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[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

20030115

2001-2406(IT)I

 

ENTRE :

MARLENE FRANCISCO,

appelante,

 

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

____________________________________________________________________

 

Représentant de l’appelante : Richard Kittar

Avocate de l’intimée : MLorraine Edinboro

___________________________________________________________________

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

(Rendus oralement à l’audience

le 13 décembre 2002 à Toronto (Ontario).)

 

Le juge Bowie

[1]     Mme Francisco interjette appel à l’encontre de cotisations fiscales établies à l’égard des années d’imposition 1992, 1993 et 1994. Les années d’imposition 1992 et 1993 sont frappées de prescription, l’intimée a donc le fardeau de la preuve pour ces années. L’année 1994 n’est pas frappée de prescription, le fardeau de la preuve pour cette année appartient donc à l’appelante. Les pénalités en vertu du paragraphe 163(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « Loi ») ont été appliquées à l’égard de toutes ces années et l’intimée a la charge d’établir les faits qui justifient leur imposition (voir le paragraphe 163(3) de la Loi).

[2]     En 1992, et pendant quelques années auparavant, l’appelante était l’unique actionnaire de la société Aurora Marine Industries Inc. Elle et M. Richard Kittar ont exploité cette entreprise conjointement pendant toute la période pertinente aux présents appels. Ils ont également vécu ensemble en tant que conjoints de fait. M. Kittar est devenu actionnaire de la société Aurora au cours de 1994. Lui et l’appelante travaillaient à temps plein à l’exploitation de cette entreprise, mais ils se versaient une rémunération sous forme de frais de gestion, lesquels étaient comptabilisés à la fin de l’exercice. Tout au long de l’année, ils retiraient des sommes de temps à autre de leurs comptes de prêt respectifs afin de couvrir leurs frais de subsistance. Ils ne tiraient aucun revenu d’emploi ni de dividendes d’Aurora, et n’avaient aucune autre source de revenu. L’appelante a déclaré un revenu de 6 600 $ pour 1992, de 6 100 $ pour 1993, de 7 600 $ pour 1994 et de 7 937,50 $ pour 1995. Des montants similaires ont été déclarés par M. Kittar. M. Kittar a expliqué qu’ils ne se versaient que de modestes sommes pour leur travail au cours des années en question parce que la récession économique de la fin des années 80 et du début des années 90 avait eu un impact majeur sur la société, laquelle a vu son chiffre d’affaires diminuer et a accumulé des mauvaises créances qui ont dû être absorbées.

 

[3]     Au cours de 1997, des fonctionnaires de Revenu Canada ont commencé à soupçonner que l’appelante et M. Kittar ne déclaraient pas tous les revenus qu’ils tiraient d’Aurora, et une vérification a donc été effectuée à la fin de 1997 et au début de 1998. Je devrais peut-être mentionner que ces soupçons ont été éveillés par le fait que l’appelante avait déclaré dans ses déclarations de revenu, aux fins de la législation sur l’allègement fiscal municipal de l’Ontario, qu’elle payait un loyer plus élevé que son revenu annuel. Selon la preuve déposée, il n’y avait aucune autre raison de soupçonner des revenus non déclarés.

 

[4]     La vérification a été très longue et exhaustive. Les vérificateurs du ministre n’ont trouvé aucune preuve dans les livres d’Aurora de paiements effectués à l’appelante ou à M. Kittar qui n’aient pas été comptabilisés mais, puisqu’ils soupçonnaient tout de même que des revenus n’étaient pas déclarés, ils ont déterminé le revenu de l’appelante et de M. Kittar en utilisant la méthode de l’écart de l’avoir net. Les nouvelles cotisations établies à l’égard de l’appelante à la suite de ce processus ajoutaient des sommes considérables à son revenu pour chaque année entre 1992 et 1995. Ces montants ont été réduits à la suite de l’opposition, principalement par le retrait d’une dépense personnelle relative à l’entretien d’un bateau. À l’étape de l’opposition, il a été établi que cette dépense était en fait une dépense légitime de la société. (La société fabrique et distribue des articles de bateau. Le bateau était utilisé pour mettre à l'épreuve ces articles. Ainsi, il était approprié pour la société de payer pour l’entretien du bateau.)

