Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Dossier : 2014-3040(IT)I

ENTRE :

LISE GABOURY,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

Appel entendu le 15 juillet 2015, à Montréal, (Québec).

Devant : L'honorable juge Dominique Lafleur


Comparutions :

 

Représentant de l'appelante :

Jacques Dagenais

Avocate de l'intimée :

Me Anne-Marie Boutin

 

JUGEMENT

        L’appel de la nouvelle cotisation établie en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu pour l’année d'imposition 2008 est rejeté.

Signé à Ottawa, Canada, ce 1er jour d’octobre 2015.

« Dominique Lafleur »

Juge Lafleur

 


Référence : 2015 CCI 235

Date : 20151001

Dossier : 2014-3040(IT)I

ENTRE :

LISE GABOURY,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 


MOTIFS DU JUGEMENT

La juge Lafleur

[1]             L’appelante est juge de la Cour du Québec depuis 1996.

[2]             En 2008, elle a reçu un paiement rétroactif de salaire s’élevant à 153 375 $, ainsi qu’une somme de 25 473,02 $ de la part du Gouvernement du Québec (le « Gouvernement »); cette somme de 25 473,02 $ a été qualifiée d’intérêts par l’Agence du revenu du Canada (« ARC ») à inclure dans le revenu de l’appelante en vertu de l’alinéa 12(1)c) de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « Loi »). Un relevé T5 pour ce même montant qualifiant cette somme d’intérêts de source canadienne a été établi par le Gouvernement.

[3]             L’appelante conteste l’inclusion dans son revenu en vertu de la Loi d’une partie de cette somme, soit 22 290,49 $, représentant les intérêts couvrant la période avant jugement, et soutient que cette somme représente des dommages non imposables versés par le Gouvernement pour le non-respect de ses obligations constitutionnelles.

I. Les faits

[4]             Le 21 mars 2001, conformément à l’article 246.29 de la Loi sur les tribunaux judiciaires (la « LTJ ») (L.R.Q., c. T-16), le gouvernement a nommé pour une durée de trois ans les membres formant le comité de la rémunération des juges de la Cour du Québec et des cours municipales présidé par M.J. Vincent O’Donnell, avocat. Le mandat de ce comité, que l’on désignera sous le nom Comité O’Donnell, était, entre autres, d’évaluer si le traitement, le régime de retraite et les autres avantages sociaux des juges de la Cour du Québec étaient adéquats; cette évaluation couvrait la période du 1er juillet 2001 au 30 juin 2004.

[5]             En septembre 2001, le rapport du Comité O’Donnell (le « Rapport »), remis au Ministre de la Justice du Québec, recommandait, entre autres, une augmentation salariale de 31% pour l’année 2001 afin que le traitement des juges de la Cour du Québec soit de 180 000 $ à compter du 1er juillet 2001, de 182 000 $ à compter du 1er juillet 2002, plus l’indice des prix à la consommation (« IPC » ) en vigueur à cette date et une augmentation du traitement de 2 000 $ à compter du 1er juillet 2003 plus l’IPC en vigueur à cette date.

[6]             Le 18 octobre 2001, le Rapport a été déposé à l’Assemblée nationale.

[7]             Le 13 décembre 2001, le Gouvernement a déposé à l’Assemblée nationale ce qui constituera la première réponse aux recommandations du Comité O’Donnell (la « Première Réponse »), laquelle rejetait les recommandations contenues dans le Rapport, notamment en ce qui concerne la rémunération des juges, et proposait plutôt une augmentation de 8% de ladite rémunération pour 2001, de 2,5% pour 2002 et de 2% pour 2003.

[8]             Le 18 décembre 2001, l’Assemblée nationale a approuvé sans modification la Première Réponse.

