Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20140630


Dossier : A-270-14

Référence : 2014 CAF 176

Présent : Le juge Stratas

ENTRE :

JANSSEN INC.

appelante

et

ABBVIE CORPORATION, ABBVIE DEUTSCHLAND GMBH & CO. KG et ABBVIE BIOTECHNOLOGY LTD.

intimées

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 26 juin 2014

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 30 juin 2014

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE STRATAS

 


Date : 20140630


Dossier : A-270-14

Référence : 2014 CAF 176

Présent : Le juge Stratas

ENTRE :

JANSSEN INC.

appelante

et

ABBVIE CORPORATION, ABBVIE DEUTSCHLAND GMBH & CO. KG ET ABBVIE BIOTECHNOLOGY LTD.

intimées

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE STRATAS

[1]               La société Janssen demande qu’il soit sursis à l’exécution d’une injonction prononcée par la Cour fédérale le 22 mai 2014 (motifs du juge Hughes) (2014 CF 489) jusqu’à ce que notre Cour ait statué sur les trois appels. Janssen nous demande également d’ordonner la jonction et l’instruction accélérée des appels.

A.        Les appels

[2]               Les trois appels découlent de l’action qu’AbbVie a intentée contre Janssen en Cour fédérale. Par l’action, AbbVie soutient que le médicament de Janssen, Stelara, contrefait les revendications 143 et 222 du brevet canadien no 2 365 281.

[3]               La Cour fédérale a scindé l’action afin d’examiner séparément la question de la responsabilité et celle des mesures : ordonnance du 26 septembre 2011 prononcée par le protonotaire Aalto.

[4]               Durant l’étape de l’action consacrée à la responsabilité, la Cour fédérale a rejeté la requête de Janssen en modification de ses actes de procédure : 2013 CF 1148. Janssen a porté ce refus en appel (dossier A-380-13).

[5]               Suivant l’instruction sur la question de la responsabilité, la Cour fédérale a conclu à la contrefaçon : 2014 CF 55. Janssen a interjeté appel de cette conclusion (dossier A‑95‑14).

[6]               Après avoir conclu à la responsabilité, la Cour fédérale est passée à l’étape des mesures. Elle a d’abord examiné la requête d’AbbVie visant à interdire à Janssen de se livrer à certaines activités de contrefaçon et a fait droit à l’injonction : 2014 CF 489. Janssen a porté l’injonction en appel (dossier A-270-14). La partie suivante de l’étape portant sur les mesures de réparation a trait aux questions touchant les dommages-intérêts. Ces questions ne seront pas instruites avant l’automne 2015.

B.        La jonction et l’instruction accélérée des appels

[7]               Janssen demande la jonction des appels. La jonction permet d’atteindre deux objectifs : réduire la quantité de documents devant être produits et faire instruire tous les appels ensemble. L’autre solution qui consiste à instruire les appels ensemble ne permet d’atteindre que le second objectif. L’une ou l’autre des solutions est indiquée lorsque, comme en l’espèce, les appels sont connexes sur les plans factuel et juridique.

[8]               Dans ces conditions, lorsque les appels sont connexes, mais que la plupart des documents d’appel ont été produits, il est opportun d’ordonner que les appels soient instruits ensemble.

[9]               Janssen demande également l’instruction accélérée des appels. Les appels concernant les actes de procédure (dossier A-380-13) et la responsabilité (dossier A-95-14) sont prêts à être instruits, mais aucune date n’a été arrêtée. Si tout se déroule normalement, sans qu’il soit besoin d’ordonner l’instruction accélérée, l’appel concernant l’injonction (dossier A‑270-14) sera prêt à être instruit en octobre 2014.

[10]           Les parties ont informé la Cour qu’elles seront disponibles durant cette période. Une ordonnance sera rendue fixant la date pour l’instruction conjointe des appels aux 8 et 9 octobre 2014.

C.        Le sursis de l’exécution de l’injonction en attendant l’issue des appels

(1)        La demande antérieure de sursis présentée par Janssen devant notre Cour

[11]           À la suite de la conclusion de contrefaçon tirée par la Cour fédérale, Janssen a demandé à notre Cour, par voie de requête, de suspendre l’étape des mesures dans l’action. Après avoir appliqué les principes consacrés par la jurisprudence RJR-MacDonald c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, notre Cour a rejeté la requête : Janssen Inc. c. AbbVie Corporation, 2014 CAF 112.

