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Date : 20140924

Dossier : A-334-13

Référence : 2014 CAF 210

CORAM :

LA JUGE SHARLOW

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

WINSTON BLACKMORE

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimé

Audience tenue à Vancouver (Colombie‑Britannique), le 22 septembre 2014.

Jugement rendu à Vancouver (Colombie‑Britannique), le 24 septembre 2014.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE SHARLOW

Y A (ONT) SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE STRATAS

 



Date : 20140924

Dossier : A-334-13

Référence : 2014 CAF 210

CORAM :

LA JUGE SHARLOW

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

WINSTON BLACKMORE

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE SHARLOW

[1]               La question en litige dans le présent appel est celle de savoir si l'article 143 de la Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.), s'applique à une communauté connue sous le nom de « Bountiful », laquelle est dirigée par l'appelant, M. Winston Blackmore. L'article 143 est intitulé « Organismes communautaires » et il s'applique à une « congrégation », dont le paragraphe 143(4) donne la définition suivante :

143.(4) Les définitions qui suivent s'appliquent au présent article.

[...]

143.(4) For the purposes of this section,

...

« congrégation » Communauté, association ou assemblée de particuliers, constituée ou non en société, qui répond aux conditions suivantes :

a) ses membres vivent et travaillent ensemble;

b) elle adhère aux pratiques et croyances de l'organisme religieux dont elle fait partie et agit en conformité avec les principes de cet organisme;

c) elle ne permet pas à ses membres d'être propriétaires de biens de leur propre chef;

d) elle exige de ses membres qu'ils consacrent leur vie professionnelle aux activités de la congrégation.

“congregation” means a community, society or body of individuals, whether or not incorporated,

(a) the members of which live and work together,

(b) that adheres to the practices and beliefs of, and operates according to the principles of, the religious organization of which it is a constituent part,

(c) that does not permit any of its members to own any property in their own right, and

(d) that requires its members to devote their working lives to the activities of the congregation.

[2]               Le paragraphe 143(4) définit également l'expression « organisme religieux » comme suit :

143.(4) Les définitions qui suivent s'appliquent au présent article.

[...]

143.(4) For the purposes of this section,

...

« organisme religieux » Organisme, autre qu'un organisme de bienfaisance enregistré, dont une congrégation est une partie constituante, qui adhère à des croyances qui comprennent la croyance en un être suprême et qui se manifestent dans les principes religieux et philosophique de l'organisme.

“religious organization” means an organization, other than a registered charity, of which a congregation is a constituent part, that adheres to beliefs, evidenced by the religious and philosophical tenets of the organization, that include a belief in the existence of a supreme being.

[3]               L'article 143 est une disposition d'allègement. Il prévoit une exception au principe général selon lequel l'impôt s'applique au revenu de chaque contribuable, de manière distincte, qu'il s'agisse d'un particulier, d'une société ou d'une fiducie. En substance, l'article 143 annule ce principe en tenant pour acquis qu'un bien productif de revenu d'une congrégation ou d'une société détenue par une congrégation appartient à une fiducie non testamentaire. La fiducie réputée est ensuite imposée sur tout revenu tiré du bien. Le taux d'impôt applicable est le taux marginal le plus élevé applicable aux particuliers. Pour le calcul du revenu de la fiducie réputée, aucune déduction n'est autorisée pour les salaires, les traitements ou tous autres avantages offerts aux membres de la communauté. Si toutefois un choix spécial est fait en ce sens, le revenu peut être attribué aux membres de la congrégation. Il résulte généralement d'un tel choix un fardeau fiscal global moins lourd pour la communauté, en supposant que les membres soient assujettis à des taux d'imposition marginaux moins élevés que le taux maximal.

[4]               L'application de l'article 143 peut avoir pour intérêt d'éliminer le risque qu'un membre de la congrégation soit imposé à l'égard d'un avantage reçu ou tiré d'une société détenue par la congrégation, dans des situations où la société n'aurait droit à aucun allègement fiscal. On le constate le plus clairement lorsqu'on examine l'effet du paragraphe 15(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu (avantages aux actionnaires imposables). Généralement, si une société confère ou est réputée conférer à un actionnaire un avantage visé au paragraphe 15(1), le montant de l'avantage est inclus dans le revenu imposable de l'actionnaire, sans que la société n'ait droit à un allègement correspondant, ce qui pourrait donner lieu à une forme de double imposition économique. Si une congrégation visée à l'article 143 détient une société qui exploite une entreprise, les biens de la société sont réputés être les biens de la fiducie non testamentaire réputée et le paragraphe 15(1) ne peut pas s'appliquer.

