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Date: 19991105

Dossier: 98-2444-IT-I

ENTRE :

BERTRAND LEDUC,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

La juge Lamarre, C.C.I.

[1] Il s'agit d'un appel d'une cotisation établie par le ministre du Revenu national (“ Ministre ”) pour l'année d'imposition 1997. La question en litige consiste à savoir si l'appelant peut réclamer dans le calcul de son impôt fédéral pour l'année d'imposition 1997 un transfert de crédit d'impôt non utilisé de 719,61 $ pour déficience physique grave et prolongée à l'égard de sa conjointe, madame Ginette Michalk conformément aux articles 118.3, 118.4 et 118.8 de la Loi de l'impôt sur le revenu (“ Loi ”).

[2] Selon un diagnostique médical prononcé à l'automne 1997, madame Michalk souffre d'une entéropathie au gluten (mieux connue sous le nom de maladie Coeliaque). Selon le docteur Patrick Godet, médecin interne spécialisé en gastro-entérologie, lequel a témoigné à titre d'expert, la maladie Coeliaque est une déficience grave et permanente. Il s'agit d'une intolérance totale au gluten qui se trouve dans le blé, l'orge, l'avoine, le seigle et tous leurs dérivés comprenant les amidons et les fécules. Il n'existe aucune thérapie connue ni aucun médicament pouvant guérir la maladie Coeliaque ou en atténuer ses effets. L'abstinence de consommation de tous les produits contenant du gluten doit être absolument stricte et totale en raison d'une déficience physique de l'intestin laquelle est considérée comme extrêmement grave. En effet, si cette diète stricte n'est pas suivie, le patient atteint de cette maladie ne peut absorber les substances palliatives et le patient augmente ses risques d'avoir le cancer de l'intestin et de l'oesophage.

[3] Madame Laure Foucault, diétitiste et membre du comité de nutrition de la Fondation québécoise de la maladie Coeliaque a également témoigné à titre de témoin expert. Elle a expliqué que les dérivés des céréales, dans lesquelles se trouve du gluten, sont utilisés dans un très grand nombre de produits préparés qui sont destinés à la consommation ou utilisés dans la préparation d'ingrédients de base utilisés dans la préparation des aliments. Une personne atteinte de la maladie Coeliaque ne peut s'alimenter d'aucun de ces produits ou aliments ayant une trace quelconque de ces dérivés.

[4] Ainsi, les quatre céréales de base (le blé, l'orge, l'avoine et le seigle), de même que les aliments transformés contenant de l'amidon à base de l'une de ces céréales (exemple : le yogourt), ainsi que tout produit de boulangerie fait avec de la farine provenant de l'une de ces céréales et les protéines végétales pouvant contenir du gluten, ne peuvent être consommés. On retrouve du gluten dans 75 pour 100 des produits céréaliers.

[5] Le patient atteint de la maladie Coeliaque doit s'assurer que les produits naturels qu'il peut consommer (tels la viande, la volaille, les oeufs et le lait) ne contiennent pas de gluten une fois transformés ou apprêtés pour la consommation d'un repas.

[6] Ce patient doit compenser la gamme des produits céréaliers par des produits de remplacement (tels les aliments à base de maïs, de riz, de tapioca ou de pommes de terre). Ces produits de remplacement ne se retrouvent pas dans les supermarchés ordinaires. Il faut aller dans des endroits spécialisés (il y en aurait deux à Montréal) et le coût de ces produits est nettement plus élevé. Ainsi, à titre d'exemple, le pain de riz blanc se vend 6,50 $ alors qu'un pain ordinaire se vend environ 1,50 $. Madame Foucault calcule qu'il en coûte entre 25 et 30 $ de plus par semaine aux personnes atteintes de cette maladie pour faire l'épicerie.

[7] Madame Michalk a aussi témoigné. Elle a dit qu'elle avait subi une chute de poids très importante avant que l'on découvre qu'elle souffrait de la maladie Coeliaque. Elle suit le régime prescrit de façon très stricte, ce qui lui occasionne de nombreuses contraintes, tant au niveau de la qualité de l'alimentation, du temps consacré pour s'alimenter et du coût élevé qui s'ensuit. Elle calcule que ces produits de remplacement lui coûtent en moyenne 100 $ par mois sans compter les frais de déplacement pour se rendre aux deux endroits spécialisés en la matière. Lorsqu'elle fait l'épicerie, elle doit prendre le temps de lire chaque étiquette, ce qui prend beaucoup de temps. Elle doit adapter chaque recette pour sa propre consommation qui n'est pas la même que celle des autres membres de sa famille.

[8] Le certificat pour le crédit pour personnes handicapées complété par le docteur Louis Trudelle déposé en preuve indique que la maladie de madame Michalk l'oblige à des restrictions diététiques sévères et permanentes.

