Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20141015


Dossier : A‑101‑14

Référence : 2014 CAF 231

CORAM :

LE JUGE NADON

LA JUGE DAWSON

LA JUGE TRUDEL

 

ENTRE :

 

WESTSHORE TERMINALS LIMITED PARTNERSHIP par l’entremise de son commandité WESTSHORE TERMINALS LTD., WESTSHORE TERMINALS INVESTMENT CORPORATION et WESTAR MANAGEMENT LTD.

 

appelantes

 

et

 

LEO OCEAN, S.A., KAWASAKI KISEN KAISHA LIMITED (‘K’‑LINE) ET LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LES NAVIRES « CAPE APRICOT », « ASIAN GYRO », « BORON NAVIGATOR », « CIELO DI AMALFI », « LEO ADVANCE », « LEO AUTHORITY », « LEO FELICITY », « LEO MONO », « LEO OSAKA », « LEO PERDANA », « MEDI GENOVA », « MOL PARAMOUNT », « MOL SOLUTION », « OOCL OAKLAND », « ROYAL ACCORD », « ROYAL CHORALE » et « ROYAL EPIC »

 

intimés

 

et

 

TOKEI KAIUN COMPANY LIMITED, JEFFREY MCDONALD, SEASPAN ULC, « SEASPAN OSPREY », « SEASPAN RESOLUTION » et « CHARLES H. CATES VII »

 

défendeurs

 

Audience tenue à Vancouver (Colombie‑Britannique), le 9 juin 2014.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 15 octobre 2014.

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :

LE JUGE NADON

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE DAWSON

LA JUGE TRUDEL


Date : 20141015


Dossier : A‑101‑14

Référence : 2014 CAF 231

CORAM :

LE JUGE NADON

LA JUGE DAWSON

LA JUGE TRUDEL

 

ENTRE :

 

WESTSHORE TERMINALS LIMITED PARTNERSHIP par l’entremise de son commandité WESTSHORE TERMINALS LTD., WESTSHORE TERMINALS INVESTMENT CORPORATION et WESTAR MANAGEMENT LTD.

 

appelantes

 

et

 

LEO OCEAN, S.A., KAWASAKI KISEN KAISHA LIMITED (‘K’‑LINE) ET LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LES NAVIRES « CAPE APRICOT », « ASIAN GYRO », « BORON NAVIGATOR », « CIELO DI AMALFI », « LEO ADVANCE », « LEO AUTHORITY », « LEO FELICITY », « LEO MONO », « LEO OSAKA », « LEO PERDANA », « MEDI GENOVA », « MOL PARAMOUNT », « MOL SOLUTION », « OOCL OAKLAND », « ROYAL ACCORD », « ROYAL CHORALE » et « ROYAL EPIC »

 

intimés

 

 

 

et

 

TOKEI KAIUN COMPANY LIMITED, JEFFREY MCDONALD, SEASPAN ULC, « SEASPAN OSPREY », « SEASPAN RESOLUTION » et « CHARLES H. CATES VII »

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NADON

I.                   INTRODUCTION

[1]               Par le présent appel, les appelantes demandent l’annulation d’une ordonnance (2014 CF 136) rendue par madame la juge Heneghan (la juge) le 7 février 2014, dans laquelle elle a tiré la conclusion qu’une entente exécutoire avait été conclue par les appelantes, aux termes de laquelle celles‑ci avaient convenu de renoncer à leur droit de saisir les navires jumeaux du navire de l’intimée Leo Ocean, S.A. (Leo), le Cape Apricot (le navire), en contrepartie de la fourniture par Leo d’une garantie à l’égard de leur demande d’indemnisation contre le navire.

[2]               La juge a en outre conclu qu’aux termes du paragraphe 43(8) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7 (la Loi), les appelantes ne pouvaient pas saisir à la fois le Cape Apricot, le navire qui avait causé les dommages ayant donné lieu à la demande d’indemnisation des appelantes, et un navire jumeau de celui‑ci. Les dispositions législatives pertinentes sont reproduites en annexe des présents motifs.

[3]               Par les motifs qui suivent, je suis d’avis que les conclusions de la juge sont bien fondées et que l’appel devrait donc être rejeté.

II.                LES FAITS

[4]               Les faits pertinents ne sont pas vraiment controversés entre les parties, mais il existe un différend réel en ce qui concerne les conséquences juridiques qui en découlent. Un bref résumé des faits suffira donc pour mettre convenablement en contexte les questions en litige.

[5]               Le navire appartient à Leo. Le 7 décembre 2012, alors qu’il se trouvait au terminal portuaire des appelantes, situé à Roberts Bank dans le port de Vancouver (Colombie‑Britannique), le navire a heurté et endommagé une partie du pont sur chevalets menant du rivage au poste d’amarrage no 1 du terminal.

[6]               À la suite de cet incident, le poste d’amarrage no 1 n’a pu être utilisé jusqu’à ce que les réparations soient effectuées et que certaines pièces soient remplacées. Il avait été estimé à l’époque pertinente qu’il faudrait au moins deux mois, sinon plus, pour remettre le poste d’amarrage en bon état de fonctionnement, et que, pour cela, les appelantes seraient appelées à engager des dépenses de l’ordre de 60 millions de dollars.

[7]               Après la collision, le navire a été envoyé au poste d’amarrage no 2 du terminal portuaire, le seul poste d’amarrage restant, où l’on a commencé le chargement du charbon.

[8]               Le 7 décembre 2012, les appelantes ont intenté une action devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique (la CSCB) et elles ont saisi le navire au poste d’amarrage no 2.

[9]               Entre le 7 décembre 2012 et le 11 décembre 2012, les parties, par l’entremise de leurs avocats respectifs – soit Peter Roberts pour les appelantes et Gary Wharton pour Leo – ont négocié la levée de la saisie pratiquée contre le navire. Plus précisément, leurs négociations ont porté sur le montant de la garantie à être fournie pour obtenir la mainlevée de la saisie du navire et sur la possibilité de saisir des navires jumeaux pour que la garantie réponde aux exigences des appelantes.

[10]           Au cours des négociations, M. Wharton a signalé à M. Roberts que, selon lui, la valeur de la garantie que les appelantes pouvaient obtenir à l’égard de leur réclamation ne pouvait excéder la valeur du navire et que le droit de saisir un navire jumeau était « faible ».

[11]           Par courriel daté du 11 décembre 2012, M. Wharton a avisé M. Roberts que Leo et la mutuelle de protection et d’indemnisation des armateurs japonais (« la Mutuelle ») lui avaient donné instruction de fournir une lettre d’engagement (la LE) prévoyant une garantie de 26 millions de dollars en contrepartie de la mainlevée de la saisie du navire.