[12]           Notre Cour a conclu, entre autres choses, que Janssen n’avait subi aucun préjudice irréparable, la Cour fédérale n’ayant pas encore accordé de mesure à AbbVie. Notre Cour a reconnu que si la Cour fédérale devait accorder une injonction, les circonstances seraient peut-être différentes et qu’ainsi Janssen pourrait s’adresser à notre Cour pour obtenir le sursis : 2014 CAF 112, au paragraphe 2.

[13]           L’injonction est maintenant prononcée et Janssen a présenté une requête pour qu’il soit sursis à son exécution.

(2)        La requête en sursis présentée par Janssen à l’égard de l’exécution du jugement de la Cour fédérale

[14]           AbbVie soutient que, suivant la doctrine de l’abus de procédure, notre Cour doit rejeter cette requête. Janssen a demandé à notre Cour de « surseoir » à l’exécution de l’injonction prononcée par la Cour fédérale, mais elle a été déboutée. Dans son appel de l’injonction, Janssen n’attaque pas cet aspect du jugement de la Cour fédérale. AbbVie fait observer que Janssen, qui n’a pas interjeté appel du refus d’accorder le « sursis », ne peut maintenant le demander à notre Cour.

[15]           Je rejette cet argument. Je m’explique en situant mieux le contexte.

[16]           Durant l’audience devant la Cour fédérale sur la question de savoir s’il fallait interdire à Janssen de se livrer à certaines activités, Janssen a soutenu que si la Cour fédérale avait l’intention de prononcer une telle ordonnance, elle devrait « surseoir » à son exécution en attendant l’issue des appels. La Cour fédérale a rejeté cette thèse. Son injonction a pris effet immédiatement.

[17]           Bien que Janssen ait demandé à la Cour fédérale de prononcer le « sursis », il ne s’agissait en réalité que d’une demande visant à ce que la Cour fédérale retarde le moment où sa propre ordonnance dût prendre effet.

[18]           Il y a une différence entre ce genre de demande – présentée au tribunal qui rend sa propre ordonnance – et la demande présentée à un juge pour qu’il sursoie à l’exécution d’une ordonnance rendue par un autre juge. Le premier cas exige l’application d’un critère général fondé sur « l’intérêt de la justice », alors que le deuxième commande l’application du critère plus rigoureux fondé sur la jurisprudence RJR-MacDonald : Mylan Pharmaceuticals ULC c. AstraZeneca Canada, Inc., 2011 CAF 312, 426 N.R. 167; Epicept Corporation c. Canada (Santé), 2011 CAF 209, 425 N.R. 353, au paragraphe 14; Korea Data Systems (USA), Inc. v. Aamazing Technologies Inc., 2012 ONCA 756, aux paragraphes 17 à 19. En l’espèce, la Cour fédérale a décidé que sa propre ordonnance devait prendre effet immédiatement.

[19]           La requête en sursis dont notre Cour est actuellement saisie ne constitue aucunement un appel du jugement de la Cour fédérale concernant le moment où son ordonnance doit prendre effet. Par sa requête, Janssen cherche plutôt à invoquer la compétence de notre Cour de surseoir à l’exécution d’une ordonnance dans le cadre d’un appel. Cette compétence découle du pouvoir de notre Cour de prononcer une ordonnance pour répondre à son incapacité de statuer sur un appel suffisamment rapidement pour éviter à un appelant de subir un préjudice irréparable. Il ne s’agit que d’un exemple de la large compétence de notre Cour de prononcer les ordonnances nécessaires à ses propres procédures : Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626; Canada (Revenu national) c. Compagnie d’assurance-vie RBC, 2013 CAF 50. L’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, et l’alinéa 398(1)b) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, constituent d’autres sources de cette compétence. Les ordonnances rendues par la Cour fédérale dans des affaires connexes ne peuvent faire obstacle à la compétence qui autorise notre Cour à rendre les ordonnances nécessaires à ses propres procédures.