[5]               Une vérification fiscale a soulevé la question de l'applicabilité de l'article 143 à la communauté de Bountiful. Une fois la vérification effectuée, le ministre du Revenu national a conclu que M. Blackmore et certains membres de la communauté de Bountiful n'avaient pas déclaré la totalité du revenu tiré de certaines sociétés contrôlées par M. Blackmore et d'autres personnes. Des avis de nouvelle cotisation ont été établis, qui tenaient compte du revenu jugé non déclaré par le ministre, y compris des avantages aux actionnaires auxquels le paragraphe 15(1) s'appliquait. Des oppositions ont été présentées à l'encontre des nouvelles cotisations et des appels ont été interjetés devant la Cour canadienne de l'impôt. L'appel de M. Blackmore a été instruit en premier, à titre de cause type quant à la question de l'applicabilité de l'article 143.

[6]               La juge Campbell a instruit l'appel. À la suite d'une longue audience et sur le fondement de longs témoignages livrés de vive voix (dont des éléments de preuve sur les faits et des témoignages d'experts), d'un volumineux dossier documentaire et d'une analyse juridique ayant porté, notamment, sur le libellé, le contexte et l'historique législatif de l'article 143, la juge Campbell a conclu que l'article 143 ne s'appliquait pas à la communauté de Bountiful parce qu'il ne s'agissait pas d'une « congrégation » au sens de la définition précitée. Cette conclusion doit être confirmée à moins qu'elle ne soit fondée sur une erreur de droit ou sur une erreur de fait manifeste et dominante (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235).

[7]               Je résumerai maintenant les principales conclusions que la juge Campbell a tirées dans son analyse (2013 CCI 264) :

a)      Pour interpréter correctement l'expression « congrégation » telle qu'elle est définie aux fins de l'article 143, il faut en considérer non seulement le libellé, mais aussi le contexte légal et l'objet, sous l'éclairage donné par l'historique législatif.

b)      La définition d'une « congrégation » au paragraphe 143(4) est exhaustive puisque, dans la version anglaise, le mot clé utilisé est « means » (signifie) plutôt qu'« includes » (comprend). De plus, les quatre conditions énoncées aux alinéas a) à d) de la définition ont un caractère conjonctif puisqu'elles sont liées par le mot « and » (et) plutôt que par le mot « or » (ou), toujours dans la version anglaise. Une communauté ne répond donc à la définition d'une « congrégation » aux fins de l'article 143 que si elle satisfait à chacune des quatre conditions énoncées dans la loi.

c)      La question de savoir si une condition particulière de la loi est remplie est une question mixte de fait et de droit. La communauté de Bountiful ne remplit aucune des quatre conditions prévues par la loi pour les raisons suivantes :

(i)            Alinéa a) de la définition — « ses membres vivent et travaillent ensemble ». Pour que cette condition soit respectée, il faut que les membres de la communauté vivent et travaillent véritablement, la plupart du temps, dans le même lieu géographique.

La preuve révèle que, si de nombreux membres de la communauté de Bountiful vivent et travaillent au site principal de la communauté en Colombie‑Britannique, il n'en est pas ainsi pour tous. Le lieu de résidence et de travail de membres se trouve ainsi, notamment, ailleurs en Colombie‑Britannique ainsi qu'en Alberta et même, pour l'un d'entre eux, aux États‑Unis. Certains membres travaillent pour des employeurs établis à l'extérieur de la communauté de Bountiful et qui n'ont aucun lien avec elle. Le travail hors de la communauté est autorisé et même encouragé.

ii)            Alinéa b) de la définition — « elle adhère aux pratiques et croyances de l'organisme religieux dont elle fait partie et agit en conformité avec les principes de cet organisme ». Pour que cette condition soit respectée, il faut que la communauté fasse partie d'un organisme répondant à la définition d'un « organisme religieux » énoncée au paragraphe 143(4). Est nécessairement exclue la communauté autonome ou indépendante qui ne fait pas partie d'un groupe religieux plus vaste. Est également exclue la communauté isolée qui s'est détachée d'un organisme religieux dont elle a jadis fait partie.