[12]           En bref, la LE stipulait que 1) la Mutuelle et Leo reconnaissaient la compétence de la CSCB ainsi que celle de la Cour fédérale, 2) qu’elles s’engageaient à fournir sur demande un cautionnement d’un montant d’au plus 26 millions de dollars américains, et 3) que [traduction] « les modalités de la [LE] ne restreign[aient] pas » les recours des appelantes et les sommes recouvrables par elles pour dommages subis.

[13]           En contrepartie de la LE, les appelantes devaient accepter de donner mainlevée de la saisie du navire et convenir de s’abstenir de saisir tout autre navire appartenant à Leo.

[14]           À la suite de la réception du courriel de M. Wharton, M. Roberts l’a informé que les appelantes acceptaient les modalités de la LE, sous réserve de certaines modifications mineures. Dans un courriel envoyé à M. Wharton à 8 h 09 le 11 décembre 2012, M. Roberts a écrit : [traduction] « Après que vous m’aurez envoyé une copie signée, je consentirai à donner mainlevée de la saisie et, par la suite, je déposerai auprès de la CSCB la mainlevée demandée ».

[15]           À 10 h 29 le 11 décembre 2012, la copie signée de la LE a été envoyée à M. Roberts avec un projet de mainlevée de saisie.

[16]           Peu après, les appelantes ont changé d’avis au sujet de l’entente consignée dans la LE. Plus précisément, lors d’une conférence téléphonique à laquelle ont participé MM. Wharton et M. Roberts ainsi que M. David McEwen – un avocat très réputé en droit maritime qui possède une vaste expérience en matière de saisie de navires, et qui intervenait également à titre conseiller juridique des appelantes, – ces dernières ont informé M. Wharton qu’elles n’acceptaient pas la clause de la LE les empêchant de saisir un navire jumeau du Cape Apricot. M. Wharton a pour sa part répondu à MM. Roberts et McEwen qu’il y avait une entente exécutoire et que Leo avait donc le droit d’exiger la mainlevée de la saisie de son navire.

[17]           Par suite de leur désaccord, les parties ont convenu de demander la tenue d’une audience devant la CSCB dans l’après‑midi en vue de régler la situation. M. McEwen a demandé à M. Wharton de consentir à ce que le navire soit déplacé du poste d’accostage no 2, mais ce dernier a refusé d’accéder à cette demande jusqu’à ce que la Cour ait statué sur les modalités de la mainlevée.

[18]           Les parties ont comparu plus tard ce jour‑là devant un juge de la CSCB, et les appelantes ont sollicité une ordonnance permettant que le navire soit déplacé. Toutefois, la juge a retenu la thèse de Leo portant que le navire ne pouvait pas être déplacé jusqu’à ce que la question du caractère exécutoire de l’entente ait été tranchée, et elle a remis l’audition de l’affaire au lendemain.

[19]           Pour éviter d’autres retards, les parties ont convenu de conclure une deuxième LE, dont les clauses seraient semblables à celles de la première, sauf qu’elle ne comporterait pas la clause relative à la renonciation à la saisie de tout navire jumeau. Il a également été convenu que la deuxième LE ne serait exécutoire que si un juge déclarait que la première LE n’était pas exécutoire et qu’en droit canadien un demandeur pouvait saisir à la fois le navire fautif et un navire jumeau.

[20]           Aussi bien devant la juge que devant nous, les appelantes ont affirmé que leur consentement à la première LE ne les liait pas. Leo a, quant à elle, affirmé que l’entente est exécutoire et qu’il n’y a aucun motif de conclure le contraire.

III.             LES OBSERVATIONS DES APPELANTES

[21]           J’exposerai maintenant les observations des appelantes, ce qui permettra de comprendre pourquoi les parties diffèrent sur le caractère exécutoire de l’entente consignée dans la première LE. Leurs observations concernent les deux questions dont la Cour est saisie dans le cadre du présent appel, à savoir la question du caractère exécutoire de l’entente et celle de savoir si, en vertu du paragraphe 43(8) de la Loi, il était loisible aux appelantes de saisir non seulement le navire mais aussi un de ses navires jumeaux.

[22]           Les appelantes diffèrent en premier lieu sur la question posée par le paragraphe 43(8) de la Loi. Elles affirment que la juge a commis une erreur en concluant qu’elles ne pouvaient pas saisir plus d’un navire.

[23]           Au soutien de leur thèse, les appelantes invoquent l’enseignement de la décision du protonotaire Hargrave, Norcan Electrical Systems Inc. c. FB XIX (Le), [2003] A.C.F. no 904, 2003 CFPI 702 (Norcan), dans laquelle, au paragraphe 14, il s’est dit d’avis que la législation canadienne ne restreint pas le nombre de navires jumeaux pouvant être saisis. Les appelantes s’appuient également sur le point de vue exprimé par le professeur William Tetley, c.r., dans ses textes doctrinaux  – notamment Maritime Liens and Claim, 2e éd (Montréal : International Shipping Publications, 1998), aux pages 1041‑1042, « Arrest Attachment and Related Maritime Procedures », Tulane Law Review, (1999), vol. 73, aux pages 1895‑1924 [Arrest Attachment], et International Maritime and Admiralty Law, (Toronto : Carswell, 2003), aux pages 776‑778, – selon lequel, suivant la législation canadienne, le demandeur peut saisir plus d’un navire pour garantir une réclamation.

[24]           Les appelantes affirment que la juge a commis une erreur en ne tenant pas compte des points de vue du protonotaire Hargrave et du professeur Tetley. Elles ajoutent que la juge a eu tort de tenir compte de la Convention internationale pour l’unification de certaines règles sur la saisie conservatoire des navires de mer (10 mai 1952), 439 R.T.N.U. 193 [la Convention de 1952 sur les saisies], laquelle dispose que le réclamant peut saisir soit le « navire fautif » ou « tout autre navire » appartenant au propriétaire du navire fautif. Les appelantes signalent que le Canada n’a pas ratifié la Convention de 1952 sur les saisies, et qu’il ne l’a fait figurer en annexe d’aucune loi. Elles affirment qu’au contraire le Canada a adopté une disposition législative, soit le paragraphe 48(3) de la Loi, qui ne limite nullement le nombre de navires que le demandeur peut saisir pour garantir sa réclamation.

[25]           Ainsi, selon les appelantes, non seulement la juge n’a‑t‑elle pas interprété le paragraphe 43(8) « de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet », comme l’exige l’article 12 de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I‑21, mais elle a opté pour  une interprétation atténuée au paragraphe 43(8), de manière à le rendre compatible avec la Convention de 1952 sur les saisies.

[26]           Les autres observations des appelantes portent sur la question de l’erreur qui, selon elles, rend l’entente consignée dans la première LE inexécutoire. En bref, les appelantes affirment qu’au cours des négociations qui ont mené à l’entente litigieuse du 11 décembre 2012, M. Wharton, avocat chevronné en droit maritime, a indiqué au conseiller juridique des appelantes, M. Roberts, qui n’avait aucune expérience dans le domaine des saisies et des mainlevées de saisies de navires, que la garantie ne pouvait pas dépasser la valeur du navire et que le droit des appelantes de saisir un navire jumeau était, tout au plus, [traduction] « faible », et que c’est sur la foi de ces conseils que M. Roberts a accepté les modalités de la première LE.

