Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Dossier : 2003-837(IT)G

ENTRE :

EARL W. LARGE,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

________________________________________________________________

Appels entendus les 29 et 30 juin 2006, à Victoria (Colombie-Britannique), et par visioconférence le 14 juillet 2006, à Ottawa (Ontario), avec les appels de Alice E. Large (2003-838(IT)G)

Par : l'honorable juge C. H. McArthur

Comparutions :

Avocat de l'appelant :

Me D. Laurence Armstrong

Avocats de l'intimée :

Me Tom Torrie et

Me Wendy M. Yoshida

________________________________________________________________

JUGEMENT

          Les appels des nouvelles cotisations établies en application de la Loi de l'impôt sur le revenu à l'égard des années d'imposition 1997 et 1998 sont rejetés, avec dépens.

Signé à Ottawa, Canada, ce 14e jour de septembre 2006.

« C. H. McArthur »

Le juge McArthur

Traduction certifiée conforme

ce 11e jour de décembre 2006.

Yves Bellefeuille. réviseur


Dossier : 2003-838(IT)G

ENTRE :

ALICE E. LARGE,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

________________________________________________________________

Appels entendus les 29 et 30 juin 2006, à Victoria (Colombie-Britannique), et par visioconférence le 14 juillet 2006, à Ottawa (Ontario), avec les appels de Earl W. Large (2003-837(IT)G)

Par : l'honorable juge C. H. McArthur

Comparutions :

Avocat de l'appelante :

Me D. Laurence Armstrong

Avocats de l'intimée :

Me Tom Torrie et

Me Wendy M. Yoshida

________________________________________________________________

JUGEMENT

          Les appels des nouvelles cotisations établies en application de la Loi de l'impôt sur le revenu à l'égard des années d'imposition 1997 et 1998 sont rejetés, avec dépens.

Signé à Ottawa, Canada, ce 14e jour de septembre 2006.

« C. H. McArthur »

Le juge McArthur

Traduction certifiée conforme

ce 11e jour de décembre 2006.

Yves Bellefeuille, réviseur


Référence : 2006CCI509

Date : 20060914

Dossiers : 2003-837(IT)G

2003-838(IT)G

ENTRE :

EARL W. LARGE et ALICE E. LARGE,

appelants,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge McArthur

[1]      Les deux appelants ont interjeté appel des nouvelles cotisations établies par le ministre du Revenu national à l'égard des années d'imposition 1997 et 1998, mais pour des raisons différentes. Earl W. Large ( « M. Large » ) a demandé un crédit d'impôt personnel de personne mariée pour chacune des années en litige, et ce, en raison du fait que les revenus de son épouse, Alice E. Large ( « Mme Large » ), étaient inférieurs à 5 918 $. La question dans le cas des appels de Mme Large est d'établir si les revenus d'intérêts gagnés sont exemptés d'impôt vu qu'ils sont situés sur une réserve, conformément à l'article 87 de la Loi sur les Indiens. Le sort des appels de M. Large dépend de l'issue des appels de Mme Large.

[2]      Madame Large est une « Indienne » [1] aux termes du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens, et elle est membre de la bande indienne de Songhees, dont la réserve est située près de Victoria, en Colombie-Britannique. Elle a épousé M. Large, un non-Indien, en 1988. Ils avaient chacun trois enfants issus d'unions précédentes. Monsieur Large est un comptable agréé émérite, et c'est lui qui s'occupait de la plupart des affaires financières de Mme Large[2].

[3]      En juillet 1992, Mme Large a fait l'acquisition d'une entreprise de vente de cigarettes sur la réserve de Duncan, laquelle a mené des activités jusqu'en 1997 et a enregistré des profits d'environ 2 millions de dollars pour ces années d'activité[3]. De plus, en 1993 et en 1994, Mme Large a acheté une participation de 40,26 % dans l'entreprise Datatech Systems Ltd. ( « Datatech » ), une société cotée à la bourse de Toronto[4]. Monsieur Large était l'administrateur et le président de Datatech. En octobre 1994, Mme Large a vendu ses actions à Systems House Limited ( « SHL » ), ce qui a donné lieu à un important profit[5].

[4]      Les profits de Mme Large provenant de la vente de ses actions de Datatech et de l'entreprise de vente de cigarettes ont été utilisés pour faire des placements tenus dans une succursale de la Compagnie Trust National située sur la réserve indienne de Squamish. Les placements étaient constitués de divers dépôts à terme et de titres de sociétés cotées en bourse. À ce moment-là, il était clair que les placements ne seraient pas situés sur la réserve, vu que les faits de l'affaire correspondaient à ceux présentés dans l'arrêt de la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Recalma c. La Reine[6]. Donc, avec les conseils et l'aide de son conjoint et d'autres personnes, Mme Large a effectué une planification fiscale afin de situer ses biens meubles sur une réserve. Le fonctionnement du plan en question est expliqué ci-dessous.

[5]      Une entente a été conclue avec Carnaby Investments Ltd. ( « Carnaby » ), une société établie en 1964[7] dont l'adresse, au cours des années en litige, était située dans la réserve de Songhees. Madame Large était une administratrice de Carnaby depuis 1992, elle était sa présidente et secrétaire pendant les années en litige, mais jamais actionnaire. Son conjoint, M. Large, et ses trois enfants à lui, issus d'une union précédente, détenaient toutes les actions. De plus, M. Large était un administrateur de Carnaby au cours des années d'imposition en litige.

[6]      Le 1er septembre 1995, Mme Large a vendu des placements dont la juste valeur marchande était de 1 287 088 $ à Carnaby en échange d'un billet à ordre de 3 000 000 $[8]. Les actions et les certificats étaient tenus à la succursale de la Compagnie Trust National située sur la réserve de Squamish. Dans son témoignage, Mme Large a affirmé que le billet à ordre d'origine a toujours été conservé sur la réserve, ce qui correspond au plan fiscal. Ce sont les intérêts du billet à ordre gagnés par Mme Large qui sont l'objet des présents appels.

[7]      Une convention de fiducie a été conclue selon laquelle Mme Large était en droit d'agir comme fiduciaire des placements détenus par Carnaby. Carnaby conservait la propriété bénéficiaire et avait droit aux profits éventuels et devait subir les éventuelles pertes. MadameLarge n'a jamais perdu le contrôle de fait des placements. Dans son témoignage, elle a affirmé qu'elle communiquait avec une personne de la Compagnie Trust National pour effectuer les transactions concernant les placements.

