Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

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Date: 19990406

Dossiers: 97-659-IT-G; 97-669-IT-G

ENTRE :

RICHARD PARTON, DONALD G. SICKLE,

appelants,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée,

Motifs du jugement

Le juge Lamarre Proulx, C.C.I.

[1] Ces appels ont été entendus ensemble. Les appelants avaient été l'objet de cotisations établies en vertu de l'article 227.1 de la Loi de l'impôt sur le revenu (la “ Loi ”), en leur prétendue qualité d'administrateurs de la 605892 Ontario Inc. (la “ Société ”), qui avait omis de remettre les retenues à la source faites sur les salaires de ses employés. Bien que les faits concernent la même compagnie, soit la Société, le statut des appelants n'était pas identique, et une partie de la preuve n'était pas commune aux deux appelants. Chaque appelant était représenté par des avocats différents.

[2] Les avis d'appel modifiés sont identiques et se lisent comme suit :

[TRADUCTION]

2. Cet appel se rapporte à la période commençant en octobre 1992 et se terminant en décembre 1993 (la “ période pertinente ”) et concerne le manquement de la 605892 Ontario Inc. (la “ 605892 ”) à l'obligation de remettre certaines retenues salariales (impôt sur le revenu, Régime de pensions du Canada, assurance-chômage) (les “ retenues ”) durant la période pertinente.

3. (-) L'appelant (-) n'est jamais devenu un administrateur de la 605892, soit une société constituée en vertu des lois de l'Ontario. La 605892 exploitait une entreprise de régénération d'huile usée et était une filiale en propriété exclusive de la Shannon Environmental Ltd. (la “ Shannon ”), une société constituée en vertu des lois de l'Alberta.

4. Tout au long de la période pertinente, l'entreprise et les affaires de la 605892 étaient gérées par un groupe de conseillers (les “ conseillers ”) représentant les principales personnes ayant investi dans la 605892 par l'intermédiaire de la Shannon. L'appelant et d'autres personnes (-) faisaient rapport aux conseillers, qui, pour leur part, déterminaient la ligne de conduite de la 605892.

5. L'appelant n'était pas un des conseillers.

6. Les conseillers ont toujours été au courant de la situation financière de la 605892, ainsi que du fait que les retenues n'étaient pas remises à Revenu Canada en temps opportun.

7. Tout au long de la période pertinente, l'appelant a continuellement porté à l'attention des conseillers la question des retenues non remises.

8. Les conseillers ont à maintes reprises assuré à l'appelant que les retenues seraient remises.

9. En janvier 1993, l'usine de la 605892 était en exploitation et générait des revenus. De plus, les conseillers participaient activement à des négociations avec des financiers pour obtenir du financement supplémentaire pour le fonds de roulement. Donc, l'appelant a toujours cru que les retenues seraient remises à Revenu Canada.

10. En outre, un des conseillers, Howard Taylor, FCA, qui a fini par devenir un des plus importants actionnaires de la Shannon, avait personnellement garanti l'appelant contre les poursuites dont ce dernier pourrait personnellement être l'objet à cause des retenues non remises. L'appelant a réclamé un paiement en vertu de cette garantie, mais M. Taylor refuse d'honorer la garantie.

11. Durant la période pertinente, certains versements ont été faits à Revenu Canada par la 605892 au titre des retenues.

12. À partir d'avril 1993 à peu près, (-) l'appelant n'a tiré aucune rémunération de la 605892 ou de la Shannon.

[3] Les réponses aux avis d'appel modifiés sont également presque identiques. Dans le cas de l'appelant Parton, la réponse dit ceci :

[TRADUCTION]

7. Dans cette cotisation qu'il a établie à l'égard de l'appelant, le ministre se fondait entre autres sur les hypothèses suivantes :

a) l'appelant était, durant toute la période pertinente, un administrateur de la Société;

b) l'appelant avait fait savoir au ministre qu'il était un administrateur de la Société durant la période pertinente;

c) la Société a omis de remettre au receveur général de l'impôt fédéral sur le revenu qu'elle avait retenu sur les salaires versés à ses employés, soit la somme de 133 900 $, comme l'indique l'annexe “ A ” ci-jointe;

d) la Société a omis de payer des pénalités et des intérêts se rapportant à l'impôt fédéral non remis, soit les montants de 6 392,19 $ et de 32 371,61 $ respectivement;

e) des certificats relatifs au montant de l'obligation de la Société en matière d'impôt fédéral sur le revenu, de pénalités et d'intérêts ont été enregistrés à la Cour fédérale du Canada en vertu du paragraphe 223(2) de la Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e supp.), dans sa forme modifiée (la “ Loi ”), soit :

(i) un montant de 100 206,28 $ a été attesté par certificat le 14 mai 1993;

