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Date : 20140725


Dossier : A-358-13

Référence : 2014 CAF 184

CORAM :

LA JUGE SHARLOW

LE JUGE WEBB

LE JUGE SCOTT

 

ENTRE :

DAVID TUCCARO

appelant

Et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 18 juin 2014.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 25 juillet 2014.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE WEBB

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE SHARLOW

LE JUGE SCOTT

 


Date : 20140725


Dossier : A-358-13

Référence : 2014 CAF 184

CORAM :

LA JUGE SHARLOW

LE JUGE WEBB

LE JUGE SCOTT

 

 

ENTRE :

DAVID TUCCARO

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE WEBB

[1]               Monsieur Tuccaro et la Couronne ont tous deux interjeté appel de l’ordonnance rendue par le juge Bocock (juge de la Cour de l’impôt) en date du 23 septembre 2013 (2013 CCI 300). La Couronne avait présenté une requête en radiation de certaines parties de l’avis d’appel de M. Tuccaro, et le juge de la Cour de l’impôt :

a)                  a accueilli en partie la requête et radié les parties touchant l’exonération fiscale demandée par M. Tuccaro au titre du Traité n8 (un Traité entre la Couronne et certains peuples autochtones signé en 1899) et les paragraphes relatifs au contexte historique de la signature de ce Traité;

b)                  a ordonné à M. Tuccaro de reformuler le paragraphe 43, dans lequel il se borne à déclarer :

[traduction]
« Le revenu des employés de Neegan qui sont des Indiens inscrits a été considéré comme exonéré d’impôt. »

(Neegan signifie Neegan Development Corporation Ltd.; M. Tuccaro, dans son avis d’appel, a déclaré qu’il était le seul actionnaire de cette société durant les années d’imposition en cause dans le présent appel);

c)                  a rejeté la requête présentée par la Couronne en radiation des paragraphes portant sur le document Exonération du revenu selon la Loi sur les Indiens : lignes directrices, publié par l’Agence du revenu du Canada, et sur l’honneur de la Couronne.

[2]               Monsieur Tuccaro a porté en appel la décision de radier les paragraphes relatifs au Traité n8. La Couronne a interjeté un appel incident à l’encontre de la décision ordonnant à M. Tuccaro de reformuler le paragraphe 43 au motif que la déclaration concernant le traitement fiscal d’un autre contribuable n’est pas pertinente aux fins de l’appel de M. Tuccaro à la Cour de l’impôt. La Couronne a également interjeté appel de la décision de ne pas radier les paragraphes relatifs aux lignes directrices et à l’honneur de la Couronne, soutenant que le juge de la Cour de l’impôt a commis une erreur en ne concluant pas qu’il était évident et manifeste que les thèses de M. Tuccaro à cet égard étaient vouées à l’échec.

[3]               Par les motifs qui suivent, j’accueillerais l’appel de M. Tuccaro et je rejetterais l’appel incident de la Couronne.

I.                   La norme de contrôle

[4]               À l’occasion de l’affaire Banque Canadienne Impériale de Commerce c. Canada, 2013 CAF 122, [2013] 4 C.T.C. 218, notre Cour a dit :

5          La décision du juge d’accorder ou de refuser une requête en radiation est de nature discrétionnaire. Lorsqu’elle est saisie d’un appel d’une telle décision, notre Cour doit faire montre de retenue envers cette décision en l’absence d’une erreur de droit, d’une mauvaise appréciation des faits, d’une omission d’accorder l’importance qu’il convenait à tous les facteurs pertinents ou d’une injustice flagrante (Apotex Inc. c. Canada (Gouverneur en Conseil), 2007 CAF 374, Collins c. Canada, 2011 CAF 140.

II.                Le critère applicable en matière de radiation d’actes de procédure

[5]               S’exprimant au nom de la Cour suprême du Canada à l’occasion de l’affaire Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 R.C.S. 263, le juge Iacobucci a énoncé le critère applicable à la radiation d’un acte de procédure :

15        On trouve dans l’arrêt Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, p. 980, un excellent énoncé de la juge Wilson sur le critère applicable à la radiation d’une déclaration sous le régime de ces dispositions :

[...] dans l’hypothèse où les faits mentionnés dans la déclaration peuvent être prouvés, est‑il « évident et manifeste » que la déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d’action raisonnable? Comme en Angleterre, s’il y a une chance que le demandeur ait gain de cause, alors il ne devrait pas être « privé d’un jugement ». La longueur et la complexité des questions, la nouveauté de la cause d’action ou la possibilité que les défendeurs présentent une défense solide ne devraient pas empêcher le demandeur d’intenter son action. Ce n’est que si l’action est vouée à l’échec parce qu’elle contient un vice fondamental [...] que les parties pertinentes de la déclaration du demandeur devraient être radiées [...].

