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Date : 20141020


Dossiers : A-265-13

A-525-12

Référence : 2014 CAF 235

CORAM :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE BOIVIN

 

ENTRE :

CANADIAN ASSOCIATION OF FILM DISTRIBUTORS AND EXPORTERS

demanderesse

et

SOCIETY FOR REPRODUCTION RIGHTS OF AUTHORS, COMPOSERS AND PUBLISHERS IN CANADA (SODRAC) INC. et SODRAC 2003 inc.

défenderesses

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 4 septembre 2014.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 20 octobre 2014.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE EN CHEF NOËL

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE TRUDEL

 

LE JUGE BOIVIN

 


Date : 20141020


Dossiers : A-265-13

A-525-12

Référence : 2014 CAF 235

CORAM :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE BOIVIN

 

ENTRE :

CANADIAN ASSOCIATION OF FILM DISTRIBUTORS AND EXPORTERS

demanderesse

et

SOCIETY FOR REPRODUCTION RIGHTS OF AUTHORS, COMPOSERS AND PUBLISHERS IN CANADA (SODRAC) INC. et SODRAC 2003 inc.

défenderesses

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE EN CHEF NOËL

[1]               Il s’agit de deux demandes de contrôle judiciaire par lesquelles l’Association canadienne des distributeurs et exportateurs de films (ACDEF ou la demanderesse) conteste deux décisions de la Commission du droit d’auteur du Canada (la Commission) portant sur les redevances à percevoir par SODRAC 2003 inc. et la Société du droit de reproduction des auteurs, compositeurs et éditeurs, au Canada, (SODRAC ou les défenderesses) pour la reproduction au Canada d’œuvres musicales incorporées à des œuvres cinématographiques en vue de la distribution de copies de ces œuvres cinématographiques pour usage privé ou en salle pour les années 2009 à 2012.

[2]               Conformément à l’ordonnance émise par le juge Webb en date du 23 octobre 2013 consolidant les deux demandes de contrôle judiciaire, les motifs qui suivent seront déposés dans le dossier A-265-13 et copie d’iceux sera déposée dans le dossier A-525-12 pour y valoir comme motifs du jugement.

[3]               Les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C-42 qui sont pertinentes à la disposition du présent litige sont reproduites en annexe.

FAITS PERTINENTS

[4]               L’ACDEF est une association professionnelle regroupant les distributeurs et exportateurs de films et d’émissions de télévision. La SODRAC est une société de gestion en droit de reproduction qui représente les titulaires de droits d’auteur d’œuvres musicales au Québec et ailleurs au Canada.

[5]               De 2004 à 2008, l’ACDEF et SODRAC étaient liées par le Tarif de la SODRAC pour la reproduction d’œuvres musicales dans des vidéocopies (Tarif de la SODRAC 2004-2008), lequel prévoyait un taux de redevances de 1,2 pourcent des revenus provenant de la distribution de vidéocopies contenant au moins une œuvre du répertoire de la SODRAC.

[6]               Le 28 mars 2008, les défenderesses déposent, conformément au paragraphe 70.13(1) de la Loi sur le droit d’auteur, le Projet de tarif no 5 pour la reproduction, au Canada, d’œuvres musicales incorporées à des œuvres cinématographiques en vue de la distribution de copies de ces œuvres cinématographiques pour usage privé ou en salle pour les années 2009 à 2012 – auquel se sont opposées la demanderesse, ainsi que d’autres parties prenantes de l’industrie cinématographique canadienne.

[7]               Suite à une décision rendue le 2 novembre 2012 (la Décision initiale), la Commission homologue le Tarif des redevances à percevoir par la SODRAC pour la reproduction, au Canada, d’œuvres musicales incorporées à des œuvres cinématographiques en vue de la distribution de copies de ces œuvres cinématographiques pour usage privé ou en salle (Tarif no 5 SODRAC).

[8]               Le 3 décembre 2012, la demanderesse dépose une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la Décision initiale rendue par la Commission (A-525-12), au motif que celle-ci aurait commis une erreur en homologuant un tarif « par copie par minute » au lieu du tarif « par minute » proposé par l’ACDEF qu’elle s’était pourtant dite disposée à adopter.

[9]               Le même jour, la demanderesse dépose une requête pour reconsidération auprès de la Commission lui demandant essentiellement d’écarter la structure tarifaire homologuée dans sa Décision initiale et d’y substituer celle proposée par la demanderesse, qu’elle aurait eu l’intention manifeste d’adopter. La demanderesse sollicite par le fait même une décision provisoire fixant les taux de redevances d’ici à ce que la Commission réexamine le dossier, conformément à l’article 66.51 de la Loi sur le droit d’auteur.

[10]           Le 20 décembre 2012, la Commission fait droit à la demande de décision provisoire et suspend l’application du Tarif no 5 SODRAC pour 2009-2012, qu’elle remplace provisoirement par le Tarif de la SODRAC 2004-2008, avec motifs à suivre.

[11]           Le 5 février 2013, par ordonnance du juge Mainville, cette Cour ordonne la suspension temporaire des procédures dans le dossier A-525-12 portant sur le contrôle judiciaire de la Décision initiale et ce, jusqu’à ce que la Commission rende sa Décision de réexamen.

[12]           Dans des motifs datés du 26 avril 2013 émis au soutien de sa décision provisoire de suspension, la Commission constate avoir commis une erreur dans sa compréhension du tarif proposé par la demanderesse et se reconnaît le pouvoir de rouvrir le dossier sur cette base (la Décision de rouvrir).

[13]           La Décision de rouvrir n’a pas fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire.

[14]           Le 22 mai 2013, la Commission rend une ordonnance avisant les parties qu’elle procédera à l’homologation d’un nouveau Tarif no 5 SODRAC sans dépôt de preuve ou de prétentions additionnelles.

[15]           À l’issue d’une décision rendue le 5 juillet 2013 (la Décision de réexamen), la Commission procède à l’homologation d’un nouveau Tarif no 5 SODRAC amendé.

[16]           Le 6 août 2013, la demanderesse loge une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la Décision de réexamen (A-265-13).

[17]           Le 23 octobre 2013, cette Cour ordonne la consolidation des deux demandes de contrôle judiciaire.

[18]           Le 26 novembre 2013, le juge en chef Blais ordonne la suspension des effets de la Décision initiale et de la Décision de réexamen en attendant l’aboutissement des demandes de contrôle judiciaire dont elles font l’objet. Par la même occasion, la Cour décrète que le tarif SODRAC 2004-2008 demeurera en vigueur jusqu’à ce que décision soit rendue dans ces affaires.