[20]           Bien qu’il ne soit pas interdit à notre Cour d’examiner la requête en sursis de Janssen, elle doit reconnaître que la Cour fédérale a conclu dans cette affaire que Janssen ne subira pas de préjudice indu si la prise d’effet de l’injonction est immédiate. Comme il a été signalé, Janssen n’a pas interjeté appel de cette conclusion.

[21]           Il me semble que dans les cas qui s’y prêtent, notre Cour peut reconnaître l’importance d’une conclusion tirée par la Cour fédérale sur une question connexe qui n’a pas été portée en appel devant notre Cour, particulièrement en l’absence d’arguments convaincants en sens contraire. Cela pourrait être le cas en l’espèce, puisqu’il y a un certain chevauchement entre le dossier dont dispose la Cour à l’égard de la présente requête et celui dont la Cour fédérale était saisi lorsqu’elle a tiré sa conclusion.

[22]           Toutefois, point n’est besoin en l’espèce d’explorer davantage cette hypothèse ou d’y apporter une réponse définitive. Par les motifs qui suivent, je conclus que Janssen n’a pas établi qu’elle subira inévitablement un préjudice irréparable; par conséquent, elle n’a pas droit au sursis d’exécution de l’injonction : RJR-McDonald, précité.

[23]           Janssen présente des éléments de preuve tendant à établir un préjudice irréparable dans plusieurs catégories : des honoraires d’avocat et d’autres frais, le fardeau non-financier imposé par l’observation de l’injonction, l’atteinte à sa réputation, la diminution de sa part de marché et les dommages découlant de l’ambiguïté des termes de l’injonction. Janssen doit démontrer que ce préjudice risque de se produire au cours des prochains mois, avant que notre Cour tranche ses appels.

[24]           Les honoraires d’avocat et autres frais sans « conséquences excessivement anormales et sévères » ne constituent pas des préjudices irréparables puisqu’ils peuvent être calculés dans les dommages-intérêts : Bureau du surintendant des faillites c. MacLeod, 2010 CAF 84, au paragraphe 21.

[25]           En l’espèce, le fardeau non-monétaire imposé par l’observation de l’injonction – formation du personnel, changements dans les communications, etc. – est le genre d’inconvénient administratif, sans plus, qui ne peut justifier le sursis d’exécution de l’injonction : Bureau du surintendant des faillites, précité, au paragraphe 20; Janssen, précité, aux paragraphes 20 à 26 (sur l’importance de l’effet obligatoire des ordonnances). Du reste, bien que non-monétaire en apparence, le fardeau dont il est question ici peut très bien être évalué financièrement.

[26]           Janssen s’inquiète de sa réputation auprès des médecins qui prescrivent le Stelara. Je ne suis pas convaincu, au vu du dossier, que ces médecins auront une moins bonne opinion de Janssen ou du Stelara en raison du présent contentieux touchant la propriété intellectuelle. Conformément aux termes de l’injonction, Janssen demeure libre d’expliquer le litige aux médecins. De plus, les médecins savent que les contentieux en matière de propriété intellectuelle chez les sociétés pharmaceutiques sont nombreux. Si le Stelara vient en aide à leurs patients et si les médecins eux-mêmes ne sont pas parties prenantes dans ce contentieux – et ils ne le sont pas en l’espèce –, ils continueront de prescrire le Stelara. Par conséquent, il ne sera pas porté atteinte à la réputation bien établie de Janssen comme fournisseur fiable de produits pharmaceutiques de qualité. Voir à cet égard des observations similaires dans les arrêts Hoffman-La Roche Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé et du bien-être social) (1999), 168 F.T.R. 24 (1re inst.), au paragraphe 19 (motifs du juge Evans, plus tard juge à la Cour d’appel fédérale), et Novopharm Ltd. c. Janssen-Ortho Inc., 2006 CAF 406, au paragraphe  1 (motifs de la juge Sharlow).