 

[5]     Les nouvelles cotisations établies à l’égard de l’appelante tiennent compte des nouveaux éléments suivants :

 


1992

1993

1994

1995

 

Revenu déclaré

 

6 600 $

 

6 100 $

 

7 600 $

 

7 397,50 $

 

Montant du revenu modifié après la vérification

 

 

25 155 $

 

 

 27 410 $

 

 

19 415 $

 

 

8 602,50 $

 

Montant du revenu modifié après l’opposition

 

 

19 674 $

 

 

18 268 $

 

 

 13 160 $

 

 

7 397,50 $

 

Revenu prétendument non déclaré

 

13 074 $

 

12 168 $

 

5 560 $

 

-0-

 

[6]     Un des répartiteurs de Revenu Canada, Mme DeGregorio, a témoigné à l’audience sur le mode de calcul utilisé pour l'évaluation fondée sur l’avoir net. À mon avis, son témoignage était clair, sincère et fiable.

 

[7]     Le processus d'évaluation fondée sur l’avoir net est simple en principe, mais il peut être complexe en pratique. Il tient compte de la détermination de l’avoir net du contribuable au début et à la fin de chaque période de cotisation et de la détermination de la consommation du contribuable au cours de la période. La consommation plus l’augmentation de l’avoir net, ou moins la diminution de l’avoir net, est présumée être le revenu pour la période, sous réserve de tout rajustement pour tout gain fortuit ou tout montant qui ne constitue pas un revenu, comme les héritages ou les gains aux jeux de hasard. L’évaluation finale du revenu n’est évidemment ni meilleure ni pire que les estimations faites des biens et des pertes du contribuable, de ses frais de subsistance et d’autres biens de consommation.

[8]     Il est courant de dire que la méthode de l'évaluation de l’avoir net n’est utilisée qu’en dernier recours. Elle est utilisée lorsque d’autres approches plus traditionnelles ne peuvent être utilisées en raison d’un manque de renseignements fiables. Cette méthode est utilisée plus fréquemment dans les cas où le contribuable exploite une entreprise qui effectue de nombreuses opérations au comptant et lorsque les registres d’entreprise sont incomplets, inexistants ou peu fiables. En l’espèce, l’appelante exploitait une entreprise qui n’avait effectué pratiquement aucune opération au comptant. Les registres de l’entreprise n’étaient pas incomplets, bien que j’accepte le témoignage de Mme DeGregorio que, en raison de l’état des registres d’Aurora, il était difficile de conclure que tous les montants versés à titre de rémunération avaient été correctement comptabilisés. Les répartiteurs ont dû apporter des rajustements importants aux deux comptes de prêt de l’appelante et de M. Kittar avant d’entreprendre le processus d'évaluation de l’avoir net. Néanmoins, ils ont été en mesure d’effectuer ces rajustements et je ne vois pas du tout pourquoi le ministre a cru nécessaire d’utiliser la méthode d'évaluation de l’avoir net en l’espèce. Le ministre peut, bien sûr, utiliser la méthode d'évaluation de l’avoir net lorsqu’il le juge approprié (voir le paragraphe 152(7) de la Loi).

 

[9]     Cette méthode d'évaluation a été qualifiée d’instrument imprécis, et il ne fait aucun doute que le ministre a utilisé un instrument très imprécis dans le cas de l’appelante. Les répartiteurs ont choisi de calculer l’avoir net de l’appelante et de M. Kittar sur une base combinée. Mme DeGregorio a affirmé que cette méthode avait été utilisée car ils demeuraient ensemble et partageaient les dépenses du ménage. Plutôt que d’effectuer deux calculs de leurs revenus sur une base individuelle, en attribuant une partie des frais de subsistance à chacun d’eux, les évaluations ont été faites en combinant les biens et les pertes de M. Kittar et de l’appelante à la fin de chaque période, et en utilisant le changement dans leur valeur nette combinée, ainsi que leurs frais de subsistance combinés, afin d’établir une estimation de leurs revenus combinés pour chacune des années en question. Ces estimations s’établissent comme suit :

 

1992

25 891 $

1993

24 438 $

1994

23 038 $

 

De celles-ci a été soustraite la somme des revenus déclarés par l’appelante et M. Kittar afin de déterminer le revenu total non déclaré pour ces deux personnes. Ils s’établissent comme suit :

 

1992

13 074 $

1993

12 168 $

1994

  7 414 $

 

[10]    L’étape finale de ce processus consistait à répartir ces montants entre les deux contribuables. Mme DeGregorio a expliqué que, pour 1992 et 1993, le montant en entier avait été attribué à l’appelante, car elle était l’unique actionnaire d’Aurora, et le ministre a présumé que l’ensemble des revenus des deux contribuables provenait d’Aurora. Effectivement, ce fait n’a jamais été contesté. Pour 1994, le revenu combiné prétendument sous-évalué a été réparti au pro rata entre les deux contribuables car M. Kittar est devenu actionnaire au cours de cette année. On n’a pas clairement démontré la manière exacte dont cela a été fait, mais il semble que tout le revenu qui n’aurait pas été déclaré jusqu’à ce que M. Kittar soit devenu actionnaire, et la moitié du revenu par la suite, a été attribué à l’appelante, et des cotisations pour ces montants ont été établies à l’égard de l’appelante. Quoi qu’il en soit, une portion de 75 % du montant pour 1994 a été attribuée à l’appelante et une cotisation pour ce montant a été établie à l’égard de l’appelante.