Analyse

[9] Pour avoir droit au crédit d'impôt pour déficience mentale ou physique, il faut rencontrer les conditions prévues au paragraphe 118.3(1) qui sont les suivantes :

a) le particulier a une déficience mentale ou physique grave et prolongée;

a.1) les effets de la déficience sont tels que la capacité du particulier d'accomplir une activité courante de la vie quotidienne est limitée de façon marquée;

a.2) l'une des personnes suivantes atteste, sur formulaire prescrit, qu'il s'agit d'une déficience mentale ou physique grave et prolongée dont les effets sont tels que la capacité du particulier d'accomplir une activité courante de la vie quotidienne est limitée de façon marquée:

(i) un médecin en titre,

(ii) s'il s'agit d'une déficience visuelle, un médecin en titre ou un optométriste,

(iii) s'il s'agit d'une déficience auditive, un médecin en titre ou un audiologiste;

b) le particulier présente au ministre l'attestation visée à l'alinéa a.2) pour une année d'imposition;

c) aucun montant représentant soit une rémunération versée à un préposé aux soins du particulier, soit des frais de séjour du particulier dans une maison de santé ou de repos, n'est inclus par le particulier ou par une autre personne dans le calcul d'une déduction en application de l'article 118.2 pour l'année (autrement que par application de l'alinéa 118.2(2)b.1)).

[10] Une déficience grave et prolongée est définie au paragraphe 118.4(1) de la façon suivante :

(1) Pour l'application du paragraphe 6(16), des articles 118.2 et 118.3 et du présent paragraphe:

a) une déficience est prolongée si elle dure au moins 12 mois d'affilée ou s'il est raisonnable de s'attendre à ce qu'elle dure au moins 12 mois d'affilée;

b) la capacité d'un particulier d'accomplir une activité courante de la vie quotidienne est limitée de façon marquée seulement si, même avec des soins thérapeutiques et l'aide des appareils et des médicaments indiqués, il est toujours ou presque toujours aveugle ou incapable d'accomplir une activité courante de la vie quotidienne sans y consacrer un temps excessif;

c) sont des activités courantes de la vie quotidienne pour un particulier:

(i) la perception, la réflexion et la mémoire,

(ii) le fait de s'alimenter et de s'habiller,

(iii) le fait de parler de façon à se faire comprendre, dans un endroit calme, par une personne de sa connaissance,

(iv) le fait d'entendre de façon à comprendre, dans un endroit calme, une personne de sa connaissance,

(v) les fonctions d'évacuation intestinale ou vésicale,

(vi) le fait de marcher,

d) il est entendu qu'aucune autre activité, y compris le travail, les travaux ménagers et les activités sociales ou récréatives, n'est considérée comme une activité courante de la vie quotidienne.

[11] Il ressort clairement du témoignage du docteur Codet que la maladie Coeliaque entraîne une déficience physique grave et prolongée. Il me reste donc à déterminer si les effets de la déficience sont tels que la capacité de madame Michalk de s'alimenter est limitée de façon marquée. Selon la Loi, ce sera le cas si elle est toujours ou presque toujours incapable de s'alimenter, même avec des soins thérapeutiques et l'aide des appareils et des médicaments indiqués, sans y consacrer un temps excessif.

[12] Selon le docteur Codet, il n'existe aucun médicament approprié pour guérir la maladie Coeliaque. Le patient atteint d'une telle maladie doit vivre avec ce handicap toute sa vie et ne peut soulager son mal que par une diète spéciale stricte.

[13] Dans ce contexte, peut-on dire que la capacité de madame Michalk de s'alimenter est limitée de façon marquée parce que celle-ci doit consacrer un temps excessif pour accomplir une telle activité.

[14] Le juge Létourneau de la Cour d'appel fédérale s'exprimait ainsi sur la notion de temps excessif dans l'affaire Robert C. Johnston c. La Reine, [1998] A.C.F. no 169 à la page 8 (version anglaise 98 DTC 6169) :

[para 18] On n'a pas défini ce qui constitue un temps excessif pour accomplir les activités courantes de la vie quotidienne. À mon avis, l'expression “ temps excessif ” renvoie à un temps beaucoup plus long que celui que doivent normalement consacrer à ces activités des personnes en santé. Il implique une différence marquée d'avec ce que l'on considère normal.

[15] Par ailleurs, sur la question de définir ce qu'est le fait de pouvoir s'alimenter, le juge Létourneau s'exprime ainsi à la page 13 :

[para 31] [...] Je souscris à l'opinion exprimée par le juge Bonner dans la décision M.R. Hodgin v. The Queen [1995] E.T.C. 515 :

[TRADUCTION] J'aborde maintenant le fait de s'alimenter. Cela signifie, à mon avis, davantage que le simple fait de prendre un repas apprêté par une autre personne. On ne peut pas dire que la personne est capable de s'alimenter si elle ne peut se servir d'ingrédients de base, tels ceux que l'on trouve habituellement dans une épicerie, pour faire la cuisine ou autrement apprêter un repas. Pour satisfaire au critère, la personne doit pouvoir s'alimenter et non seulement prendre un repas. La loi est claire à cet égard. La capacité requise de s'alimenter comprend la capacité d'apprêter un nombre raisonnable de repas variés, et non seulement celle de préparer des collations, des friandises ou des plats congelés. En l'espèce, l'appelante, en raison des difficultés qu'elle éprouvait à se servir de ses mains, avait tellement besoin de l'aide de son époux pour apprêter les repas que l'on pouvait conclure, à bon droit, qu'elle était incapable de s'alimenter. [Non souligné dans l'original.]