(ii) un montant supplémentaire de 215 223,44 $ a été attesté par certificat le 22 janvier 1996;

il y a eu défaut d'exécution totale à l'égard de ces montants le 20 février 1996;

f) l'appelant n'a pas agi avec le degré de soin, de diligence et d'habileté, pour prévenir le manquement de la Société à l'obligation de remettre ladite somme, qu'une personne raisonnablement prudente aurait exercé dans des circonstances comparables;

g) l'appelant et Donald Sickle étaient les signataires autorisés de la Société pour les fins bancaires;

h) l'appelant était parfaitement au courant du manquement de la Société à l'obligation de remettre des retenues salariales;

i) l'appelant a sciemment cherché à soutenir les activités de la Société en conservant de l'argent comptant le plus possible, notamment en différant le versement de retenues salariales;

j) la Société a vu sa charte annulée par la direction des compagnies du ministère de la Consommation et du Commerce le 25 octobre 1995, pour défaut de se conformer à la Loi sur l'imposition des corporations.

[4] Les avis d'appel modifiés disaient que les appelants n'étaient jamais devenus administrateurs de la Société, mais les faits à l'appui de cette proposition n'étaient pas énoncés. Les dispositions législatives invoquées étaient des articles de la Loi sur les sociétés par actions de l'Ontario (ci-après habituellement appelée la L.S.A.O.), concernant la nomination d'un administrateur en vertu de cette loi. À l'audience, il a été allégué que la nomination des appelants comme administrateurs n'avait pas été faite conformément à la L.S.A.O. : il n'y avait eu aucune résolution modifiant le nombre d'administrateurs de manière à le faire passer de 6 à 2, le conseil d'administration n'avait pas le quorum requis lorsque les appelants ont prétendument été nommés, et il n'y avait eu aucune résolution des actionnaires ratifiant la prétendue modification.

[5] Les appelants soutenaient en outre que l'entreprise et les affaires de la Société étaient gérées par un groupe de conseillers représentant les principaux investisseurs et que les appelants faisaient rapport à ces conseillers, qui, pour leur part, déterminaient la ligne de conduite de la Société. Les appelants prétendent que les conseillers ont toujours été au courant que les retenues à la source n'étaient pas remises. Les appelants ont continuellement porté à l'attention des conseillers la question des retenues à la source non remises, et les conseillers ont assuré aux appelants que les retenues seraient remises. Les appelants font valoir qu'on ne leur a pas donné la possibilité de remettre les retenues à la source. Certains versements ont été faits à Revenu Canada par la Société. Les appelants soulignaient en outre que, à partir d'avril 1993, ils n'avaient reçu aucune rémunération à l'égard de leur travail pour la Société.

[6] La Cour est essentiellement saisie de trois questions : premièrement, il s'agit de déterminer si les appelants étaient des administrateurs de droit ou de fait en vertu de la L.S.A.O.; deuxièmement, s'il est conclu que les appelants étaient des administrateurs de fait, il faut déterminer si l'article 227.1 de la Loi s'applique à des administrateurs de fait; enfin, s'il est établi que l'article 227.1 s'applique aux appelants, la Cour doit déterminer si les appelants ont agi avec une diligence raisonnable. L'intimée a en outre soulevé la question de savoir si la notion de forclusion s'appliquait, de façon que les appelants ne puissent contester leur nomination comme administrateurs.

[7] Mme Sandra Cameron-Milkes a été le premier témoin des appelants. Elle avait apporté avec elle le registre des procès-verbaux de la Société. Le but de son témoignage était de montrer que l'on n'avait pas altéré le registre des procès-verbaux. Mme Cameron-Milkes travaille comme clerc pour un cabinet d'avocats. Le registre des procès-verbaux a été déposé sous la cote A-2, soit l'original du registre, et sous la cote A-3, soit une photocopie. L'inscription de la Société a été déposée sous la cote A-1.

[8] Les deux appelants ont témoigné. Ils ont produit la pièce A-4, soit un recueil de documents numérotés de 1 à 74. Après leur témoignage, M. Robert-David Swim, un percepteur d'impôt de Revenu Canada, a témoigné à la demande de l'intimée.

[9] Les deux appelants avaient été des cadres supérieurs d'importantes sociétés. En 1986, M. Parton avait perdu l'emploi qu'il exerçait pour la Shell Oil. Après cela, il était devenu consultant en affaires. M. Sickle avait travaillé 25 ans pour la Nord-américaine, compagnie d'assurance-vie comme directeur de l'information. Il était consultant en gestion depuis octobre 1990.