[27]           Les appelantes ajoutent que les conseils donnés par M. Wharton à M. Roberts, que celui‑ci croyait bien fondés, étaient erronés. À leur avis, il est clair que plus d’un navire peut être saisi aux termes de la législation canadienne et que la garantie n’est pas plafonnée à la valeur du navire fautif. Plus précisément, elles affirment qu’elles étaient en droit d’obtenir une garantie allant au‑delà de la valeur de navire saisi, soit une somme représentant les intérêts qui s’accumuleraient si la pleine valeur du navire saisi avait été déposée à la Cour.

[28]           Ainsi, les appelantes affirment qu’en raison de cette erreur commune de M. Wharton et M. Roberts, concernant le montant de la garantie à laquelle les appelantes avaient droit et le nombre de navires que les appelantes pouvaient saisir, l’entente doit être annulée.

[29]           Il s’agissait, selon les appelantes, d’une erreur de droit qui a annihilé le fondement de l’entente consignée dans la première LE.

[30]           À la page 39 de leur mémoire des faits et du droit, les appelantes exposent leur argument comme suit :

[traduction] En l’espèce, la croyance erronée des deux parties que le montant de la garantie ne pouvait pas dépasser la valeur du navire et que les appelantes ne pouvaient pas saisir un navire jumeau était un fondement de l’entente. L’estimation de la valeur de la réclamation dépassait largement la valeur du navire. Les parties contractantes entendaient fournir (Leo) et obtenir (Westshore) la garantie maximale permise par la loi. La restriction de la garantie à la valeur du navire était une erreur commune touchant l’essence du contrat, puisque l’objet de la LE était d’obtenir une garantie couvrant les pertes de Westshore. La valeur du navire comme plafond et la renonciation aux droits dans les navires jumeaux sont les facteurs qui ont joué un rôle déterminant dans l’établissement de la garantie.

[31]           En conséquence, les appelantes demandent qu’il soit déclaré, d’une part, qu’il n’y a aucune entente exécutoire entre elles et Leo résultant de la première LE excluant la saisie d’un navire jumeau, et d’autre part, que le paragraphe 43(8) de la Loi leur permet de saisir des navires jumeaux du navire de manière à obtenir une garantie additionnelle à l’égard de leur réclamation.

IV.             ANALYSE

A.                La LE lie‑t‑elle les appelantes?

[32]           Je discuterai d’abord la question relative à l’entente consignée dans la première LE. À mon avis, la juge a conclu à bon droit qu’il n’y avait aucune erreur susceptible de vicier l’entente. Puisque je retiens essentiellement son raisonnement sur cette question, j’exposerai ses motifs plus en détails.

[33]           La juge a commencé son analyse en reconnaissant qu’un contrat pouvait être annulé en raison d’erreurs, commises par une des parties ou par les deux parties, d’où absence d’accord de volontés : voir Colonial Investments c. Bortland, (1911), 1 WWR 171, 19 WLR 588.

[34]           La juge s’est ensuite penchée sur la première allégation d’erreur des appelantes, à savoir que M. Wharton avait informé M. Roberts que le droit de saisir plus d’un navire était faible et donc peu utile aux appelantes. L’examen des éléments de preuve produits à cet égard, à savoir les affidavits de MM. Roberts et Wharton, et celui de M. Nick Desmarais, avocat et secrétaire des appelantes, l’a amenée à conclure que M. Wharton n’avait donné aucun conseil à M. Roberts. De l’avis de la juge, M. Wharton, à titre de conseiller juridique de Leo, avait de toute évidence l’obligation de conseiller son client, mais non M. Roberts ni les appelantes.

[35]           Ensuite, elle a discuté les allégations des appelantes portant que M. Roberts n’avait aucune expérience en matière de saisie de navires, et relevé que c’était pour cette raison qu’elles avaient retenu les services de M. McEwen, auprès duquel M. Roberts pouvait obtenir des conseils. Si M. Roberts nourrissait des doutes sur certaines des questions discutées avec M. Wharton, il lui était donc loisible de consulter M. McEwen.

[36]           Étant donné que les clauses de la LE avaient été librement négociées par les avocats des appelantes et de Leo, et puisqu’aucune erreur susceptible de vicier l’entente n’avait été détectée, les parties étaient tenues de donner effet à leur entente. En outre, la juge a clairement affirmé qu’elle n’était pas convaincue que l’opinion de M. Wharton était erronée. En dernière analyse, elle a conclu, tout comme moi, qu’il n’existe aucun droit de saisir plus d’un navire.

[37]           En ce qui concerne la deuxième allégation d’erreur des appelantes, à savoir que M. Wharton avait signalé à M. Roberts que la garantie était plafonnée à la valeur du navire fautif, la juge a également conclu à l’absence d’erreur.

[38]           Selon elle, l’opinion de M. Wharton était bien fondée. Pour tirer cette conclusion, la juge a cité la décision Norcan, par laquelle le protonotaire Hargrave, au paragraphe 10 de ses motifs, s’appuyant sur les arrêts Staffordshire, The (1872), 1 Asp. M.L.C. 365 (P.C.), à la page 372, et Charlotte, The, [1920] P. 78 (Adm.), à la page 80, ainsi que sur l’ouvrage de Kenneth C. McGuffie, P.A. Fugeman et P.C. Gray, British Shipping Laws: Admiralty Practice, vol. 1 (Londres : Stevens & Sons Ltd., 1964), à la page 140, a conclu que le droit du demandeur à un cautionnement était plafonné à la valeur du navire fautif.

[39]           Je ne vois aucune raison de modifier les conclusions de la juge au sujet des erreurs alléguées. J’ajouterais qu’il ressort clairement des éléments de preuve que toutes les personnes concernées, à savoir MM. Roberts, McEwen et Wharton, avaient des doutes quant à savoir si les appelantes pouvaient saisir un navire jumeau en plus de saisir le navire fautif, puisque, à ce jour, ni la Cour fédérale ni la Cour d’appel fédérale ni aucune autre cour de justice canadienne ne s’étaient véritablement prononcées sur cette question.

[40]           Selon M. Wharton, ce droit était [traduction] « faible », tandis que M. McEwen croyait qu’il y avait de bons arguments à faire valoir en faveur de la saisie de plus d’un navire. C’est dans ce contexte que la première LE a été négociée. J’estime qu’il était loisible aux appelantes de refuser de signer la première LE et de s’en remettre aux juges.

[41]           L’on ne peut donc pas dire, dans les circonstances de la présente espèce, que M. Roberts s’est mépris quant au droit applicable. Certes, il avait des doutes, mais il n’était pas le seul dans ce cas. Au cours des négociations, M. Roberts n’a pas reçu les conseils juridiques de M. Wharton, mais simplement été informé de son opinion quant au droit applicable.