 

[11]    Un long débat a porté sur la question de savoir si l’estimation du répartiteur des frais de subsistance des contribuables était exacte ou raisonnable, et une preuve abondante a été déposée en ce sens. Une preuve abondante a également été déposée à l’égard de l’état des registres d’Aurora, et plus particulièrement à l’égard des comptes de prêt des contribuables et d’un compte de prêt pour la mère de M. Kittar. Je ne traiterai pas de ces questions puisqu’il me semble évident que, peu importe l’exactitude avec laquelle les frais de subsistance ont été estimés, les appels doivent être accueillis pour d’autres motifs.

 

[12]    Je traiterai en premier lieu des années d’imposition 1992 et 1993, qui sont frappées de prescription. Le ministre a le fardeau de prouver les revenus non déclarés allégués pour ces années. Si nous présumons, à titre hypothétique, que le revenu combiné non déclaré a été correctement calculé, et je souligne qu’il ne s’agit que d’une hypothèse pour les fins de la discussion, le ministre a tout de même le fardeau de prouver quelle portion de ce revenu non déclaré a été reçu par l’appelante.

 

[13]    Si je comprends bien l’argument de l’avocate de l’intimée, puisque l’appelante contrôlait la société, elle devait avoir reçu les revenus non déclarés. Je ne peux ajouter foi à cet argument. Les deux contribuables ont fourni des services à la société, pour lesquels ils ont reçu des honoraires de gestion. Il est vrai que l’appelante était en bonne position pour déterminer la rémunération de chacun d’eux, puisqu’elle était l’unique actionnaire. Cependant, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’elle a reçu des montants non déclarés seule, ni même qu’elle en a reçu. En effet, il serait possible en théorie que M. Kittar se soit versé des montants qui correspondraient à l’ensemble des revenus non déclarés sans que l’appelante en ait eu connaissance, mais je réitère qu’il n’y a aucune preuve à cet égard. J’affirme ce qui précède non pas parce que je n’ai aucune raison de croire que cela s’est produit, mais seulement pour illustrer que le ministre ne s’est pas acquitté de la charge de la preuve qui lui incombait. Les appels à l’égard de 1992 et 1993 doivent être accueillis pour ce seul motif.

 

[14]    Cependant, il existe une raison encore plus fondamentale pour que ces cotisations soient renversées. Je traiterai de cette question relativement à l’année 1994, mais l’analyse s’appliquera également à l’égard de toutes les autres années en question. Je traiterai de l’année d’imposition 1994 puisque c’est l’appelante qui a le fardeau de la preuve pour cette année, en reprenant les mots de la Cour suprême du Canada, afin de démolir les présomptions sur lesquelles se fonde le ministre pour établir la cotisation. En ce qui concerne cette année d’imposition, la principale présomption est que l’appelante a sous-estimé son revenu de 5 560 $ en 1994, et que ce fait est établi. Je cite ici les hypothèses du ministre qui sous-tendent la cotisation, telles qu’elles sont énoncées au paragraphe 7 de la réponse à l’avis d’appel :

 

          [traduction]

 

(f)         le montant des revenus sous-évalués de l’appelante a été établi en fonction de la méthode de l'évaluation de l’avoir net, tel qu’indiqué à l’annexe A ci-joint.

 

Ainsi, l’annexe A constitue l’hypothèse fondamentale sous-jacente.

 

[15]    À mon avis, la méthodologie qui consiste à établir une cotisation fondée sur l’avoir net combiné pour le revenu non déclaré de deux contribuables et à ensuite attribuer une portion à chacun d’eux, de sorte qu’ils soient ainsi obligés de fournir individuellement une preuve à l’encontre du montant de la cotisation établie à leur égard, n’est pas valide. Cela ressort clairement de la section « biens » du calcul du revenu en fonction de la méthode de l'évaluation de l’avoir net dans l’annexe A de la réponse à l’avis d’appel. Soit dit en passant, cette annexe est un document de trois pages qui, de toute évidence, a été créé en copiant et en collant des parties d’autres documents, qui ont été réduites à l’aide du photocopieur, et en faisant ensuite une photocopie pratiquement illisible. J’ajoute en passant qu’il me semble totalement injuste de fournir un tel document comme hypothèse fondamentale à l’appui d’un revenu non déclaré. Les actes de procédure du sous-procureur général du Canada en l’espèce ont battu un record de médiocrité.