[9]             En février 2002, les juges de la Cour du Québec ont déposé en Cour supérieure une requête sui generis contre le Procureur général du Québec et le ministre de la Justice du Québec pour révision de la Première Réponse et de la résolution de l’Assemblée nationale puisque, suivant la prétention des requérants, la Première Réponse et la résolution de l’Assemblée nationale (et le décret y donnant suite) seraient illégaux, sans fondement rationnel et inconstitutionnels en ce qu’ils violeraient la LTJ et porteraient atteinte à l’indépendance de la magistrature.

[10]        Dans un jugement en date du 17 avril 2003 (n° 500-05-0703510926), l’honorable Jean Guibault, J.C.S., a accueilli la requête, a déclaré que la Première Réponse et la résolution de l’Assemblée nationale approuvant celle-ci de même que tout décret y donnant suite étaient inconstitutionnels puisqu’ils ne respectaient pas la norme de simple rationalité, a ordonné au Gouvernement et au ministre de la Justice de suivre et de mettre en œuvre sans délai l’ensemble des recommandations contenues dans le Rapport et a déclaré que le Gouvernement et le ministre de la Justice devaient verser à chacun des juges de la Cour du Québec en poste pendant la période pertinente le montant représentant la différence entre le traitement qui devait leur être versé aux termes de son jugement et le montant de leur traitement durant cette période avec intérêts au taux légal à compter de la date à laquelle les montants étaient dus jusqu’au jour du jugement.

[11]        Dans un jugement en date du 31 mai 2004 (no° 500-090013406-038), la Cour d’appel du Québec a rejeté l’appel du Gouvernement, mais a toutefois modifié la date à partir de laquelle les intérêts devaient être calculés, soit à compter de février 2002, date à laquelle le Gouvernement aurait été en mesure de verser les sommes dues si sa réponse aux recommandations du Comité O’Donnell avait été positive, soit sept mois après le début de la nouvelle période de rémunération ayant débuté le 1er juillet 2001.

[12]        Le 22 juillet 2005[1], la Cour suprême du Canada a rejeté l’appel du Gouvernement (le « Renvoi »); la plus haute cour du pays a confirmé que la Première Réponse ne respectait pas la norme de simple rationalité à laquelle les réponses du Gouvernement doivent satisfaire puisque le Gouvernement n’a fait la preuve d’aucun motif rationnel justifiant le rejet des recommandations figurant au Rapport. Toutefois, la Cour suprême a conclu ce qui suit quant à la réparation appropriée :

44. Selon ces principes, si le recours à une commission ne s'est pas révélé efficace et qu'on n'a pas « dépolitisé » la fixation de la rémunération des juges, la réparation appropriée consistera généralement à renvoyer l'affaire au gouvernement pour réexamen. Il pourra toutefois être renvoyé à la commission si les difficultés rencontrées lui sont attribuables. Si la commission n'existe plus, le gouvernement aura l'obligation d'en constituer une nouvelle pour régler les problèmes. Les tribunaux devraient s'abstenir de rendre des ordonnances donnant force obligatoire aux recommandations, à moins d'y être autorisés par le régime législatif applicable. Tous ces commentaires reflètent la conclusion dans Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances), [2002] 1 R.C.S 405, 2002 CSC 13, selon laquelle « la Cour ne devrait pas dicter la marche à suivre pour remédier à la situation. En effet, comme il y a plus d'une façon d'y parvenir, il appartient au gouvernement de déterminer celle qui lui convient » (par. 77).

[…]

171. Pour ces motifs, nous sommes d'avis de rejeter avec dépens les appels interjetés par le procureur général. Toutefois, les dispositions des ordonnances rendues par les juridictions inférieures qui sont incompatibles avec les présents motifs doivent être infirmées et l'affaire doit être renvoyée au Gouvernement et à l'Assemblée nationale pour réexamen conformément à ces motifs. […]

[13]        La Cour suprême a rappelé que bien que les recommandations des comités de rémunération des juges n’avaient pas un caractère obligatoire, le but de la mise en place des comités était de régler efficacement la question salariale des juges et autres questions connexes.