DÉCISION INITIALE

[19]           Dans sa Décision initiale du 2 novembre 2012, la Commission a homologué le Tarif no 5 SODRAC et délivré deux licences pour la reproduction des œuvres musicales du répertoire de la SODRAC par la Société Radio-Canada (SRC) et les chaînes spécialisées de télévision Astral, respectivement, pour lesquelles elle a également fixé des taux de redevances (Décision initiale aux paras. 1 à 6 et tableaux annexes 1 et 2). À noter cependant que la demande de contrôle judiciaire de la Décision initiale ne porte que sur le Tarif no 5, et plus particulièrement le tarif pour les copies de musique sur DVD pour la vente au détail ou la location – et non la copie de musique pour la distribution d’un film ou sa présentation en salle.

[20]           La Commission choisit d’abord d’écarter le taux de redevances de 1,2 pourcent des revenus de distribution, qui était en vigueur dans le Tarif no 5 de la SODRAC homologué en 2005 (Décision initiale au para. 174). Selon la Commission, il est préférable d’adopter la structure tarifaire appliquée aux ventes par la SRC d’émissions aux consommateurs (ibidem). La Commission note que tant la SODRAC que l’ACDEF consentent à être liées par une telle structure (ibidem). De fait, avant l’audience, la SODRAC proposait un taux de redevances de 1,2 pourcent des revenus de distribution assorti de seuils de redevances minimales, mais s’est ensuite ralliée à la structure en vigueur pour la vente par la SRC d’émissions télévisées aux consommateurs (Décision initiale au para. 163). L’ACDEF accepte aussi la structure de la SRC, mais requiert quelques ajustements. La Commission résume la position de l’ACDEF comme suit (Décision initiale au para. 166) :

Subsidiairement, l’ACDEF a proposé que le tarif soit structuré comme l’entente de 2002 de la SRC, à deux différences importantes près. Le tarif n’établirait pas de distinction entre la musique de premier plan et la musique de fond, et les taux augmenteraient, au lieu de diminuer, avec la quantité de musique utilisée : 0,65 ¢ la minute pour les quinze premières minutes, 1,25 ¢ pour les quinze minutes suivantes, et 2,0 ¢ par la suite. Les redevances seraient plafonnées à 1,2 pourcent des revenus de distribution. Enfin, le tarif établirait une distinction entre les copies produites au Canada et celles produites ailleurs; seules les premières seraient assujetties au tarif.

[21]           La Commission se dit prête à adopter la position de l’ACDEF et à répondre à ses préoccupations (Décision initiale au para. 176) :

Les parties n’ont pas offert grand-chose pour défendre une formule plutôt que l’autre. Au bout du compte, nous acceptons la proposition des distributeurs [ACDEF] pour deux raisons. Premièrement, nous sommes disposés à concéder pour l’heure que le fait de demander aux distributeurs de faire une distinction entre la musique de fond et la musique de premier plan créerait des problèmes d’application du tarif. Nous devons en apprendre davantage sur le modus operandi apparemment satisfaisant dont la SRC et la SODRAC ont convenu avant d’imposer pareilles distinctions. Deuxièmement, nous n’avons aucun moyen d’évaluer l’incidence qu’aurait une structure tarifaire progressive plutôt que dégressive sur l’ensemble des redevances. Ici encore, les données recueillies auprès de la SRC et des distributeurs nous permettront sans doute de le faire dans nos travaux futurs.

[Mon soulignement]

[22]           Dans le même paragraphe et dans le tarif qu’elle a homologué suite à la décision, la Commission fixe le taux de redevances à :

0,65 ¢ par copie par minute pour les quinze premières minutes, 1,25 ¢ pour les quinze minutes suivantes et 2,0 ¢ par la suite.

[Mon soulignement]

[23]           La Commission refuse par ailleurs d’établir un plafond de redevances de 1,2 pourcent des revenus de distribution comme le préconisait l’ACDEF, constatant que « [r]ien ne nous permet de croire qu’un plafond est approprié ou qu’il devrait être fixé à ce niveau » (Décision initiale au para.177).

DÉCISION DE ROUVRIR

[24]           Dans sa Décision de rouvrir, la Commission a reconnu avoir mal compris la proposition de l’ACDEF et conclut avoir le pouvoir de corriger l’erreur ainsi commise.

[25]           Il est clair aux yeux de la Commission que sa Décision initiale reposait sur une compréhension erronée de la proposition tarifaire suggérée par l’ACDEF. Bien qu’elle ait affirmé avoir accepté la proposition de la demanderesse au paragraphe 176 de ses motifs, la Commission l’a erronément décrite, au paragraphe 166 de sa décision, comme établissant un taux en cents par minute, par copie, alors que l’ACDEF proposait plutôt un taux en cents par copie (Décision de rouvrir aux paras. 7 à 13) :

[7] La décision du 2 novembre [soit la Décision initiale] ne laisse aucun doute. La Commission entendait prendre à son compte ce qu’elle percevait être la proposition de l’ACDEF :

[176] […] Au bout du compte, nous acceptons la proposition des distributeurs pour deux raisons […].

[8] La décision ne laisse aucun doute non plus sur ce que la Commission croyait être cette proposition :

[166] Subsidiairement, l’ACDEF a proposé que le tarif soit structuré comme l’entente de 2002 de la SRC, à deux différences importantes près. Le tarif n’établirait pas de distinction entre la musique de premier plan et la musique de fond, et les taux augmenteraient, au lieu de diminuer, avec la quantité de musique utilisée : 0,65 ¢ la minute pour les quinze premières minutes, 1,25 ¢ pour les quinze minutes suivantes, et 2,0 ¢ par la suite. Les redevances seraient plafonnées à 1,2 pourcent des revenus de distribution. [...]

[9] L’entente de 2002 de la SRC prévoit un taux en cents par minute, par copie. La Commission énonce que l’ACDEF recherche un tarif structuré comme cette entente. La description que la Commission fait de la proposition de l’ACDEF suppose un taux en cents par minute, par copie. Le tarif homologué est un taux en cents par minute, par copie. Ce que la Commission percevait être la proposition de l’ACDEF ne fait donc aucun doute.

[…]

[13] La Commission a clairement mal interprété la proposition de l’ACDEF. La différence entre cette proposition et l’interprétation qu’en fait la Commission peut paraître subtile; elle n’en est pas moins importante. L’ACDEF recherchait un taux de 2 cents par copie de DVD contenant plus de 30 minutes de musique SODRAC; l’interprétation qu’en fait la Commission entraîne des redevances quinze fois plus élevées ou même davantage.

[26]           Après avoir pris acte du fait que sa Décision initiale était entachée d’une erreur, la Commission se reconnaît le pouvoir de la corriger, aux motifs que l’erreur est manifeste et qu’elle a entraîné l’homologation d’un tarif ultra petita, sans que les parties n’aient eu l’occasion de faire des représentations sur la structure tarifaire erronément retenue (Décision de rouvrir au para. 15).