Selon la prépondérance de la preuve, y compris la preuve d'expert, la communauté de Bountiful est un groupe de Mormons fondamentalistes indépendants qui n'est rattaché à aucun organisme religieux. La communauté de Bountiful adhère à sa conception propre de la foi mormone et ne reconnaît l'autorité d'aucun groupe ou organisme mormon plus vaste.

L'argument de M. Blackmore selon lequel la communauté fait partie d'un organisme religieux connu sous le nom de mormonisme, ou bien de l'Église de Jésus‑Christ des saints des derniers jours (l'Église LDS) ou bien, subsidiairement, de l'Église fondamentaliste de Jésus‑Christ des saints des derniers jours (l'Église FLDS), est rejeté pour les raisons suivantes :

1)             Le « mormonisme » est une tradition religieuse, et non un organisme religieux.

2)             L'Église LDS est un organisme religieux, mais la communauté de Bountiful n'en fait pas partie parce qu'elle n'adhère pas à ses principes (en particulier le principe de l'interdiction de la polygamie).

3)             L'Église FLDS n'est pas un organisme religieux, mais plutôt une vague association de groupes divergents dont les dirigeants ne relèvent pas de l'autorité sacerdotale reconnue par l'Église LDS. La communauté de Bountiful, même si M. Blackmore la considère comme un groupe mormon fondamentaliste, est indépendante de l'Église FLDS, et elle n'a jamais fait partie ni convenu de faire partie d'un organisme quelconque qui adhère aux pratiques, aux croyances et aux principes communs à toutes les personnes qui affirment suivre les enseignements de l'Église FLDS.

iii)          Alinéa c) de la définition — « elle ne permet pas à ses membres d'être propriétaires de biens de leur propre chef ». Seule satisfait à cette condition une communauté qui n'autorise pas ses membres à posséder leurs propres biens, que l'interdiction de la propriété privée découle des documents constitutifs ou encore de la doctrine ou des pratiques religieuses de la communauté.

Or, la communauté de Bountiful n'interdit d'aucune manière à ses membres de posséder leurs propres biens. Au contraire, la preuve démontre que les membres de la communauté sont autorisés à posséder des biens et à exercer leurs droits de propriété, et qu'ils exercent ces droits. Il se peut que les membres de la communauté de Bountiful suivent les directives données par M. Blackmore quant à la disposition d'une partie de leurs biens, et ils sont censés payer la dîme (verser 10 p. 100 de leur revenu à la communauté), mais cela n'écarte pas l'accès des membres à la propriété privée. La pratique de la dîme, d'ailleurs, suppose que les membres possèdent leurs propres biens. Une communauté n'a pas à demander ou à imposer à ses membres de payer la dîme si ceux‑ci ne sont pas propriétaires de leurs propres biens, ou si l'ensemble des biens sont détenus en commun.

iv)          Alinéa d) de la définition — « elle exige de ses membres qu'ils consacrent leur vie professionnelle aux activités de la congrégation ». Seule satisfait à cette condition une communauté qui exige expressément de ses membres qu'ils lui consacrent leur vie professionnelle de manière régulière, constante et habituelle.

On s'attend généralement à ce que les membres de la communauté de Bountiful exécutent du travail pour celle‑ci, et ils le font, mais aucun élément de preuve ne révèle que la communauté leur en fait expressément ou officiellement l'obligation.

[8]               Il est admis que si la communauté de Bountiful ne respecte pas ne serait-ce qu'une seule des quatre conditions énoncées à la définition de « congrégation » prévue dans la loi, elle ne répond pas à cette définition. Par conséquent, il suffit de nous en tenir à une seule des quatre conditions.

[9]               À mon avis, l'analyse et la conclusion de la juge Campbell relatives à l'alinéa c) de la définition — « elle ne permet pas à ses membres d'être propriétaires de biens de leur propre chef » — sont particulièrement solides. Je conclus que la juge Campbell a bien interprété l'alinéa c) de la définition, et qu'elle n'a commis aucune erreur de fait manifeste et dominante lorsqu'elle a appliqué cette disposition à la preuve qui lui a été présentée. Le présent appel ne peut par conséquent être accueilli.