[42]           Les appelantes étaient clairement au courant de l’incertitude qui régnait en ce qui concerne le droit de saisir plus d’un navire, et elles ont pris la décision d’accepter les modalités de la première LE en sachant très bien que les opinions divergeaient à ce sujet. L’extrait suivant de l’arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique Mayer c. Mayer Estate, (1993) 8 W.W.R. 735, 1993 CanLII 6861, au paragraphe 17, est fort pertinent :

[traduction] [...] Mais lorsqu’il est évident qu’une affirmation – qu’elle concerne le droit ou quoi que ce soit d’autre – est l’expression d’une opinion et qu’elle serait comprise comme étant telle, la personne à qui elle est faite doit, comme je l’ai dit, savoir qu’elle peut être erronée, et quiconque choisit d’agir sur la foi d’une telle affirmation en pareilles circonstances le fait en sachant cela. [...]

[43]           En l’espèce, je n’ai aucun doute que M. Roberts n’a pas vu dans le point de vue de M. Wharton un conseil ni une formulation exacte de l’état du droit; il a plutôt considéré qu’il s’agissait de l’opinion de M. Wharton quant à l’état du droit. M. Roberts devait savoir qu’il se pouvait que l’opinion de M. Wharton fût erronée, mais malgré cela, il a décidé de conseiller à son client d’accepter les modalités de la première LE. Aucune erreur n’a donc été commise sur le plan du droit.

[44]           Quoi qu’il en soit, comme je l’ai déjà signalé précédemment, je suis d’avis que l’opinion de M. Wharton au sujet du droit de saisir plus d’un navire était bien fondée. J’examinerai maintenant cette question, à l’égard de laquelle je conclus que les appelantes, après avoir saisi le navire fautif, ne pouvaient sous le régime du paragraphe 43(8) saisir un navire jumeau.

B.                 Le paragraphe 43(8) permet‑il aux appelantes de saisir plus d’un navire?

[45]           Je reproduis d’abord les paragraphes 43(2) et 43(8) de la Loi, qui sont pertinents en ce qui concerne l’exercice de la compétence de la Cour fédérale en matière réelle. Ces dispositions sont ainsi rédigées :

43. [...]

43. ...

(2) Sous réserve du paragraphe (3), elle peut, aux termes de l’article 22, avoir compétence en matière réelle dans toute action portant sur un navire, un aéronef ou d’autres biens, ou sur le produit de leur vente consigné au tribunal.

(2) Subject to subsection (3), the jurisdiction conferred on the Federal Court by section 22 may be exercised in rem against the ship, aircraft or other property that is the subject of the action, or against any proceeds from its sale that have been paid into court.

(8) La compétence de la Cour fédérale peut, aux termes de l’article 22, être exercée en matière réelle à l’égard de tout navire qui, au moment où l’action est intentée, appartient au véritable propriétaire du navire en cause dans l’action.

(8) The jurisdiction conferred on the Federal Court by section 22 may be exercised in rem against any ship that, at the time the action is brought, is owned by the beneficial owner of the ship that is the subject of the action.

[46]           Comme il ressort à l’évidence de ces deux dispositions, le paragraphe 43(2) permet à la Cour d’exercer sa compétence en matière réelle « dans toute action portant sur un navire », tandis que le paragraphe 43(8) permet à la Cour d’exercer sa compétence en matière réelle « à l’égard de tout navire qui, au moment où l’action est intentée, appartient au véritable propriétaire du navire en cause dans l’action ».

[47]           Autrement dit, le paragraphe 43(2) permet à une partie de saisir un navire qui a causé des dommages à ses biens, soit le Cape Apricot en l’espèce, et le paragraphe 43(8) permet à une partie de saisir un navire appartenant au véritable propriétaire du navire fautif, c’est‑à‑dire un navire jumeau.

[48]           Il ne fait aucun doute que les demandeurs, comme les appelantes dans le présent appel, peuvent intenter une procédure judiciaire et constituer dans leur déclaration plus d’un navire comme partie défenderesse. C’est précisément ce que les appelantes ont fait en l’espèce en désignant comme défendeurs non seulement le Cape Apricot, mais seize autres navires qu’elles croient être des navires jumeaux du Cape Apricot.

[49]           Toutefois, la question qui se pose est celle de savoir si les appelantes devraient avoir le droit d’obtenir de la Cour fédérale qu’elle délivre plus d’un mandat de saisie au titre de la même demande. Plus précisément, il s’agit de rechercher si, compte tenu des faits de l’espèce, les appelantes, qui ont obtenu un mandat de saisie du navire Cape Apricot, peuvent obtenir un mandat de saisie visant un ou plusieurs de ses navires jumeaux.

[50]           La juge a conclu que les appelantes ne pouvaient pas saisir un navire jumeau parce que le libellé et l’historique du paragraphe 43(8) excluent les saisies multiples. Son analyse menant à cette conclusion porte uniquement sur le libellé du paragraphe 43(8) de la Loi. Bien qu’elle n’ait pas pris en compte le paragraphe 43(2) pour tirer sa conclusion, je suis d’avis que la juge a retenu la bonne solution.

[51]           Le raisonnement de la juge est le suivant. Selon elle, la question qui se posait était celle de savoir si le paragraphe 43(8) permettait les saisies multiples, sachant que la « portée de ce droit est une question qui a trait à l’interprétation du paragraphe 43(8) » (paragraphe 68 de ses motifs), et, une fois la question posée, elle s’est penchée sur ce texte.

[52]           La juge s’est d’abord référée à la Convention de 1952 sur les saisies, et plus précisément au paragraphe 3(1) de cette convention, qui dispose que le réclamant peut saisir soit le navire fautif soit un navire jumeau. La juge a ensuite relevé que le paragraphe 43(8), avait été édicté et était entré en vigueur en février 1992, et que cette disposition n’avait pas encore fait l’objet d’une interprétation jurisprudentielle.

[53]           La juge a ensuite examiné le paragraphe susmentionné, et elle s’est dite d’avis que sa portée dépendait du sens des mots « tout navire ». Elle a cité des définitions des mots « any » et « de tout navire » figurant dans des dictionnaires anglais et français, et précisé qu’en raison de l’article 13 de la Loi sur les langues officielles, L.R.C. 1985, ch. 31 (4e suppl.), elle était tenue de tenir compte à la fois des versions anglaise et française de cette disposition.

[54]           Cela l’a amenée à s’interroger sur la question de savoir si le mot « any » était ambigu, et à conclure que les mots « any » et « de tout navire » l’étaient effectivement, de sorte qu’elle devait tenir compte du contexte dans lequel ils étaient employés.