[27]           Premièrement, la Commission est d’avis qu’une erreur manifeste commise par distraction ou inadvertance est précisément du type de celles qui peuvent être corrigées, comme l’enseignent les arrêts Munger c. Cité de Jonquière, [1962] B.R. 381 (Qué.) (Munger); Fortin c. Talbot (1931), 51 B.R. 124 (Qué.) (Fortin); et Jacques c. Paré (1939), 66 B.R. 542 (Qué.) (Paré) (Décision de rouvrir aux paras. 27 et 29). En l’instance, l’erreur commise n’en est pas simplement une d’écriture, mais touche plutôt au cœur de la décision : la Commission « a cru s’inspirer d’une structure tarifaire alors qu’elle en a homologué une autre » (ibidem). De fait, une telle erreur manifeste suffit à rouvrir la Décision initiale, même s’il s’avère impossible de déceler l’intention manifeste de la Commission (Décision de rouvrir au para. 28). La réouverture de la Décision initiale est d’autant plus opportune qu’elle permet d’économiser les ressources judiciaires, l’erreur devant de toute manière être corrigée par la Cour d’appel fédérale sur demande de contrôle judiciaire (Décision de rouvrir au para. 27).

[28]           La Commission établit en outre une distinction entre les concepts d’intention manifeste et d’erreur manifeste, selon elle confondus par les parties. D’après la Commission, il ne s’agit pas en l’espèce de corriger une erreur dans l’expression de son intention manifeste, mais plutôt de corriger une erreur manifeste qu’elle aurait commise (Décision de rouvrir au para. 29).

[29]           Deuxièmement, la Commission estime qu’il convient de rouvrir la Décision initiale parce qu’elle aurait été rendue en violation des règles d’équité procédurale. La Commission rappelle qu’elle peut homologuer un tarif supérieur à celui proposé par les parties, à condition de permettre à ces dernières de présenter leurs moyens relativement à la structure tarifaire retenue (Décision de rouvrir au para. 31). Or, dans sa Décision initiale, la Commission a homologué par erreur une structure tarifaire établissant des redevances supérieures à ce qui était demandé par la SODRAC, sans que les parties n’aient eu l’occasion de faire valoir leurs arguments la concernant (Décision de rouvrir au para. 41). En raison de ce manquement à l’équité procédurale, la Décision initiale et son tarif afférent sont par conséquent entachés de nullité, ce qui permet à la Commission de les rouvrir et de les réexaminer (ibidem).

[30]           En conclusion, la Commission confirme, à titre provisoire, la suspension de l’application du tarif pour 2009-2012 et maintient le tarif en vigueur pour 2004-2008 en attendant qu’une nouvelle décision soit rendue (Décision de rouvrir au para. 43). La Commission s’engage par ailleurs à aviser les parties si elle procédera sur dossier ou les invitera à déposer une preuve ou des prétentions additionnelles (Décision de rouvrir au para. 45).

DÉCISION DE RÉEXAMEN

[31]           Dans la Décision de réexamen du 5 juillet 2013, la Commission estime d’emblée disposer d’assez d’éléments pour procéder à l’homologation d’un nouveau tarif sans que les parties ne déposent de preuve ou de moyens supplémentaires (Décision de réexamen au para. 3). La Commission reprend ensuite les passages de la Décision initiale décrivant les parties, leurs positions, les taux proposés ainsi que la preuve déposée, à l’exception du paragraphe 166 de cette décision où la proposition de la demanderesse était erronément décrite comme instituant un taux par copie, par minute (Décision de réexamen au para. 4).

[32]           La Commission abandonne tout d’abord la proposition de l’ACDEF au profit de la structure appliquée aux ventes par la SRC d’émissions aux consommateurs, pour les mêmes motifs que ceux énoncés au paragraphe 174 de la Décision initiale, reproduit ci-dessous (Décision de réexamen au para. 12) :

[174] En 2005, la Commission avait fait remarquer que rien ne permettait de déterminer si le taux qu’elle avait homologué correspondait à la valeur réelle du droit. Le dossier de la présente affaire ne jette pas plus de lumière sur cette question. Nous abandonnons le taux de 1,2 pourcent en faveur de la structure appliquée aux ventes par la SRC d’émissions aux consommateurs, pour trois raisons. D’abord, cette structure tarifaire semble avoir bien servi la SRC et la SODRAC. Ensuite, les parties acceptent de l’appliquer. Enfin, elle permet d’ajuster les redevances en fonction de la nécessité pour le distributeur d’avoir recours au répertoire de la SODRAC.

[Mon soulignement]

[33]           Après avoir comparé la grille de la SRC à celle effectivement proposée par l’ACDEF (Décision de réexamen aux paras. 13 à 15), la Commission conclut que cette dernière est « déraisonnablement basse et la proposition bâclée », en ce qu’elle entraînerait des redevances beaucoup trop faibles pour la SODRAC (Décision de réexamen au para. 16). La grille de la SRC est quant à elle « prima facie équitable », ayant été homologuée dans le cadre de l’arbitrage SODRAC/SRC (Décision de réexamen au para. 17). La Commission consent toutefois à accommoder l’ACDEF en offrant le choix aux distributeurs d’être assujettis soit à la grille SRC, soit à la grille proposée par l’ACDEF, ajustée aux taux de la grille SRC (Décision de réexamen aux paras. 18, 19 et 22 à 30). Pour éviter que les redevances versées n’excèdent ce qui était initialement requis par la SODRAC et que s’ensuive un débat sur l’équité procédurale de sa décision, la Commission plafonne leur montant total pour 2009-2012 à 1,2 pourcent des revenus de distribution pour ces années pour les distributeurs ayant opté pour la grille SRC (Décision de réexamen au para. 30). 

POSITION DE LA DEMANDERESSE

[34]           Par ses demandes de contrôle judiciaire, l’ACDEF invite cette Cour à écarter la Décision de réexamen et substituer ou ordonner à la Commission de substituer, le Tarif no 5 SODRAC amendé par le Tarif no 5 SODRAC initial, modifié en supprimant les mots «par minute/per minute» (mémoire de la demanderesse au para. 2). À titre subsidiaire, l’ACDEF demande à ce que le dossier soit renvoyé devant la Commission pour qu’elle ré-initie le processus menant à l’homologation d’un nouveau taux de redevances (mémoire de la demanderesse au para. 2). 

[35]           La demanderesse identifie tout d’abord deux normes de contrôle applicables aux décisions de la Commission : la norme de la décision correcte pour les questions d’équité procédurale et l’interprétation du principe du functus officio, et la norme de la décision raisonnable pour l’application de ce dernier principe par la Commission à sa Décision initiale (mémoire de la demanderesse aux paras. 25 à 32).

[36]           Sur le fond du litige, la demanderesse présente cinq arguments.

[37]           Premièrement, elle allègue que la Commission a erré dans son interprétation et son application de la règle du functus officio en rouvrant sa Décision initiale sans donner effet à son intention manifeste d’adopter la structure tarifaire proposée par la demanderesse (mémoire de la demanderesse aux paras. 33 à 49).