[14]        À la suite du jugement de la Cour suprême, le Gouvernement a donc déposé une deuxième réponse (la « Deuxième Réponse ») au Rapport le 22 mars 2006. Le 5 avril 2006, l’Assemblée nationale a adopté une résolution confirmant la Deuxième Réponse.

[15]        Les juges de la Cour du Québec ont déposé en Cour supérieure une seconde « requête sui generis de la nature d’une évocation d’une décision gouvernementale et d’une résolution de l’Assemblée nationale et de la nature d’une injonction pour enjoindre la mise en œuvre du rapport O’Donnell du comité de la rémunération des juges de la Cour du Québec et des cours municipales ».

[16]        Le 4 juin  2007, l’honorable juge Claude Auclair de la Cour supérieure a accueilli la requête et a ordonné au Gouvernement de mettre en œuvre les recommandations du Comité O’Donnell au plus tard le 1er septembre 2007 et de procéder au paiement d’intérêts au taux légal à compter du 1er février 2002 jusqu’à la date du paiement (le « jugement Auclair »). Le juge Auclair a convenu que la Cour suprême avait établi le principe que le tribunal saisi d’un contrôle judiciaire ne devait pas intervenir et que la réparation appropriée consiste généralement à renvoyer l’affaire au Gouvernement pour réexamen. Toutefois, étant en présence d’une situation exceptionnelle, le juge s’est ainsi écarté de ce principe général en rendant sa décision.

[17]        Le Gouvernement n’a pas interjeté appel du jugement Auclair. Le Gouvernement a plutôt mis en œuvre les recommandations contenues dans le Rapport et a également versé des intérêts au taux légal à compter du 1er février 2002 sur la différence entre le salaire effectivement reçu par les juges et celui proposé dans le Rapport.

II. Question en litige

[18]        Il s’agit de déterminer si la somme de 22 290,49 $ reçue par l’appelante au cours de l’année d’imposition 2008 doit être incluse dans son revenu en vertu de la Loi.

III. Thèses des parties

[19]        L’appelante a inclus dans son revenu le montant d’intérêts ainsi reçu et a déduit 22 290,49 $ à titre d’intérêts non imposables puisque, selon elle, cette somme a été versée par le Gouvernement à titre de dommages non imposables pour non-respect de ses obligations constitutionnelles à l’égard de l’appelante. Cette somme représente les intérêts calculés sur une somme égale à la différence entre le traitement recommandé dans le Rapport et le traitement effectivement reçu par l’appelante pour la période du 1er février 2002 au 4 juin 2007, soit la date à laquelle a été rendu le jugement Auclair.

[20]        L’intimée est d’avis que cette somme de 22 290,49 $ représente des intérêts pleinement imposables en vertu de l’alinéa 12(1)c) de la Loi. Si tel n’est pas le cas, cette somme représente alors des dommages dont le traitement fiscal suit le traitement du principal, soit le salaire payé rétroactivement, selon le principe de substitution et, ainsi, cette somme est également pleinement imposable.

IV. La loi et l’analyse

[21]        L’alinéa 12(1)c) de la Loi prévoit ce qui suit :

12. (1) Sont à inclure dans le calcul du revenu tiré par un contribuable d’une entreprise ou d’un bien, au cours d’une année d’imposition, celles des sommes suivantes qui sont applicables :

[…]

c) sous réserve des paragraphes (3) et (4.1), les sommes reçues ou à recevoir par le contribuable au cours de l’année (selon la méthode qu’il suit normalement pour le calcul de son revenu) à titre ou en paiement intégral ou partiel d’intérêts, dans la mesure où ces intérêts n’ont pas été inclus dans le calcul de son revenu pour une année d’imposition antérieure; 

[22]        Le terme « intérêt » n’est pas défini dans la Loi; il faut donc examiner le sens ordinaire de ce terme défini dans les dictionnaires, de même que la définition qui y est donnée par les tribunaux.