Il s’agit là d’un critère rigoureux. Les faits allégués doivent être tenus pour avérés. Ensuite, il faut se demander s’il est « évident et manifeste » que l’action doit être rejetée. Ce n’est que si la déclaration est vouée à l’échec parce qu’elle contient un « vice fondamental » que le demandeur devrait être privé d’un jugement. Voir également Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada, [1980] 2 R.C.S. 735.

III.             Le Traité n8

[6]               Monsieur Tuccaro interjette appel de certaines des nouvelles cotisations établies à son endroit aux termes de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5suppl.). Dans la [traduction] « Partie II – Exposé des faits » de son avis d’appel original, M. Tuccaro déclare ce qui suit :

[traduction]
8.         […] Le revenu gagné par l’appelant durant les années pertinentes faisait partie des biens meubles d’un Indien inscrit situés sur une réserve, au sens de l’article 87 de la Loi sur les Indiens, et est exempté d’impôt en vertu du Traité no 8 de 1899 et par opération de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

[7]               Monsieur Tuccaro a également évoqué divers événements survenus avant la conclusion du Traité n8 de même que le contenu du rapport des commissaires au traité. Or, dans la section intitulée [traduction] « Partie II [sic] – Questions en litige », aucune des questions énoncées ne visait à rechercher s’il était exempté d’impôt en vertu du Traité n8. Les seules questions énoncées portaient sur l’article 87 de la Loi sur les Indiens et sur l’effet du document Exonération du revenu selon la Loi sur les Indiens : lignes directrices et/ou du formulaire TD1‑IN, « Détermination de l’exonération à l’égard d’un revenu d’emploi d’un Indien », tous deux publiés par l’Agence du revenu du Canada.

[8]               La Couronne a présenté une requête en radiation de divers paragraphes de l’avis d’appel. Elle demande la radiation de la phrase du paragraphe 8, précitée, parce que, même si cette phrase figurait dans la section « Exposé des faits » de l’avis d’appel, elle ne portait pas sur un fait, mais plutôt sur une conclusion de droit. Dans la partie intitulée [traduction] « Questions en litige », la seule question visant une quelconque exemption d’impôt était celle qui portait sur l’article 87 de la Loi sur les Indiens.

[9]               En ce qui a trait à l’éventuel bien-fondé potentiel de l’exonération fiscale demandée au titre du Traité n8, la Couronne a fait valoir ce qui suit au paragraphe 6 c) de l’avis de requête :

[traduction]
De plus, en vertu de l’alinéa 53c) des Règles, la phrase devrait être radiée parce que la question du droit à une exemption fiscale au titre du Traité n8 invoqué par l’appelant a été tranchée par la Cour d’appel fédérale, que l’autorisation de porter cette décision en appel a été refusée par la Cour suprême du Canada, et que l’appelant n’a soulevé aucun fait nouveau pertinent outre ceux qui ont déjà été examinés par la Cour d’appel […]

[10]           Avant l’audition de la requête, M. Tuccaro a déposé un avis d’appel modifié par lequel il modifiait les numéros de plusieurs paragraphes et soutenait clairement qu’il était exempté d’impôt aux termes des dispositions du Traité n8. Rien n’indique que des modifications ont été apportées à l’avis de requête, de sorte que la requête a été entendue sur la base de l’avis d’appel modifié.

[11]           Dans ses motifs de l’ordonnance, le juge de la Cour de l’impôt observé ce qui suit relativement à la requête en radiation des paragraphes qui portaient sur le Traité n8 :

2          Généralement, les passages contestés de l’ébauche de l’avis d’appel modifié et les moyens que l’intimée (la requérante) invoque pour les contester peuvent être décrits de la manière suivante :

1.         il faut radier, en raison du principe de l’autorité de la chose jugée, l’exonération fiscale demandée par l’appelant au titre du Traité n8 de 1899 et de l’application à celui-ci de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982;

