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Dossier : 2015-1407(IT)I

ENTRE :

STEPHEN C LETORIA,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appel entendu le 18 août 2015, à Prince George (Colombie Britannique)

Devant : L’honorable juge Campbell J. Miller


Comparutions :

Représentant de l’appelant :

M. Kevin Christieson

Avocat de l’intimée :

Me Jeff Watson

 

JUGEMENT

L’appel interjeté à l’encontre de la nouvelle cotisation établie en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « Loi ») pour l’année d’imposition 2013 est rejeté.

Signé à Ottawa, Canada, ce 11e jour de septembre 2015.

« Campbell J. Miller »

Juge C. Miller

Traduction certifiée conforme

ce 26e jour d’octobre 2015.

M.-C. Gervais


Référence : 2015 CCI 221

Date : 20150911

Dossier : 2015-1407(IT)I

ENTRE :

STEPHEN C LETORIA,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]


MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge C. Miller

[1]             Je suis de nouveau saisi d’une question relative à l’application des paragraphes 118(1), (5) et (5.1) de Loi de l’impôt sur le revenu (la « Loi »). Dans les motifs que j’ai prononcés dans l’affaire Ochitwa v The Queen[1], j’ai fait part de mes préoccupations concernant l’application de ces dispositions et la façon dont le libellé d’une ordonnance ou d’un accord est susceptible d’avoir une incidence considérable sur le droit au crédit prévu par le paragraphe 118(1) de la Loi. La présente affaire confirme ce point. M. Letoria demande un crédit au titre du montant pour personne à charge admissible de 11 038 $, en vertu de l’alinéa 118(1)b) de la Loi, et un crédit au titre du montant pour enfant de 2 234 $, en vertu de l’alinéa 118(1)b.1) de la Loi, lesquels ont tous deux été refusés par le ministre du Revenu national (le « ministre »).   

[2]             Les faits sont simples.

[3]             L’appelant et son ex-épouse se sont séparés en 2013 en raison de l’échec de leur mariage. Ils ont deux enfants, qui étaient mineurs à l’époque. Ils avaient la garde partagée des enfants.  

[4]             M. Letoria a demandé un crédit au titre du montant pour personne à charge et un crédit au titre du montant pour enfant dans sa déclaration de revenus de 2013 à l’égard d’un des enfants. La Cour suprême de la Colombie‑Britannique a rendu une ordonnance (la « première ordonnance ») le 12 novembre 2012. Celle-ci portait que l’appelant était tenu de payer à son ex-épouse une pension alimentaire pour enfants mensuelle de 962 $ à compter du 1er septembre 2011, et ce, jusqu’à nouvel ordre. La Cour suprême de la Colombie-Britannique a rendu une autre ordonnance (la « deuxième ordonnance ») le 22 octobre 2013. Cette ordonnance portait que l’appelant était tenu de payer à son ex-épouse une pension alimentaire pour enfants mensuelle de 746 $ à partir du 1er août 2013. 

[5]             Le libellé des ordonnances relatives à l’année d’imposition 2013 est crucial. La première ordonnance, déposée en janvier 2013, prévoit en partie ce qui suit :  

[traduction]

5.a.      L’intimé paiera à la requérante une pension alimentaire de 962 $ par mois pour les enfants issus du mariage, payable le premier jour de chaque mois, à compter du 1er septembre 2011, et le premier jour de chaque mois par la suite, jusqu’à nouvel ordre.  

  b.       Au plus tard le 31 mai de l’année 2013, et tous les 31 mai de chacune des années ultérieures, la requérante et l’intimé se fourniront réciproquement, en ce qui a trait aux enfants « issus du mariage », une copie de tous les documents requis qu’ils sont tenus de produire en vertu du paragraphe 21(1) des Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants. Les paiements de base de l’intimé seront rajustés annuellement, conformément aux Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants, à compter du 1er août 2013, et le montant rajusté sera fondé sur le revenu de l’année antérieure. 

[6]             La deuxième ordonnance prévoit en partie ce qui suit :  

[traduction]

2.         Avec le consentement des parties, le revenu de la requérante pour l’année 2012 aux fins des Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants est de 34 006 $, et le revenu de l’intimé pour l’année 2012 aux fins des Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants est de 84 472 $.

3.         Avec le consentement des parties, et conformément aux Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants, l’intimé devrait payer à la requérante une pension alimentaire pour enfants de 1 271 $ par mois, et la requérante devrait payer à l’intimé une pension alimentaire pour enfants de 525 $ par mois.   

