Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20140717


Dossier : A‑239‑13

Référence : 2014 CAF 179

CORAM :

LA JUGE DAWSON

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE NEAR

 

ENTRE :

SHIV CHOPRA ET MARGARET HAYDON

appelants

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 29 avril 2014.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 17 juillet 2014.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE TRUDEL

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE DAWSON

LE JUGE NEAR

 


Date : 20140717


Dossier : A‑239‑13

Référence : 2014 CAF 179

CORAM :

LA JUGE DAWSON

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE NEAR

 

ENTRE :

SHIV CHOPRA ET MARGARET HAYDON

appelants

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE TRUDEL

I.                   Aperçu

[1]               Le Dr Shiv Chopra et la Dre Margaret Haydon (les appelants) interjettent appel d’une décision d’un juge de la Cour fédérale (le juge) qui a rejeté leur demande de contrôle judiciaire d’une décision du commissaire à l’intégrité du secteur public [CISP], Mario Dion (2013 CF 644, [2013] A.C.F. no 721 [les motifs]). Le commissaire Dion a ordonné un examen indépendant de tous les dossiers de divulgation d’actes répréhensibles et de plaintes relatives à des représailles qui avaient été fermés par sa prédécesseure, la commissaire Christiane Ouimet, entre le 15 avril 2007 et le 19 décembre 2010, afin de décider s’il y avait lieu d’en rouvrir certains. Le 31 janvier 2012, le commissaire Dion a décidé de ne pas rouvrir les dossiers des appelants, ayant conclu que la commissaire Ouimet avait agi de façon raisonnable en mettant fin, sur le fondement de l’alinéa 24(1)e) de la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles (L.C. 2005, ch. 46) [LPFDAR], à l’enquête faisant suite à la divulgation par les appelants d’actes répréhensibles allégués de la part de Santé Canada.

[2]               Saisi d’une demande de contrôle judiciaire, le juge a conclu que la décision du commissaire Dion était raisonnable.

[3]               Pour les raisons qui suivent, je ne suis pas convaincue que le juge a commis des erreurs justifiant l’intervention de notre Cour. Par conséquent, je propose de rejeter l’appel avec dépens.

II.                Les faits

[4]               Les faits de l’espèce consistent en une série de décisions administratives et de procédures judiciaires qui remontent à 12 ans. Bien que l’historique du dossier ne soit pas toujours directement pertinent pour décider s’il convient d’accueillir ou de rejeter le présent appel, il est néanmoins nécessaire d’en tenir compte pour comprendre le contexte dans lequel l’appel a été interjeté, de même que les questions soulevées par les appelants.

[5]               Les appelants exerçaient les fonctions d’évaluateur des médicaments à la Direction des médicaments vétérinaires [DMV] de Santé Canada. À ce titre, ils étaient chargés de l’évaluation des présentations de drogues déposées par les fabricants qui demandent des avis de conformité [AC] pour commercialiser des médicaments vétérinaires, sous le régime de la Loi sur les aliments et drogues (L.R.C., 1985, c. F‑27) [LAD] et du Règlement sur les aliments et drogues (C.R.C., c. 870) [Règlement]. Les appelants n’acceptaient pas les normes réglementaires qui étaient appliquées par la DMV ainsi que par son prédécesseur, le Bureau des médicaments vétérinaires, pour évaluer les présentations de drogues, en particulier en ce qui a trait aux données requises sur l’innocuité pour les humains de l’utilisation des antibiotiques et des hormones chez les animaux destinés à l’alimentation.

