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Date: 19990215

Dossier: 96-3705-IT-I; 96-4214-IT-I

ENTRE :

JACQUELINE DRAPEAU,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Archambault, C.C.I.

[1] Ces appels ont été entendus selon la procédure informelle. Ils constituent une nouvelle tentative d'une contribuable pour contester l'inclusion dans son revenu d'une prestation alimentaire reçue d'un ex-conjoint pour subvenir aux seuls besoins de son enfant. La Cour suprême du Canada dans la célèbre affaire La Reine c. Thibaudeau [1995] 1 C.T.C. 382; 95 DTC 5273 et la Cour d'appel fédérale dans Serra et Hamer c. La Reine 98 DTC 6472 ont toutes les deux conclu qu'une telle prestation devait être incluse dans le revenu de l'ex-conjoint qui la reçoit en vertu de l'alinéa 56(1)b) de la Loi de l'impôt sur le revenu (Loi).

[2] Ici, le procureur de madame Drapeau avance de nouveaux arguments qui n'auraient pas été considérés par ces tribunaux. Selon le premier ¾ celui qui m'apparaît le plus clair ¾ madame Drapeau n'aurait pas reçu la prestation alimentaire à titre personnel mais plutôt à titre de fiduciaire en vertu d'un “constructive trust”. J'en infère que les appels de madame Drapeau devraient être accueillis parce qu'elle ne serait pas le contribuable qui doit inclure la prestation alimentaire dans son revenu : il s'agirait plutôt de la prétendue fiducie ou du bénéficiaire de cette prétendue fiducie.

[3] Le deuxième argument mis de l'avant par le procureur de madame Drapeau m'apparaît moins clair. Si je l'ai bien compris, madame Drapeau n'aurait pas à inclure dans son revenu la prestation alimentaire parce qu'elle n'en était pas la bénéficiaire au sens de l'alinéa 56(1)b) de la Loi.

[4] Les avis d'appel produits par madame Drapeau visent les années d'imposition 1988, 1989, 1993 et 1994.

Faits

[5] Avant d'analyser le bien-fondé de ces prétentions, il est utile de faire un court rappel des faits les plus pertinents, qui d'ailleurs ne sont pas contestés. Madame Drapeau s'est mariée le 2 septembre 1972 avec monsieur Serge Leclerc. De cette union est né Frédéric le 11 décembre 1977. Par jugement conditionnel de divorce (décision de la Cour) rendu le 6 novembre 1989 par l'honorable juge Flynn de la Cour supérieure du Québec et qui donne force exécutoire à une entente (entente de 1989) de même date entre les époux, madame Drapeau s'est vue confier la garde physique de son fils mineur. Selon les termes de cette entente, monsieur Leclerc s'est engagé à verser à madame Drapeau une prestation alimentaire mensuelle de 950 $ par mois pour Frédéric seulement. Cette prestation devait être indexée annuellement à compter du 1er janvier 1991. Dans l'entente de 1989, les époux se déclaraient être autonomes financièrement et renonçaient expressément à toute prestation alimentaire pour eux-mêmes.

[6] Le ministre du Revenu national (ministre) a ajouté comme prestation alimentaire dans le revenu de madame Drapeau les sommes suivantes :

1988

1989

1993

1994

10 620 $

11 052 $

12 775 $

12 954,24 $

Analyse

[7] La disposition pertinente de la Loi est l'alinéa 56(1)b) qui se lisait comme suit durant la période pertinente :

56(1) Sans restreindre la portée générale de l'article 3, sont à inclure dans le calcul du revenu d'un contribuable pour une année d'imposition,

[...]

b) toute somme reçue dans l'année par le contribuable, en vertu d'un arrêt, d'une ordonnance ou d'un jugement rendus par un tribunal compétent ou en vertu d'un accord écrit, à titre de pension alimentaire ou autre allocation payable périodiquement pour subvenir aux besoins du bénéficiaire, des enfants issus du mariage ou à la fois du bénéficiaire et des enfants issus du mariage, si le bénéficiaire vivait séparé en vertu d'un divorce, d'une séparation judiciaire ou d'un accord écrit de séparation du conjoint ou de l'ex-conjoint tenu de faire le paiement, à la date où le paiement a été reçu et durant le reste de l'année;

[8] Comme je l'ai mentionné plus haut, la Cour suprême du Canada dans Thibaudeau a déjà conclu que cet article s'appliquait dans des circonstances similaires à celles de madame Drapeau. Par contre, le seul argument qui avait été soumis à cette cour était que l'alinéa 56(1)b) de la Loi violait les dispositions de l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte).