[27]           Les inquiétudes connexes de Janssen selon lesquelles la société perdra des parts de marché ne sont pas convaincantes. Au vu du présent dossier, il semble que les médecins traitants dans ce domaine connaissent bien le Stelara et, comme nous l’avons signalé au paragraphe précédent, qu’ils continueront de le prescrire. L’injonction permet aux médecins de prescrire le Stelara à de nouveaux patients et autorise Janssen à approvisionner les médecins. Il ressort des éléments de  preuve que les médecins ont été informés de l’utilité du Stelara grâce à de nombreuses sources de renseignements facilement accessibles et sont prêts à présenter le Stelara à de nouveaux patients. Devant cet état de fait, les éléments de preuve ne consistant qu’en assertions générales et conjecturales sur la perte de parts de marché, sans plus de précision à l’appui. Qui plus est, tout comme le juge Rothstein à l’occasion de l’affaire Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., 2000 CarswellNat 4299 (C.A.F.), au paragraphe 13, j’ai le sentiment que, malgré les observations incidentes de la Cour suprême dans l’arrêt RJR-MacDonald en sens contraire, ce genre de perte peut être appréciée monétairement.

[28]           Enfin, Janssen soutient qu’elle subit et continuera de subir un préjudice irréparable à cause de l’ambiguïté de certains termes de l’injonction. Elle s’en tient à certaines formulations de l’injonction, par exemple l’interdiction qui lui est faite au paragraphe 2 d’[traduction« influencer » les médecins. Elle soutient que certains paragraphes de l’injonction se contredisent.

[29]           Ces ambiguïtés, soutient-t-elle, la forcent à interpréter de façon très restrictive le sens des mots de l’injonction, de sorte qu’elle en fait plus qui est exigé par elle. De plus, ces ambiguïtés font apparaître le spectre de procédures pour outrage au tribunal découlant de violations à l’injonction, ce qui est grave. Janssen fait observer qu’AbbVie a menacé d’engager ce genre de procédures à la suite d’un incident précis survenu récemment.

[30]           Janssen signale qu’elle a tenté de discuter ces ambiguïtés devant la Cour fédérale, mais celle-ci a refusé. En particulier, peu après le prononcé de l’injonction par la Cour fédérale, Janssen a cherché à obtenir des instructions et des conseils auprès de la Cour fédérale concernant certains termes de l’injonction et à savoir si certaines activités seraient visées.

[31]           La Cour fédérale a refusé de donner quelque instruction ou conseil que ce soit. Elle a avisé Janssen que si la société voulait obtenir une mesure précise concernant l’injonction, elle devrait présenter une requête.

[32]           En réponse à cette invitation, Janssen a présenté une requête en clarification des termes de l’injonction. La Cour fédérale a rejeté cette requête.

[33]           Dans ces circonstances, Janssen conclu que l’exercice d’autres recours devant la Cour fédérale ne lui seraient d’aucune utilité. Selon la société, il n’y a que notre Cour qui puisse lui éviter les véritables préjudices causés par les ambiguïtés dans le libellé de l’injonction.

[34]           Je rejette cette thèse. Si les ambiguïtés dans le libellé de l’injonction lui causent un véritable préjudice, Janssen peut demander à la Cour fédérale de modifier ce libellé. La Cour fédérale constitue un autre for adéquat pouvant lui accorder cette mesure et Janssen n’a pas encore sollicité cette mesure dans les règles. L’examen des Règles des Cours fédérales, précitées, et les motifs par lesquels la Cour fédérale a rejeté la requête de Janssen le démontrent.

[35]           Le principe général ici est le celui du dessaisissement : la Cour ne peut revenir sur une ordonnance qu’elle a déjà rendue. Il existe toutefois des exceptions restreintes à ce principe. Dans les affaires portées devant les Cours fédérales, ces exceptions sont exprimées aux articles 397 à 399 des Règles des Cours fédérales. Deux dispositions jouent en l’espèce : l’article 397 et l’article 399.

[36]           La portée de l’article 397 est circonscrite par son strict libellé. Selon cet article, la Cour fédérale peut corriger les termes d’une ordonnance si « l’ordonnance ne concorde pas avec les motifs qui, le cas échéant, ont été donnés pour la justifier », si « une question qui aurait dû être traitée a été oubliée ou omise involontairement » ou si l’ordonnance contient des « fautes de transcription, [des] erreurs ou [des] omissions ». Pour paraphraser, l’article 397 ne vise que les fautes, les erreurs et les oublis dans la préparation du document reprenant l’ordonnance de la Cour. Il ne constitue pas un moyen par lequel la Cour peut revenir en tout, ou en partie, sur la teneur même de sa décision.