[6]               En 2002, les appelants ont déposé une plainte devant l’agent de l’intégrité de la fonction publique [AIFP]. En premier lieu, ils ont allégué que des médicaments vétérinaires étaient approuvés sans que soient obtenues au préalable les données requises concernant l’innocuité pour les humains, contrairement aux dispositions de la LAD et du Règlement. Ces allégations concernaient les AC de huit médicaments. Deuxièmement, ils ont allégué que les évaluateurs des médicaments de la DMV (comme eux-mêmes) subissaient les pressions des superviseurs afin que soient approuvés ou laissés sur le marché des médicaments vétérinaires en l’absence des données requises sur l’innocuité pour les humains. Troisièmement, ils ont allégué que les évaluateurs de médicaments s’exposaient à des mesures disciplinaires de la part du ministère s’ils ne suivaient pas les instructions de la direction « pour favoriser le lobby pharmaceutique dans le cadre du processus d’approbation de médicaments vétérinaires » (motifs, au paragraphe 6; décision de la commissaire Ouimet, dossier d’appel, volume 8, à la page 2964 [décision de la commissaire Ouimet]).

[7]               L’AIFP a procédé à l’examen de ces trois allégations d’actes répréhensibles. Toutefois, en ce qui concerne la première allégation, l’AIFP s’est borné à établir si les AC pour cinq produits comprenant des « composants avec Tylan » avaient été délivrés en l’absence de données sur l’innocuité pour les humains.

[8]               Le 21 mars 2003, l’AIFP a publié son rapport, par lequel il concluait qu’aucune des allégations susmentionnées n’était fondée. Les appelants ont demandé le contrôle judiciaire de la décision de l’AIFP.

[9]               Par une ordonnance en date du 29 avril 2005, monsieur le juge O’Keefe a accueilli la demande de contrôle judiciaire, annulé le rapport de l’AIFP et renvoyé l’affaire à l’AIFP pour qu’il procède à un nouvel examen. Le juge a conclu que l’AIFP s’était engagé à analyser le processus d’approbation d’au moins huit médicaments en réponse aux plaintes des appelants, mais qu’il avait effectué l’analyse uniquement à l’égard de produits désignés « composants avec Tylan » (Chopra c. Canada (Procureur général), 2005 CF 595, [2005] A.C.F. no 712, aux paragraphes 72 et 73 [Chopra 1]).

[10]           En réponse à l’ordonnance du juge O’Keefe, l’AIFP a chargé un autre enquêteur de poursuive l’enquête au sujet des plaintes des appelants. En mai 2005, le nouvel enquêteur a informé les appelants que l’enquête porterait uniquement sur les aspects qui, selon le juge O’Keefe, n’avaient pas été discutés dans la décision de 2003 de l’AIFP. Il a invité les parties à produire des éléments de preuve supplémentaires et il a énoncé une série de questions à l’intention des appelants. Les appelants ont refusé de répondre aux questions, mais ils ont invité l’enquêteur à se reporter au dossier.

[11]           En 2006, la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles [LPFDAR] a été adoptée afin que soit établi un mécanisme de divulgation des actes répréhensibles et de protection des divulgateurs dans le secteur public. La LPFDAR instituait le Commissariat à l’intégrité du secteur public, lequel remplaçait l’AIFP, et lui confiait la mission de conduire des enquêtes sur les divulgations d’actes répréhensibles allégués.

[12]           La LPFDAR contenait une disposition transitoire, l’article 54.3, qui prévoyait que toute divulgation engagée aux termes de la politique du Conseil du Trésor intitulée Politique sur la divulgation interne d’information concernant des actes fautifs et qui était en attente d’une décision de la part de l’AIFP à l’entrée en vigueur de la LPFDAR devait être continuée comme si elle avait été engagée en vertu de la nouvelle loi.

[13]           De plus, au paragraphe 24(1), la LPFDAR conférait au CISP le pouvoir discrétionnaire de mettre un terme à une enquête si étaient réunis certains critères. L’alinéa 24(1)e), qui prévoit ce qui suit, est pertinent en l’espèce :

24(1) Le commissaire peut refuser de donner suite à une divulgation ou de commencer une enquête ou de la poursuivre, s’il estime, selon le cas :

24(1) The Commissioner may refuse to deal with a disclosure or to commence an investigation – and he or she may cease an investigationif he or she is of the opinion that

[…]

e) que les faits visés par la divulgation ou l’enquête résultent de la mise en application d’un processus décisionnel équilibré et informé;

(e) the subject‑matter of the disclosure or the investigation relates to a matter that results from a balanced and informed decision‑making process on a public policy issue;

[Non souligné dans l’original.]