[55]           La juge a fait observer que les mots en question étaient utilisés en matière d’actions réelles dans le cadre desquelles un demandeur pouvait obtenir un mandat de saisie, et qu’il est question dans la Convention de 1952 sur les saisies, à laquelle le Canada n’était pas partie, de la saisie de navires jumeaux. Elle a opiné que l’emploi des mots « ship » (en anglais) et « navire » (en français) au singulier levait l’ambiguïté résultant de l’emploi des mots « any » et « de tout navire ». Elle a aussi précisé que les mots « any ship » et « de tout navire » donnait à penser que le législateur avait voulu qu’un seul navire soit visé, car dans le cas contraire il aurait employé les mots « any ships » ou « any other ship » et « de tous navires » (paragraphes 87 et 88 de ses motifs).

[56]           La juge a ensuite observé que rien ne permettait de conclure que le législateur avait voulu conférer aux réclamants le droit de saisir plus d’un navire « alors que la Convention prévoit expressément qu’un seul navire peut être saisi, c’est‑à‑dire, soit le navire fautif, soit tout autre navire qui répond aux exigences exposées à l’article 3 » (paragraphe 90 de ses motifs).

[57]           La juge a conclu son analyse de cette question en observant aux paragraphes 91 et 92 de ses motifs :

[91]       Le transport maritime est une activité internationale, et des navires de partout dans le monde naviguent sur les eaux canadiennes. En l’absence d’une preuve du contraire, je ne suis pas disposée à conclure que le législateur canadien avait l’intention d’introduire un changement radical quant à la question des saisies de multiples navires, sans qu’il ait expressément fait part de son intention en ce sens.

[92]      Je suis convaincue que le paragraphe 43(8) de la Loi ne confère pas le droit de procéder à des saisies multiples. Il s’ensuit que les demanderesses, d’un point de vue juridique, n’ont pas le droit de saisir un navire jumeau du navire après qu’elles eurent exercé leur droit de saisir le navire contrevenant.

[58]           Je souscris à la conclusion de la juge selon laquelle les appelantes ne pouvaient saisir plus d’un navire. Ainsi, elles ne pouvaient pas saisir un navire jumeau après avoir saisi le Cape Apricot, le navire fautif. Toutefois, je m’appuierais sur un raisonnement légèrement différent.

[59]           Le paragraphe 43(8) vise seulement l’exercice par la Cour fédérale de sa compétence en matière réelle à l’égard de navires jumeaux. Autrement dit, le paragraphe 43(8) ne répond pas à la question de savoir si un demandeur peut saisir à la fois un navire jumeau et le navire fautif.

[60]           J’ai déjà exposé les arguments des appelantes à ce sujet. Ces arguments portent uniquement sur la question de savoir si le paragraphe 43(8) permet la saisie de plus d’un navire. Ainsi, ce que les appelantes veulent sans doute dire que c’est le paragraphe 43(8) permet la saisie de plus d’un navire jumeau en plus de la saisie du navire fautif aux termes du paragraphe 43(2).

[61]           Les appelantes affirment que la juge a commis une erreur parce qu’elle a omis de tenir compte de l’enseignement retenu par le protonotaire Hargrave à l’occasion de l’affaire Norcan et de celui du professeur Tetley dans ses traités et articles. Par exemple, dans son article Arrest Attachment, le professeur Tetley affirme, à la page 1924, qu’[traduction] « [a]u Canada, la saisie de navires jumeaux est permise dans le cadre des demandes d’indemnisation en matière maritime en vertu de l’article 22 de la Loi; et plus d’un navire peut être saisi au titre d’une même demande ». Toutefois, le professeur Tetley ne cite aucune jurisprudence à l’appui de son enseignement, qui peut être mis en contraste avec celui d’Edgar Gold, Aldo Chircop et Hugh Kindred, dans Essentials of Canadian Law: Maritime Law (Toronto : Irwin Law, 2003), à la page 776, sous la rubrique « Arrest of Multiple Sister Ships? », selon lesquels, puisque le Canada n’a pas incorporé à la Loi le paragraphe 3(3) de la Convention de 1952 sur les saisies, la question de savoir si le législateur entendait que le droit canadien diffère des dispositions de la Convention de 1952 sur les saisies demeure une question ouverte. Ils sont néanmoins d’avis qu’il convient, compte tenu de la jurisprudence anglaise [traduction] « et de la jurisprudence canadienne actuelle » d’adopter le point de vue selon lequel les saisies multiples de navires ne sont pas permises en droit canadien.

[62]           Avec égards pour le point de vue du professeur Tetley, je crois que celui‑ci fait erreur et qu’il faut retenir la doctrine du professeur Gold et de ses coauteurs.

[63]           Je n’ai aucune hésitation à retenir l’analyse que la juge a faite du paragraphe 43(8). Par conséquent, je ne puis déceler aucune erreur dans son analyse ni en ce qui concerne sa conclusion selon laquelle cette disposition ne permet pas la saisie de plus d’un navire jumeau. Si les observations des appelantes concernant le paragraphe 43(8) étaient bien fondées, le demandeur pourrait saisir, en plus du navire fautif, un ou plusieurs navires jumeaux pour garantir sa réclamation. Il va sans dire qu’un tel changement s’écarterait radicalement de la pratique qui a été suivie dans la plupart des pays maritimes depuis au moins un siècle.

[64]           À mon avis, toutefois, la véritable question à trancher dans le présent appel n’est pas celle de savoir si le paragraphe 43(8) confère le droit de procéder à des saisies multiples, ce qu’il ne fait pas, mais plutôt celle de savoir s’il est possible de demander à la Cour fédérale d’exercer sa compétence en matière réelle à la fois en vertu des paragraphes 43(2) et 43(8) au titre de la même réclamation, et ainsi obtenir la délivrance de plus d’un mandat de saisie pour garantir sa réclamation. Ma réponse est que les appelantes pouvaient s’appuyer soit sur le paragraphe 43(2) pour faire procéder à la saisie du Cape Apricot, soit sur le paragraphe 43(8) pour faire procéder à celle d’un navire jumeau. Ayant choisi d’invoquer le paragraphe 43(2), les appelantes ne peuvent chercher à obtenir un mandat de saisie en vertu du paragraphe 43(8).

[65]           Il convient de garder à l’esprit que jusqu’à ce qu’un navire reçoive signification de la déclaration in rem et qu’il soit saisi (inévitablement, la signification de l’action et la saisie du navire ont lieu simultanément), la Cour n’est pas appelée à exercer sa compétence en matière réelle. La Haute Cour de justice de l’Angleterre, Division du Banc de la Reine (Cour de l’Amirauté), a discuté cette question à l’occasion de l’affaire Owners of Cargo Lately Laden on Board the Berny c. Owners of the Berny, [1977] 2 Lloyd’s Rep. 533 (Q.B. Adm. Ct.), [1978] 1 All E.R. 1065 (le Berny). Dans cette affaire, la Cour était appelée à rechercher si le demandeur pouvait intenter une action réelle contre plus d’un navire au titre de la même cause d’action.