[37]           À l’appui de sa requête devant la Cour fédérale en clarification des termes de l’injonction, Janssen a cité uniquement l’article 397 des Règles des Cours fédérales. La Cour fédérale en a disposé sur ce seul fondement. Dans les motifs expliquant son rejet de la requête, la Cour fédérale a souligné qu’[traduction« il n’y a aucune erreur de transcription dans [le] jugement [prononçant l’injonction] » et que les parties n’avaient fait « aucune observation quant à une quelconque modification à apporter [au] jugement ».

[38]           Il ne fait aucun doute dans mon esprit qu’en présentant sa requête en clarification des termes de l’injonction, Janssen espérait que la Cour fédérale apporte des précisions dans le libellé et fournisse des instructions qui compléteraient, modifieraient ou remplaceraient les termes de l’injonction. Or, ce que recherchait Janssen va au-delà des fautes, erreurs et omissions dans la préparation du document reprenant l’ordonnance de la Cour, soit l’objet même de l’article invoqué par Janssen, l’article 397. La Cour fédérale a rejeté, à raison, la requête de Janssen.

[39]           Pourtant, Janssen disposait – et dispose toujours – d’une autre voie de recours possible pour obtenir la clarté dont elle dit avoir besoin. Selon l’alinéa 399(2)a), la Cour fédérale peut annuler ou modifier une ordonnance lorsque « des faits nouveaux sont survenus […] après que l’ordonnance a été rendue ».

[40]           Ayant fait l’expérience de poursuivre ses activités dans le cadre de l’injonction, Janssen soutient aujourd’hui que l’ambiguïté de ses termes lui cause de véritables difficultés. Ces véritables difficultés, si elles sont avérées et prouvées de façon convaincante, peuvent constituer « des faits nouveaux [qui] sont survenus […] après que l’ordonnance a été rendue ». Janssen peut demander à la Cour fédérale de compléter, modifier ou remplacer les termes qu’elle dit équivoques en termes clairs.

[41]           Si Janssen présente une requête devant la Cour fédérale en vertu de l’alinéa 399(2)a), il appartiendra à cette Cour de rechercher si les difficultés véritables alléguées par Janssen constituent « des faits nouveaux [qui] sont survenus […] après que l’ordonnance a été rendue ». La Cour fédérale pourrait se dire d’avis que les difficultés ont été dûment débattues avant le prononcé de l’injonction et que le libellé de celle-ci les résout de manière définitive. Lors des débats, Janssen semble avoir soutenu que bon nombre des difficultés qu’elle dit éprouver maintenant n’ont pas été prévues et que la Cour n’y a pas répondu lorsqu’elle a formulé l’injonction. Dans la mesure où cela est vrai, Janssen peut présenter une requête fondée sur l’article 399. La Cour fédérale n’a rien dit qui priverait Janssen du recours à l’une des exceptions du dessaisissement, à savoir la requête présentée en vertu de l’article 399, étayée par des éléments de preuve précis, concrets et convaincants.

[42]           Lors des débats, le spectre de requêtes constantes et répétitives fondées sur l’article 399 fut évoqué. Cela n’est pas convaincant. Seuls des éléments concrets d’une importance telle qu’ils justifient une modification des termes de l’injonction sont recevables, et un tel critère est très strict : Ayangma c. Canada, 2003 CAF 382, 313 N.R. 312; Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2007 CAF 407, 371 N.R. 174. Il faut satisfaire à un critère encore plus strict pour faire annuler une injonction ou une partie essentielle de celle-ci : Del Zotto c. Canada (M.R.N.), [1996] 2 C.T.C 22, 195 N.R. 74 (C.A.F.), au paragraphe 12; UHA Research Society c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 134, au paragraphe 9. Par ailleurs, la Cour fédérale a le pouvoir, aux termes de l’article 74, d’empêcher les remises en cause, notamment en ordonnant (après de brèves observations écrites) qu’un avis de requête déposé irrégulièrement soit retiré du dossier de la Cour : dans des circonstances analogues, voir l’arrêt Rock-St Laurent c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 192.