[8]      Lianne Bourdages, anciennement administratrice de fiducies à la Compagnie Trust National, a témoigné pour le compte de l'intimée et a affirmé que Mme Large pouvait seulement effectuer des transactions par l'entremise d'un courtier externe. MadameBourdages n'était pas une employée de la succursale avec laquelle Mme Large faisait affaire et son témoignage correspondait en grande partie à celui de Mme Large. Selon moi, Mme Large communiquait avec un représentant de la Compagnie Trust National pour effectuer des transactions et ce dernier devait communiquer avec un courtier externe pour que la transaction ait véritablement lieu. En l'espèce, ceci semble sans conséquence.

[9]      L'intimée a souligné que Mme Large n'avait pas reçu de formation officielle dans le domaine des placements. Toutefois, il est clair qu'elle recevait de l'aide de son conjoint, M. Large. Dans son contre-interrogatoire de Mme Large en ce qui a trait aux décisions de placement, l'intimée n'a pas vraiment abordé le sujet de l'endroit où se situaient les revenus d'intérêts. Ceci pourrait avoir une incidence sur la question du caractère raisonnable des salaires déduits, mais ce n'est pas l'objet des présents appels.

[10]     Carnaby a déclaré des revenus de placement tirés des placements en cause s'élevant à 118 628 $ pour son exercice se terminant le 31 août 1997, et à 115 447 $ pour son exercice se terminant le 31 août 1998. Après les déductions, Carnaby n'avait pas du tout ou presque pas de revenus imposables[9]. Madame Large a reçu des revenus de Carnaby s'élevant à 157 477 $ pour l'année d'imposition 1997 et à 157 586 $ pour l'année d'imposition 1998. Ces revenus comprennent un salaire, un loyer et des intérêts tirés du billet à ordre, et ils sont répartis comme suit :

1997

1998

Salaire

72 000 $

72 000 $

Loyer

16 500 $

24 000 $

Intérêts

68 977 $

61 586 $

Total

157 477 $

157 586 $

Dans leur plaidoirie, les avocats de l'intimée ont cité les années d'imposition 1998 et 1999 comme étant visées par les appels. En fait, les années d'imposition dont je suis saisi ici sont 1997 et 1998, et les chiffres ci-dessus sont établis au paragraphe 10 de la réponse à l'avis d'appel.

[11]     Le ministre du Revenu national a admis les montants de salaire et de loyer indiqués ci-dessus en tant que revenus exonérés d'impôt. Cependant, dans une nouvelle cotisation datée du 4 janvier 2001, il a inclus dans les revenus de Mme Large les revenus d'intérêts tirés du billet à ordre pour les années d'imposition 1997 et 1998.

[12]     Madame Large soutient que sa résidence se trouvait au 57, promenade Lekwammen, à la réserve de Songhees. Il s'agit d'une maison préfabriquée comportant deux chambres à coucher et deux garages, dont un servait de bureau. Dans son témoignage, elle a affirmé que son conjoint, M. Large, habitait au 4060, avenue Granville, à Victoria, soit hors de la réserve. De plus, Mme Large a affirmé qu'elle habitait parfois à la réserve, et parfois hors de la réserve, et qu'il lui arrivait de passer les fins de semaine chez son conjoint.

Questions en litige

[13]     La question principale est de déterminer si les revenus d'intérêts tirés par Mme Large du billet à ordre constituent un bien meuble « situé sur une réserve » , et s'ils sont donc exemptés d'impôt en application de l'alinéa 87(1)b) de la Loi sur les Indiens et, par conséquent, exonérés d'impôt en application de l'alinéa 81(1)a) de la Loi de l'impôt sur le revenu.

[14]     Il y a également la question préliminaire de savoir si l'intimée pouvait présenter en preuve, au moment du procès, des documents dont les appelants ne connaissaient pas l'existence parce qu'ils n'étaient pas énumérés dans la liste de documents de l'intimée et parce qu'on n'en a pas fait mention pendant les interrogatoires préalables.

[15]     L'intimée voulait présenter en preuve quatre documents différents au procès. Aucun d'entre eux n'avait auparavant été communiqué aux appelants, comme le prescrit l'article 81 des Règles de la Cour canadienne de l'impôt (procédure générale). Les avocats de l'intimée avaient obtenu les documents suivants[10] bien avant le procès :

(i)          une copie certifiée de l'acte de transfert de la maison du 57, promenade Lekwammen d'un tiers à Mme Large, daté du 18 avril 1990;

(ii)         une copie certifiée de l'acte de transfert du bien-fonds situé à l'extérieur de la réserve de Mme Large à M. Large;

(iii)        les rapports annuels de Carnaby, produits conformément à la British Columbia Companies Act (Loi sur les sociétés par actions de la Colombie-Britannique) et signés par Mme Large, attestant que sa résidence était située à l'extérieur d'une réserve;

(iv)        des pages des notes prises par Sherry Davis concernant les réunions de vérification tenues avec Mme Large à l'égard des années d'imposition 2001, 2002, et 2003.

[16]     L'avocat des appelants s'est fortement opposé à l'admission en preuve des documents présentés sans avis. Il soutient ce qui suit :

[TRADUCTION]

[...] Je n'ai pas eu l'occasion de l'examiner. Je m'y oppose simplement parce que c'est présenté de cette façon, parce que ce n'est pas indiqué sur la liste. Je ne veux pas parler de piège pendant le procès, mais... Nous voilà, ils ont le document depuis le 9 juin, et ils ont son témoignage depuis l'interrogatoire préalable. Je ne crois pas que ça devrait être présenté en preuve.

(Transcription, p. 107)

[17]     Les avocats de l'intimée ont répondu en indiquant simplement que les questions étaient importantes, que les éléments de preuve attaqueraient la crédibilité de Mme Large, que selon le paragraphe 89(2) des Règles de la Cour canadienne de l'impôt (procédure générale), il n'était pas nécessaire que les documents soient inscrits dans la liste, et que rien ne les empêchait de produire les documents pour la première fois au moment du contre-interrogatoire au procès.

[18]     Pour des raisons d'opportunité, les documents ont été admis en preuve au procès, la Cour ayant décidé d'évaluer leur pertinence plus tard. De plus, les avocats ont présenté des arguments visant le paragraphe 89(2).

[19]     Comme je l'ai déjà dit, l'intimée soutenait que les documents serviraient à attaquer la crédibilité de Mme Large en tant que témoin. D'abord, on doit mettre en cause la pertinence des documents utilisés par l'intimée. Lors de son contre-interrogatoire, Mme Large a admis qu'elle passait régulièrement de la résidence dans la réserve à la résidence à l'extérieur de la réserve. Il n'y a rien dans les documents présentés qui vient contredire ceci.