[38]           Seule l’exception de l’intention manifeste permettait de déroger à la règle générale selon laquelle un tribunal ne peut reconsidérer ou modifier une décision qu’il a déjà rendue (mémoire de la demanderesse au para. 41). De fait, la présente situation ne tombe sous le coup d’aucune autre exception au principe du functus officio, tel que reconnu dans l’affaire Alberta Teachers Association v. Northern Lights School Division No 69, 2012 CanLII 12065 (AB GAA): la loi habilitante de la Commission ne lui permet pas de modifier, d’amender ou de reconsidérer sa décision; l’erreur en question n’est pas de nature simplement cléricale; il ne s’agit pas d’un cas où la Commission n’aurait pas rempli son mandat en laissant par exemple un quelconque aspect à être décidé, ou encore d’une situation où en l’absence de possibilité d’en appeler de la décision de la Commission, les intérêts de la justice commanderaient de la rouvrir (mémoire de la demanderesse aux paras. 38 et 41). La demanderesse ajoute que même une erreur factuelle, aussi sérieuse soit-elle, ne permettrait pas à un tribunal de rouvrir sa propre décision (mémoire de la demanderesse au para. 39). 

[39]           Selon la demanderesse, la Commission a clairement énoncé son intention au paragraphe 176 de sa Décision initiale, par les mots « [a]u bout du compte, nous acceptons la proposition des distributeurs » (mémoire de la demanderesse au para. 44). Ce passage est non seulement clair, mais suffisant pour déceler l’intention manifeste de la Commission. Ainsi, seule la Décision initiale doit être examinée pour identifier quelle était l’intention  de la Commission, cette dernière ne pouvant révéler ou clarifier son intention après coup par le biais d’une décision subséquente (mémoire de la demanderesse au para. 43).

[40]           Après avoir rouvert sa Décision initiale sur la base de l’exception de l’intention manifeste, la Commission n’avait pour seule option que de modifier le tarif de redevances afin qu’il corresponde à la structure tarifaire de la demanderesse, qu’elle s’était dite prête à adopter (mémoire de la demanderesse au para. 48).

[41]           Deuxièmement, la demanderesse conteste les deux motifs pour lesquels la Commission a rouvert sa Décision initiale, arguant que « l’erreur manifeste » n’est pas une exception légitime au principe du functus officio et que la Commission a jugé ultra petita en annulant unilatéralement sa Décision initiale sans qu’une telle solution ne soit suggérée par les parties (mémoire de la demanderesse aux paras. 50 à 57).

[42]           La demanderesse prétend que la Commission a confondu les notions d’intention manifeste et d’erreur manifeste; si la première est en effet une exception au functus officio, la seconde est plutôt la norme de contrôle en appel qui ne trouve pas application en l’espèce (mémoire de la demanderesse au para. 52). La demanderesse fait remarquer qu’aucune des décisions citées par la Commission n’appuie l’idée selon laquelle elle avait le pouvoir de rouvrir sa Décision initiale en cas d’erreur manifeste (ibidem). Si tel était le cas, les tribunaux seraient nécessairement habilités à revisiter leurs décisions à tout moment pour y corriger tout type d’erreur (ibidem). 

[43]           Le second motif de réouverture de la Décision initiale est tout aussi infondé, puisque la Commission n’avait pas compétence pour annuler sa Décision initiale, et ce faisant, elle est allée bien au-delà de ce que demandaient les parties (mémoire de la demanderesse au para. 56). En l’instance, la demanderesse avait seulement demandé à ce que la Commission ait recours à l’exception d’intention manifeste pour mettre en œuvre la structure tarifaire qu’elle avait proposée (ibidem).

[44]           Troisièmement, concernant la réparation à accorder, la demanderesse invite cette Cour à remédier elle-même à l’erreur de la Commission en annulant la Décision de réexamen et le tarif qui lui est associé, pour y substituer le Tarif no 5 SODRAC en y supprimant les mots «par minute» (mémoire de la demanderesse au para. 59). Cette solution s’impose puisque la présente affaire repose essentiellement sur une question de droit, soit l’interprétation de la règle du functus officio et qu’il serait à la fois inutile et contraire à l’intérêt des parties de renvoyer le dossier devant la Commission. 

[45]           Quatrièmement, la demanderesse fait valoir que même si la Commission avait été autorisée à rouvrir les procédures, elle ne pouvait rendre sa Décision de réexamen sans offrir aux parties l’occasion de se faire entendre (mémoire de la demanderesse aux paras. 61 à 64). Paradoxalement, après avoir annulé sa Décision initiale au motif qu’elle était entachée d’un manquement à l’équité procédurale, la Commission répète la même erreur en rendant sa Décision de réexamen sans solliciter le point de vue des parties (mémoire de la demanderesse au para. 62). Cette contravention à l’équité procédurale est en outre exacerbée par le fait qu’en rendant sa Décision de réexamen, la Commission a infirmé sa Décision initiale, sur la base de facteurs qui n’y avaient jamais pourtant figuré (mémoire de la demanderesse au para. 63).

[46]           Cinquièmement, la demanderesse estime que la Commission a erré en rendant une Décision de réexamen en l’absence de preuve convaincante ou de représentations de la part des parties (mémoire de la demanderesse aux paras. 65 à 74). En effet, aucun élément de preuve ne permet de justifier la grille tarifaire ultimement adoptée à l’issue de la Décision de réexamen. 

POSITION DES DÉFENDERESSES

[47]           Les défenderesses demandent le rejet des deux demandes de contrôle judiciaire.

[48]           S’attardant d’abord aux normes de contrôle applicables, les défenderesses font valoir que la norme de la décision correcte s’applique aux manquements allégués de la Commission à la règle du functus officio et aux principes d’équité procédurale (mémoire des défenderesses aux paras. 16 et 17). L’homologation par la Commission d’un nouveau tarif dans la Décision de réexamen doit quant à elle s’apprécier à l’aune de la norme de la décision raisonnable (mémoire des défenderesses au para. 18).

[49]           L’argument principal des défenderesses est à l’effet que la demanderesse serait forclose d’attaquer la compétence de la Commission de rouvrir sa Décision initiale et de la réexaminer sur de nouvelles bases si ce n’est que pour refléter son intention manifeste de retenir la structure tarifaire mise de l’avant par l’ACDEF. Dans son argumentaire portant sur le principe du functus officio, la demanderesse conteste les conclusions de la Commission contenues dans la Décision de rouvrir plutôt que celles de la Décision de réexamen. Or, la Décision de rouvrir n’a pas fait l’objet d’un contrôle judiciaire, et la demanderesse ne saurait tenter de la faire réviser indirectement par l’entremise d’une demande de contrôle judiciaire de la Décision de réexamen (mémoire des défenderesses aux paras. 23 à 26).