4.         Avec le consentement des parties, l’intimé paiera à la requérante, à compter du 1er août 2013, une pension alimentaire pour enfants de 746 $ par mois, après compensation, fondée sur les revenus annuels de 2012 reconnus par les parties. Il s’agit d’un montant moindre que celui de 962 $ par mois, prévu dans l’ordonnance initiale, enregistrée le 4 janvier 2013.   

[7]             Les dispositions pertinentes de la Loi sont les suivantes :  

118(1)b)          le total de 10 527 $ et […] si le particulier ne demande pas de déduction pour l’année par l’effet de l’alinéa a) et si, à un moment de l’année :

(i)                 d’une part, il n’est pas marié ou ne vit pas en union de fait ou, dans le cas contraire, ne vit pas avec son époux ou conjoint de fait ni ne subvient aux besoins de celui-ci, pas plus que son époux ou conjoint de fait ne subvient à ses besoins,

(ii)               d’autre part, il tient, seul ou avec une ou plusieurs autres personnes, et habite un établissement domestique autonome où il subvient aux besoins d’une personne qui, à ce moment, remplit les conditions suivantes :

(A) elle réside au Canada, sauf s’il s’agit d’un enfant du particulier,

(B)  elle est entièrement à charge soit du particulier, soit du particulier et d’une ou de plusieurs de ces autres personnes,

(C)  elle est liée au particulier,

(D)  sauf s’il s’agit du père, de la mère, du grand-père ou de la grand-mère du particulier, elle est soit âgée de moins de 18 ans, soit à charge en raison d’une infirmité mentale ou physique,

[…]

b.1)      2 000 $ pour chaque enfant du particulier qui est âgé de moins de 18 ans à la fin de l’année et qui, en raison d’une infirmité mentale ou physique, dépendra vraisemblablement d’autrui, pour une longue période continue d’une durée indéterminée, pour ses besoins et soins personnels dans une mesure plus importante que d’autres enfants du même âge si l’une des conditions ci‑après est remplie :

(i)         l’enfant réside habituellement, tout au long de l’année, avec le particulier et un autre parent de l’enfant,

(ii)        sauf en cas d’application du sous-alinéa (i), le particulier :  

(A)  soit peut déduire une somme en application de l’alinéa b) relativement à l’enfant,

(B)  soit pourrait déduire une somme en application de l’alinéa b) relativement à l’enfant si les faits ci-après étaient avérés :

(I)                l’alinéa (4)a) et le passage « ou pour le même établissement domestique autonome » à l’alinéa (4)b) ne s’appliquaient pas au particulier pour l’année,  

(II)             L’enfant n’avait pas de revenu pour l’année.  

[…]

(5)                    Aucun montant n’est déductible en application du paragraphe (1) relativement à une personne dans le calcul de l’impôt payable par un particulier en vertu de la présente partie pour une année d’imposition si le particulier, d’une part, est tenu de payer une pension alimentaire au sens du paragraphe 56.1(4) à son conjoint ou ancien conjoint pour la personne et, d’autre part, selon le cas :

a)         vit séparé de son époux ou conjoint de fait ou ex-époux ou ancien conjoint de fait tout au long de l’année pour cause d’échec de leur mariage ou union de fait;

b)         demande une déduction pour l’année par l’effet de l’article 60 au titre de la pension alimentaire versée à son conjoint ou ancien conjoint.

(5.1)                 À supposer que la présente loi s’applique compte non tenu du présent paragraphe, dans le cas où personne n’a droit, par le seul effet du paragraphe (5), à la déduction prévue aux alinéas (1)b) ou b.1) pour une année d’imposition relativement à un enfant, le paragraphe (5) ne s’applique pas relativement à l’enfant pour l’année en cause.

[8]             Lorsque les deux parents sont tenus de payer une pension alimentaire, ces dispositions ont alors pour effet de rendre le paragraphe 118(5) de la Loi inopérant et de permettre la déduction des montants calculés suivant le paragraphe 118(1) de la Loi. La question à trancher est donc la suivante : l’ex-épouse de M. Letoria était‑elle tenue de payer une pension alimentaire ?