[20]     Tout d'abord, le document indiquant que Mme Large a transféré en 1996 sa maison située à l'extérieur de la réserve à son conjoint, M. Large, n'a aucune importance en l'espèce. Il est parfaitement compatible avec le témoignage de Mme Large concernant la planification fiscale. Ensuite, les rapports annuels de Carnaby signés par Mme Large en tant qu'administratrice ne viennent pas attaquer sa crédibilité. Pendant l'audience, elle a toujours soutenu que c'était M. Large qui [TRADUCTION] « s'occupait des questions financières » , et on peut comprendre qu'elle ne se souvienne pas des détails d'un document qu'elle a signé 15 ans avant le procès. Aussi, le prix du bien-fonds situé à l'extérieur de la réserve transféré de Mme Large à M. Large n'est pas pertinent ici et ne vient pas non plus miner la crédibilité de Mme Large. Finalement, non seulement le témoignage de la vérificatrice Sherry Davis était totalement sans pertinence, mais il pouvait aussi induire en erreur. Son témoignage portait sur les années d'imposition 2001, 2002 et 2003 et concernait le caractère raisonnable du salaire versé par Carnaby à Mme Large. Ceci n'a rien à voir avec les versements d'intérêts qui sont en cause dans les présents appels.

[21]     En somme, les réserves de l'avocat de Mme Large quant à la pertinence des documents sont fondées, si bien que ces éléments de preuve n'ont pas eu d'incidence sur l'issue de l'affaire. Toutefois, vu que les avocats ont eu l'occasion de présenter leurs observations, j'estime nécessaire d'aborder le sujet des règles de droit se rapportant à l'article 89 des Règles. Les dispositions qui s'appliquent ici sont rédigées en ces termes :

81(1) Dans les trente jours de la clôture des actes de procédure, les parties doivent produire et signifier l'une à l'autre une liste des documents dont chaque partie connaît actuellement l'existence et qui pourraient être présentés comme preuve,

a) soit pour établir ou aider à établir une allégation de fait dans un acte de procédure déposé par la partie;

b) soit pour réfuter ou aider à réfuter une allégation de fait dans un acte de procédure déposé par une autre partie.

[...]

87 Lorsque, à un moment quelconque après la signification d'une liste de documents sous le régime de l'article 81 ou de l'article 82, la partie s'aperçoit que la liste était inexacte ou incomplète pour quelque raison que ce soit, cette partie doit signifier immédiatement une liste supplémentaire précisant l'inexactitude ou décrivant le document.

[...]

89(1) Sauf directive contraire de la Cour, ou sauf si les autres parties ont renoncé au droit d'obtenir communication de documents ou ont consenti par écrit à ce que des documents soient utilisés en preuve, aucun document ne doit être utilisé en preuve par une partie à moins, selon le cas :

a) [...]

b) qu'il n'ait été produit par l'une des parties, ou par quelques personnes interrogées pour le compte de l'une des parties, au cours d'un interrogatoire préalable;

c) [...]

89(2) Le paragraphe 89(1) ne s'applique pas à un document utilisé uniquement comme fondement ou comme partie d'une question dans un contre-interrogatoire ou en réinterrogatoire.

[22]     Le paragraphe 89(1) prévoit qu'aucun document ne doit être utilisé en preuve à moins qu'il ne soit mentionné dans les actes de procédure ou dans une liste de documents, qu'il n'ait été produit au cours d'un interrogatoire préalable ou qu'il soit produit par un témoin qui n'est pas sous le contrôle de la partie. Ensuite, le paragraphe 89(2) énonce que le paragraphe 89(1) ne s'applique pas si le document est utilisé uniquement comme fondement ou comme partie d'une question dans un contre-interrogatoire ou en réinterrogatoire. Comme il a été indiqué précédemment, les avocats de l'intimée ont déposé en preuve différents documents qui n'avaient pas été communiqués préalablement aux appelants. Aucune raison n'a été invoquée pour leur production, l'intimée s'étant contentée de dire que les documents étaient importants parce qu'ils pouvaient attaquer la crédibilité des appelants, et que le procédé était expressément permis en vertu du paragraphe 89(2).

[23]     La Cour s'est récemment prononcée sur cette question dans la décision Scavuzzo c. La Reine[11]. Dans cette affaire, le juge en chef Bowman a permis à l'intimée de présenter en preuve, lors du contre-interrogatoire, deux volumes de documents qui n'avaient pas été communiqués au préalable. Le juge en chef Bowman a indiqué ce qui suit :

[4]         J'ai donné cette autorisation à Me Boris parce qu'en vertu du paragraphe 89(2) des Règles de la Cour canadienne de l'impôt (procédure générale), l'interdiction relative aux documents qui ne sont pas mentionnés dans la liste de documents d'une des parties ne s'applique pas lorsqu'un document est utilisé uniquement comme fondement d'une question en contre-interrogatoire.

Cependant, il a ajouté :

[5]         Indépendamment de la règle, l'avocat des appelants a été pris au dépourvu et, à mon avis, s'est trouvé dans une situation très désavantageuse, peut-être même de manière injuste, lorsque l'avocate de l'intimée a présenté un grand nombre de documents qui n'étaient pas mentionnés dans sa liste de documents.

[24]     La juge Lamarre Proulx a également permis à la Couronne de présenter en preuve un document qui n'avait pas été communiqué au préalable, en application du paragraphe 89(2), dans la décision Morency c. La Reine[12]. Après avoir permis à la Couronne de déposer la pièce, la juge Lamarre Proulx a indiqué qu'elle avait des réserves concernant le paragraphe 89(2) :

[...] Je lui ai donné raison tout en regrettant cette disposition qui à mon sens est une entrave aux règles usuelles de la divulgation totale des documents pertinents aux deux parties, avant l'audition, dans un but de la bonne administration de la justice. Il faut cependant noter que le document produit ne fait que confirmer le témoignage en chef du comptable.

[25]     Il n'est pas surprenant que la jurisprudence soit peu bavarde en ce qui a trait à l'article 89, étant donné que la grande réforme a eu lieu en 1991. Dans les décisions citées ci-dessus, les juges Bowman et Lamarre Proulx ne semblaient pas très à l'aise avec les tactiques-surprises de la Couronne. Le processus de communication est utile pour plusieurs raisons. Entre autres, il facilite le règlement et permet de restreindre les questions en litige avant le procès. Les modifications apportées aux Règles de la Cour canadienne de l'impôt (procédure générale) en 1991 avaient pour but d'empêcher les pièges lors des procès. Tout le mécanisme de communication des documents serait saboté si une partie pouvait simplement présenter en preuve un nouveau document lors du contre-interrogatoire.