[50]           Les défenderesses soulignent que la jurisprudence de cette Cour interdit clairement à une partie de rechercher la révision de questions tranchées dans une décision antérieure n’ayant pas fait l’objet d’une contestation et ayant par conséquent acquis l’autorité de la chose jugée (citant Remstar Corporation c. Syndicat des employés-es de TQS Inc. (FNC-CSN), 2011 CAF 183 (Remstar); Halifax Employers Association Inc. c. Council of ILA Locals for the Port of Halifax, 2006 CAF 82 (Halifax Employers Association) et Lamoureux c. Association canadienne des pilotes de ligne, [1993] A.C.F. no 1128 (C.A.F.) (Lamoureux)) (mémoire des défenderesses aux paras. 27 à 29).

[51]           Les défenderesses ajoutent que les trois conditions d’application de la règle de la préclusion sont remplies en l’espèce, en ce que : la Décision de rouvrir a déjà tranché la question de savoir si la Commission avait compétence pour rouvrir la Décision initiale et la reconsidérer à nouveau; la Décision de rouvrir le dossier était une décision judiciaire finale et la Décision de rouvrir et les présentes demandes de contrôle judiciaire mettent en jeu les mêmes parties (mémoire des défenderesses aux paras. 30 à 35).

[52]           Au vu de ce qui précède, la demanderesse devait présenter une demande de contrôle judiciaire en temps opportun si elle souhaitait mettre de l’avant ses arguments basés sur le functus officio, sachant qu’elle n’aurait pas l’occasion de les soulever plus tard dans le cadre d’un contrôle de la Décision de réexamen (mémoire des défenderesses aux paras. 36 à 39).

[53]           Subsidiairement, dans l’éventualité où cette Cour rejetait l’argument fondé sur la forclusion, les défenderesses soutiennent que la demande de contrôle visant la Décision de réexamen doit tout de même être rejetée, pour deux motifs.

[54]           Premièrement, la demanderesse a tort de prétendre que la compétence de la Commission se limitait, en vertu de l’exception de l’intention manifeste, à rétablir la structure tarifaire telle qu’elle l’avait initialement indiqué. Les prétentions de la demanderesse reposent sur une prémisse erronée, à savoir que l’intention manifeste de la Commission aurait été de retenir sa proposition de structure tarifaire. Or, « [l]a "Décision de rouvrir" est limpide : la Commission n’a pas accepté la structure tarifaire réellement proposée par la [d]emanderesse, mais a accepté celle qu’elle croyait à tort être ce que la [d]emanderesse avait proposée. [… ] Son intention manifeste était de retenir une proposition qu’elle a par la suite constaté être fondée sur une erreur » (mémoire des défenderesses aux paras. 43 et 44). Partant, la Commission n’a pas jugé ultra petita en annulant sa Décision initiale plutôt que d’en corriger simplement la structure tarifaire comme le suggérait la demanderesse (mémoire des défenderesses au para. 46).

[55]           Deuxièmement, les défenderesses plaident que même si la Commission était functus officio ou avait jugé ultra petita, cette Cour devrait utiliser son pouvoir discrétionnaire pour refuser les réparations exigées par la demanderesse dans les deux demandes de contrôle judiciaire, à savoir de : rétablir la structure tarifaire correspondant à l’intention manifeste de la Commission; ou dans l’alternative, renvoyer le dossier à la Commission pour qu’elle corrige son erreur (mémoire des défenderesses aux paras. 49 et 51). De fait, le premier remède recherché doit d’emblée être écarté, vu l’absence d’intention manifeste de la Commission de retenir la proposition de la demanderesse (mémoire des défenderesses au para. 50). Quant au second remède, les défenderesses arguent qu’il serait inutile de l’accorder en l’instance, comme l’erreur a déjà été constatée puis corrigée par les Décisions de rouvrir et de réexamen (mémoire des défenderesses aux paras. 50, 57 et 63). L’intérêt des parties et le principe de saine administration de la justice militent contre l’intervention de cette Cour (mémoire des défenderesses aux paras. 52 à 56).

[56]           Concernant la prétendue atteinte à l’équité procédurale, les défenderesses sont d’avis que la demanderesse n’a pas réussi à démontrer en quoi la Commission aurait manqué à la règle audi alteram partem. D’une part, la demanderesse n’a pas saisi l’opportunité de demander à la Commission d’être entendue en temps utile. En effet, la demanderesse ne peut reprocher à la Commission d’avoir rendu sa Décision de réexamen et homologué un nouveau tarif sans lui donner l’occasion de se faire entendre alors qu’elle n’a jamais exprimé le souhait de présenter une preuve ou des représentations additionnelles, que ce soit à l’issue de la Décision de rouvrir ou suite à l’ordonnance de la Commission datée du 22 mai 2013 (mémoire des défenderesses aux paras. 74, 75 et 78). La demanderesse n’a pas non plus fait la preuve d’une violation réelle de son droit d’être entendue, n’ayant pas démontré devant cette Cour quelle preuve ou représentation additionnelle elle aurait été privée de soumettre à la Commission (mémoire des défenderesses aux paras. 76 à 78).

[57]           Tenant compte de ce qui précède, la Décision de réexamen par laquelle la Commission a procédé à l’homologation d’un nouveau tarif est raisonnable au sens de l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 (Dunsmuir) en ce qu’elle s’appuie sur la preuve – notamment les redevances reçues par la SODRAC dans les années antérieures pour la distribution de DVD – de même sur un raisonnement transparent et intelligible (mémoire des défenderesses aux paras. 91 à 103 et 105). De plus, la fixation d’une structure tarifaire par la Commission s’inscrit au cœur de son champ de compétence et commande à cet égard un devoir de retenue (mémoire des défenderesses aux paras. 85 à 90 et 104).  

ANALYSE ET DÉCISION

Norme de contrôle applicable

[58]           Les parties s’accordent essentiellement sur les normes de contrôle applicables : l’interprétation du principe du functus officio et les questions d’équité procédurale sont des questions de droit pur qui font appel à la norme de la décision correcte, tandis que l’homologation par la Commission d’un tarif particulier, dans sa Décision initiale ou dans sa Décision de réexamen, doit être examinée à l’aune de la norme de contrôle de la raisonnabilité (Société Radio-Canada c. Sodrac 2003 Inc., 2014 CAF 84 au para. 27; Rogers Communications Inc. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35, aux paras. 10 à 15; Re: Sound v. Fitness Industry Council of Canada, 2014 FCA 48 au para. 42).

Questions en litige

[59]           Les questions qui se dégagent des arguments soulevés par les parties lors de l’audition et dans leur mémoire respectif peuvent être regroupées comme suit :

(1)        La demanderesse est-elle forclose de contester les conclusions de la Commission relatives à son pouvoir de rouvrir et de reconsidérer sa Décision initiale compte tenu que la Décision de rouvrir n’a pas fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire?