[23]        Selon Le Petit Robert de la langue française (édition 2015) le terme « intérêt » représente « la somme qui rémunère un créancier pour l’usage de son argent par un débiteur pendant une période déterminée ».

[24]        En anglais, selon le Oxford Dictionary of English, le terme « interest » est défini comme suit : « money paid regularly at a particular rate for the use of money lent, or for delaying the repayment of a debt  ».

[25]        Le juge Reed a conclu dans la décision Brenda J. Miller c. La Reine (1986) 1 C.F. 382 qu’afin de pouvoir être déclarée à titre d’intérêt au sens de la Loi une somme doit répondre à trois critères: 1- elle doit être calculée sur une base quotidienne; 2- elle doit être calculée sur un principal ou sur un droit à un principal; 3- il doit s’agir d’une indemnité versée en contrepartie de l’usage d’un principal ou du droit à un principal.

[26]        Le juge Reed a cité les commentaires du juge Rand dans l’arrêt Reference as to the Validity of Section 6 of the Farm Security Act, 1944 of Saskatchewan, [1947] S.C.R. 394, aux pages 411 et 412 :

À l'appui de sa thèse, la défenderesse invoque la définition de l'intérêt qu'a donnée le juge Rand dans l'arrêt Reference as to the Validity of Section 6 of the Farm Security Act, 1944 of Saskatchewan, [1947] R.C.S. 394, aux pages 411 et 412:

[TRADUCTION] L'intérêt est, décrit en termes généraux, le rendement, la contrepartie ou l'indemnité valant pour l'utilisation ou la détention, par une personne, d'une somme d'argent qui appartient, au sens familier, à une autre personne ou qui lui est due. Il peut y avoir d'autres caractéristiques, mais elles sont sans importance en l'espèce. La relation entre l'obligation de payer intérêt et celle de rembourser le principal a été traitée dans nombre de décisions...cette jurisprudence établit nettement que la première obligation--cela dépend de ses modalités--peut être indépendante de la seconde, ou que toutes deux peuvent être parties intégrantes d'une même obligation, ou que ledit intérêt peut n'être qu'un accessoire du principal.

Mais, aussi bien que l'obligation, la définition présuppose que l’intérêt porte sur un principal en espèces, ou sur une obligation de payer en espèces. En l'absence de cette relation structurale de fait et quelle que soit la base du calcul de la somme, nulle obligation de verser de l'argent ou de remettre des biens ne peut être présumée inclure une obligation de payer intérêt.

Je ne crois pas que les commentaires du juge Rand aient la portée que lui attribue la défenderesse. À mon sens, ils indiquent simplement que pour déterminer si une somme constitue un intérêt, il est essentiel d'examiner ce à quoi elle se rapporte. Si elle est versée relativement à un "principal en espèces, ou [à] une obligation de payer en espèces", il existe alors une relation structurale qui indique qu'il s'agit d'un intérêt. En l'espèce, la somme a été versée relativement à un principal, c'est-à-dire la portion du salaire de la demanderesse à laquelle elle est devenue admissible au cours de l'année 1980, mais qui ne lui a pas été versée durant cette période. À mon sens, la décision du juge Rand ne règle pas la question que soulève la défenderesse.

[27]        Ainsi, afin de pouvoir qualifier une somme à titre d’intérêts, il doit, entre autres, y avoir un principal ou un droit à un principal ou encore une dette doit exister. Les autres critères de la définition d’intérêt ne sont pas en litige dans ce dossier.

[28]        En l’espèce, est-ce que le Gouvernement a une dette envers les juges de la Cour du Québec (dont l’appelante) et, si tel est le cas, à compter de quel moment une telle dette existait-elle?