[26]     L'article 81 concerne la communication, pas l'admissibilité. De son côté, le paragraphe 89(2) concerne l'admissibilité. Il semble permettre une utilisation restreinte de documents qui n'ont pas été communiqués conformément aux règles concernant la communication. Interprété autrement, le paragraphe 89(2) perd tout son sens. Malheureusement, les règles régissant la Cour canadienne de l'impôt ne me confèrent pas de pouvoir discrétionnaire précis me permettant de décider d'admettre en preuve ou non, lors du contre-interrogatoire, un document qui n'a pas été communiqué au préalable. Cela dit, les avocats devraient faire preuve de bon jugement et de discernement quand ils invoquent le paragraphe 89(2) pour présenter en preuve un document qui n'a pas été communiqué au préalable. Les parties ne devraient pas produire en preuve des documents dans le seul but de piéger l'adversaire et d'essayer de trouver des lacunes dans la preuve, le risque étant que l'avocat pris au piège n'aurait pas assez de temps pour réfuter de façon appropriée le contenu des documents concernés. Toutefois, en l'espèce, l'avocat a eu la chance de disposer du temps et des ressources lui permettant de préparer sa contre-preuve.

[27]     Vu le temps et les dépenses nécessaires pour instruire un appel en matière d'impôt selon la procédure générale, et vu les commentaires du juge en chef Bowman et de la juge Lamarre Proulx, le comité des règles de la Cour devrait peut-être réexaminer le bien-fondé du paragraphe 89(2). Ceci étant dit, pour l'instant, le paragraphe 89(2) prévoit en effet une exception à la règle générale de communication.

[28]     La principale question en litige dans les présents appels est de déterminer si les revenus d'intérêts gagnés par Mme Large sont exemptés d'impôt en application de la Loi sur les Indiens. L'article 87 de la Loi sur les Indiens est rédigé en ces termes :

87(1) Nonobstant toute autre loi fédérale ou provinciale, mais sous réserve de l'article 83, les biens suivants sont exemptés de taxation :

a) [...]

b) les biens meubles d'un Indien ou d'une bande situés sur une réserve.

87(2) Nul Indien ou bande n'est assujetti à une taxation concernant la propriété, l'occupation, la possession ou l'usage d'un bien mentionné aux alinéas (1)a) ou b) ni autrement soumis à une taxation quant à l'un de ces biens.

Aussi, l'article 81 de la Loi de l'impôt sur le revenu est rédigé en ces termes :

81(1) Ne sont pas inclus dans le calcul du revenu d'un contribuable pour une année d'imposition :

a) une somme exonérée de l'impôt sur le revenu par toute autre loi fédérale, autre qu'un montant reçu ou à recevoir par un particulier qui est exonéré en vertu d'une disposition d'une convention ou d'un accord fiscal conclu avec un autre pays et qui a force de loi au Canada;

L'argument de Mme Large est que l'article 87 de la Loi sur les Indiens prévoit que les biens meubles appartenant à un Indien qui sont situés sur une réserve sont exemptés de taxation. Autrement dit, Mme Large soutient qu'elle est une Indienne inscrite et qu'étant donné que le billet à ordre, un bien meuble lui appartenant, est situé sur une réserve, les appels devraient être accueillis.

Analyse

[29]     Les Indiens possèdent la citoyenneté canadienne et, dans les affaires qui ne sont régies ni par des traités ni par la Loi sur les Indiens, ils ont les mêmes responsabilités sociales que les autres Canadiens, dont le paiement des impôts : voir l'arrêt Nowegijick c. La Reine[13], cité et approuvé dans Mitchell c. Bande indienne Peguis[14]. Selon le même raisonnement, les Indiens, comme tous les autres Canadiens, ont le droit de faire de la planification fiscale. Il n'est pas foncièrement mal d'organiser ses affaires dans le but de réduire l'impôt à payer. Dans l'arrêt Recalma, no A-571-96, 27 mars 1998, le juge Linden, s'exprimant au nom de la Cour, a indiqué ce qui suit :

[5]         Bien entendu, il n'y a rien de mal à ce que les Canadiens arrangent leurs affaires de façon à réduire leur fardeau fiscal. Cela n'est pas moins vrai pour les autochtones que ce ne l'est pour d'autres entrepreneurs qui ont recours à des fusions et à des instruments étrangers pour réduire ce fardeau fiscal. Certains des efforts déployés dans ce but réussissent et d'autres non. Nous devons décider si le moyen utilisé en l'espèce doit être accepté ou rejeté. À notre avis, il doit être rejeté.

[30]     Ce raisonnement correspond à celui qui a été adopté par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Neuman c. M.R.N.[15] :

[39]       Finalement, il importe de se rappeler que notre Cour a statué à l'unanimité dans l'arrêt Stubart, précité, à la p. 575, qu'une opération ne devait pas être écartée sur le plan fiscal parce qu'elle ne vise aucun but commercial distinct ou véritable (le juge Estey s'est exprimé en son propre nom et en celui des juges Beetz et McIntyre; le juge Wilson a écrit des motifs concordants auxquels le juge Ritchie a souscrit). Ainsi, les contribuables peuvent organiser leurs affaires d'une façon particulière dans le seul but de se prévaloir délibérément des mécanismes de réduction de l'impôt prévus dans la LIR. [...]

[31]     Si on n'allègue pas qu'il s'agit d'un leurre ou que la règle générale anti-évitement énoncée à l'article 245 de la Loi de l'impôt sur le revenu s'applique, le fait que les biens meubles aient été placés sur une réserve afin d'éviter de payer des impôts importe peu : voir Shilling c. M.R.N. et Tsuruda c. La Reine[16].

[32]     Au paragraphe 10z) de la réponse à l'avis d'appel, le ministre soutient que les transactions étaient [TRADUCTION] « artificielles » . Le ministre n'a pas allégué qu'elles étaient un leurre, et la disposition générale anti-évitement n'a pas été appliquée. Donc, l'argument du ministre selon lequel les transactions étaient artificielles n'a aucune incidence sur les facteurs présentés ci-dessous. La seule question ici est de déterminer si le plan fiscal de Mme Large doit être accepté.

[33]     L'avocat des appelants soutient qu'il faut respecter le « choix » de placer les biens meubles sur une réserve et de quitter le marché ordinaire. Dans plusieurs cas, le contribuable « essaie » de placer ses revenus sur une réserve pour qu'ils soient exonérés d'impôt. Le rôle de la Cour est de déterminer si le contribuable a réussi à soustraire les revenus à l'impôt.