(2)        La Commission a-t-elle commis une erreur susceptible de révision en s’autorisant à rouvrir et à réexaminer sa Décision initiale au motif qu’elle avait commis une erreur manifeste?

(3)        La Commission a-t-elle commis une erreur susceptible de révision en refusant de supprimer les mots « par minute » de la table de redevances comme le demandait la demanderesse?

(4)        La Commission a-t-elle commis une erreur susceptible de révision en homologuant un nouveau tarif sans que les parties aient pu faire valoir leurs arguments?

(5)        La Commission a-t-elle commis une erreur susceptible de révision en homologuant un nouveau tarif non soutenu par la preuve?

(6)        La Décision initiale est-elle raisonnable?

Je propose de considérer chacune de ces questions dans l’ordre indiqué.

Première question

[60]           Les défenderesses mettent beaucoup d’emphase sur le fait que la demanderesse serait forclose de contester les conclusions tirées par la Commission dans sa Décision de rouvrir, faute de l’avoir portée en contrôle judiciaire.

[61]           Il est vrai que la demanderesse attaque non seulement le résultat de la Décision de réexamen, mais aussi et surtout le fondement de la Décision de rouvrir, auquel elle consacre de larges portions de son mémoire (mémoire de la demanderesse aux paras. 33 à 57). En effet, la demanderesse identifie le nœud de l’affaire comme étant [traduction] « quelles exceptions, s’il en est, s’appliquent au principe du functus officio, et à quel point l’application correcte de ce type d’exceptions aurait permis à la Commission de rouvrir la Décision originale » (mémoire de la demanderesse au para. 37).

[62]           L’argument de la demanderesse chevauche à la fois la Décision de rouvrir et la Décision de réexamen : selon elle, seule l’exception de l’intention manifeste permettait à la Commission de rouvrir le dossier, et par voie de conséquence, la Commission était limitée, en réexaminant le dossier, à donner effet à cette intention. Ce chevauchement est d’ailleurs évident à la lecture du mémoire de la demanderesse, où les deux décisions sont abordées d’un même souffle (mémoire de la demanderesse au para. 48):

Même si la Commission aurait pu rouvrir la Décision originale en vertu de l’exception de l’intention manifeste, la Commission n’avait pas le pouvoir d’apporter des modifications additionnelles au taux de redevance sur les DVD ou à la structure tarifaire; elle ne pouvait modifier la Décision originale que dans la mesure nécessaire pour donner effet à ce que la Commission a précisément dit qu’elle voulait faire, soit d’accepter la proposition de redevance sur les DVD soumise par la ACDEF (sans le plafond proposé de 1,2 % des revenus). Agir autrement équivaudrait pour la [traduction] « Commission à infirmer sa propre décision ».

[Soulignement dans le texte original]

[63]           Je note à cet égard que ce n’est pas la Décision de rouvrir comme telle qui créait problème. La demanderesse était d’avis que la Commission avait le droit de rouvrir dans la mesure où ceci menait à l’adoption de sa structure tarifaire puisque dans sa perspective, il s’agissait là du seul aboutissement légitime possible. Elle escomptait obtenir ce résultat soit devant la Commission ou dans le cadre d’un contrôle judiciaire éventuel. De la même façon, la Décision de rouvrir dérangeait peu les défenderesses dans la mesure où l’exercice aboutissait à l’homologation d’un tarif autre que celui proposé par la demanderesse et qui leur était acceptable. Dans la perspective des parties, ce n’est pas la Décision de rouvrir qui importait mais bien le correctif que la Commission allait apporter au tarif homologué suite à cette décision.

[64]           Normalement, le correctif est prononcé en même temps que la Décision de rouvrir. En effet, l’erreur reconnue par un jugement en réexamen et le correctif qui s’impose vont généralement de pair (voir par exemple les décisions en réexamen rendues en vertu de la Règle 397 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, notamment Le Corre c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 238; Besse c.Canada, [2000] 1 C.T.C. 174 (C.A.); Mondel Transport Inc. v. Afram Lines Ltd., [1990] 3 F.C. 701; and Polylok Corp. v. Montreal Fast Print (1975) Ltd., [1984] 1 F.C. 713 (C.A.). La Commission a cependant choisi de scinder le processus en deux étapes en précisant son correctif quelques mois après avoir rendu sa Décision de rouvrir.

[65]           Il est vrai que les motifs émis en date du 26 avril 2013 afin de justifier la Décision de rouvrir laissent présager que la Commission n’allait pas homologuer le tarif proposé par la demanderesse. Mais, comme l’a expliqué l’avocat de la demanderesse lors de l’audition, l’on ne se porte pas en contrôle judiciaire à l’encontre de motifs, et sa position était et demeure toujours que la Commission était en droit de rouvrir l’instance.

[66]           Je rappelle que la Décision de réexamen a été rendue nécessaire par l’annulation de la Décision initiale que la Commission a prononcée dans sa Décision de rouvrir. La présente situation doit à ce titre être distinguée des décisions Halifax Employers Association, Remstar et Lamoureux citées par les défenderesses. Ces affaires réitèrent le principe selon lequel une décision non contestée ne saurait être attaquée indirectement dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire d’un réexamen subséquent. Dans la présente affaire, la demanderesse a déposé à la fois des demandes de contrôle judiciaire de la Décision initiale et de la Décision de réexamen.

[67]           Finalement, compte tenu du déroulement des procédures devant la Commission, je ne vois pas comment cette Cour pourrait contrôler la Décision de réexamen sans considérer la Décision de rouvrir. En fait, la Décision de rouvrir s’inscrit dans un continuum commençant par la Décision initiale et se concluant par la Décision de réexamen. L’argument des défenderesses basé sur la forclusion doit donc être rejeté.

Deuxième question

[68]           La Commission a le pouvoir de rouvrir une décision rendue en se fondant soit sur l’article 66.52 de la Loi sur le droit d’auteur ou sur une jurisprudence bien établie qui reconnaît aux tribunaux administratifs le droit de corriger des lapsus ou autres types d’erreurs commises par inadvertance. En l’occurrence, c’est afin de corriger ce que la Commission a elle-même identifié comme étant une erreur manifeste qu’elle s’est autorisée à rouvrir l’instance.

[69]           Selon moi, la Commission a eu tort de s’arroger le pouvoir de rouvrir le dossier pour  ce motif. La correction d’une erreur manifeste ne compte pas parmi les exceptions reconnues à la règle du functus officio, pas plus qu’elle ne constitue un motif de réexamen au titre de l’article 66.52 de la Loi sur le droit d’auteur, lequel autorise la Commission à modifier sa décision pour tenir compte d’une évolution des circonstances qui lui serait postérieure.