[9]             J’ai été saisi d’une situation quelque peu semblable dans l’affaire Ochitwa,  où j’ai déclaré ce qui suit :

[TRADUCTION]

8.         Il m’est impossible de ne pas souscrire aux conclusions de l’intimé, mais je suis étonné de constater que, dans le cadre d’une situation de garde partagée, un parent pourra ou non demander le crédit au titre du montant pour personne à charge admissible simplement en raison de la façon dont une ordonnance ou un accord est rédigé. Par exemple, lorsqu’une entente de garde partagée vise deux enfants, il me semble qu’il y a trois façons possibles de prévoir comment sera payée la pension alimentaire pour enfants lorsque chacun des parents gagne un revenu :

1.         Les parents conviennent, ou il leur est ordonné, de payer une pension alimentaire pour un enfant (l’un doit payer 400 $, par exemple, et l’autre 300 $ – le montant net étant de 100 $) : les deux parents pourraient demander le crédit au titre du montant pour personne à charge admissible.

2.         Comme dans l’exemple 2 ci-dessus, les deux parents conviennent, ou il leur est ordonné, de payer une pension alimentaire pour les deux enfants (l’un doit payer 300 $, par exemple, et l’autre 400 $ – le montant net étant de 100 $ : les deux parents peuvent se fonder sur le paragraphe 118(5.1) de la Loi, ce qui annule l’effet du paragraphe 118(5) de la Loi). 

3.         Comme dans le cas de M. Ochitwa, le parent dont le revenu est le plus élevé est tenu de payer une pension alimentaire pour les deux enfants (le montant net étant de 100 $ : aucun crédit au titre du montant pour personne à charge admissible ne serait accordé).  

9.         Donc, il s’agit d’une même entente de garde partagée, d’une même incidence fiscale, mais d’un résultat différent. C’est dommage. Pourquoi chacun des parents (lorsqu’ils gagnent tous deux un revenu) d’au moins deux enfants, visés par une entente de garde partagée concernant deux enfants ou plus, ne pourraient-ils pas demander un crédit au titre du montant pour personne à charge admissible – un enfant chacun? À mon avis, il faudrait apporter des précisions à ces dispositions afin de s’assurer plus clairement de réaliser les objectifs de la politique, présumément dans l’intérêt des enfants.  

10.       Me Softley, l’avocate de l’intimée, laisse entendre que l’arrêt Verones c Sa Majesté la Reine [1], rendu récemment par la Cour d’appel fédérale, apporte une réponse complète à la présente affaire. Il s’agit d’un arrêt qui porte également sur une entente de garde partagée et une ordonnance qui précise la différence entre le montant total que l’appelant dans cette affaire était tenu de payer pour subvenir aux besoins des enfants, et le montant que l’ex-épouse était tenue de payer au même titre, conformément aux Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants. La Cour a conclu ce qui suit :   

Tout le débat autour du concept de la compensation ne fait que détourner notre attention de la véritable question, en l’occurrence celle de savoir si l’appelant est ou non le seul parent payant une « pension alimentaire pour enfants » conformément à une « ordonnance d’un tribunal compétent » ou à un « accord écrit » au sens de la Loi.

[…]

[…] le concept de la compensation ne transforme pas l’obligation respective des parents de contribuer à l’éducation des enfants en une « pension alimentaire » au sens de la Loi.

11.       Je conviens que la compensation n’est qu’une façon de déterminer qui est tenu de faire le versement : il ne s’agit pas d’une obligation relative au versement réciproque de deux pensions alimentaires, mais, comme je l’ai démontré plus haut, elle aurait facilement pu être rédigée autrement.  

[10]        La première ordonnance ne prévoit aucunement que l’ex-épouse de M. Letoria pourrait être tenue de payer une pension alimentaire. Seul M. Letoria a cette obligation. Par conséquent, il est manifestement visé par le libellé du paragraphe 118(5) de la Loi, ce qui l’empêche de demander le crédit, lorsqu’il est « tenu de payer une pension alimentaire ». Cependant, il peut se soustraire à cette interdiction, en vertu du paragraphe 118(5.1) de la Loi, si son ex-épouse et lui étaient tenus de payer une pension alimentaire. Dans une telle situation, la Loi reconnaît qu’il se produirait une injustice, du fait qu’aucun des parents ne pourrait demander un crédit et, par conséquent, la Loi prévoit à cet égard que le paragraphe 118(5.1) est inopérant. Ce n’est toutefois pas ce qui se dégage de la première ordonnance. L’ex-épouse de M. Letoria n’était pas tenue de payer une pension alimentaire.