2.         la description des divers faits et événements historiques aux paragraphes 10 à 34 est contestée sur le fondement que, dans ces paragraphes, on fait valoir une exonération qui découlerait du Traité n8 et sur le fondement que ces paragraphes ne sont pas pertinents quant à l’exonération valablement invoquée au titre de l’article 87 de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, ch. I-5;

[12]           Le juge de la Cour de l’impôt a précisé que la requête présentée par la Couronne en radiation des paragraphes portant sur le Traité n8 reposait sur le principe de l’autorité de la chose jugée. À l’occasion de l’affaire Angle c. Ministre du Revenu national, [1975] 2 R.C.S. 248, le juge Dickson définit ainsi la notion de chose jugée :

3          Anciennement, la chose jugée en tant que fin de non‑recevoir (estoppel) était appelée estoppel by record, c’est-à-dire, une fin de non-recevoir de par l’effet des registres et des procès-verbaux d’une cour d’archives, mais maintenant on emploie plus souvent l’expression générique estoppel per rem judicatam. Cette forme de fin de non-recevoir, comme le Lord Juge Diplock l’a dit dans l’arrêt Thoday c. Thoday, [[1964] P. 181.], à la p. 198, est de deux sortes. Le premier, soit le « cause of action estoppel », empêche une personne d’intenter une action contre une autre lorsque la même cause d’action a déjà été décidée dans des procédures antérieures par un tribunal compétent. En l’espèce, nous n’avons pas à nous préoccuper du cause of action estoppel puisque l’allégation du ministre selon laquelle Mme Angle doit la somme de $34,612.33 à Transworld, n’est évidemment pas la cause d’action dont la Cour de l’Échiquier a été saisie dans les procédures relatives à l’al. c) du par. (1) de l’art. 8. La deuxième sorte d’estoppel per rem judicatam est connue sous le nom d’issue estoppel, expression qui a été créée par le Juge Higgins de la Haute Cour d’Australie dans l’arrêt Hoysted v. Federal Commissioner of Taxation [(1921), 29 C.L.R. 537)], à la p. 561 :

[traduction] Je reconnais pleinement la distinction entre le principe de l’autorité de la chose jugée applicable lorsqu’une demande est intentée pour la même cause d’action que celle qui a fait l’objet d’un jugement antérieur, et cette théorie de la fin de non-recevoir qu’on applique lorsqu’il arrive que la cause est différente mais que des points ou questions de fait ont déjà été décidés (laquelle je puis appeler théorie de « l’issue-estoppel »).

[13]           Il ressort à l’évidence de cet extrait que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée a d’abord été qualifiée par le juge Higgins de doctrine distincte et séparée de celle de la chose jugée, et que plus tard le Lord Juge Diplock et le juge Dickson ont dit qu’il s’agissait de l’un des deux types de chose jugée. À l’occasion d’une affaire plus récente, Compagnie pharmaceutique Procter & Gamble Canada c. Canada (Ministre de la Santé), 2002 CAF 290, [2003] 1 C.F. 402), le juge Rothstein (maintenant juge à la Cour suprême du Canada), s’exprimant au nom de la Cour, a aussi qualifiée la préclusion découlant d’une question déjà tranchée de des deux types de chose jugée. Comme l’a observé la Cour d’appel de l’Alberta à l’occasion de l’affaire 420093 B.C. Ltd. c. Bank of Montreal, 1995 ABCA 328, [1995] A.J. n862, au paragraphe 18, les conditions requises pour établir la préclusion fondée sur le moyen d’action ou la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont essentiellement les mêmes.

[14]           Les conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont énoncées par le juge Dickson dans l’arrêt Angle (le juge citait la décision du Lord Guest dans l’arrêt Carl Zeiss Stiftung c. Rayner & Keeler Ltd. (No 2), [1967] 1 A.C. 853, à la page 935) :

[traduction]
[…] (1) que la même question ait été décidée;

(2) que la décision judiciaire invoquée comme créant la fin de non-recevoir soit finale; et,

(3) que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la fin de non-recevoir est soulevée, ou leurs ayants droit.

[15]           Dans l’arrêt Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, 2001 CSC 44, le juge Binnie a également énuméré ces conditions préalables, et a fait observer, au paragraphe 24, que « […] la préclusion vise les faits substantiels, les conclusions de droit ou les conclusions mixtes de fait et de droit (“les questions”) à l’égard desquels on a nécessairement statué (même si on ne l’a pas fait de façon explicite) dans le cadre de l’instance antérieure ».