[Emphasis added.]

[14]           Mme Christiane Ouimet a été la première personne à être désignée commissaire à l’intégrité du secteur public et elle a poursuivi l’enquête de l’AIFP au sujet du dossier des appelants. En mars 2008, l’enquêteur a remis son rapport préliminaire, par lequel il concluait que les allégations d’actes répréhensibles des appelants n’étaient pas fondées et invitait les appelants à présenter leurs observations et leur réponse.

[15]           En ce qui a trait à la première allégation, l’enquêteur n’a pas conclu que des médicaments vétérinaires étaient approuvés d’une manière qui contrevenait à la LAD ou au Règlement. Au contraire, les médicaments en question n’avaient pas été approuvés ou, s’ils l’avaient été, étaient accompagnés des données requises.

[16]           De plus, l’enquêteur a conclu que les éléments de preuve versés devant lui n’allaient pas dans le sens de la deuxième allégation des appelants selon laquelle les médicaments étaient approuvés en l’absence des données requises sur l’innocuité pour les humains en raison de pressions exercées sur les évaluateurs des médicaments de Santé Canada.

[17]           Enfin, il a conclu que les renseignements qu’on lui avait fournis ne permettaient pas d’établir la troisième allégation selon laquelle les évaluateurs de médicaments s’exposaient à des mesures disciplinaires s’ils ne favorisaient pas le lobby pharmaceutique.

[18]           En mai 2008, les appelants ont répondu au rapport de l’enquêteur.

[19]           Le 8 octobre 2009, la commissaire Ouimet a décidé d’interrompre l’enquête sur le fondement de l’alinéa 24(1)e) de la LPFDAR. Elle s’est dite d’avis que les trois allégations étaient impliquées entre elles et qu’elles découlaient [traduction] « de divergences d’opinions scientifiques sur le caractère adéquat et suffisant des dispositions de la LAD et du Règlement » (décision de la commissaire Ouimet, dossier d’appel, à la page 2974). Plus particulièrement, elle a fait observer que ces plaintes se rapportaient à un différend à caractère scientifique entre les parties sur la suffisance des données sur l’innocuité pour les humains que Santé Canada reçoit des fabricants dans les présentations de drogues nouvelles. Elle a en outre relevé que le Commissariat était placé dans la position difficile de tenter d’évaluer et de soupeser des éléments de preuve scientifiques et que l’objet de la divulgation concernait un débat d’intérêt public visé à l’alinéa 24(1)e). Elle poursuivait en ces termes : [traduction] « l’existence du pouvoir discrétionnaire ministériel dans le Règlement reflète l’intention du législateur d’accorder au ministre une marge de manœuvre suffisante pour prendre des décisions éclairées sur des questions précises. Je ne pense pas que le législateur souhaitait que le Commissariat fît enquête et formulât des recommandations sur l’à‑propos et le caractère suffisant de l’exercice du pouvoir discrétionnaire accordé à un ministre par une loi fédérale » (motifs, au paragraphe 15; décision de la commissaire Ouimet, dossier d’appel, à la page 2973).

[20]           En somme, la commissaire Ouimet a estimé qu’il y avait lieu d’interrompre l’enquête aux termes de l’alinéa 24(1)e), au motif que les actes répréhensibles allégués découlaient du fait que les appelants estimaient que le ministre n’exigeait pas des données adéquates sur l’innocuité pour les humains dans le cadre du processus d’approbation des médicaments établi par le Règlement sur les aliments et drogues. La commissaire Ouimet était d’avis qu’un débat concernant les données sur l’innocuité pour les humains qu’il convient d’exiger est une question d’intérêt public qui relève de l’alinéa 24(1)e).

[21]           Les appelants n’ont pas sollicité le contrôle judiciaire de la décision de la commissaire Ouimet. Le dossier a donc été fermé et la décision de la commissaire Ouimet est devenue définitive.