[70]           La Commission s’est mal dirigée en droit en citant trois décisions de la Cour du Banc de la Reine du Québec – Munger, Fortin et Paré – lesquelles n’appuient aucunement l’idée qu’un tribunal administratif puisse revenir sur une de ses décisions sur le fondement d’une erreur manifeste. Ces décisions vont plutôt dans le sens des enseignements de la Cour suprême dans Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848 (Chandler), suivant lesquels :

En règle générale, lorsqu'un tel tribunal a statué définitivement sur une question dont il était saisi conformément à sa loi habilitante, il ne peut revenir sur sa décision simplement parce qu'il a changé d'avis, parce qu'il a commis une erreur dans le cadre de sa compétence, ou parce que les circonstances ont changé.  Il ne peut le faire que si la loi le lui permet ou s'il y a eu un lapsus ou une erreur au sens des exceptions énoncées dans l'arrêt [Paper Machinery Ltd. v. J. O. Ross Engineering Corp., [1934] R.C.S. 186 à la p. 188, soit]  […]

1. lorsqu'il y avait eu lapsus en la rédigeant ou

2. lorsqu'il y avait une erreur dans l'expression de l'intention manifeste de la cour.  […]

[Mon soulignement]

[71]           Or, dans sa Décision de rouvrir, la Commission a précisément écarté ces deux exceptions à la règle du functus officio, affirmant : que l’erreur dans la Décision initiale n’était pas une simple erreur d’écriture (motifs au para. 16); et qu’il ne s’agit pas en l’espèce de donner effet à l’intention de la Commission, qui n’était de toute manière pas manifeste (motifs au para. 29). La Commission s’est à tort fiée sur le concept d’erreur manifeste qui ne lui était d’aucun secours pour justifier la réouverture de la Décision initiale.

[72]           À mon avis, il incombe à la Cour d’appel fédérale, saisie d’une demande de contrôle judiciaire, de se prononcer sur la validité de la Décision initiale. En agissant comme elle l’a fait, la Commission paraît avoir procédé au contrôle judiciaire de sa propre décision, en empruntant de surcroît la norme de contrôle applicable en appel.

[73]           Comme le reconnaît la Commission, l’erreur qu’elle a commise n’est pas de la nature d’une simple erreur d’écriture et contrairement à ce qu’elle affirme, elle ne peut non plus être attribuée à une « inadvertance » ou une « distraction » (Décision de rouvrir au para. 27). Seule la mauvaise compréhension par la Commission de la question qui était au cœur du litige (i.e. la structure tarifaire proposée par l’une des parties) peut expliquer l’erreur qui fut commise. Ce type d’erreur si manifeste soit-elle n’est pas parmi celles qui permettent qu’une exception soit faite à la règle du functus officio.

[74]           Je ne crois pas non plus que la flexibilité accrue qui doit être démontrée à l’égard des tribunaux administratifs dans l’application de la règle du functus officio pouvait permettre d’en arriver au résultat contraire (Chandler aux pp. 861 et 862). En effet, cette flexibilité accrue bien qu’importante, ne permet pas d’ajouter aux exceptions reconnues à la règle du functus officio (Metropolitan Toronto Police Services Board (Re), 1997 CanLII 11673 (ON IPC) à la page 5; Herzig c. Canada, 2002 CAF 36 au para. 16). C’est précisément ce qu’il faudrait faire pour permettre à la Commission de corriger son erreur manifeste.

[75]           Il s’ensuit que la Commission n’avait pas le pouvoir de réexaminer la Décision initiale afin de corriger l’erreur qu’elle a identifiée.

Troisième question

[76]           Selon la demanderesse, la Commission pouvait et devait faire exception à la règle de la finalité des décisions, mais à la seule fin de supprimer les mots « par minute »  dans la table de redevance. Plutôt que de retourner l’affaire devant la Commission, la demanderesse nous suggère de rendre la décision que celle-là aurait dû rendre. Selon la demanderesse, il s’agit-là de la mesure appropriée puisque l’intention manifeste de la Commission à la lecture de la Décision initiale était d’homologuer la structure tarifaire telle que proposée.

[77]           Il n’y a pas de doute que l’ajout des mots « par minute » de façon involontaire ou par inadvertance le cas échéant pourrait nous permettre d’apporter le correctif proposé par la demanderesse. Cependant, encore faudrait-il démontrer que la Commission avait eu l’intention manifeste d’adopter le tarif de la demanderesse et que ces deux mots furent ajoutés par inadvertance.

[78]           Contrairement à ce qu’affirme la demanderesse, je ne crois pas qu’il soit possible d’identifier l’intention manifeste de la Commission à la lecture de la Décision initiale de sorte que la règle de la finalité des décisions ne peut être contournée en fonction de ce critère.

[79]           Les parties divergent quant à leur interprétation de l’intention manifeste de la Commission et se rabattent à toutes fins pratiques sur différents passages de ces décisions pour étayer leur position. Ainsi, la demanderesse invoque le paragraphe 176 de la Décision initiale pour démontrer que la Commission avait l’intention d’accepter sa structure tarifaire telle qu’effectivement proposée (mémoire de la demanderesse au para. 44). De leur côté, les défenderesses s’appuient sur la Décision de rouvrir pour soutenir que la Commission n’a jamais eu l’intention de retenir la proposition de structure tarifaire de l’ACDEF (mémoire des défenderesses aux paras. 43 et 45).

[80]           Pour se prévaloir de l’exception de l’intention manifeste, encore faut-il être en mesure de comprendre ce que le décideur administratif entendait faire :

[traduction] En vertu du principe du functus officio un tribunal ne peut réexaminer une question qu’il a tranchée de façon définitive. Il existe cependant des exceptions.  Une de ces exceptions est qu’il est loisible au tribunal de réexaminer une question si la prise de cette mesure s’avère nécessaire pour donner suite à son « intention manifeste ».  Pour appliquer cette exception, il convient de déterminer ce en quoi consistait l’« intention manifeste » et, de déterminer ensuite si les termes contestés permettent de donner suite à cette intention. (Nova Scotia Government and General Employees Union c. Capital District Health Authority, 2006 NSCA 85 (CanLII), au par. 22)

[Mon soulignement]

[81]           Pour être « manifeste », l’expression d’une intention exige logiquement un certain degré de clarté (Health & Wellness (P.E.I.) v. CUPE, 2011 PESC 1 (CanLII) aux paras. 50 et 51) :

[50]      L’étape suivante de l’analyse consiste à déterminer le sens de l’expression « intention manifeste ».  Le Black's Law Dictionary offre la définition suivante de l’adjectif « manifeste » : 

[traduction] Facilement perceptible par les sens, particulièrement par la vue, dont la compréhension est évidente, qui se conçoit de façon évidente, n’offrant pas de sens obscur ou caché; aussi synonyme d’accessible, claire, visible, non équivoque, indubitable, non contestable, évident et allant de soi 