[9] Dans l'affaire Hamer, la Cour d'appel fédérale a confirmé une décision de mon collègue le juge Dussault qui avait rejeté l'argument de madame Hamer qu'une prestation alimentaire qui lui avait été versée pour le seul bénéfice de son enfant ne pouvait pas constituer du revenu pour elle parce que, d'une part, la prestation ne lui appartenait pas et, d'autre part, elle ne pouvait l'utiliser à sa discrétion. Voici comment le juge Marceau de la Cour d'appel fédérale a décrit la question en litige au paragraphe 1 de ses motifs :

[...] Il s'agissait encore de savoir si le fait que les sommes reçues étaient destinées exclusivement aux besoins des enfants dépouillait la récipiendaire de la discrétion requise pour que ces paiements soient considérés des allocations au sens du paragraphe 56(12) de la Loi avec la conséquence qu'ils ne devraient pas être inclus dans le revenu de l'ex-conjoint gardien par l'application des alinéas 56(1)b), c) ou c.1) de la Loi.

[Notes infrapaginales omises.]

[10] Dans Hamer c. R. [1997] CarsvellNat 1241, le juge Dussault expose au paragraphe 14 et suivants les raisons pour lesquelles il a conclu que l'alinéa 56(1)b) de la Loi s'appliquait à une prestation alimentaire versée à une ex-conjointe pour le seul bénéfice de son enfant. Notamment, il se fonde sur le libellé de cet alinéa qui prévoit l'inclusion spécifique d'une telle somme. Voici comment il s'exprime :

16. L'alinéa 56(1)b) vise spécifiquement une somme reçue par un conjoint ou ex-conjoint “à titre de pension alimentaire ou autre allocation payable périodiquement pour subvenir aux besoins du bénéficiaire ou des enfants issus du mariage ou à la fois du bénéficiaire et des enfants issus du mariage” dans la mesure où les autres conditions énoncées à cet alinéa sont satisfaites. Les alinéas c) et c.1) couvrent des paiements semblables en des circonstances différentes. Rien dans ces dispositions n'exige que le conjoint ou ex-conjoint qui reçoit des sommes pour le bénéfice ou l'entretien des enfants confiés à sa garde en soit le propriétaire ou soit lui-même le créancier de l'obligation alimentaire.

[Je souligne. Notes infrapaginales omises.]

[11] À mon avis, ce motif est suffisant pour rejeter les deux arguments avancés en l'espèce par le procureur de madame Drapeau. Traitons d'abord du deuxième argument. Il n'est pas nécessaire que madame Drapeau ait été la bénéficiaire de l'allocation pour qu'elle soit tenue de l'inclure dans son revenu. Le procureur de madame Drapeau a soutenu que le juge Dussault a ajouté un “ou” entre les mots “bénéficiaire” et “des enfants issus du mariage” alors que dans le texte de Loi on ne retrouve qu'une virgule.

[12] Lorsque le législateur édicte comme condition que l'allocation doit être payable pour “subvenir aux besoins du bénéficiaire, des enfants issus du mariage ou à la fois du bénéficiaire et des enfants issus du mariage”, il fait une énumération de trois cas distincts. L'allocation peut avoir été versée pour subvenir (i) aux seuls besoins du bénéficiaire ou (ii) ceux des enfants issus du mariage ou (iii) à la fois de ceux du bénéficiaire et des enfants.

[13] Lorsqu'il y a une énumération de différents éléments, il n'est pas nécessaire de répéter le mot “ou” entre chacun des éléments de l'énumération. D'ailleurs Me Louis-Philippe Pigeon, c.r., alors professeur à l'Université Laval et plus tard juge à la Cour suprême du Canada, recommandait dans son ouvrage “Rédaction et interprétation des lois”, 1965, que le mot “ou” soit placé entre le dernier et l'avant-dernier terme de l'énumération. Voici comment il s'est exprimé à la page 28 de cet ouvrage :

Dans une telle énumération, le mot “et” ou le mot “ou” doit normalement se trouver entre le dernier et l'avant-dernier terme de l'énumération. De grâce, ne répétons pas le “ou” après chaque terme comme on a tendance à le faire ailleurs, ce qui devient extrêmement fastidieux si l'énumération est particulièrement longue.