[29]        L’appelante est d’avis qu’aucune somme d’argent ne lui était due avant le 3 juillet 2007, date à laquelle le Gouvernement a convenu de payer les juges conformément aux recommandations du Rapport. L’appelante considérait que cela constituait en fait une troisième réponse au Rapport et que, tant que le Gouvernement ne donnait pas cette troisième réponse, les juges de la Cour du Québec n’avaient droit à aucune augmentation salariale.

[30]        Je ne peux toutefois souscrire à cette thèse de l’appelante.

[31]        La Cour suprême a conclu dans le Renvoi, précité, que les litiges devant les tribunaux du Québec concernant la Première Réponse au Rapport ont eu pour résultat l’annulation de la Première Réponse. Elle s’est prononcée comme suit:

152. Les litiges devant les tribunaux du Québec ont eu pour résultat l'annulation de la Réponse. La Cour supérieure et la Cour d'appel ont statué que celle-ci ne satisfaisait pas au critère de la rationalité. Le Gouvernement aurait été tenu de mettre en œuvre les 11 premières recommandations du Comité O'Donnell si les jugements n'avaient pas été portés en appel devant la Cour.

[32]        L’annulation de la Première Réponse emporte également l’annulation de la résolution de l’Assemblée nationale approuvant cette Première Réponse et de tout décret s’y rapportant.

[33]        Ainsi, si nous appliquons ce raisonnement de la Cour suprême, la Deuxième Réponse et la résolution de l’Assemblée nationale approuvant la Deuxième Réponse sont également annulées compte tenu que, le 4 juin 2007, l’honorable juge Claude Auclair de la Cour supérieure a conclu à l’inconstitutionnalité de celles-ci dans le cadre du jugement Auclair.

[34]        De plus, on ne peut prétendre que le fait que le Gouvernement ait décidé de mettre en œuvre les recommandations du Rapport en juillet 2007 constitue une troisième réponse. Le Gouvernement n’est jamais dans l’obligation de fournir une réponse aux rapports des comités sur la rémunération des juges; il peut simplement déposer le rapport à l’Assemblée nationale dans les délais prescrits par la LTJ. Les articles 246.43 et 246.44 de la LTJ prévoient ce qui suit :

Chapitre T-16

LOI SUR LES TRIBUNAUX JUDICIAIRES

246.43. Le comité remet au gouvernement un rapport comportant les recommandations qu'il estime appropriées. Ce rapport est remis dans les six mois de la date à laquelle les membres ont été nommés ou, lorsque le comité exerce ses fonctions conformément au troisième alinéa de l'article 246.29, dans les six mois de la date à laquelle le comité a reçu la proposition de modification.

Dépôt à l'Assemblée nationale.

Le ministre de la Justice dépose ce rapport devant l'Assemblée nationale dans les 10 jours de sa réception ou, si elle ne siège pas, dans les 10 jours de la reprise de ses travaux.

246.44. L'Assemblée nationale peut par résolution motivée approuver, modifier ou rejeter en tout ou en partie les recommandations du comité. Le gouvernement prend avec diligence les mesures requises pour mettre cette résolution en œuvre, conformément à la présente loi ou à la Loi sur les cours municipales (chapitre C-72.01).

Intervention du gouvernement.

Si l'Assemblée nationale n'adopte pas une résolution, au plus tard le trentième jour de séance suivant le dépôt du rapport du comité, le gouvernement prend avec diligence les mesures requises pour mettre ces recommandations en œuvre, conformément à la présente loi ou à la Loi sur les cours municipales.

[Je souligne]

[35]        En vertu de l’article 246.44 de la LTJ, si l’Assemblée nationale n’adopte pas de résolution au plus tard le 30e jour de séance suivant le dépôt du rapport, le Gouvernement doit prendre avec diligence les mesures requises pour mettre les recommandations en œuvre.