[51]      L’Oxford English Dictionary définit l’adjectif « manifeste » de la façon suivante :

[traduction]

1.   Qui se dévoile aisément à la vue, à l’esprit ou au jugement; être visible ou compréhensible; évident

[82]           Cette clarté fait défaut en l’espèce. Dans la Décision de rouvrir, la Commission reconnaît que son intention n’était pas d’adopter la proposition de la demanderesse telle que véritablement proposée : de fait, « [e]lle a cru s’inspirer d’une structure tarifaire alors qu’elle en a homologué une autre » (motifs au para. 27). La Décision de rouvrir fait également état de l’impossibilité d’identifier l’intention manifeste de la Commission dans la Décision initiale. En effet, en constatant avoir commis une erreur manifeste, la Commission indique que « cela suffit à rouvrir l’affaire, et ce, même si l’intention de la Commission − la structure tarifaire qu’elle aurait homologuée si elle avait bien saisi la position de l’ACDEF − n’est pas manifeste »  [mon soulignement] (motifs au para. 29).

[83]           Indépendamment de la Décision de rouvrir, il est à mon sens impossible de déceler l’intention manifeste de la Commission. En effet, le paragraphe 166 des motifs de la Décision initiale contient une contradiction inhérente qui empêche de tirer quelque conclusion quant à l’intention de la Commission. De fait, cette dernière dit d’une part accepter la position de la demanderesse, tout en fixant d’autre part un taux de redevances « par copie, par minute », lequel excède largement ce qui était proposé par la demanderesse. Il pourrait s’agir là d’une simple erreur cléricale – avec l’ajout inopportun des mots « par minute » – comme le fait valoir la demanderesse, ou encore l’aboutissement d’une mauvaise compréhension du tarif proposé par la demanderesse. Le reste de la Décision initiale ne permet pas de résoudre cette question ou d’apporter quelque éclairage concernant l’intention de la Commission.

[84]           Il ressort donc qu’une intention manifeste ne peut être discernée de la Décision initiale dans un sens ou l’autre de sorte qu’aucune exception reconnue au principe du functus officio ne permettait à la Commission de rouvrir sa décision. C’est donc que cette Cour ne pourrait aspirer corriger elle-même l’erreur commise comme le réclame la demanderesse. 

Quatrième et cinquième questions

[85]           Étant donné que la Décision de réexamen a été rendue sans compétence, il n’y a pas lieu de s’attarder sur la question à savoir si la Commission pouvait rendre cette décision sans avoir entendu les parties, ou si elle a homologué un tarif qui n’est pas soutenu par la preuve. Je crois cependant utile d’affirmer que la Décision de réexamen dispose de questions de droit substantif lesquelles ne pouvaient être traitées sans l’apport des parties. Notamment, la Commission ne pouvait conclure qu’un nouveau tarif était de mise parce que la grille proposée par la demanderesse était « déraisonnablement basse » sans donner à cette dernière l’occasion de démontrer le contraire (Décision de réexamen au para. 16).

Sixième question

[86]           La sixième question porte sur la raisonnabilité de la Décision initiale. Pour les motifs qui précèdent, force est de conclure que la Décision initiale ne rencontrait pas les critères de transparence et d’intelligibilité prescrits par l’arrêt Dunsmuir. De fait, en disant choisir une structure tarifaire et en homologuant une autre, la Commission a par la même occasion affirmé tout et son contraire, ce qui rend sa décision déraisonnable.

DISPOSITION

[87]           Même si la demanderesse a émis l’opinion que l’affaire ne devrait pas être retournée à la Commission, au motif que celle-ci manquerait d’impartialité requise pour en traiter, elle a de fait abandonné cette position en demandant à titre subsidiaire que l’affaire lui soit retournée (voir le para. 34 ci-haut).

[88]           Je suis donc d’avis d’accorder les deux demandes de contrôle judiciaire, d’annuler la Décision initiale et la Décision de réexamen et c’est avec réticence que je conclus, compte tenu des efforts déployés à ce jour, que l’affaire doit être retournée devant la Commission afin qu’elle puisse ré-initier et compléter dans les meilleurs délais possibles le processus visant à l’homologation d’un nouveau tarif pour les années 2009 à 2012. Dans l’intérim, le tarif SODRAC 2004-2008 demeurera en vigueur. La demanderesse aura droit à ses dépens dans les deux dossiers pour les procédures entreprises avant l’ordonnance de consolidation, et à un seul jeu de dépens dans le dossier A-265-13 pour les procédures subséquentes.

« Marc Noël »

Juge en chef

« Je suis d’accord

Johanne Trudel j.c.a. »

« Je suis d’accord

Richard Boivin j.c.a. »



DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

Loi sur le droit d’auteur (L.R.C. (1985), ch. C-42)

Copyright Act (R.S.C., 1985, c. C-42)

Modifications de décisions

Variation of decisions

 La Commission peut, sur demande, modifier toute décision concernant les redevances visées au paragraphe 68(3), aux articles 68.1 ou 70.15 ou aux paragraphes 70.2(2), 70.6(1), 73(1) ou 83(8), ainsi que les modalités y afférentes, en cas d’évolution importante, selon son appréciation, des circonstances depuis ces décisions.

 A decision of the Board respecting royalties or their related terms and conditions that is made under subsection 68(3), sections 68.1 or 70.15 or or subsections 70.2(2), 70.6(1), 73(1) or 83(8) may, on application, be varied by the Board if, in its opinion, there has been a material change in circumstances since the decision was made.

Dépôt d’un projet de tarif

Filing of proposed tariffs

 (1) Les sociétés de gestion peuvent déposer auprès de la Commission, au plus tard le 31 mars précédant la cessation d’effet d’un tarif homologué au titre du paragraphe 70.15(1), un projet de tarif, dans les deux langues officielles, des redevances à percevoir pour l’octroi de licences.

 (1) Each collective society referred to in section 70.1 may, on or before the March 31 immediately before the date when its last tariff approved pursuant to subsection 70.15(1) expires, file with the Board a proposed tariff, in both official languages, of royalties to be collected by the collective society for issuing licences.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

A-265-13

A-525-12

 

INTITULÉ :

CANADIAN ASSOCIATION OF FILM DISTRIBUTORS AND EXPORTERS c. SOCIETY FOR REPRODUCTION RIGHTS OF AUTHORS, COMPOSERS AND PUBLISHERS IN CANADA (SODRAC) INC. et SODRAC 2003 inc.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 septembre 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE EN CHEF NOËL

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE BOIVIN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 OCTOBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Mark Hayes

 

Pour la demanderesse

 

Chantal Poirier

 

Pour les défenderesses

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hayes eLaw LLP

Toronto, Ontario

 

Pour la demanderesse

 

Matteau Poirier avocats Inc.

Montréal, Québec

Pour les défenderesses

 

 

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