[66]           Après avoir fait observer qu’avant que le Royaume‑Uni adoptât la Convention de 1952 sur les saisies, on ne pouvait faire appel à la compétence de la Cour en matière réelle qu’à l’égard du navire contre lequel l’action était intentée, le juge Brandon (tel était alors son titre) s’est référé au paragraphe 3(4) de l’Administration of Justice Act 1956 (la Loi de 1956), lequel permettait au demandeur d’invoquer la compétence de la Cour en matière réelle soit contre le navire fautif soit contre un de ses navires jumeaux.

[67]           Le juge Brandon a ensuite recherché si la pratique existante consistant à introduire une action contre plus d’un navire était permise. Après avoir expliqué pourquoi il était commode pour les réclamants d’introduire une action contre plus d’un navire, bien qu’un seul puisse être saisi, il a cité la Loi de 1956, dans laquelle il est fait mention que [traduction] « la compétence de la Cour peut être invoquée en intentant une action réelle ». Cela l’a amené à rechercher ce que ces mots signifiaient, c’est‑à‑dire, si la simple délivrance d’un mandat de saisie suffisait pour invoquer la compétence en matière réelle de la Cour ou s’il fallait que le mandat soit signifié.

[68]           Le juge Brandon s’est dit d’avis que si la délivrance d’un mandat de saisie était suffisante pour faire appel à la compétence en matière réelle, la pratique de constituer plus d’un navire comme défendeur dans une action ne pouvait pas être admise. En revanche, si c’était la signification du mandat au navire qui donnait lieu à l’exercice de la compétence en matière réelle, alors la pratique était légitime. Autrement dit, s’il est fait appel à la compétence en matière réelle seulement lorsque l’action est signifiée au navire, rien n’empêche le demandeur de constituer plus d’un navire défendeur dans une action.

[69]           Le juge Brandon a ensuite discuté le point au cœur du litige, et a souligné que, bien que l’expression [traduction] « la compétence peut être invoquée » ait remplacé l’expression « la compétence peut être exercée », le processus demeurait selon lui inchangé.

[70]           Le juge Brandon a ensuite fait observer que, bien qu’il ne fût pas lié par l’enseignement de l’arrêt Owners of the Monte Ulia c. Owners of the Banco, [1971]1 Lloyd’s Rep. 49 (C.A.), [1971] 1 All E.R. 524 (le Banco) rendu par Cour d’appel, dans lequel la question dont le juge Brandon était saisi avait seulement été examinée indirectement, il souscrivait à l’opinion exprimée par la majorité dans cette affaire. Il a cité deux passages de cet arrêt où Lord Denning, maître des rôles, et Lord juge Megaw ont exprimé l’avis que la compétence de la cour en matière réelle était invoquée non pas du fait qu’un mandat de saisie avait été délivré, mais plutôt du fait qu’il avait été signifié au navire et exécuté (voir le lord Denning, maître des rôles, [1971] 1 All E.R. 524, à la page 523, et le lord juge Megaw, [1971] 1 All E.R. 524, à la page 538).

[71]           Par conséquent, comme les appelantes l’ont fait en l’espèce, il ne fait aucun doute qu’il est permis de constituer plus d’un navire défendeur dans une action in rem. La question demeure toutefois de savoir si plus d’un navire peut se voir signifier la déclaration in rem et être saisi au Canada.

[72]           Jusqu’à l’adoption de la Convention de 1952 sur les saisies et son incorporation au droit interne, il n’était pas possible dans la plupart des pays, dont le Royaume‑Uni et le Canada, de saisir un autre navire que le navire fautif. Au Royaume‑Uni, la loi permet maintenant la saisie d’un seul navire, soit le navire fautif ou un navire jumeau (voir le paragraphe 21(8) de la Supreme Court Act 1981 (R.‑U.), 1981, ch. 54, et Tetley, aux pages 1924 à 1928 de son article Arrest Attachment).

[73]           Le paragraphe 43(8) est entré en vigueur au Canada en février 1992. Cette disposition vise uniquement la saisie de navires jumeaux. Elle ne précise pas si un navire jumeau peut être saisi en plus du navire fautif. Jusqu’à l’édiction de cette disposition, seul le navire fautif pouvait être saisi. En édictant le paragraphe 43(8), le législateur entendait‑il emprunter une voie différente de celle choisie par les pays qui, comme le Royaume‑Uni, ont soit adopté la Convention de 1952 sur les saisies, soit incorporé ses dispositions à leur droit interne? Je ne crois pas.

[74]           À mon avis, en édictant le paragraphe 43(8), le législateur entendait conférer aux demandeurs au Canada le droit de saisir un navire jumeau au lieu du navire fautif. Ainsi, lorsque le demandeur est incapable de saisir le navire fautif en vertu du paragraphe 43(2) parce que ce navire ne se trouve pas au Canada, ou lorsque la valeur de ce navire est insuffisante pour garantir convenablement sa réclamation, il peut recourir au paragraphe 43(8) et saisir un navire jumeau du navire fautif. En édictant le paragraphe 43(8), le Parlement a conféré un véritable avantage aux demandeurs, un avantage qui n’existait pas avant l’entrée en vigueur de cette disposition.

[75]           Autrement dit, à mon avis, l’intention du législateur n’était pas de permettre à la Cour fédérale d’exercer sa compétence en matière réelle à la fois en vertu des paragraphes 43(2) et 43(8) au titre de la même réclamation. Bien que le mot [traduction] « ou » n’apparaisse pas à l’article 43, je ne vois pas comment ces dispositions peuvent être interprétées autrement. Le fait que le Canada n’a pas adopté la Convention de 1952 sur les saisies ne milite pas, comme les appelantes le soutiennent, en faveur de la conclusion selon laquelle le Canada entendait adopter une approche qui lui serait propre en matière de saisies de navires.

[76]           Bien qu’il n’y ait aucune jurisprudence canadienne concernant précisément l’interprétation des paragraphes 42(2) et 43(8), mis à part la décision de première instance, je trouve un appui considérable dans la décision rendue par le protonotaire Hargrave – dont l’expérience et la connaissance du droit maritime et l’expérience qu’il a acquise au Canada sont hautement considérées par l’ensemble des spécialistes du droit maritime – dans l’affaire Elecnor S.A. c. Soren Toubro (Le), [1996] 3 C.F. 422, 1996 CanLII 4057 (Elecnor). Dans cette affaire, les propriétaires avaient présenté une requête en annulation d’une ordonnance datée du 15 janvier 1996, rendue par le protonotaire, accordant une prorogation de délai à un demandeur pour saisir le navire fautif au‑delà des douze mois prévus par les Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, c’est‑à‑dire dans les douze mois suivant la délivrance de la déclaration.