 

[16]    En ce qui a trait au calcul de l’avoir net, il appert de la section « biens » que le solde des comptes de prêt de M. Kittar et de l’appelante étaient excédentaires entre 1991 et 1996. Entre la fin de 1993 et la fin de 1994, le solde du compte de prêt de Mme Francisco a diminué de 11 812,50 $ à 3 862,50 $, soit de 7 950 $. Au cours de la même période, soit en 1994, le solde du compte de prêt de M. Kittar a augmenté de 953 $. Quelques changements mineurs ont également été apportés aux composantes de leurs avoirs nets, mais, pour des raisons pratiques, nous ne traiterons pas de ceux-ci. La diminution de leur avoir net, de 7 027,83 $ selon le calcul du ministre, se compose entièrement de la diminution du solde créditeur du compte de prêt de l’appelante. Le ministre poursuit en concluant que leurs frais de subsistance, qu’ils ont payés conjointement, déduction faite des crédits pour TPS qu’ils ont reçus, s’établissaient à 30 066 $. M. Kittar a déclaré un revenu de 8 024 $ et Mme Francisco un revenu de 7 600 $, pour un revenu total de 15 624 $. La diminution de l’avoir net était de 7 027 $, pour un total de 22 652 $. Le ministre a alors conclu que l’écart non déclaré pour les deux contribuables pris ensemble était l’écart entre 22 652 $ et 30 066 $, soit une somme de 7 414 $.

 

[17]    Il est évident que, si le calcul de l’avoir net avait été fait séparément pour ces deux personnes, en utilisant les mêmes chiffres et en attribuant la moitié des frais de subsistance à chacun d’eux, M. Kittar aurait eu des revenus non déclarés d’un peu plus de 7 414 $, et que le montant non déclaré par Mme Francisco aurait été faible, puisque la diminution de son avoir net excède d’environ 500 $ le montant non déclaré, alors que l’avoir net de M. Kittar a légèrement augmenté. En d’autres termes, en combinant le processus d'évaluation fondée sur l’avoir net, le ministre a attribué la moitié du montant de la diminution de l’avoir net de Mme Francisco à M. Kittar. Il est évident que, indépendamment de la possibilité d’un problème d’attribution à la fin du processus, la méthode qui consiste à combiner les biens et les pertes de deux contribuables afin de calculer leurs revenus combinés estimés ne peut jamais être valide puisque cela équivaudrait à présumer à tort qu'ils partagent tout changement dans les biens et dans les pertes de l’un ou l’autre d’entre eux au cours de la période de cotisation. Il ressort clairement, sans même que l’appelante ait à présenter quelque élément de preuve, que les cotisations établies selon cette méthode sont tout simplement invalides. En fait, l’annexe A de la réponse à l’avis d’appel, soit le calcul de l’avoir net, est une hypothèse qui s’autodétruit.

 

[18]    Les appels pour chacune des trois années sont admis, et l’appelante a droit aux cotisations initiales, qui se fondaient sur ses déclarations de revenus pour ces trois années. Les cotisations seront déférées au ministre pour nouvel examen et nouvelles cotisations en tenant compte du fait que les cotisations avaient été correctement établies pour les années 1992, 1993 et 1994 par les avis de cotisation datés du 27 octobre 1994, du 1er septembre 1994 et du 15 août 1995.

 


[19]    Si j’avais le pouvoir d’adjuger des frais, autres que les débours engagés par l’appelante relativement au présent appel, je le ferais certainement. Je trouve tout à fait honteux que l’appelante ait eu à entreprendre le présent appel afin de démolir une cotisation dont le sous-procureur général du Canada aurait dû voir immédiatement qu’elle avait été établie selon une méthode invalide. Cette cour n’aurait jamais dû être saisie de la présente affaire. Malheureusement, je n’ai pas les pouvoirs de dédommager l’appelante pour cela.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 15e jour de janvier 2003.

 

« E. A. Bowie »

J.C.C.I.

 

Traduction certifiée conforme

ce 3e jour de décembre 2004.

 

 

 

Mario Lagacé, réviseur

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