[34]     Dans l'arrêt Mitchell, après avoir examiné de façon exhaustive le contexte historique permettant d'interpréter le sens de l'article 87 de la Loi sur les Indiens, le juge La Forest a indiqué ce qui suit, aux pages 131 et 133 :

En résumé, le dossier historique indique clairement que les art. 87 et 89 de la Loi sur les Indiens, auxquels s'applique la présomption de l'art. 90, font partie d'un ensemble législatif qui fait état d'une obligation envers les peuples autochtones, dont la Couronne a reconnu l'existence tout au moins depuis la signature de la Proclamation royale de 1763. Depuis ce temps, la Couronne a toujours reconnu qu'elle est tenue par l'honneur de protéger les Indiens de tous les efforts entrepris par des non-Indiens pour les déposséder des biens qu'ils possèdent en tant qu'Indiens, c'est-à-dire leur territoire et les chatels qui y sont situés.

Il est également important de souligner la conséquence de la conclusion que je viens de tirer. Le fait que la loi contemporaine, comme sa contrepartie historique, prenne tant de soin pour souligner que les exemptions de taxe et de saisie ne s'appliquent que dans le cas des biens personnels situés sur des réserves démontre que l'objet de la Loi n'est pas de remédier à la situation économiquement défavorable des Indiens en leur assurant le pouvoir d'acquérir, de posséder et d'aliéner des biens sur le marché à des conditions différentes de celles applicables à leurs concitoyens. Un examen des décisions portant sur ces articles confirme que les Indiens qui acquièrent et aliènent des biens situés à l'extérieur des terres réservées à leur usage le font aux mêmes conditions que tous les autres Canadiens.

[...]

Mais je répéterais qu'en l'absence d'un lien discernable entre le bien en question et l'occupation des terres réservées par le propriétaire de ce bien, les protections et privilèges des art. 87 et 89 ne s'appliquent pas.

J'attire l'attention sur ces décisions pour souligner encore une fois qu'il faut éviter d'accorder une portée trop large aux art. 87 et 89. Ces dispositions n'ont pas pour but d'accorder des privilèges aux Indiens à l'égard de tous les biens qu'ils peuvent acquérir et posséder, peu importe l'endroit où ils sont situés. Leur but est plutôt simplement de protéger des ingérences et des entraves de la société en général les droits de propriété des Indiens sur leurs terres réservées pour veiller à ce que ceux-ci ne soient pas dépouillés de leurs droits. [...]

[35]     Dans l'arrêt Williams c. La Reine[17], la Cour suprême du Canada a cité longuement les remarques du juge La Forest exprimées dans le jugement Mitchell. Dans sa décision unanime, la Cour suprême a dit ce qui suit au sujet de la méthode qui devait être utilisée par les tribunaux à l'avenir :

[...] Lorsqu'il est nécessaire de choisir entre diverses méthodes de détermination de l'emplacement des biens pertinents, le choix doit se faire en tenant compte de cet objet.

Après avoir souligné qu'il était difficile de déterminer l'endroit où se situait un bien incorporel en vertu de la Loi sur les Indiens, la Cour suprême a établi le critère souple ci-dessous. Bon nombre de tribunaux y ont eu recours depuis.

[...] Il faut d'abord identifier les divers facteurs de rattachement qui peuvent être pertinents. On doit ensuite analyser ces facteurs pour déterminer le poids à leur accorder afin d'identifier l'emplacement du bien, en tenant compte de trois choses : (1) l'objet de l'exemption prévue dans la Loi sur les Indiens, (2) le genre de bien en cause et (3) la nature de l'imposition de ce bien. Il s'agit donc de déterminer, relativement à chaque facteur de rattachement, le poids qui devrait lui être accordé pour décider si l'imposition en cause de ce type de bien représenterait une atteinte aux droits de l'Indien à titre d'Indien sur une réserve.

[36]     En somme, le critère des facteurs de rattachement doit être appliqué aux faits particuliers d'une affaire donnée en tenant compte de l'objet de l'exemption, du genre de bien en cause et de la nature de l'imposition de ce bien. Encore une fois, on doit bien examiner l'objet de l'exemption prévue dans la Loi sur les Indiens.

De plus, il serait dangereux de soupeser les facteurs de rattachement de manière abstraite, indépendamment de l'objet de l'exemption prévue dans la Loi sur les Indiens. Un facteur de rattachement n'est pertinent que dans la mesure où il identifie l'emplacement du bien en question aux fins de la Loi sur les Indiens. Dans des catégories particulières de cas, un facteur de rattachement peut donc avoir beaucoup plus de poids qu'un autre. On pourrait facilement perdre cette réalité de vue en soupesant les facteurs de rattachement cas par cas.

[37]     Comme il est établi dans les paragraphes suivants, les tribunaux ont affiné les facteurs de rattachement dont il faut tenir compte lorsqu'il s'agit de revenus de placement. Il faut d'abord souligner que c'est l'intérêt gagné sur le billet à ordre qui est l'objet du litige, pas le billet à ordre comme tel. La question est donc de déterminer si les revenus d'intérêts, et non le billet à ordre, sont situés sur la réserve.

[38]     L'arrêt de principe en ce qui a trait à l'imposition de revenus de placement gagnés par des Indiens est la décision rendue par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Recalma. Dans cette affaire, les contribuables indiens étaient axés sur la collectivité et vivaient dans la réserve indienne de Qualicum. Après avoir exploité pendant des années une entreprise de pêche prospère dans la réserve, les contribuables ont investi leurs capitaux acquis dans des acceptations bancaires et des fonds communs de placement par l'entremise d'une succursale de la Banque de Montréal située sur la réserve de la bande de Squamish à West Vancouver. La Cour d'appel a rejeté les appels des contribuables et a conclu que les revenus de placement provenaient du marché général ordinaire, et donc qu'ils n'étaient pas situés sur la réserve.

[39]     Après avoir expliqué que différents facteurs s'appliquent à différents types de revenus, la Cour d'appel fédérale est parvenue à la conclusion suivante :

[11]       De même, lorsqu'un revenu de placement est en cause, ce revenu doit être considéré en fonction de son lien avec la réserve, de son effet bénéfique sur le mode de vie traditionnel des autochtones, du risque potentiel d'une atteinte aux biens des autochtones et de la mesure dans laquelle il peut être considéré comme provenant d'une activité du marché ordinaire. À notre avis, le juge de la Cour de l'impôt a à bon droit accordé beaucoup d'importance à la façon dont le revenu de placement a été produit, comme les tribunaux l'ont fait dans les cas mettant en cause un emploi, des prestations d'assurance-chômage et un revenu d'entreprise. Étant un revenu passif, le revenu de placement n'est pas produit par le travail individuel du contribuable. D'une certaine façon, le travail est accompli par l'argent qui est investi partout dans le pays. [...]