[11]        Le libellé de la deuxième ordonnance, pour sa part, diffère de celui de la première en ce qu’il précise que l’ex-épouse de M. Letoria [traduction] « devrait payer à l’intimé » un montant fondé sur les Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants, puis, au paragraphe 4 de l’ordonnance, il est clairement prévu que M. Letoria [traduction] « paiera à la requérante […] une pension alimentaire de 746 $ par mois, après compensation ».

[12]        Le paragraphe 3 de la deuxième ordonnance oblige-t-il les deux époux à payer, ou s’agit-il simplement d’une explication sur la façon dont les parties parviennent au montant de 746 $, après compensation, dont il est expressément question au paragraphe 4 de la deuxième ordonnance qui prévoit que [traduction] « l’intimé paiera »? Le représentant de M. Letoria fait valoir qu’il est clair que l’intention est d’obliger les deux parties à payer, et qu’il n’y ait qu’un seul paiement, uniquement par commodité, particulièrement dans le cas des Letoria, où le différend matrimonial était amer. Le représentant a cependant fait valoir que les accords avaient été mal rédigés, car ils n’étaient pas assez précis. J’en conviens. Je conclus que la deuxième ordonnance n’oblige pas Mme Letoria à payer; seul M. Letoria [traduction] « paiera ». Cela est clair. Le reste de l’ordonnance porte simplement sur l’entente relativement à la compensation.

[13]        Dans l’arrêt Verones c Sa Majesté la Reine[2], la Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit au sujet de la compensation :

6.         Tout le débat autour du concept de la compensation ne fait que détourner notre attention de la véritable question, en l’occurrence celle de savoir si l’appelant est ou non le seul parent payant une « pension alimentaire pour enfants » conformément à une « ordonnance d’un tribunal compétent » ou à un « accord écrit » au sens de la Loi.

[…]

8.         Une fois que l’obligation de chacun des parents par rapport aux enfants a été précisée, le parent dont les revenus sont les plus élevés peut être obligé de payer une pension alimentaire pour enfants au parent dont les revenus sont moins élevés dans le cadre de l’exécution de son obligation. Cependant, au bout du compte, le concept de la compensation ne transforme pas l’obligation respective des parents de contribuer à l’éducation des enfants en une « pension alimentaire » au sens de la Loi.

[14]        Il s’ensuit que, pour que le paragraphe 118(5.1) puisse jouer en faveur de M. Letoria de façon à rendre le paragraphe 118(5) inopérant, il faudrait que son ex‑épouse soit tenue de payer une pension alimentaire pour enfants en vertu de l’ordonnance. Elle n’a pas cette obligation. Il est clair, selon l’ordonnance, que cette obligation incombe uniquement à l’époux dont le revenu est le plus élevé, soit à M. Letoria.

[15]        Il est regrettable que ceux qui conseillent les couples dans le cadre d’une rupture et qui rédigent des accords ou des ordonnances n’aient pas une connaissance approfondie de ces dispositions fiscales de façon à faire en sorte que leurs clients puissent demander les crédits auxquels ils ont droit. 

[16]        Cette ordonnance aurait pu être rédigée de manière à imposer une obligation à l’ex-épouse. Ce n’est pas le cas. Je ne peux pas prétendre le contraire. M. Letoria est privé de son droit de demander un crédit en raison de l’application du paragraphe 118(5) de la Loi, et il ne peut se prévaloir de l’exception prévue au paragraphe 118(5.1) de la Loi, puisqu’aucune obligation légale de payer une pension alimentaire n’a été imposée à son ex-épouse.  

[17]        L’appel est rejeté.

Signé à Ottawa, Canada, ce 11e jour de septembre 2015.  

« Campbell J. Miller »

Juge C. Miller

Traduction certifiée conforme

ce 26e jour d’octobre 2015.

M.-C. Gervais


RÉFÉRENCE :

2015 CCI 221

Nº DU DOSSIER DE LA COUR :

2015-1407(IT)I

INTITULÉ :

STEPHEN C LETORIA ET SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Prince George (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 août 2015

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge Campbell J. Miller

DATE DU JUGEMENT :

Le 11 septembre 2015

COMPARUTIONS :

Représentant de l’appelant :

M. Kevin Christieson

Avocat de l’intimée :

Me Jeff Watson

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l’appelant :

Nom :

 

 

Cabinet :

 

Pour l’intimée :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 

 



[1]           2014 TCC 263.

 

[2]           2013 CAF 69.

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