[77]           Le protonotaire avait rendu son ordonnance parce que le navire fautif n’avait pas navigué dans les eaux canadiennes au cours des douze mois suivant la délivrance de la déclaration. Toutefois, en février ou en mars 1996, le navire fautif est venu au Canada, ce qui a permis au demandeur d’obtenir une garantie pour sa demande sous la forme d’une lettre d’engagement de la mutuelle de protection et d’indemnisation.

[78]           Les propriétaires ont présenté une requête en annulation de l’ordonnance du protonotaire du 15 janvier 1996 au motif qu’un navire jumeau du navire fautif se trouvait dans le port de Vancouver en mai et juin 1995, et que le demandeur, lorsqu’il avait sollicité une prorogation de délai, avait omis d’informer le protonotaire de la présence de ce navire pendant la période initiale ouvrant droit à une saisie par suite de la délivrance de la déclaration. Les propriétaires soutenaient en outre qu’en droit canadien, le demandeur avait l’obligation de rechercher les navires jumeaux du navire fautif et de les ajouter à l’intitulé de la cause. Ainsi, ayant omis de désigner comme défendeur dans son action le navire jumeau qui avait pénétré dans les eaux canadiennes et de le saisir, le demandeur ne pouvait solliciter la prorogation de délai que le protonotaire avait accordée.

[79]           Le protonotaire a rejeté la requête des propriétaires.

[80]           Premièrement, le protonotaire Hargrave a relevé que nul demandeur ne peut être forcé de poursuivre une partie contre son gré. Il a ensuite discuté le paragraphe 43(8), lequel, à son avis, est une disposition facultative et non impérative. Autrement dit, le demandeur peut poursuivre un navire jumeau, mais il n’a pas l’obligation de le faire.

[81]           Le protonotaire Hargrave a ensuite fait observer que l’article 43 de la Loi comportait des dispositions s’apparentant à celles qui figurent dans la Convention de 1952 sur les saisies en ce qu’un demandeur « "peut" saisir soit le navire fautif ou un navire jumeau en ce qui concerne certaines créances maritimes » (paragraphe 13), puis ajouté, au paragraphe 16 de ses motifs, que les procédures relatives à un navire jumeau sont « un mécanisme de cautionnement auquel le demandeur peut avoir recours, au besoin ». Le paragraphe 16 pris dans son ensemble est très persuasif, et je le reproduis intégralement :

Les procédures visant des navires jumeaux constituent un mécanisme de cautionnement auquel le demandeur peut avoir recours, au besoin. La poursuite d’un navire jumeau présente certains risques, notamment qu’un navire jumeau ne fournisse pas le montant de cautionnement adéquat, ou que le navire saisi ne soit pas un navire jumeau, ce qui laisserait la porte ouverte à une action en dommages‑intérêts pour saisie illicite de la part du demandeur. Les entrées dans la liste d’armateurs de la Lloyd’s ne sont pas toujours claires ou à jour. Un demandeur devrait avoir le choix entre poursuivre le navire fautif, avec un risque minimal, ou compenser les risques et les avantages d’une action à l’encontre d’un navire jumeau.

[Non souligné dans l’original.]

[82]           Autrement dit, si je comprends bien le protonotaire, il est d’avis que le demandeur doit être extrêmement prudent lorsqu’il procède à la saisie d’un navire jumeau parce qu’il se peut que ce navire ne soit pas, suivant la loi, un navire jumeau, et s’il l’est, il se peut que sa valeur soit inférieure à celle du navire fautif. Les conséquences éventuelles de ces problèmes ressortent clairement de la conclusion du protonotaire selon laquelle le « demandeur devrait avoir le choix entre poursuivre le navire fautif, avec un risque minimal, ou compenser les risques et les avantages d’une action à l’encontre d’un navire jumeau ». Ainsi, puisque le demandeur ne peut saisir le navire fautif et un navire jumeau, il doit faire preuve de beaucoup de prudence lorsqu’il procède contre l’un ou l’autre.

[83]           À l’appui de son point de vue, le protonotaire a cité les jurisprudences le Banco et le Berny. À l’occasion de l’affaire le Banco, le lord Denning, maître des rôles, a exprimé l’avis que le demandeur ayant poursuivi à la fois le navire fautif et plusieurs navires jumeaux n’était pas tenu de saisir le premier navire qui entrait dans le ressort, et qu’il pouvait attendre que le navire le plus indiqué y entre (motifs du protonotaire, au paragraphe 20).

[84]           À l’occasion de l’affaire le Berny, monsieur le juge Brandon a également affirmé que le demandeur ne pouvait pas être contraint de choisir le navire fautif ou un navire jumeau [traduction] « de façon irrévocable », mais pouvait « reporter le choix final jusqu’à ce qu’il apprenne qu’un navire adéquat est sur le point de se rendre dans le ressort ou qu’il s’y est rendu » (motifs du protonotaire, au paragraphe 24).

[85]           À mon avis, le point de vue du protonotaire Hargrave selon lequel l’article 43 de la Loi fait écho à la Convention de 1952 sur les saisies, et que le demandeur a l’option de saisir soit le navire fautif ou un navire jumeau, est bien fondé. Bien que l’article 43 ne dispose pas expressément que le demandeur doit procéder soit en vertu du paragraphe 43(2) soit en vertu du paragraphe 43(8), je ne vois pas comment cet article pourrait être interprété autrement. Cette interprétation s’accorde non seulement avec la Convention de 1952 sur les saisies, mais également avec ce que je crois avoir été l’intention du législateur lorsque celui‑ci a édicté le paragraphe 43(8), c’est‑à‑dire accorder aux demandeurs au Canada une option lorsque le navire fautif ne peut être saisi au Canada parce qu’il ne s’y trouve pas ou lorsque sa valeur est insuffisante pour garantir le recouvrement.

[86]           Je crois que si le législateur avait voulu emprunter une voie différente de celle retenue  par les milieux maritimes internationaux en ce qui a trait au droit de saisie, chose qui, comme je l’ai déjà dit, constituerait un changement radical par rapport à la pratique admise, l’article 43 aurait certainement été rédigé très différemment, de manière à prévoir qu’au Canada les demandeurs ne sont pas tenus de se limiter à un seul navire pour garantir leur demande.

[87]           Avant de conclure, j’aimerais discuter brièvement les arguments des appelantes ayant trait au fait que la juge s’est abstenu de discuter les observations du protonotaire Hargrave dans la décision Norcan selon lesquelles la législation canadienne ne limite pas le nombre de navires jumeaux pouvant être saisis. Dans la décision Norcan, au paragraphe 14 de ses motifs, après avoir cité le paragraphe 43(8) de la Loi, le protonotaire a observé qu’« [i]l apparaît d’emblée ici que la législation canadienne en matière de navires jumeaux n’établit aucune limite au nombre de navires qui peuvent être saisis ».

[88]           Avec égards, j’estime que l’affirmation du protonotaire ne signifie pas qu’on peut à la fois procéder à la saisie d’un navire jumeau et à celle du navire fautif pour garantir la même demande.