La Cour d'appel a aussi conclu que le juge de la Cour canadienne de l'impôt avait, à juste titre, accordé une grande importance aux facteurs suivants : (i) la résidence de l'émetteur des titres; (ii) l'endroit où sont exercées les activités génératrices du revenu de l'émetteur; (iii) l'endroit où se trouvent les biens de l'émetteur des titres. Elle a indiqué qu'on doit déterminer si le revenu gagné est « étroitement lié à la réserve » et s'il faisait « partie intégrante de la vie dans la réserve » :

[9]         En évaluant les différents facteurs pertinents, la Cour doit décider de l'endroit où il est « le plus logique » de situer les biens meubles afin d'éviter de porter « atteinte à un bien détenu par un Indien en tant qu'Indien » dans le but de protéger le mode de vie traditionnel des autochtones. Dans l'évaluation des différents facteurs pertinents, il est également important de déterminer si l'activité qui a généré le revenu était « étroitement liée » à la réserve, c'est-à-dire si elle faisait « partie intégrante » de la vie dans la réserve, ou s'il est plus approprié de la considérer comme une activité accomplie sur « le marché ordinaire » (voir Canada c. Folster [1997], 3 C.F. 269 (C.A.F.)). Il convient de préciser que le concept « du marché ordinaire » n'est pas un critère ayant pour but de déterminer si les biens sont situés dans une réserve; il s'agit simplement d'un élément qui aide à l'évaluation des divers facteurs à l'étude. Ce n'est absolument pas un critère déterminant. [...]

[40]     La Cour d'appel est également parvenue à la conclusion voulant qu'on doive accorder moins d'importance au lieu de résidence du contribuable, à la source du capital qui a permis l'achat des titres, au lieu où les titres ont été achetés et le revenu touché, à l'endroit où le document attestant les titres était conservé, et à l'endroit où le revenu a été dépensé. En tenant compte de ces facteurs, la Cour a souligné :

[11]       [...] Le courtier de ces titres, la succursale locale de la Banque de Montréal, était situé sur la réserve, mais pas les émetteurs des titres; les sociétés qui offraient les acceptations bancaires et les gestionnaires des fonds communs de placement en cause n'avaient aucun lien avec la réserve. Ils se trouvaient dans les sièges sociaux des sociétés dans des villes bien éloignées des réserves. De même, l'activité principale qui génère le revenu des émetteurs est située dans les villes du Canada et partout dans le monde, et non pas dans les réserves. En outre, les biens des émetteurs des titres en question se trouvaient principalement en dehors des réserves ce qui, en cas de défaillance, serait un facteur des plus importants.

[41]     En ce qui a trait aux revenus de placement, la Cour d'appel a formulé l'avertissement suivant concernant le recours aux différents facteurs de rattachement :

[14]       En arriver à une conclusion différente permettrait à des autochtones bien nantis qui vivent dans les réserves du Canada de placer leurs dépôts dans des banques ou d'autres institutions financières situées dans des réserves et, par l'entremise de ces agences, d'investir dans des actions, des obligations et des hypothèques partout au Canada et dans le monde, sans que leurs profits soient assujettis à l'impôt sur le revenu. Nous ne croyons pas que les rédacteurs de l'article 87 aient envisagé un tel résultat. Bien entendu, le résultat pourrait être différent dans des situations où les fonds investis directement ou par l'entremise de banques dans les réserves sont utilisés exclusivement ou principalement pour consentir des prêts aux autochtones vivant dans les réserves. Lorsque des autochtones, quel que soit leur engagement envers leurs traditions, choisissent d'investir leurs fonds sur le marché ordinaire, ils ne peuvent échapper à l'impôt simplement en utilisant une institution financière qui est située dans une réserve.

[42]     Dans l'arrêt Lewin c. La Reine[18], un bref jugement rendu après l'arrêt Recalma, la Cour d'appel fédérale a confirmé la décision rendue par la Cour canadienne de l'impôt selon laquelle des revenus d'intérêts tirés de placements faits auprès d'une Caisse populaire située sur une réserve n'étaient pas exemptés d'impôt suivant l'article 87 de la Loi sur les Indiens. Dans cette affaire, bien que le contribuable résidait à l'extérieur de la réserve, le siège social et le bureau principal de la Caisse populaire étaient situés à la réserve. La caisse était administrée par des Indiens pour les Indiens. Toutefois, ses revenus provenaient des surplus qu'elle envoyait dans le marché financier ordinaire, y compris des prêts hypothécaires, des prêts personnels et d'autres placements. En première instance, le juge Tardif a indiqué ce qui suit :

[36]       S'il s'était agi d'une institution financière constituée pour les seules fins, préoccupations et besoins des Indiens vivant sur le territoire de la réserve et dont l'essentiel des revenus avait été principalement réinvesti sur le territoire de la réserve pour consolider, développer et améliorer le mieux-être social, culturel et économique des Indiens résidant sur la réserve, il aurait pu en être autrement.

[43]     Le juge Tardif semblait accorder beaucoup d'importance au fait que l'institution financière n'avait pas été créée uniquement pour les Indiens résidant sur la réserve et qu'elle n'améliorait pas leur bien-être. Cette observation n'a pas été prise à partie par la Cour d'appel fédérale.

[44]     Dans l'arrêt Sero c. La Reine, et dans l'arrêt complémentaire Frazer c. La Reine[19], les contribuables indiens ont tiré des intérêts de montants investis dans une succursale de la Banque Royale du Canada située dans la réserve des Six-nations. Dans l'affaire Sero, la contribuable n'avait jamais habité ou travaillé dans une réserve. De surcroît, les capitaux de placement d'origine avaient été gagnés à l'extérieur de la réserve. Dans l'affaire Frazer, le contribuable était résidant de la réserve et les capitaux de placement avaient été gagnés dans la réserve. Dans la décision par laquelle elle a rejeté les deux appels, la Cour d'appel fédérale a souligné que seul un faible pourcentage des activités génératrices de revenus de la Banque Royale avaient été menées dans des réserves et qu'un pourcentage insignifiant de ses actifs était situé dans des réserves. De plus, le contrôle central et l'administration de la Banque Royale ne s'effectuaient pas dans une réserve. Autrement dit, la Banque Royale menait ses activités dans le « marché ordinaire » . La Cour d'appel n'a pas pu établir de distinction factuelle entre les affaires dont elle était saisie et les arrêts Lewin et Recalma. Elle a également souligné que le fait que le placement de M. Frazer provenait d'une source située dans une réserve pesait peu dans la balance.