[16]           Ainsi, sous réserve de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, nul ne peut intenter une action afin qu’il soit statué sur un fait matériel, une conclusion de droit ou une conclusion mélangée de fait et de droit, si la même question a déjà fait l’objet d’une décision judiciaire définitive dans une instance antérieure et si les parties (ou leurs ayants droit) à cette instance antérieure sont les mêmes que les parties (ou leurs ayants droit) à l’instance subséquente.

[17]           En l’espèce, le juge de la Cour de l’impôt n’a pas discuté les conditions d’application de la « préclusion fondée sur la cause d’action » ou de la « préclusion découlant d’une question déjà tranchée », qui sont les deux composantes de la chose jugée. Le juge de la Cour de l’impôt a plutôt conclu qu’il était lié par les arrêts rendus de notre Cour à l’occasion de l’affaire Benoit c. Canada, 2003 CAF 236 et Dumont c. Canada, 2008 CAF 32. Le juge fait observer, au paragraphe 9 :

9   Les arrêts Benoit et Dumont sont des décisions définitives de la Cour d’appel fédérale. La Cour canadienne de l’impôt est liée par le droit établi concernant l’absence d’effet juridique du Traité n8 pour ce qui est de l’octroi à ses signataires d’une exonération d’impôt. Comme la juge Sheridan l’a déclaré au paragraphe 4 de la décision de première instance de l’affaire Dumont (2005 CCI 790), c’est pour ces raisons mêmes que l’« argument voulant que le Traité n8 exonère son revenu d’imposition est sans fondement ».

[18]           Bien que le juge de la Cour de l’impôt n’ait pas invoqué la doctrine du précédent obligatoire, il ressort du fait qu’il a estimé que la Cour était « liée par le droit établi concernant l’absence d’effet juridique du Traité no 8 » par suite des décisions antérieures de notre Cour qu’il suivait cette doctrine suivant laquelle une juridiction inférieure est liée par les conclusions de droit particulières tirées par une juridiction supérieure susceptible d’être saisie, directement ou indirectement, de l’appel de ses décisions. La doctrine du précédent obligatoire ne s’applique qu’aux questions de droit. En revanche, le principe de la chose jugée joue lorsqu’une personne tente de remettre en cause une question particulière (une question de droit, une question de fait ou une question mixte de fait et de droit) qui a déjà été tranchée lors d’une instance antérieure à laquelle cette personne (ou les ayants droit de cette personne) était partie.

[19]           Le présent appel est fondé sur la thèse portant que le juge de la Cour de l’impôt a décidé de radier les paragraphes relatifs au Traité n8 sur le fondement de la doctrine du précédent obligatoire. Puisque le juge de la Cour de l’impôt ne s’est fondé que l’enseignement des décisions Benoit et Dumont pour radier les paragraphes relatifs au Traité n8, estimant qu’il était lié par le « droit établi » par ces décisions, il importe de savoir ce qui a été décidé dans ces affaires. Dans l’affaire Dumont, « [l]’appelant a donné pour seule réponse, au sujet de l’arrêt Benoit, qu’il était en désaccord avec la détermination, puis il exhortait la Cour à rejeter cette décision » (décision de la Cour canadienne de l’impôt 2005 CCI 790, au paragraphe 4). Nous devons alors porter notre attention sur ce qui a été décidé dans l’affaire Benoit.

[20]           À l’occasion de l’affaire Benoit (2002 CFPI 243, [2002] 4 C.T.C. 295, le juge de la Cour fédérale a conclu, après avoir constaté que « les Cris et les Déné croyaient que le commissaire leur avait fait la promesse d’une exemption fiscale » (au paragraphe 319), que « les demandeurs ont le droit de revendiquer les avantages prévus au Traité 8, y compris le droit issu de traités de ne pas se voir assujettir à aucune taxe, à quelque moment et pour quelque motif que ce soit » (au paragraphe a) du jugement). Le juge de la Cour fédérale a par conséquent tiré des conclusions de fait et de droit.