[36]        En l’espèce, le Rapport a été déposé à l’Assemblée nationale en octobre 2001. Puisque la Première Réponse et la Deuxième Réponse ne répondaient pas à la norme de rationalité, elles sont nulles, de même que les résolutions de l’Assemblée nationale les approuvant et tout décret s’y rapportant. Compte tenu des dispositions de l’article 246.44 de la LTJ, le Gouvernement se devait de mettre en œuvre les recommandations contenues dans le Rapport avec diligence suivant l’expiration d’un délai de 30 jours après le dépôt du Rapport en octobre 2001.

[37]        Je conclus donc que le Gouvernement avait une dette envers les juges de la Cour du Québec (incluant l’appelante) à compter de la fin de l’année 2001 ou au début de l’année 2002, cette dette représentant la différence de traitement entre le traitement des juges prévu au Rapport et celui effectivement versé par le Gouvernement. Ma conclusion est également conforme aux conclusions du jugement Auclair, dans lequel on y ordonne le remboursement des sommes dues aux juges de la Cour du Québec :

152     DÉCLARE que le gouvernement du Québec et le ministre de la Justice doivent rembourser et verser à chacun des juges concernés qui ont été en service à un moment ou un autre entre la période du 1er juillet 2001 et aujourd'hui, y compris les ajustements pour ceux qui ont occupé une charge administrative, le montant représentant la différence entre le traitement qui doit être versé aux termes du présent jugement et le montant de leur traitement durant cette période, avec intérêts au taux légal à compter du 1er février 2002 jusqu'à la date du paiement.

[Je souligne]

[38]        Je dois maintenant déterminer si les intérêts versés à l’appelante par le Gouvernement sur la dette du Gouvernement envers celle-ci doivent être inclus dans son revenu.

[39]        Dans l’arrêt Eaton c. Canada, [2008] A.C.F. n° 687, la Cour d’appel fédérale a conclu que les intérêts versés relativement à l’augmentation salariale rétroactive accordée au titre de l’équité salariale étaient imposables à titre d’intérêts.

[40]        Dans la décision Montgomery c. Canada [2007] 5 CTC 2081, la juge Woods de notre Cour devait déterminer si une somme qualifiée d’intérêts par l’ARC constituaient des intérêts au sens de la Loi. L’appelante dans cette affaire avait reçu un paiement rétroactif de salaire avec intérêt sur le salaire versé rétroactivement dans le cadre d’un litige en matière d’équité salariale. La juge Woods a conclu que les intérêts ainsi versés étaient des intérêts tirés d’un bien (le bien étant le droit à une rémunération équitable) au sens de la Loi et qu’il ne fallait pas restreindre le sens du mot « intérêt » figurant à l’alinéa 12(1)c) de la Loi aux situations impliquant l’emprunt d’argent (par. 21).

[41]        Dans l’affaire Coughlan c. Canada [2001] A.C.I. n° 449, le juge Bowie de notre Cour devait déterminer la nature d’un montant reçu à titre d’intérêts avant jugement. Il a cité le juge Rand dans la décision Farm Security Act pour déterminer le sens du mot intérêts. Il a également fait référence à la décision Huston, Whitehead and Whitehead v. M.N.R., 61 DTC 1233, dans laquelle il fallait déterminer la nature des intérêts payés en vertu d’une loi indemnisant les Canadiens pour la perte de biens situés à l’étranger lors de la deuxième guerre mondiale. Le juge Bowie a tenu les propos suivants au sujet de l’affaire Huston:

15 Dans l'affaire Huston, Whitehead and Whitehead v. M.N.R., le juge Thurlow devait déterminer si des intérêts payés en vertu du Règlement sur les réclamations de guerre entraient dans le cadre des dispositions de l'alinéa 6(1)b), prédécesseur de l'actuel alinéa 12(1)c). Ce règlement prévoyait le paiement d'indemnités à des personnes ayant perdu des biens en raison de la Seconde Guerre mondiale. Il disait expressément qu'il ne conférait aucun droit de paiement; il conférait simplement le pouvoir d'effectuer un paiement discrétionnaire en utilisant la caisse des réclamations de guerre. Il prévoyait en outre que des intérêts pouvaient être payés. Après avoir examiné les affaires Riches v. Westminster Bank, Glenboig Union Fireclay Ltd. v. C.I.R., C.I.R. v. Ballantyne et Simpson v. Executors of Bonner Maurice, le juge Thurlow a conclu que la véritable question était de savoir si les montants en cause avaient le caractère de montants au titre du revenu ou de montants au titre du capital. Il a conclu que, dans le cas qui lui était soumis, les montants alloués comme intérêts, tout comme l'indemnisation, n'avaient pas le caractère de montants au titre du revenu et n'étaient donc pas des intérêts au sens de l'article 6 de la Loi de l'impôt sur le revenu. Il en était ainsi parce qu'une somme à titre de principal n'avait jamais été due aux appelants. Ces derniers n'avaient pas un droit à une indemnisation et n'avaient subi aucune perte de revenu à l'égard de laquelle ils pouvaient avoir droit à des dommages-intérêts ou à une indemnisation. L'affaire Bellingham c. Canada (C.A.) est une autre cause qui démontre que les paiements d'intérêt prévus par la loi ne sont pas tous reçus au titre du revenu. En vertu du paragraphe 66(4) de la loi de l'Alberta intitulée Expropriation Act, l'organisme appelé Land Compensation Board peut allouer des intérêts supplémentaires avec l'indemnité et les intérêts par ailleurs payables, si le paiement proposé par l'autorité expropriante à un propriétaire exproprié représente moins de 80 p. 100 du montant que l'organisme en question alloue à titre d'indemnité. La Cour d'appel fédérale a statué que ces intérêts supplémentaires, étant de la nature d'une pénalité imposée à l'autorité, n'ont pas le caractère d'un montant au titre du revenu entre les mains du propriétaire.

[42]        Le juge Bowie a conclu que les intérêts avant jugement qui ont été adjugés à titre d’intérêts sur des sommes déterminées retenues illégalement plutôt qu’à titre de dommages‑intérêts supplémentaires avaient le caractère d’un revenu et étaient imposables selon l’alinéa 12(1)c) de la Loi.

[43]        À mon avis, compte tenu des décisions précitées, la somme de 22 290,49 $ dont le traitement fiscal est en litige dans cette affaire, constitue des intérêts au sens de la Loi et doit donc être incluse dans le revenu de l’appelante en vertu de l’alinéa 12(1)c) de la Loi pour l’année d’imposition 2008. De plus, aucune déduction à cet égard n’est permise dans le calcul du revenu de l’appelante en vertu de la Loi.

[44]        Même si l’on devait conclure que cette somme de 22 290,49 $ ne constitue pas des « intérêts » au sens de la Loi, mais représente plutôt des dommages‑intérêts versés par le Gouvernement à l’appelante, je suis d’avis que, selon le principe de la substitution, cette somme devrait être ajoutée au revenu de l’appelante pour l’année d’imposition 2008 à titre de dommages-intérêts spéciaux visant à compenser l’appelante pour le non‑versement du traitement supplémentaire prévu selon le Rapport pendant la période du 1er juillet 2001 au 30 juin 2004. Ainsi, puisque le traitement non versé représente un salaire imposable en vertu de l’article 5 de la Loi, les dommages visant à compenser l’appelante à l’égard de ce salaire devraient recevoir le même traitement fiscal et sont donc imposables en vertu de la Loi.

[45]        Dans l’affaire Cloutier-Hunt c. Canada 2007 CCI 345, la Cour devait déterminer la nature d’une somme reçue à titre d’intérêts dans le cadre d’un paiement rétroactif de salaire accordé au titre de l’équité salariale. Le juge Webb a tenu les propos suivants :

6.         D’ailleurs, si l’on considère les montants comme dommages-intérêts, la question serait alors de savoir s’il conviendrait toujours de les inclure dans le revenu. Dans Transocean Offshore Limited c. La Reine, [2005] 2 C.T.C. 183, 2005 DTC 5201, la juge Sharlow, de la Cour d’appel fédérale, indique :

[TRADUCTION]

Dans l’optique de la première partie de la Loi de l’impôt sur le revenu, la réponse à cette question nécessite l’application d’une règle jurisprudentielle parfois appelée « principe de la substitution », selon laquelle le traitement fiscal d’un paiement à titre de dommages-intérêts ou d’un règlement est le même que celui de ce que le paiement est censé remplacer.