[22]           La commissaire Ouimet a quitté ses fonctions en octobre 2010 et M. Mario Dion est devenu le nouveau CISP le 20 décembre 2010. Il a ordonné un examen indépendant de tous les dossiers de divulgation d’actes répréhensibles et de plaintes relatives à des représailles fermés entre le 15 avril 2007 et le 19 décembre 2010 afin de décider s’il y avait lieu d’en rouvrir certains. Le CISP a confié à Deloitte & Touche LLP cet examen, dont l’objet était d’établir si les décisions de la commissaire Ouimet avaient été prises conformément à la LPFDAR (décision du commissaire Dion, dossier d’appel, volume 1 à 73 [décision du commissaire Dion]). L’examen visait également à établir [traduction] « […] si le travail effectué au cours de l’analyse des dossiers ou dans le cadre des enquêtes originales avait permis d’examiner de façon correcte et complète les questions soulevées dans la divulgation ou la plainte originale » (motifs, au paragraphe 19; correspondance entre les avocats du Commissariat à l’intégrité du secteur public entre février 2011 et janvier 2012, dossier d’appel, volume 8, à la page 2981).

[23]           Le 31 janvier 2012, le commissaire Dion a envoyé aux appelants une lettre les informant qu’il ne rouvrait pas leur dossier, ayant conclu que la commissaire Ouimet avait [traduction] « agi de façon raisonnable en exerçant son pouvoir discrétionnaire pour mettre un terme à l’enquête sur le fondement de l’alinéa 24(1)e) de la [LPFDAR] » (décision du commissaire Dion, dossier d’appel, à la page 73). Il a expliqué dans sa lettre que la commissaire Ouimet avait conclu à bon droit que [traduction] « les paramètres du processus décisionnel relatif à l’approbation des médicaments vétérinaires ont été fixés par un règlement pris en vertu de la [LAD], lequel accorde au ministre de la Santé le pouvoir discrétionnaire de fixer le degré de connaissance scientifique requis pour satisfaire aux exigences du processus d’approbation menant à l’octroi d’un avis de conformité pour des médicaments vétérinaires » (ibidem). Selon le commissaire Dion, l’objet de la divulgation se rattachait à ce degré de connaissance scientifique et il était raisonnable de conclure que cet objet relevait de l’alinéa 24(1)e) puisqu’il concernait une affaire qui résultait [traduction] « de la mise en application d’un processus décisionnel équilibré et informé relativement à une question d’intérêt public » (ibidem).

[24]           De plus, il a reconnu que malgré l’existence de lacunes sur le plan procédural au moment où l’enquête avait été interrompue à l’automne 2008, celles‑ci n’avaient eu aucune incidence sur l’issue de la décision du commissaire Ouimet.

[25]           Les appelants ont déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision du commissaire Dion.  

III.             La décision de la Cour fédérale

[26]           Le juge a rejeté la demande de contrôle judiciaire après avoir conclu que le commissaire Dion n’avait pas commis d’erreur en décidant de ne pas rouvrir l’enquête relative aux allégations des appelants.

[27]           Les appelants ont soutenu que la décision du commissaire Dion était susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte, mais le juge a conclu que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable, étant donné que, sauf obligation faite par le législateur de contrôler une décision, la décision d’un organisme non juridictionnel de rouvrir un dossier est discrétionnaire, et que les décisions de nature discrétionnaire sont assujetties à cette norme selon l’enseignement de l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, aux paragraphes 51 et 53 [Dunsmuir].

[28]           Le juge a expliqué que ni la LPFDAR ni les Règles de pratique du Tribunal de la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles (DORS/2011‑170) n’autorisent le CISP à rouvrir un dossier de plainte qui a été fermé. Le CISP a néanmoins la compétence de rouvrir une enquête sur la base des exceptions au principe du functus officio, consacré par la jurisprudence Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848, [1989] A.C.S. no 102 [Chandler]. À l’occasion de l’affaire Chandler, la Cour suprême a expliqué que les tribunaux administratifs ont le pouvoir, dans certains cas, de revenir sur une décision qui n’est pas susceptible d’appel, notamment si le tribunal administratif a omis de trancher une question qui avait été soulevée à bon droit dans les procédures et qu’il a le pouvoir de trancher en vertu de sa loi habilitante (motifs, au paragraphe 65). Le juge de la Cour fédérale s’est dit d’avis que le fait de vérifier si l’enquête a porté sur l’ensemble des questions soulevées dans la plainte originale correspond à l’une de ces exceptions et qu’en conséquence le commissaire Dion avait le pouvoir d’examiner la décision de la commissaire Ouimet (motifs, au paragraphe 68).