[21]           En accueillant l’appel, la Cour a mis l’accent sur la conclusion de fait, soit celle de savoir si « les signataires autochtones [avaient] compris qu’ils seraient exemptés du paiement de toute taxe, à quelque moment ou pour quelque motif que ce soit », et, après avoir examiné en détail le dossier, elle a conclu que la preuve n’était « pas suffisante pour appuyer [ce] point de vue » (au paragraphe 116). Il s’agissait d’une conclusion de fait qui faisait suite à  l’examen des éléments de preuve et qui infirmait la conclusion de fait tirée par le juge de la Cour fédérale. Ayant tiré cette conclusion de fait, la Cour n’était pas tenue d’examiner les questions de droit touchant le Traité n8. Dans l’affaire Benoit, la Cour a seulement tiré une conclusion de fait. Par conséquent, la doctrine du précédent obligatoire ne jouait pas. La question n’est pas de savoir si la Cour canadienne de l’impôt est « liée par le droit établi concernant l’absence d’effet juridique du Traité no 8 pour ce qui est de l’octroi à ses signataires d’une exonération d’impôt » (comme l’a écrit le juge de la Cour de l’impôt), mais celle de savoir si M. Tuccaro est lié par la conclusion de fait tirée à l’occasion de l’affaire Benoit. Les principes applicables sont ceux de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (un type de chose jugée), et non du précédent obligatoire.

[22]           Le juge de la Cour de l’impôt a commis une erreur de droit en se fondant sur « le droit établi concernant l’absence d’effet juridique du Traité no 8 pour ce qui est de l’octroi à ses signataires d’une exonération d’impôt » pour radier les paragraphes de l’avis d’appel de M. Tuccaro touchant le Traité n8. Aucune question de droit n’a été tranchée dans l’affaire Benoit – seulement la question factuelle de savoir si les signataires autochtones de ce traité avaient compris qu’une promesse d’exemption fiscale avait été faite par les commissaires qui négociaient le Traité au nom de la Couronne. L’absence de description et d’analyse de tous les éléments requis de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée– le type de chose jugée qui avait initialement été décrit comme étant le fondement de la requête en radiation des paragraphes touchant le Traité n8 – constituait aussi une erreur de droit.

[23]           Pour déterminer si la préclusion découlant d’une question déjà tranchée joue dans une instance donnée, il faut d’abord rechercher si la question soulevée dans l’instance en cours est la même que celle qui a été tranchée dans l’instance antérieure. L’avocat de M. Tuccaro a reconnu en appel que M. Tuccaro soulevait la même question que celle tranchée par notre Cour dans l’affaire Benoit, soit celle de savoir si « les signataires autochtones [avaient] compris qu’ils seraient exemptés du paiement de toute taxe, à quelque moment ou pour quelque motif que ce soit ». Il a également reconnu que l’arrêt Benoit de notre Cour constituait une décision définitive (l’autorisation d’interjeter appel à la Cour suprême du Canada a été refusée). Il reste à rechercher si la dernière condition préalable à l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est respectée, à savoir si M. Tuccaro ou son ayant droit était partie à l’instance dans l’affaire Benoit.

[24]           Outre M. Benoit, trois demandeurs étaient parties à l’instance dans l’affaire Benoit (en plus d’être parties intimées dans l’appel) : la Société tribale de l’Athabasca, le Conseil régional du Petit lac des Esclaves et le Conseil tribal Kee Tas Kee Now. Étant donné que l’appel devant notre Cour portait principalement sur la décision du juge de la Cour de l’impôt, qui avait conclu que les paragraphes devaient être radiés au motif qu’il était lié par le « droit établi », les parties au présent appel, tout comme le juge de la Cour de l’impôt, n’ont pas discuté de la question de savoir si l’on pouvait considérer que M. Tuccaro était représenté par l’un des demandeurs dans l’affaire Benoit ou si l’un d’eux était un ayant droit de M. Tuccaro. Il ne ressort d’aucun élément du dossier que l’une ou l’autre des parties ait présenté des éléments de preuve sur ce point lors de l’audition de la requête de la Couronne.

[25]           Dans l’arrêt Danyluk, le juge Binnie a observé, au sujet de la notion de lien de droit :

60        Évidemment, la notion de « lien de droit » est assez élastique. J. Sopinka, S. N. Lederman et A. W. Bryant, les éminents éditeurs de l’ouvrage The Law of Evidence in Canada (2e éd. 1999), affirment avec un certain pessimisme, à la page 1088, qu’[traduction] « [i]l est impossible d’être catégorique quant à l’étendue de l’intérêt qui crée un lien de droit » et qu’il faut trancher au cas par cas.

[26]           N’ayant reçu aucune observation des parties sur la question de savoir s’il existe un lien de droit entre M. Tuccaro et les parties dans l’affaire Benoit, il m’est impossible de tirer quelque conclusion que ce soit à cet égard. J’aimerais également signaler que l’avis de requête déposé par la Couronne à la Cour de l’impôt ne fait aucune référence à la question de savoir si l’une ou l’autre des parties dans l’affaire Benoit était un ayant droit de M. Tuccaro.