[43]           Dans un tel cas, la partie qui demande à la Cour de modifier une injonction en vertu de l’article 399 doit présenter des éléments de preuve précis, et qui lui sont propres, d’importantes difficultés imprévues qui font obstacle à l’observation des termes de l’injonction. En l’absence de changements notables de circonstances par la suite, il est probable qu’elle n’aura pas une deuxième chance.

[44]           Indépendamment de la possibilité qu’a Janssen d’introduire une requête en vertu de l’article 399 pour clarifier toute ambiguïté – ce qui n’est pas encore chose faite –, il y a lieu de rejeter la requête en sursis que Janssen a présentée devant notre Cour pour une autre raison. La preuve de préjudice irréparable présentée par Janssen est insuffisante. Janssen n’a pas présenté d’élément de preuve suffisamment circonstanciés concernant les actions, les activités, les plans ou les communications qui ont été ou qui seront touchés par l’ambiguïté de l’injonction.

[45]           Des généralités ne peuvent établir un préjudice irréparable. Elles ne prouvent essentiellement rien :

Il est beaucoup trop facile pour ceux qui demandent un sursis dans une affaire comme celle‑ci d’énumérer diverses difficultés, de les qualifier de graves, puis, au moment de préciser le préjudice qui risque d’en découler, d’employer des termes généraux et expressifs qui ne servent pour l’essentiel qu’à affirmer – et non à prouver à la satisfaction de la Cour – que le préjudice est irréparable.

(Première Nation de Stoney c. Shotclose, 2011 CAF 232, au paragraphe 48.) Par conséquent, « [l]es hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par les preuves n’ont aucune valeur probante » : Glooscap Heritage Society c. Canada (Revenu national), 2012 CAF 255, au paragraphe 31.

[46]           « [I]l faut [plutôt] produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé » : Glooscap, précité, au paragraphe 31. Voir également Dywidag Systems International, Canada, Ltd. c. Garford Pty Ltd., 2010 CAF 232, au paragraphe 14; Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire à l’information), 2001 CAF 25, 268 N.R. 328, au paragraphe 12; Bureau du surintendant des faillites, précité, au paragraphe 17.

[47]           L’auteur du principal affidavit produit par Janssen sur la question du préjudice irréparable affirme que la portée de l’injonction pose des [traduction« questions extrêmement compliquées » et qu’il est « difficile de répondre » à ces questions, car elles comportent « beaucoup de zones grises » : dossier de requête, à la page 9. Or, aucune indication n’est donnée à la Cour quant à la nature de ces questions ni celle des zones d’incertitude.

[48]           L’auteur de l’affidavit ajoute que [traduction« des complications dans l’opération de la distinction entre les activités permises et les activités non permises » posent un « risque potentiel » : dossier de requête, à la page 16. Aucune précision sur ces complications n’est toutefois donnée.

[49]           Un plan de communication est en cours d’élaboration au vu des [traduction« difficultés », mais il n’a pas été mis en œuvre : dossier de requête, aux pages 11 à 13. Or, même si Janssen avait établi son plan de communication et l’avait présenté à la Cour – autrement dit, même si la question n’était pas prématurée –, on ne sait pas vraiment en quoi consistent ces [traduction« difficultés ».

[50]           Janssen affirme que l’injonction pose [traduction] « des problèmes d’ordre pratique » lorsque ses représentants discutent d’un autre médicament avec les clients (dossier de requête, à la page 13), mais on ne sait pas quels sont ces problèmes et aucun exemple précis n’est donné.

[51]           La diffusion de renseignements médicaux contreviendrait peut-être à l’interdiction faite à Janssen, au paragraphe 2 de l’injonction, d’[traduction« influencer » les médecins (dossier de requête, à la page 16), mais la nature exacte de l’information qui pourrait être diffusée n’est pas précisée.

[52]           Lors des débats, Janssen a insisté sur ce dernier point, en soulignant la portée et l’imprécision du mot [traduction« influencer » au paragraphe 2 de l’injonction. S’appuyant sur ce seul mot vague, Janssen a imaginé toutes sortes de préjudices susceptibles d’en découler.