[29]           De plus, le juge a précisé que la décision faisant l’objet du contrôle était celle du commissaire Dion. Le juge n’a pas été saisi du contrôle judiciaire de la décision de la commissaire Ouimet de mettre fin à l’enquête sur le fondement de l’alinéa 24(1)e); les appelants n’ont pas attaqué cette décision dans le délai prescrit au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales (L.R.C., 1985, c. F‑7). Le rôle de la Cour fédérale consistait simplement à rechercher si le commissaire Dion avait commis une erreur en rouvrant l’enquête portant sur les allégations des appelants. Le juge devait donc rechercher s’il était raisonnable pour le commissaire Dion de conclure sur la foi du dossier dont il était saisi que « la commissaire Ouimet s’est appuyée à bon droit sur l’alinéa 24(1)e) de la LPFDAR pour interrompre l’enquête sur la plainte d’actes répréhensibles imputés à Santé Canada par les [appelants] » (motifs, au paragraphe 71).

[30]           Après avoir établi que le commissaire Dion avait le pouvoir de procéder à l’examen de la décision de la commissaire Ouimet et défini la norme de contrôle applicable ainsi que la portée dudit examen, le juge a rejeté chacune des thèses des appelants au fond.

[31]           Les appelants ont soutenu devant le juge que la commissaire Ouimet avait commis une erreur en s’appuyant sur l’alinéa 24(1)e) pour mettre fin à l’enquête et qu’en conséquence, le commissaire Dion avait commis une erreur en refusant de rouvrir leur dossier. À l’appui de cette thèse, ils ont soutenu que la commissaire Ouimet n’avait pas tenu compte de l’intérêt public ou du statut quasi constitutionnel de la LPFDAR, et qu’elle n’avait pas, comme il se devait, conclu que toutes les conditions de l’alinéa 24(1)e) étaient réunies. Ils ont également soutenu que la manière dont la commissaire Ouimet a appliqué et interprété l’alinéa 24(1)e) a eu l’effet, posant problème, de soustraire à un examen approfondi les décisions discrétionnaires du ministre et d’empêcher qu’elles soient considérées comme un acte répréhensible. Ils ont avancé qu’en plus, la décision du commissaire Dion de ne pas rouvrir le dossier n’était pas conforme à l’enseignement de la décision du juge O’Keefe à l’occasion de l’affaire Chopra I, puisque le juge O’Keefe avait ordonné une enquête plus approfondie. Ils ont ajouté que la commissaire Ouimet avait commis une erreur en concluant qu’il n’y avait pas lieu d’examiner leurs deuxième et troisième allégations – concernant les pressions indues et les représailles – au motif qu’elles se rapportaient à leur première allégation concernant l’absence de données sur l’innocuité pour les humains.

[32]           Le juge a rejeté chacune de ces thèses. Il a conclu que la LPFDAR ne possède pas les caractéristiques qui permettraient de lui accorder un statut quasi-constitutionnel et qu’il n’existe aucune jurisprudence dont il ressort qu’elle dispose de ce statut.

[33]           Il a aussi expliqué que la commissaire Ouimet avait tiré de façon implicite la conclusion de fait que toutes les conditions requises pour l’application de l’alinéa 24(1)e) avaient été réunies, et que cela avait été pris en compte par le commissaire Dion lorsqu’il a procédé à l’examen de la décision de la commissaire et décidé de ne pas rouvrir le dossier.