[14] Quoique le libellé de cet alinéa laisse à désirer[1], il est clair ici que le mot “bénéficiaire” vise à décrire le “contribuable” mentionné au début de l'alinéa 56(1)b) de la Loi et non pas à exiger que la personne qui reçoit l'allocation en soit la bénéficiaire. Le fait que madame Drapeau n'ait pas été directement la bénéficiaire de la prestation alimentaire n'est donc pas pertinent.[2] Par conséquent, le deuxième argument du procureur de madame Drapeau doit être rejeté.

[15] À mon avis, les motifs exprimés par le juge Dussault dans l'affaire Hamer s'appliquent tout autant pour rejeter le premier argument mis de l'avant par le procureur de madame Drapeau. Même si on retenait son argument que l'entente de 1989 a créé un “constructive trust” ¾ ce avec quoi je suis en désaccord et j'y reviendrai ¾ le texte de loi est suffisamment clair et spécifique pour viser le cas en l'espèce. En effet, l'alinéa 56(1)b) de la Loi prévoit expressément que c'est le contribuable (l'ex-conjoint) qui reçoit la prestation alimentaire qui doit l'inclure dans son revenu même si ce n'est que pour subvenir aux seuls besoins des enfants issus du mariage.

[16] Tel que mentionné plus haut, la Loi envisage clairement trois cas distincts : si un seul de ces cas existe et que les autres conditions sont réunies, l'alinéa 56(1)b) de la Loi s'applique. Il est très clair que l'allocation peut avoir été payée uniquement pour subvenir aux besoins des enfants issus du mariage. Il n'est pas nécessaire que l'allocation ait été versée pour subvenir aux besoins du bénéficiaire. En l'espèce, comme c'est madame Drapeau qui a reçu la prestation alimentaire en vertu de la décision de la Cour, qu'elle visait à subvenir aux besoins d'un enfant issu de son mariage avec le payeur de cette prestation et que les autres conditions semblent avoir été remplies, c'est donc madame Drapeau qui doit l'inclure dans son revenu.

[17] Même si cela n'est pas strictement nécessaire, j'aimerais ajouter quelques observations sur la doctrine de “constructive trust” mise de l'avant par le procureur de madame Drapeau. À l'appui de ses prétentions, il a cité un texte publié le 29 août 1996 sur Internet par le World Wide Legal Information Association (HTTP://wwlia.org/ca-trus1.htm). À la fin de ce texte, on y décrit un “constructive trust” de la façon suivante :

Constructive trusts are another judicial creation where a court will "construct" or invent a trust out of a certain set of facts. Constructive trust is also known as "unjust enrichment." Case law (see Pettkus and Peter in The Big Cases of Canadian Trust Law) has required three elements before unjust enrichment can be found : an enrichment by somebody, deprivation by somebody and the absence of any legal justification for the enrichment.

[18] Il faut ajouter que cette “création judiciaire” émane des tribunaux de common law et je ne crois pas que les tribunaux du Québec y auraient recours pour corriger un usage inapproprié de la prestation alimentaire. On retrouve à l'article 1493 et suivants du Code civil du Québec des dispositions traitant de l'enrichissement injustifié. Le “constructive trust” est un type de fiducie qui n'existe pas au Québec. La sous-ministre associée au ministère de la Justice du Québec, Lise Morency, a écrit dans “La fiducie (Trust) une institution de Common Law dans un contexte de droit civil”, dans Conférences sur le nouveau Code civil du Québec (documents connexes) (Actes des Journées louisianaises), Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1991, à la page 7 : “L'étendue des dispositions proposées se limite aux fiducies constituées de manière explicite, aux "Express Trusts", laissant ainsi de côté les "Resulting Trusts" et les "Constructive Trusts".”

[19] Pour qu'une fiducie ait été créée, il aurait donc fallu que le juge ordonne expressément sa création ou que les conjoints l'aient constituée expressément dans leur entente. Ici, il n'est pas question de fiducie : ni dans la décision de la Cour, ni dans l'entente de 1989.[3] De plus, j'ajouterais qu'il n'y a aucune preuve qu'il y a eu un enrichissement injustifié de la part de madame Drapeau. Au contraire, la preuve a révélé qu'elle a dû débourser plus que le montant de la prestation alimentaire qu'elle a reçue de monsieur Leclerc pour maintenir le même niveau de vie dont jouissait son enfant avant le divorce.