[45]     L'analyse précédente indique que Mme Large doit établir une distinction factuelle par rapport aux décisions rendues par la Cour d'appel fédérale selon lesquelles les appels des autres contribuables ont été rejetés. Les faits en l'espèce sont semblables à ceux de l'affaire Recalma. L'avocat de Mme Large soutient que le seul fait d'introduire une société entre Mme Large et la succursale d'une banque établie dans une réserve est une distinction factuelle suffisante pour soustraire la situation en l'espèce à la portée des décisions rendues par la Cour d'appel fédérale. À mon avis, il n'y a pas lieu d'établir une distinction pertinente par rapport aux arrêts Recalma, Lewin et Sero.

[46]     Comme l'a dit le juge de première instance dans l'affaire Recalma, et comme l'a ensuite confirmé la Cour d'appel fédérale, une grande importance sera accordée aux facteurs suivants dans les affaires concernant les revenus de placement : (i) la résidence de l'émetteur des titres; (ii) l'endroit où sont exercées les activités génératrices du revenu de l'émetteur; (iii) l'endroit où se trouvent les biens de l'émetteur des titres. Plus précisément, la Cour d'appel fédérale a souligné dans l'arrêt Recalma qu'il faut tenir compte de « la façon dont le revenu de placement a été produit » . De plus, comme il a déjà été mentionné, la Cour d'appel fédérale a indiqué qu'il faut aussi tenir compte des facteurs suivants :

[11]       De même, lorsqu'un revenu de placement est en cause, ce revenu doit être considéré en fonction de son lien avec la réserve, de son effet bénéfique sur le mode de vie traditionnel des autochtones, du risque potentiel d'une atteinte aux biens des autochtones et de la mesure dans laquelle il peut être considéré comme provenant d'une activité du marché ordinaire. [...]

On a critiqué le facteur de rattachement concernant le « mode de vie traditionnel des autochtones » . Même si j'ai moi aussi des réserves à ce sujet, je ne crois pas nécessaire d'aborder la question, comme il ne s'agit pas d'un enjeu majeur dans l'issue des présents appels.

[47]     Carnaby est l'émettrice du billet à ordre. La question est de déterminer si le flux de revenus provenant du billet à ordre, pas le titre comme tel, est situé sur la réserve. Les placements que possède Carnaby sont principalement composés de dépôts à terme et de titres cotés en bourse. Il ressort manifestement de la preuve que les revenus gagnés grâce aux activités menées par des sociétés cotées en bourse, dont les bureaux, les actifs et les activités sont situés entièrement ou en grande partie à l'extérieur de la réserve, n'ont aucun lien avec la réserve. Le seul lien qui existe entre Carnaby et la réserve est le fait que Carnaby est une résidente de la réserve. Monsieur Large, un non-Indien, ainsi que ses enfants issus d'une union précédente, étaient les seuls actionnaires de Carnaby, qui versait ensuite les revenus d'intérêts à Mme Large. Les revenus de Carnaby étaient des revenus passifs tirés de placements dans des sociétés et des activités situées entièrement ou en grande partie à l'extérieur de la réserve. Il est donc évident que Carnaby mène ses activités dans le « marché ordinaire » .

[48]     Le seul fait que la société soit résidente d'une réserve n'a pas une très grande importance dans les affaires concernant les revenus de placement. C'est particulièrement le cas quand la société émettrice sert seulement d'intermédiaire afin d'établir un lien avec une réserve. Autrement dit, le seul fait d'introduire une société située dans une réserve pour créer un écart entre le contribuable indien et l'émetteur final, soit une société cotée en bourse ou autre, ne suffit pas nécessairement pour situer les revenus passifs sur une réserve. Adopter un principe si rigide donnerait d'étranges résultats. Par exemple, un investisseur indien qui possède des placements passifs qui n'ont pas d'autre lien avec quelque réserve que ce soit n'aurait qu'à placer une société comme résidente sur une réserve pour situer ses placements sur cette même réserve. Une telle situation aurait clairement inquiété la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Recalma :

[14]       En arriver à une conclusion différente permettrait à des autochtones bien nantis qui vivent dans les réserves du Canada de placer leurs dépôts dans des banques ou d'autres institutions financières situées dans des réserves et, par l'entremise de ces agences, d'investir dans des actions, des obligations et des hypothèques partout au Canada et dans le monde, sans que leurs profits soient assujettis à l'impôt sur le revenu. Nous ne croyons pas que les rédacteurs de l'article 87 aient envisagé un tel résultat. [...] Lorsque des autochtones, quel que soit leur engagement envers leurs traditions, choisissent d'investir leurs fonds sur le marché ordinaire, ils ne peuvent échapper à l'impôt simplement en utilisant une institution financière qui est située dans une réserve.

[49]     C'est exactement ce qui est arrivé en l'espèce. Les placements de Mme Large représentaient des fonds investis sur le marché général ou ordinaire. Elle a ensuite essayé de protéger les revenus gagnés simplement en situant une société, Carnaby, dans la réserve. Dans l'arrêt Sero, la Cour d'appel fédérale a examiné une situation dans laquelle on avait recours à un placement par emprunt et où l'émetteur était une entité située dans une réserve. La Cour d'appel a statué qu'un tel arrangement ne crée pas nécessairement un lien assez fort pour que les revenus puissent être considérés comme étant situés sur la réserve :

[20]       Il a été allégué dans l'arrêt Lewin que le fait que la Caisse populaire était située sur une réserve, conjugué au fait que les titres de placement en litige étaient des contrats de prêt émis par la Caisse populaire elle-même plutôt que par des sociétés tierces, créait un lien suffisamment étroit avec la réserve pour que l'on puisse faire une distinction entre l'arrêt Lewin et l'arrêt Recalma. Toutefois, la Cour a conclu qu'il n'y avait aucune raison de faire une distinction entre ces deux affaires.

[50]     Bien entendu, le recours par un Indien à une société n'empêche pas nécessairement l'application de la protection prévue à l'article 87 de la Loi sur les Indiens. Toutefois, les autres circonstances de fait de la présente affaire appuient la conclusion selon laquelle les revenus en cause sont situés à l'extérieur d'une réserve ou, dans l'hypothèse la plus favorable, ne débouchent sur aucune conclusion définitive. Ces circonstances de fait comprennent les éléments suivants :

(i)       Mme Large réside tant sur la réserve qu'à l'extérieur de la réserve.

(ii)       Les capitaux de placement proviennent de sources situées dans la réserve (l'entreprise de vente de cigarettes) et à l'extérieur de la réserve (les profits réalisés lors de la vente d'actions de Datatech).

(iii)     Mme Large effectuait ses transactions bancaires ordinaires à la Banque de Montréal de Victoria, située à l'extérieur de la réserve.

(iv)      Rien ne vient prouver que les activités de Carnaby ou de Mme Large avaient un effet bénéfique sur la collectivité. De plus, rien de concret ne vient indiquer comment les revenus d'intérêts ont été utilisés.