7.         Même si le montant décrit comme « intérêts » était considéré comme des dommages-intérêts, l’application du principe de la substitution nécessiterait pour les dommages-intérêts le même traitement fiscal que celui sinon appliqué au montant qu’ils sont censés remplacer. Quoi qu’il en soit, ma conclusion est que le montant décrit comme « intérêts » n’a pas été payé comme dommages-intérêts, vu que le paragraphe 10 des ordonnances du TCDP stipule clairement le paiement d’intérêts et que le montant en cause est celui payé comme intérêts conformément aux ordonnances du TCDP.

[46]        Tel que mentionné précédemment, l’appelante affirme que le Gouvernement lui a versé des intérêts visant à compenser un acte délictuel, soit les actes inconstitutionnels commis par le Gouvernement dans la rédaction de la Première Réponse et de la Deuxième Réponse. Ainsi, appliquant le principe de la décision Ahmad c. Canada [2002] A.C.I. n° 471, l’appelante est d’avis que les sommes représentant les intérêts avant jugement ne sont pas imposables. Toutefois, je suis d’avis que cette décision n’est pas applicable en l’espèce puisque, dans cette affaire, on y traitait de dommages‑intérêts réclamés pour incitation à la violation d’un contrat de travail et donc d’un délit, incluant les intérêts avant et après jugement; le juge Miller de notre Cour a conclu qu’il s’agissait de dommages-intérêts généraux résultant d’un délit et non pas d’un contrat et que les intérêts avant jugement faisait partie de tels dommages-intérêts et n’étaient pas imposables en vertu de l’alinéa 12(1)c) de la Loi. En l’espèce, le Gouvernement n’a pas commis de délit; il n’a pas respecté la norme de rationalité dans le cadre de la Première Réponse et de la Deuxième Réponse. Ceci ne peut, à mon avis, être qualifié de délit.

[47]        Je suis également d’avis que cette somme de 22 290,49 $ ne visait pas à compenser l’appelante pour des dommages généraux, c’est-à-dire des dommages visant à la dédommager pour des douleurs ou de la souffrance physique ou psychologique, qui ne seraient généralement pas imposables[2].

[48]        Pour toutes ces raisons, l’appel est rejeté.

Signé à Ottawa, Canada, ce 1er jour d’octobre 2015.

« Dominique Lafleur »

Juge Lafleur

 


RÉFÉRENCE :

2015 CCI 235

Nº DU DOSSIER DE LA COUR :

2014-3040(IT)I

INTITULÉ DE LA CAUSE :

LISE GABOURY c. SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 juillet 2015

MOTIFS DE JUGEMENT PAR :

L'honorable juge Dominique Lafleur

DATE DU JUGEMENT :

Le 1er octobre 2015

COMPARUTIONS :

 

Représentant de l'appelante :

Jacques Dagenais

Avocate de l'intimée :

Me Anne-Marie Boutin

 

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

Pour l’intimée :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 

 



[1]           Assoc. des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick c. Nouveau-Brunswick (Ministre de la Justice); Assoc. des juges de l'Ontario c. Ontario (Conseil de gestion); Bodner c. Alberta; Conférence des juges du Québec c. Québec (Procureur général); Minc c. Québec (Procureur général), [2005] 2 R.C.S. 286, 2005 CSC 44

[2]           Morency c. Canada 2003 CCI 633, confirmé en appel par la Cour d’appel fédérale 2005 CAF 16

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.