[10]           Monsieur Blackmore a fait valoir divers arguments à l'encontre de la manière générale dont la juge Campbell a abordé les questions d'interprétation légale soumises à son examen. Je ferai quelques commentaires sur ces arguments.

[11]           Monsieur Blackmore soutient que l'interprétation de l'article 143 par la juge Campbell ne permet pas d'en réaliser l'objet, qui consiste, selon lui, à alléger le fardeau fiscal d'une communauté ayant adopté, pour des motifs religieux, le partage de biens ou la propriété communale qui existe dans la communauté de Bountiful. Pour celle‑ci la propriété communale constitue un idéal, ajoute M. Blackmore, même si cet idéal ne s'est pas parfaitement réalisé. Je rejette cet argument. Rien ne permet de conclure que l'objet de l'article 143 est aussi général et libéral que l'affirme M. Blackmore, compte tenu du libellé relativement précis et restrictif choisi par le législateur. À mon avis, le libellé de l'alinéa c) de la définition de « congrégation » ne peut raisonnablement justifier l'interprétation plus large que M. Blackmore veut lui donner.

[12]           Cette conclusion permet aussi de trancher un argument subsidiaire avancé pour la première fois par M. Blackmore devant la Cour. M. Blackmore soutient que les définitions prévues par la loi sont ambiguës au point de faire entrer en jeu le principe selon lequel on doit interpréter les dispositions légales de manière conforme aux valeurs consacrées par la Charte canadienne des droits et libertés (plus précisément la liberté de religion et l'égalité). L'ambiguïté requise n'est toutefois présente que si la disposition en cause peut raisonnablement donner lieu à plus d'une interprétation (Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 28 et 29). Tel n'est pas le cas, selon moi, de l'alinéa c) de la définition de « congrégation ». (M. Blackmore n'a contesté ni devant notre Cour, ni devant la Cour de l'impôt, la validité constitutionnelle de l'article 143.)

[13]           Monsieur Blackmore a soutenu que la juge Campbell avait adopté à tort une interprétation de l'article 143 convenant uniquement aux communautés huttérites traditionnelles. J'estime que cet argument n'est pas fondé. Si je comprends bien les motifs de sa décision, la juge Campbell a rejeté expressément, et à raison, l'argument de la Couronne voulant qu'on doive considérer les communautés huttérites traditionnelles comme la [TRADUCTION] « norme de référence » pour l'application de l'article 143. La juge Campbell a eu raison de souligner que l'adoption de l'article 143 avait fait suite au jugement Wipf c. La Reine, [1973] C.F. 1382, de la Cour fédérale (confirmé par notre Cour, [1975] C.F. 162, et par la Cour suprême du Canada, 7 N.R. 549, 64 D.L.R. (3d) 766). Dans son analyse de l'alinéa c) de la définition de « congrégation », la juge a comparé certaines caractéristiques de la communauté de Bountiful avec celles des communautés huttérites traditionnelles décrites dans ces jugements. Elle n'a toutefois pas dit ni laissé entendre que seule une communauté huttérite traditionnelle pouvait répondre à la condition prévue par la loi.

[14]           Pour ces motifs, je rejetterais l'appel avec dépens.

« K. Sharlow »

j.c.a.

« Je suis d'accord.

J.D. Denis Pelletier, j.c.a. »

« Je suis d'accord.

David Stratas, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Yves Bellefeuille, réviseur


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DoSSIER :

A-334-13

(APPEL D'UN JUGEMENT RENDU LE 21 AOÛT 2013 PAR LA JUGE CAMPBELL, DE LA COUR CANADIENNE DE L'IMPÔT, DANS LE DOSSIER NO 2008-101(IT)G.)

INTITULÉ :

WINSTON BLACKMORE c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

Vancouver (Colombie‑Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :

Le 22 septembre 2014

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE SHARLOW

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE STRATAS

DATE DES MOTIFS :

Le 24 septembre 2014

COMPARUTIONS :

Natasha Reid et David R. Davies

POUR L'Appelant

Lynn Burch et David Everett

POUR L'INTIMÉE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Thorsteinssons LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR L'APPELANT

Ministère de la Justice

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR L'INTIMÉE

 

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