(v)      La succursale de la Compagnie Trust National où étaient conservés les placements est située dans une réserve différente (Squamish) de celle où habite l'appelante (Songhees).

[51]     Bien que ma décision ne soit pas fondée sur les observations générales suivantes, ces dernières auraient pu y jouer un certain rôle si ma conclusion avait été moins sûre. Dans ses réponses, Mme Large était très réservée, et elle ne semblait pas disposée à donner des informations concernant la gestion de son portefeuille. De plus, lors de l'interrogatoire principal, l'avocat lui a posé beaucoup de questions suggestives, et on doit donc accorder moins d'importance aux réponses qu'elle a fournies. Elle a souvent répété que M. Large était un comptable et qu'elle se fiait à ses compétences. La gestion de l'actif de plus d'un million de dollars dépassait probablement ses compétences. On peut se demander pourquoi M. Large n'a pas témoigné. Madame Large avait besoin de son aide dans toutes ses autres affaires financières. À mon avis, en ce qui a trait à son lieu de résidence, elle a rendu un témoignage intentionnellement vague. Encore une fois, cette question n'est pas en cause. Son témoignage concernant l'entreprise de vente de cigarettes était également vague. Il semble qu'elle ait été la propriétaire de l'entreprise qui était exploitée par un tiers de façon accessoire à l'entreprise d'épicerie de M. Large. Aucun élément de preuve n'est venu indiquer les profits nets de l'entreprise de vente de cigarettes. Selon moi, elle a cessé ses activités à la suite de changements apportés à la réglementation gouvernementale. Également, je suis d'avis que l'ensemble du plan fiscal qui est en cause dans les présents appels a été orchestré par M. Large. Le plan était audacieux. Malgré le fait que l'intimée ait généreusement admis la déduction des frais de gestion et de location de Mme Large, cette dernière a poursuivi les appels concernant les intérêts, et M. Large a demandé un crédit d'impôt personnel de personne mariée. Je répète qu'il n'y a rien de mal à organiser ses affaires de façon à obtenir des avantages fiscaux, mais le plan en l'espèce n'est pas compatible avec l'esprit de l'exemption prévue à l'article 87 de la Loi sur les Indiens. Monsieur Large jouait un rôle important dans la prise de décisions concernant l'achat ou la vente des placements. L'adresse domiciliaire de M. Large était le 4060, avenue Granville, à Victoria, et son bureau se trouvait au 1095, avenue McKenzie, à Victoria. Il est décevant que M. Large n'ait pas témoigné. Il était l'instigateur de tout le plan qui est l'objet même des présents appels.

[52]     Étant donné la conclusion de la Cour selon laquelle les revenus d'intérêts de 1997 et de 1998 doivent être inclus dans les revenus imposables de Mme Large, les revenus de cette dernière pour ces mêmes années dépassent 5 918 $. Les appels interjetés par M. Large sont donc eux aussi rejetés en application des restrictions indiquées à l'alinéa 118(1)a) de la Loi de l'impôt sur le revenu.

[53]     Pour conclure, les appels interjetés par les deux appelants sont rejetés et un seul mémoire de dépens est adjugé à l'intimée.

Signé à Ottawa, Canada, ce 14e jour de septembre 2006.

« C. H. McArthur »

Le juge McArthur

Traduction certifiée conforme

ce 11e jour de décembre 2006.

Yves Bellefeuille, réviseur


RÉFÉRENCE :                                  2006CCI509

Nos DES DOSSIERS :                        2003-837(IT)G et 2003-838(IT)G

INTITULÉ :                                        EARL W. LARGE et ALICE E. LARGE et SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L'AUDIENCE :                    Victoria, (Colombie-Britannique) et

                                                          Ottawa (Ontario)

DATES DE L'AUDIENCE :               Les 29 et 30 juin 2006 et le 14 juillet 2006

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :       L'honorable juge C. H. McArthur

DATE DU JUGEMENT :                   Le 14 septembre 2006

COMPARUTIONS :

Avocat des appelants :

Me D. Laurence Armstrong

Avocats de l'intimée :

Me Tom Torrie et Me Wendy M. Yoshida

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

       Pour les appelants :

                   Nom :                              Me D. Laurence Armstrong

                   Cabinet :                          Armstrong Nikolich

       Pour l'intimée :                             John H. Sims, c.r.

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada



[1]           Pièce A-1, onglet 1. Il est admis que le terme recommandé est « membre des Premières nations » ou « autochtone » , mais le terme « Indien » est celui utilisé dans le présent document, étant donné qu'il est encore utilisé dans les textes législatifs.

[2]           Monsieur Large n'a pas témoigné. Il est le fondateur de Datatech, une entreprise qui semble avoir connu beaucoup de succès et a des succursales partout au Canada.

[3]           On ne connaît pas le montant exact, étant donné que les livres comptables n'étaient pas complets.

[4]           Pièce A-1, onglet 8, à la page 7.

[5]           Pièce A-1, onglet 9.

[6]           no A-571-96, 27 mars 1998, 98 D.T.C. 6238; autorisation d'appel auprès de la CSC refusée le 10 décembre 1998, no 26668, [1998] C.S.C.R. no 250.

[7]           Elle a été constituée en société sous un autre nom en 1964. En 1983, bien avant les présents appels, on lui a donné le nom Carnaby Investments Ltd.

[8]           Pièce A-1, onglet 13. Le montant a été exagéré en prévision de la vente future d'autres placements par Mme Large à Carnaby.

[9]           Pièce R-6, onglets 14 et 15. Carnaby n'est pas exemptée d'impôt, étant donné qu'il ne s'agit pas d'une « Indienne » aux termes de la Loi sur les Indiens.

[10]          Soit les pièces R-2, R-3, R-4 et R-7.

[11]          no 2001-4533(IT)G, 17 décembre 2004, 2004 CCI 806.

[12]          no 94-3020(IT)G, 8 mai 1997, 98 D.T.C. 2228.

[13]          [1983] 1 R.C.S. 29.

[14]          [1990] 2 R.C.S. 85.

[15]          [1998] 1 R.C.S. 770, 98 D.T.C. 6297.

[16]          [2001] 4 C.F. 364, 2001 CAF 178, et no 2001-4448(IT)G, 7 juillet 2006, 2006 CCI 288.

[17]          [1992] 1 R.C.S. 877.

[18]          2002 CAF 461, autorisation d'appel auprès de la CSC refusée le 19 juin 2003, no 29562, [2003] C.S.C.R. n ° 19.

[19]          [2004] 2 RCF 613, 2004 CAF 6, autorisation d'appel auprès de la CSC refusée le 8 juillet 2004, no 30216, [2004] C.S.C.R. no 89.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.