[34]           Le juge s’est dit d’avis que bien que l’article 24 accorde au commissaire un pouvoir discrétionnaire d’une très large portée, il ne met pas toutes les décisions des personnes en position d’autorité à l’abri de toute forme d’examen et ne prive pas la LPFDAR de toute efficacité. Le juge a expliqué que pour tirer la conclusion que [traduction] « l’établissement du degré de connaissance scientifique requis relève du pouvoir discrétionnaire du ministre en vertu de la Loi sur les aliments et drogues », la commissaire devait nécessairement rechercher si les décisions du ministre relatives à l’approbation de médicaments et la portée de la preuve scientifique exigée pour justifier une approbation respectaient le Règlement (motifs, aux paragraphes 77 à 79).

[35]           De plus, le juge a conclu que les décisions respectives des commissaires Ouimet et Dion n’étaient pas incompatibles avec celle du juge O’Keefe. Les commissaires Ouimet et Dion disposaient des conclusions de l’enquêteur affecté au dossier par suite de la décision du juge O’Keefe, et l’enquêteur a tiré la conclusion qu’aucun médicament n’avait été approuvé d’une façon contraire à la LAD et au Règlement et que les allégations de pressions indues et de représailles énoncées par les appelants étaient injustifiées. Par conséquent, le juge a conclu que la décision de la commissaire Ouimet – selon laquelle une enquête plus poussée ne changerait pas sa conclusion – était raisonnable compte tenu du dossier dont elle était saisie.

[36]           Enfin, le juge a conclu qu’il était loisible au commissaire de conclure que les deuxième et troisième allégations étaient rattachées à la première et que la commissaire Ouimet n’avait omis de trancher aucune des questions qui lui avaient été soumises.

[37]           Le juge a conclu que la décision du commissaire Dion était raisonnable étant donné qu’il avait tenu compte de tous les éléments de preuve et qu’il avait conclu que la décision de la commissaire Ouimet était à bon droit fondée sur l’alinéa 24(1)e). Par conséquent, le juge a conclu que les appelants n’avaient pas établi que le commissaire Dion avait commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’il a évalué la décision de sa prédécesseure d’interrompre l’enquête relative à leur plainte.

IV.             Analyse

A.                Norme de contrôle

[38]           Lorsqu’une décision en matière de contrôle judiciaire est portée en appel, notre Cour doit décider si la juridiction inférieure a eu recours à la norme de contrôle appropriée et si elle l’a appliquée correctement (Telfer c. Canada (Agence du revenu), 2009 CAF 23, [2009] A.C.F. no 71, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, 33095 (11 juin 2009), aux paragraphes 18 et 19). Si tel n’est pas le cas, notre Cour doit examiner la décision de l’organisme administratif selon la norme de contrôle appropriée (Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19; [2003] 1 R.C.S. 226, au paragraphe 43).

[39]           Les appelants ont soutenu que la norme de la décision correcte joue en l’espèce puisqu’elle soulève des questions de droit de nature générale qui revêtent une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble ainsi que des questions d’intérêt public ou de nature quasi-constitutionnelle. Les appelants ont aussi fait remarquer que la LPFDAR ne contient pas de disposition privative et que le CISP ne possède pas l’expertise nécessaire pour interpréter cette loi.

[40]           L’intimé, pour sa part, a soutenu que la jurisprudence antérieure de la Cour fédérale enseigne que la norme de contrôle applicable à l’interprétation et à l’application que fait le CISP du paragraphe 24(1) est la norme de la décision raisonnable (voir Detorakis c. Canada (Procureur général), 2010 CF 39, [2010] A.C.F. no 19 [Detorakis]). Il a également fait observer que le libellé même de l’alinéa 24(1)e) confère au décideur un vaste pouvoir discrétionnaire pour interrompre une enquête si le CISP « estime » qu’il est satisfait aux critères énoncés dans cette disposition.

[41]           À mon sens, ces thèses reflètent une confusion quant à la portée de la demande de contrôle judiciaire. Le juge n’était pas appelé à se prononcer sur la question de savoir si la commissaire Ouimet s’est trompée dans son interprétation ou son application de l’alinéa 24(1)e). C’était plutôt la décision du commissaire Dion de ne pas rouvrir le dossier qui faisait l’objet de la procédure en contrôle judiciaire devant la Cour fédérale.