[53]           Or, le mot [traduction« influencer » doit être replacé dans son contexte. Le paragraphe 1 de l’injonction interdit [traduction« la fabrication, l’utilisation, la vente, la mise en vente et la promotion » de tout produit contrefait, notamment le Stelara. Le paragraphe 2 constitue une exception. Il autorise Janssen à continuer de fournir du Stelara aux patients qui l’utilisent déjà sur ordonnance d’un médecin ou à en fournir à de nouveaux patients dont le médecin [traduction« a déterminé [qu’il] est nécessaire à cette fin ». Cette autorisation est assortie d’une condition : il est interdit à Janssen [traduction« de communiquer directement ou indirectement avec ces médecins dans le but d’influencer la décision de prescrire ou de poursuivre ce traitement ». Au regard du contexte, « influencer » n’est pas un mot isolé au sens très large, choisi pour piéger Janssen. Il est restrictif. Et les mesures concrètes qui s’offrent à Janssen en restreignent encore davantage le sens : Janssen peut se protéger en documentant tous ses contacts avec des médecins et en consignant pour mémoire l’objet et le contenu de toute communication. Il ne ressort d’aucun des éléments de preuve produits par Janssen qu’elle subira un préjudice irréparable vu ces restrictions.

[54]           Si nous passons des termes de l’injonction à la nature du préjudice que subira Janssen selon ses propres dires, sa requête est encore là sans fondement. L’essentiel du préjudice allégué par Janssen représente le genre d’inconvénients que subit toute partie lorsqu’elle doit se conformer à une injonction : des problèmes d’interprétation, d’évaluation de la situation et de mise en œuvre concrète. Il ne fait pas de doute que ces problèmes peuvent créer des fardeaux, des incertitudes et poser des risques.

[55]           Une injonction, toutefois, ne peut être suspendue simplement parce qu’elle crée des fardeaux et des incertitudes et qu’elle pose des risques. Sinon, il irait de soi que des injonctions qui sont destinées, comme en l’espèce, à prendre effet immédiatement seraient presque toujours suspendues. Cela irait à l’encontre du fil conducteur du critère consacré par la jurisprudence RJR-MacDonald pour disposer d’une requête en sursis – la nécessité d’une délicate mise en balance, en fonction du cas et des faits, entre l’équité et le principe de la légalité : voir Janssen, précité, aux paragraphes 19 à 26. La partie requérante qui cherche à obtenir le sursis d’une injonction en attendant l’issue d’un appel est tenue de présenter des éléments de preuve établissant des fardeaux excessifs et inhabituels, des incertitudes et des risques. En l’espèce, ces éléments de preuve sont absents du dossier.

[56]           En conclusion, par les motifs exposés ci-dessus, malgré les arguments très pertinents avancés par les avocats de Janssen, le préjudice irréparable n’a pas été établi.

[57]           Par conséquent, par les motifs qui précèdent, je rejette la requête en sursis de Janssen avec dépens. Comme nous l’avons mentionné, les appels seront entendus ensemble et leur audience est prévue pour octobre 2014.

[58]           Je remercie les procureurs des deux parties, y compris les avocats adjoints, pour leurs excellentes observations et la très grande qualité de la documentation écrite qu’ils ont présentée.

« David Stratas »

j.c.a.

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

A-270-14

 

INTITULÉ :

JANSSEN INC. c. ABBVIE CORPORATION, ABBVIE DEUTSCHLAND GMBH & CO. KG ET ABBVIE BIOTECHNOLOGY LTD

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

toronto (ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 26 juin 2014

 

 

motifs du jugement :

le juge STRATAS

 

DATE DU JUGEMENT :

LE 30 JUIN 2014

 

 

COMPARUTIONS :

Marguerite F. Ethier

Melanie K. Baird

 

POUR L’APPELANTE

 

Andrew J. Reddon

Atrisha Lewis

 

POUR LES INTIMÉES

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lenczner Slaght Royce Smith Griffin LLP

Toronto (Ontario)

POUR L’APPELANTE

 

McCarthy Tétrault LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR Les INTIMÉEs

 

 

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