[27]           Même si les conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont réunies, l’exercice du pouvoir discrétionnaire de permettre que l’affaire se poursuive demeure possible, comme l’a signalé le juge Binnie à l’occasion de l’affaire Danyluk :

33        Les règles régissant la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne doivent pas être appliquées machinalement. L’objectif fondamental est d’établir l’équilibre entre l’intérêt public qui consiste à assurer le caractère définitif des litiges et l’autre intérêt public qui est d’assurer que, dans une affaire donnée, justice soit rendue. (Il existe des intérêts privés correspondants.) Il s’agit, au cours de la première étape, de déterminer si le requérant (en l’occurrence l’intimée) a établi l’existence des conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée par le juge Dickson dans l’arrêt Angle, précité. Dans l’affirmative, la Cour doit ensuite se demander, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, si cette forme de préclusion devrait être appliquée : British Columbia (Minister of Forests) c. Bugbusters Pest Management Inc. (1998), 50 B.C.L.R. (3d) 1 (C.A.), par. 32; Schweneke c. Ontario (2000), 47 O.R. (3d) 97 (C.A.), par. 38-39; Braithwaite c. Nova Scotia Public Service Long Term Disability Plan Trust Fund (1999), 176 N.S.R. (2d) 173 (C.A.), par. 56.

[28]           La décision d’exercer, ou non, ce pouvoir discrétionnaire de permettre qu’une affaire se poursuive ne peut être prise qu’après que la partie requérante a établi les éléments essentiels à l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.

[29]           Par conséquent, j’accueillerais l’appel interjeté par M. Tuccaro à l’encontre de l’ordonnance portant radiation des paragraphes de son avis d’appel où il est question du Traité n8.

IV.             L’appel incident

[30]           La Couronne a formé un appel incident à l’encontre de la décision du juge de la Cour de l’impôt d’ordonner à M. Tuccaro de reformuler le paragraphe 43 de son avis d’appel. La Couronne soutient non pas que M. Tuccaro ne doit pas reformuler ce paragraphe, mais que l’unique phrase du paragraphe 43 (citée plus haut) doit être radiée. Étant donné que le juge de la Cour de l’impôt a ordonné à M. Tuccaro de reformuler ce paragraphe, il me semble prématuré de décider si cette seule et unique phrase doit être radiée puisqu’elle pourrait ne pas faire partie du paragraphe reformulé. Par conséquent, je rejetterais l’appel incident de la Couronne concernant l’actuel paragraphe 43.

[31]           Pour ce qui est de l’appel incident du refus de radier les paragraphes portant sur les lignes directrices et l’honneur de la Couronne, je ne suis pas convaincu que le juge de la Cour de l’impôt a commis une erreur en concluant que « même dans le contexte de l’argument relatif à l’honneur de la Couronne, on ne peut pas dire que l’argument au sujet des lignes directrices n’a “aucune chance de succès” lorsqu’on le considère dans le contexte des circonstances factuelles de l’appelant, de la chaîne des événements dans son allégation relative à l’exonération au titre de l’article 87 et du fait qu’un juge de fond n’a pas encore apprécié la valeur probante de l’argument au sujet des lignes directrices et le poids à y accorder dans un contexte factuel ». Je rejetterais l’appel de la Couronne visant ces paragraphes.

V.                Le dispositif proposé

[32]           J’accueillerais l’appel de M. Tuccaro et je rejetterais l’appel incident de la Couronne. Par conséquent, je supprimerais les paragraphes 1 et 2 de l’ordonnance du juge de la Cour canadienne de l’impôt en date du 23 septembre 2013.

[33]           J’accorderais les dépens à M. Tuccaro.

« Wyman W. Webb »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

K. Sharlow, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

A.F.Scott, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-358-13

 

 

INTITULÉ :

DAVID TUCCARO c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 JUIN 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE WEBB

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE SHARLOW

LE JUGE SCOTT

 

DATE DU JUGEMENT :

LE 25 JUILLET 2014

 

COMPARUTIONS :

Max Faille

 

POUR L’Appelant

 

Darcie Charlton

William Softley

 

POUR L’INTIMÉE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

GOWLING LAFLEUR HENDERSON S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

POUR L’Appelant

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR L’INTIMÉE

 

 

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