[42]           Le juge n’a pas commis d’erreur en concluant que la décision du commissaire Dion était susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Le commissaire Dion n’était pas tenu en droit de procéder à l’examen de la décision de la commissaire Ouimet. Il a choisi de la faire afin de rechercher si la décision de la commissaire Ouimet était conforme à la LPFDAR, si l’analyse et l’enquête étaient suffisantes, et si la commissaire avait motivé suffisamment sa décision. De plus, il avait le pouvoir discrétionnaire de décider s’il y avait lieu de prendre des mesures sur la base de son examen.

[43]           Par ailleurs, le pouvoir du commissaire Dion était circonscrit par le principe du functus officio. Il pouvait, comme le juge l’a fait remarquer, procéder à l’examen de la décision de sa prédécesseure pour les motifs décrits dans l’affaire Chandler.

[44]           Le juge a fait observer avec raison qu’en l’absence d’une disposition législative prescrivant un examen, la décision d’un organisme non juridictionnel de rouvrir volontairement un dossier est une décision discrétionnaire et que l’examen des décisions discrétionnaires se fait selon la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir, aux paragraphes 51 et 53).

B.                 Le bien‑fondé de l’appel

[45]           En appel, les appelants soulèvent des questions analogues à celles qu’ils avaient déférées au juge. Ils soutiennent que la Cour fédérale et le CISP ont commis une erreur dans leur interprétation de la LPFDAR, car cette interprétation exclut l’examen des décisions discrétionnaires du ministre de la Santé, même si ces décisions constituent des actes répréhensibles. Ils soutiennent que le CISP aurait dû, malgré l’alinéa 24(1)e), rechercher si le ministre avait exercé correctement – à l’égard du degré requis de connaissance scientifique – son pouvoir discrétionnaire. Ils soutiennent également que le CISP et la Cour fédérale auraient dû tenir compte des lignes directrices de Santé Canada et rechercher si un acte répréhensible avait été commis au sens de l’article 8 de la LPFDAR. Ils ajoutent que l’examen des éléments de preuve produits au CISP étaient insuffisants puisque le Commissariat avait reconnu qu’il existait certains problèmes sur le plan de l’équité procédurale. Ils soutiennent que le CISP et la Cour fédérale auraient dû tenir compte du statut quasi-constitutionnel de la LPFDAR. Ils avancent que le commissaire Dion a commis une erreur en ne discutant pas explicitement leurs deuxième et troisième allégations et que la commissaire Ouimet a commis une erreur en concluant qu’elles étaient rattachées à la première. Ils allèguent aussi que le CISP a commis une erreur en s’appuyant sur l’alinéa 24(1)e) pour interrompre l’enquête et que le CISP n’a pas démontré que les conditions de cet alinéa avaient été réunies, à savoir que la conclusion du ministre relativement aux données scientifiques exigées pour l’approbation des médicaments résultait véritablement de la mise en application d’un processus décisionnel équilibré et informé sur une question d’intérêt public.

[46]           Les appelants tentent, de manière déraisonnable, par bon nombre de leurs thèses, de faire réexaminer la décision de la commissaire Ouimet d’interrompre l’enquête sur le fondement de l’alinéa 24(1)e). En utilisant le terme [traduction] « CISP », les appelants omettent souvent de préciser s’il est question de la commissaire Ouimet ou du commissaire Dion. Or, il ressort du contexte de leurs arguments qu’ils désignent souvent par ce terme la commissaire Ouimet. Il convient de souligner, encore une fois, que c’est la décision du commissaire Dion qui faisait l’objet de la procédure de contrôle judiciaire. La décision de la commissaire Ouimet, elle, était définitive et exécutoire. Notre Cour n’est pas autorisée à examiner indirectement ce qu’il lui est interdit d’examiner directement. Notre mission se borne plutôt à rechercher si le juge a commis une erreur en concluant que la décision du commissaire Dion de ne pas rouvrir le dossier était raisonnable, compte tenu des éléments de preuve dont il disposait.