[para 32] La notion de s'alimenter implique également, à mon avis, la capacité d'apprêter un repas conforme à un régime alimentaire imposé à des fins médicales, régime qui, de concert avec des médicaments, vise à maintenir l'état de santé d'une personne ou, du moins, à en empêcher la détérioration.

[para 33] En limitant la notion de s'alimenter à la capacité de prendre un repas, on néglige le fait que la Loi a pour objectif, faut-il le répéter, d'apporter une aide financière aux personnes qui, parce qu'elles sont atteintes d'une déficience, ont besoin de cette aide pour accomplir une activité courante de la vie quotidienne comme celle-là. Le fait d'inclure la préparation d'un repas acceptable dans la notion de s'alimenter est, au contraire, entièrement compatible avec un tel objectif et l'esprit dans lequel le législateur a établi le crédit pour déficience.

[16] En l'espèce, il me semble que la preuve révèle que madame Michalk doit, pour s'alimenter (c'est-à-dire pour faire toutes les démarches nécessaires pour la préparation de repas convenables à sa diète), prendre un temps beaucoup plus long que celui que des personnes en santé doivent normalement consacrer à cette activité. Il implique, selon moi, une différence marquée d'avec ce que l'on considère normal.

[17] En concluant ainsi, je suis consciente d'aller à l'encontre de deux décisions rendues par cette Cour (l'affaire Hagen v. The Queen, [1997] CarswellNat 1305, [1997] A.C.I. no 827 et Fernand McMaster v. The Queen, [1998] A.C.I. no 301, [1999] 1 C.T.C. 2658). Toutefois, il s'agit de deux décisions rendues selon la procédure informelle, lesquelles ne constituent pas des précédents jurisprudentiels (voir article 18.28 de la Loi sur la Cour canadienne de l'impôt). De plus, je considère que la preuve présentée devant moi me permet de conclure autrement.

[18] Tel que le disait le juge Létourneau dans l'affaire Johnston précitée, à la page 5 :

[para 10] L'objectif des articles 118.3 et 118.4 ne vise pas à indemniser la personne atteinte d'une déficience mentale ou physique grave et prolongée, mais plutôt à l'aider à défrayer les coûts supplémentaires liés au fait de devoir vivre et travailler malgré une telle déficience. Comme le juge Bowman le dit dans l'arrêt Radage v. R., [ [1996] 3 C.T.C. 2510 ], à la p. 2528 :

L'intention du législateur semble être d'accorder un modeste allégement fiscal à ceux et celles qui entrent dans une catégorie relativement restreinte de personnes limitées de façon marquée par une déficience mentale ou physique. L'intention n'est pas d'accorder le crédit à quiconque a une déficience ni de dresser un obstacle impossible à surmonter pour presque toutes les personnes handicapées. On reconnaît manifestement que certaines personnes ayant une déficience ont besoin d'un tel allégement fiscal, et l'intention est que cette disposition profite à de telles personnes.

Le juge poursuit à la p. 2529 en faisant la remarque suivante, à laquelle je souscris :

Pour donner effet à l'intention du législateur, qui est d'accorder à des personnes déficientes un certain allégement qui atténuera jusqu'à un certain point les difficultés accrues avec lesquelles leur déficience les oblige à composer, la disposition doit recevoir une interprétation humaine et compatissante.

[para 11] En effet, même si elles ne s'appliquent qu'aux personnes gravement limitées par une déficience, ces dispositions ne doivent pas recevoir une interprétation trop restrictive qui nuirait à l'intention du législateur, voire irait à l'encontre de celle-ci.

[19] La preuve a bien démontré que la conjointe de l'appelant doit défrayer des coûts supplémentaires liés au fait de devoir vivre et travailler malgré une telle déficience. La preuve a également démontré que la capacité pour madame Michalk de s'alimenter de façon quotidienne est limitée de façon marquée. Finalement, je suis d'accord avec l'opinion du juge Bowman dans l'affaire Radage c. La Reine, 96 DTC 1615 (version française [1996] A.C.I. no 730), selon laquelle s'il existe un doute quant à savoir de quel côté de la limite se situe une personne demandant le crédit, on doit accorder à cette personne le bénéfice du doute.

[20] Pour toutes ces raisons, l'appel est admis et la cotisation est déférée au Ministre pour nouvel examen et nouvelle cotisation en tenant compte du fait que l'appelant a le droit de réclamer dans le calcul de son impôt fédéral pour l'année d'imposition 1997 un transfert de crédit d'impôt non utilisé de 719,61 $ pour déficience physique grave et prolongée à l'égard de sa conjointe, madame Ginette Michalk, et ce, conformément aux articles 118.3, 118.4 et 118.8 de la Loi.

Signé à Ottawa, Canada, ce 5e jour de novembre 1999.

“ Lucie Lamarre ”

J.C.C.I.

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