[89]           Dans l’affaire Norcan, deux actions en justice avaient été intentées relativement à des provisions fournies à quatre navires différents. Dans le dossier T‑1959‑02, la procédure concernait les navires « FB XIX » et « FB XX », qui avaient tous deux été saisis dans le cadre  de celle‑ci. La procédure dans le dossier T‑2091‑02 vise, quant à elle, les navires « FB XXII » et « FB XXIII ». Les requêtes dont la Cour était saisie visaient à faire fixer un cautionnement dans le dossier T‑1959‑02 et, dans le dossier T‑2091‑02, à radier la demande ou à faire fixer un cautionnement. La question en litige était celle de savoir si le « FB XIX » et le « FB XX », deux navires déjà sous saisie dans le dossier T‑1959‑02, pouvaient être saisis dans le dossier T‑2091‑02 pour garantir les réclamations relatives à des provisions fournies au « FB XXII » et au « FB XXIII ». Le règlement de cette question était lié à la contradiction apparente entre les versions anglaise et française du paragraphe 43(8) et à la manière dont il convenait d’interpréter les exigences relatives à la propriété.

[90]           Lorsqu’elles sont appliquées aux faits de l’affaire dont il était saisi, les observations du protonotaire, que les appelantes invoquent au soutien de leurs observations, sont bien fondées, en ce qu’il y avait quatre réclamations in rem indépendantes, dont chacune pouvait appeler la saisie d’un navire jumeau. Toutefois, l’affirmation du protonotaire ne peut signifier ce que les appelantes nous exhortent à conclure dans le présent appel. Autrement dit, il n’était pas question dans l’affaire Norcan du droit de saisir plusieurs navires jumeaux au titre d’une même demande.

[91]           Au paragraphe 10 de ses motifs dans la décision Norcan, le protonotaire Hargrave a clairement affirmé que la règle au Canada est que le demandeur a droit à un cautionnement couvrant le montant d’indemnisation qu’il peut escompter dans le meilleur des cas à obtenir, ainsi que les intérêts et les dépens, mais que le montant du cautionnement ne peut pas dépasser la valeur du navire fautif. Le protonotaire a ajouté que « [c]e plafond s’applique même si la réclamation, les frais et les intérêts peuvent dépasser la valeur du navire saisi ». Ainsi, à mon avis, le protonotaire n’entendait pas s’écarter de la pratique admise selon laquelle le demandeur peut saisir un seul navire pour garantir sa demande.

[92]           Il ne faut pas oublier que le droit de saisir un navire est un mécanisme procédural. Ce mécanisme ne doit pas être utilisé pour permettre aux demandeurs d’obtenir une garantie qui dépasse la valeur du navire fautif ou la valeur du navire jumeau saisi au lieu du navire fautif.

V.                CONCLUSION

[93]           Par ces motifs, je rejetterais l’appel avec dépens.

« Marc Nadon »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Eleanor R. Dawson, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Johanne Trudel, j.c.a. »

Traduction


DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

Convention internationale pour l’unification de certaines règles sur la saisie conservatoire des navires de mer (10 mai 1952, Bruxelles), 439 R.T.N.U. 193 :

Art. 3

ARTICLE 3

1. Sans préjudice des dispositions du par. 4 et de l’art. 10, tout Demandeur peut saisir soit le navire auquel la créance se rapporte, soit tout autre navire appartenant à celui qui était, au moment où est née la créance maritime, propriétaire du navire auquel cette créance se rapporte alors même que le navire saisie est prêt à faire voile, mais aucun navire ne pourra être saisi pour une créance prévue aux alinéas o, p ou q de l’article premier à l’exception du navire même que concerne la réclamation.

(1) Subject to the provisions of para. (4) of this article and of article 10, a claimant may arrest either the particular ship in respect of which the maritime claim arose, or any other ship which is owned by the person who was, at the time when the maritime claim arose, the owner of the particular ship, even though the ship arrested be ready to sail; but no ship, other than the particular ship in respect of which the claim arose, may be arrested in respect of any of the maritime claims enumerated in article 1, (o), (p) or (q).

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7 :

43. [...]

43. ...

(2) Sous réserve du paragraphe (3), elle peut, aux termes de l’article 22, avoir compétence en matière réelle dans toute action portant sur un navire, un aéronef ou d’autres biens, ou sur le produit de leur vente consigné au tribunal.

(2) Subject to subsection (3), the jurisdiction conferred on the Federal Court by section 22 may be exercised in rem against the ship, aircraft or other property that is the subject of the action, or against any proceeds from its sale that have been paid into court.

[...]

...

(8) La compétence de la Cour fédérale peut, aux termes de l’article 22, être exercée en matière réelle à l’égard de tout navire qui, au moment où l’action est intentée, appartient au véritable propriétaire du navire en cause dans l’action.

(8) The jurisdiction conferred on the Federal Court by section 22 may be exercised in rem against any ship that, at the time the action is brought, is owned by the beneficial owner of the ship that is the subject of the action.

Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I‑21 :

12. Tout texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet.

12. Every enactment is deemed remedial, and shall be given such fair, large and liberal construction and interpretation as best ensures the attainment of its objects.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

NOMS DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A‑101‑14

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

WESTSHORE TERMINALS LIMITED PARTNERSHIP par l’entremise de son commandité WESTSHORE TERMINALS LTD., WESTSHORE TERMINALS INVESTMENT CORPORATION et WESTAR MANAGEMENT LTD. c. LEO OCEAN, S.A., KAWASAKI KISEN KAISHA LIMITED (‘K’‑LINE) ET LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LES NAVIRES « CAPE APRICOT », « ASIAN GYRO », « BORON NAVIGATOR », « CIELO DI AMALFI », « LEO ADVANCE », « LEO AUTHORITY », « LEO FELICITY », « LEO MONO », « LEO OSAKA », « LEO PERDANA », « MEDI GENOVA », « MOL PARAMOUNT », « MOL SOLUTION », « OOCL OAKLAND », « ROYAL ACCORD », « ROYAL CHORALE », et « ROYAL EPIC » ET TOKEI KAIUN COMPANY LIMITED, JEFFREY MCDONALD, SEASPAN ULC, « SEASPAN OSPREY », « SEASPAN RESOLUTION » et « CHARLES H. CATES VII »

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 JUIN 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :

LE JUGE NADON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE TRUDEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 OCTOBRE 2014

COMPARUTIONS :

David F. McEwen, c.r.

POUR LES APPELANTES

 

W. Gary Wharton

 

POUR L’INTIMÉE

LEO OCEAN, S.A.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Alexander Holburn Beaudin + Lang LLP

Vancouver (C.‑B.)

 

POUR LES APPELANTES

 

Bernard LLP

Vancouver (C.‑B.)

 

POUR L’INTIMÉE

LEO OCEAN, S.A.

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.