[47]           Le juge a choisi de répondre tour à tour à chacun des arguments des appelants. Or, à mon sens, ce genre d’analyse n’est pas nécessaire et n’est pas justifié dans le cadre du présent appel. Seulement deux des questions que soulèvent les appelants sont suffisamment pertinentes pour mériter d’être discutées ici : le caractère adéquat des motifs du commissaire Dion et l’omission alléguée du commissaire Dion d’examiner la façon dont le ministre exerce son pouvoir discrétionnaire en vertu du Règlement.

[48]           La décision du commissaire Dion n’est pas devenue déraisonnable du fait qu’il n’a pas signalé explicitement qu’il retenait l’affirmation de la commissaire Ouimet selon laquelle les deuxième et troisième allégations des appelants étaient rattachées à la première. Il n’était pas non plus déraisonnable de sa part de ne pas expliquer clairement pourquoi les conditions d’application de l’alinéa 24(1)e) étaient réunies. La jurisprudence Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708 nous rappelle que l’insuffisance des motifs ne permet pas de casser une décision. Il était implicite que le commissaire Dion était d’accord avec la commissaire Ouimet sur ces points. De toute évidence, il n’a pas ignoré ou négligé les deuxième et troisième allégations puisqu’il en fait état dans ses motifs.

[49]           D’ailleurs, le commissaire Dion n’était nullement tenu de démontrer que le processus décisionnel visant à rechercher si la quantité de données sur les humains exigées par le Règlement résultait d’un « processus décisionnel équilibré et informé ». En revanche, la commissaire Ouimet était tenue d’expliquer pourquoi elle estimait que l’alinéa 24(1)e) jouait, et elle l’a fait. Même si on peut soutenir que la commissaire Ouimet aurait dû expliquer de façon plus circonstanciée pourquoi elle « estimait » que l’objet de l’enquête relevait de l’alinéa 24(1)e), encore une fois, la mission du juge était d’examiner le caractère raisonnable de la décision du commissaire Dion, non celle de la commissaire Ouimet.

[50]           La décision du commissaire Dion tenait « à la justification, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » et appartenait « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47). Le commissaire a fait état de plusieurs raisons pour lesquelles il estimait que le dossier devait demeurer clos. Il a expliqué que selon lui, la commissaire Ouimet avait agi raisonnablement en mettant fin à l’enquête sur le fondement de l’alinéa 24(1)e). Plus particulièrement, il a précisé qu’il partageait le point de vue de la commissaire Ouimet selon lequel les allégations concernaient le degré de connaissance scientifique requis et qu’il s’agissait là d’une question d’intérêt public, un aspect qui selon le Règlement relève de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre. De plus, le commissaire a expliqué que les lacunes du processus d’enquête n’avaient eu aucune incidence sur l’issue de la décision de la commissaire Ouimet, car celle‑ci n’avait pas pris sa décision en s’appuyant sur les conclusions préliminaires d’une enquête incomplète. Le commissaire Dion était plutôt d’avis que la décision de la commissaire Ouimet se fondait uniquement sur l’alinéa 24(1)e).

[51]           Je conclus donc que le juge pouvait à bon droit conclure que la décision du commissaire Dion était raisonnable.

V.                Dispositif proposé

[52]           Par conséquent, je rejetterais l’appel avec dépens.

« Johanne Trudel »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

     Eleanor R. Dawson, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

     D.G. Near, j.c.a. »

Traduction

.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A‑239‑13

 

INTITULÉ :

SHIV CHOPRA ET MARGARET HAYDON c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

29 AVRIL 2014

 

mOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE TRUDEL

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE DAWSON

LE JUGE NEAR

 

DATE DU JUGEMENT :

LE 17 JUILLET 2014

 

COMPARUTIONS :

David Yazbeck

 

POUR LES Appelants

 

Zoe Oxaal

 

POUR L’INTIMÉ

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES Appelants

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR L’INTIMÉ

 

 

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