une entité différente de la première, même si ces transmissions ont eu lieu simultanément.

Mémoire des faits et du droit de l’appelante, page 15, paragraphe 47.

[38]           Il me semble qu’il est plus exact de dire qu’aux termes de l’alinéa 2.4(1)c), la distribution à une EDR d’un signal réseau incorporant une œuvre protégée et la transmission subséquente de cette œuvre aux abonnés ne constituent qu’une seule violation à l’échelle du réseau, à l’égard de laquelle chaque EDR est solidairement responsable avec le réseau. Ainsi, toutes les entités qui ont bénéficié de la communication de l’œuvre partagent la responsabilité de dédommager le titulaire des droits, sous réserve de tout arrangement que ces entités ont pu conclure entre elles.

[39]           Cette interprétation de l’alinéa 2.4(1)c) de la Loi va dans le sens de la neutralité technologique qui veut que le nombre d’actes de violation ne varie pas en fonction du nombre d’intermédiaires dans la chaîne de transmission. Elle est donc conforme à l’objectif de la neutralité technologique consacré par la Cour suprême par l’arrêt Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 34, [2012] 2 R.C.S. 231, aux paragraphes 5 à 10.

[40]           Il y a un seul acte de violation, que l’œuvre soit communiquée au public par l’entremise d’une EDR ou par l’entremise de centaines d’entre elles. Le montant des dommages‑intérêts peut dépendre du nombre de téléspectateurs qui visionnent l’œuvre, ce qui a un lien rationnel avec l’indemnisation, contrairement au nombre d’intermédiaires, qui n’en a aucun.

[41]           Vu l’alinéa 2.4(1)c), on peut opérer une distinction entre les faits de la présente espèce et ceux de l’affaire Bishop c. Stevens où, comme nous l’avons vu, il fut conclu que chaque reproduction non autorisée constituait une violation du droit d’auteur. Certes, cela aurait pu être le cas pour les communications par télécommunication non autorisées au public avant l’adoption de l’alinéa 2.4(1)c) et de sa disposition correspondante, le paragraphe 31(2) de la Loi, mais tel n’est plus le cas à l’heure actuelle.

[42]           Je suis d’avis que l’alinéa 2.4(1)c), si on l’interprète correctement, a pour effet de faire de la transmission réseau d’un contenu de programmation de câblodistribution destiné au public par l’entremise d’une EDR une seule violation du droit d’auteur si le réseau n’a pas dûment affranchi les droits à l’égard de cette transmission. En l’espèce, les six transmissions du documentaire contenant les images de Mme Leuthold, en violation de son droit d’auteur, constituaient six actes de violation, comme l’a conclu le juge de première instance.

[43]           Le juge de première instance a aussi conclu que chacune des six diffusions aux dates pertinentes constituait une seule communication au public du documentaire contenant les images de Mme Leuthold, et donc un seul acte de violation. Il est arrivé à cette conclusion parce que les moyens techniques utilisés pour relayer les copies contrefaisantes n’étaient pas pertinents aux fins du calcul de l’indemnisation : motifs, au paragraphe 128. Étant donné que le calcul dépend du nombre de radiodiffusions contrefaisantes, le juge a conclu que chaque retransmission ne constituait pas un acte de violation distinct, si l’on se fie à ses observations. En tirant cette conclusion, il n’a pas commis une erreur manifeste et dominante qui justifierait notre intervention.

V.                COMMENT APPRÉCIER LES DOMMAGES‑INTÉRÊTS EU ÉGARD AUX ACTES DE VIOLATION?

[44]           Dans son mémoire des faits et du droit, Mme Leuthold refuse de reconnaître que le juge de première instance n’a pas commis d’erreur en concluant à l’existence de six actes de violation seulement, mais elle retient sa conclusion suivant laquelle le montant des dommages-intérêts découlant d’un acte de violation est de 3 200 $US. Dans ces circonstances, la thèse de Mme Leuthold sur le montant des dommages‑intérêts repose sur le bien‑fondé du calcul qu’elle fait du nombre d’actes de violation. Puisque j’ai conclu que le juge de première instance a correctement constaté l’existence de seulement six actes de violation, la thèse de Mme Leuthold sur l’évaluation et le montant des dommages doit être rejetée.

VI.             LA COUR DOIT-ELLE ORDONNER LA RESTITUTION DES PROFITS RÉALISÉS PAR LES ENTREPRISES DE CÂBLODISTRIBUTION PAR SUITE DES RADIODIFFUSIONS CONTREFAISANTES?

[45]           La SRC fait observer dans son mémoire des faits et du droit que Mme Leuthold n’a pas soulevé dans sa déclaration la question de la restitution des profits des EDR. Elle a seulement demandé une telle restitution à la SRC. Comme cette dernière le fait remarquer, les EDR ne sont pas parties à la présente action contentieuse et la Cour n’a pas compétence pour rendre une ordonnance contre elles. De plus, je retiens la thèse de SRC portant qu’il n’est pas loisible à Mme Leuthold de solliciter en appel une mesure qu’elle n’a pas demandée devant la Cour fédérale. Ce motif d’appel doit également être rejeté.

[46]           Je rejetterais par conséquent l’appel avec dépens.

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Yves de Montigny, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Robert M. Mainville, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

A-330-12

INTITULÉ :

CATHERINE LEUTHOLD c. SOCIÉTÉ RADIO-CANADA ET AUTRE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (QuÉbec)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 25 FÉVRIER 2014

 

 

motifs du jugement :

le juge PELLETIER

 

 

y ont souscrit :

LE JUGE DE MONTIGNY (d’office)

LE JUGE MAINVILLE

 

 

DATE DU JUGEMENT :

LE 27 JUIN 2014

 

 

COMPARUTIONS :

Daniel O’Connor

 

POUR L’APPELANTE catherine leuthold

 

Christian Leblanc

 

POUR LES INTIMÉS

LA SOCIÉTÉ RADIO-CANADA ET AUTRE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Donald O’Connor

Pointe-Claire (Québec)

POUR L’APPELANTE catherine leuthold

 

Fasken Martineau DuMoulin

Montréal (Québec)

 

POUR LES INTIMÉS

LA SOCIÉTÉ RADIO-CANADA ET AUTRE

 

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