[20] Finalement, il est loin d'être clair qu'un “constructive trust” constitue un contribuable aux fins de la Loi. Voir les propos de Catherine Brown et Cindy L. Rajan, dans “Constructive and Resulting trusts: Challenging Tax Boundaries”, (1997) 45 Canadian Tax Journal 659 à la page 682.

[21] Pour tous ces motifs, je crois que les sommes qui ont été versées en vertu de la décision de la Cour constituent des sommes visées par l'alinéa 56(1)b) de la Loi que madame Drapeau doit inclure dans son revenu.

[22] Toutefois, il ne peut pas en être ainsi pour les sommes qui ont été versées avant le 6 novembre 1989. La décision de la Cour et l'entente de 1989 sont silencieuses quant à la période antérieure au 6 novembre 1989. Il est possible qu'il y ait eu un autre accord écrit entre les parties ou une autre décision de la Cour supérieure. Toutefois, aucune preuve de cette autre décision ou de cet autre accord écrit n'a été faite lors de l'audience. De plus, le ministre ne bénéficie d'aucune présomption de faits à cet égard puisque la réponse à l'avis d'appel est silencieuse à cet égard. Par conséquent, je ne peux confirmer les cotisations du ministre pour la prestation alimentaire versée avant le 6 novembre 1989.

[23] La preuve n'a pas révélé quel a été le montant versé en 1989 en vertu de la décision de la Cour. Je crois toutefois qu'il serait raisonnable de présumer qu'une somme représentant un douzième de la somme inclue dans le revenu de madame Drapeau par le ministre à l'égard de 1989 constitue la somme qui peut l'être.

[24] Pour ces motifs, les appels de madame Drapeau à l'égard des années d'imposition 1988 et 1989 sont accueillis. Les cotisations pour ces années d'imposition sont déférées au ministre pour nouvel examen et nouvelles cotisations en tenant compte du fait qu'une somme de 10 620 $ pour l'année 1988

et une somme de 10 138 $ pour l'année 1989 doivent être exclues du revenu de madame Drapeau. Les appels pour les années d'imposition 1993 et 1994 sont rejetés, le tout sans frais.

Signé à Ottawa, Canada, ce 15e jour de février 1999.

“Pierre Archambault”

J.C.C.I.



[1] Le mot “bénéficiaire” n'ayant pas été utilisé auparavant dans cet alinéa, il aurait fallu utiliser à nouveau le mot “contribuable”. C'est d'ailleurs ce que l'on retrouve dans le texte modifié adopté en 1994 et applicable au montant reçu en vertu d'une ordonnance ou d'un jugement rendus ou en vertu d'un accord écrit, en cas d'échec du mariage survenant après 1992. De plus, puisque l'énumération était assez courte, on a jugé bon de répéter le mot “ou” pour chaque élément de l'énumération.

Voici ce texte :

                56(1)b) Un montant reçu par le contribuable au cours de l'année, en vertu d'une ordonnance ou d'un jugement rendus par un tribunal compétent ou en vertu d'un accord écrit, à titre de pension alimentaire ou autre allocation payable périodiquement pour subvenir aux besoins du contribuable ou d'enfants de celui-ci ou aux besoins à la fois du contribuable et de ces enfants, si le contribuable, pour cause d'échec de son mariage, vivait séparé de son conjoint ou ancien conjoint tenu d'effectuer le paiement, au moment de la réception du paiement et durant le reste de l'année.

                                                                                                                                                       [Je souligne.]

À mon avis, ce nouveau libellé ne change pas la portée du texte qui a été modifié. Il ne fait qu'en clarifier la portée.

[2] Même si cela n'est pas pertinent, il est possible de soutenir que madame Drapeau a bénéficié, au moins indirectement, de la prestation alimentaire de son ex-mari puisque, si ce dernier n'avait pas été capable de la verser, c'est en toute probabilité madame Drapeau qui aurait dû augmenter sa contribution alimentaire en faveur de Frédéric. De ce point de vue, on peut dire que madame Drapeau a bénéficié de la prestation.

[3] Pour un exemple d'une ordonnance de la Cour supérieure obligeant l'une des parties au divorce à créer une fiducie, voir la décision du juge Senécal dans Droit de la famille - 2282, J.E. 95-1992.

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