[10] La Société avait présenté une offre pour acheter les actifs de la Oil Canada Limited (“ OCL ”) — entreprise de régénération d'huile située au 309, rue Cherry, Toronto — à un syndic de faillite, Coopers and Lybrand Limited. Le 12 décembre 1990, il avait été ordonné que, sur paiement de la somme de 5,6 millions de dollars au séquestre, le terrain et les biens soient dévolus à l'acheteur. L'offre ainsi que les modalités de la vente prévoyaient que la date de clôture serait le 31 décembre 1990. Comme l'acheteur n'arrivait pas à recueillir le financement pour clore l'opération, il y avait eu de nombreux retards, et la date de clôture avait été repoussée au 30 septembre 1991. Le prix d'achat avait été porté à 6,1 millions de dollars. Il était possible que l'acheteur puisse devoir renoncer à l'acompte de 1 348 530,10 $ versé au séquestre. Le procès-verbal de transaction (pages 85 à 101 de la pièce A-2) était daté du 14 août 1991 et a été modifié le 29 août 1991. La Shannon Energy Limited, soit l'actionnaire dominant de la Société, avait accepté de cosigner la convention. La Société était une filiale de la Shannon Energy Limited.

[11] Le conseil d'administration de la Société comptait six administrateurs (page 9 de la pièce A-2). Le 29 octobre 1991, lors d'une réunion du conseil d'administration, quatre administrateurs avaient remis leur démission (pages 102 à 120 de la pièce A-2). M. Sickle avait été nommé administrateur lors de cette réunion du conseil d'administration. M. John Pozhke et M. Douglas Hooper étaient demeurés administrateurs. Le conseil d'administration se composait ainsi de trois administrateurs.

[12] Le 25 novembre 1991, une résolution du conseil d'administration autorisait l'émission d'un billet et d'une débenture pour garantir le solde du prix d'achat dû par la Société au séquestre. Aux fins de cette résolution particulière, trois administrateurs avaient signé, soit M. John Gregory Pozhke, M. Douglas Hooper et M. Donald G. Sickle. M. Pozhke avait signé la résolution comme président de la Société (page 125 de la pièce A-2). Le même jour, il y avait eu une autre résolution du conseil d'administration, pour la conclusion d'une convention de priorité entre le séquestre, la Shannon Energy Ltd. et la Compagnie Trust Central Guaranty (page 124 de la pièce A-2).

[13] À l'onglet 25 de la pièce A-4 se trouve un contrat de consultation entre R. J. Parton Management Services et Shannon Energy Limited. Il s'agissait d'un contrat pour une période de six mois commençant à la date de clôture de l'achat, au séquestre, des actifs de la Oil Canada Limited. Les honoraires étaient de 8 000 $ par mois. Ce document avait été accepté le 27 novembre 1991. En ce qui a trait à M. Sickle, le contrat de gestion figure à l'onglet 28 de la pièce A-4. Il semble que les honoraires de gestion de 8 000 $ par mois devaient être rétroactifs à janvier 1991.

[14] Les documents aux onglets 23 et 24 de la pièce A-4 montrent que les deux appelants voulaient être garantis contre leur responsabilité comme administrateurs. Cependant, ils ont agi comme administrateurs sans avoir obtenu de garantie officielle.

[15] Le 28 novembre 1991, M. Parton avait accepté de devenir administrateur de la Société, et M. Hooper avait démissionné de son poste d'administrateur (pages 126 et 127 de la pièce A-2).

[16] Le 5 décembre 1991, une note des appelants (onglet 26 de la pièce A-4) aux membres du conseil consultatif disait qu'une insuffisance de caisse de 142 000 $ était prévue pour le mois de décembre. La note dit qu'ils estimaient à environ 125 000 $ les coûts fixes pour le mois de janvier et que les prévisions susmentionnées ne tiennent pas compte de réparations d'urgence particulières de l'installation matérielle. Les appelants concluaient ce qui suit : il y a un problème de trésorerie immédiat à régler pour protéger l'investissement des actionnaires. Cette note montre également que les appelants savaient que la Société avait déjà un arriéré d'impôt de 80 000 $.

[17] Il y avait eu une convention unanime des actionnaires en date du 31 octobre 1991. Cette convention a été modifiée le 15 septembre 1992 par tous les actionnaires de la Société, pour l'échange des actions maintenant détenues par Shannon Energy Limited contre des actions ordinaires de Shannon, sur la base d'un total de 16 millions d'actions ordinaires de Shannon pour le total de 499 actions de la Société. Ce document est reproduit à la page 208 de la pièce A-2. L'article 3.03 de ce document énonçait des restrictions à l'égard des administrateurs de la Société. Le conseil d'administration n'était pas habilité ou autorisé à attribuer, à réserver ou à émettre des actions supplémentaires du capital-actions de la Société. La modification de la convention d'échange d'actions est reproduite à la page 229 de la pièce A-2. Elle est datée du 16 septembre 1992.

[18] Le 19 juin 1992, M. Pozhke avait remis sa démission comme administrateur et président (page 133 de la pièce A-2). Ce jour-là, M. Parton avait été élu président de la Société, et M. Sickle en avait été élu secrétaire (page 135 de la pièce A-2). La Société avait eu à partir de ce moment deux administrateurs : les appelants. Cette résolution était signée par MM. Parton et Sickle. Par la suite, MM. Parton et Sickle se présentaient comme étant respectivement président et secrétaire de la Société. Par exemple, aux fins des activités bancaires de la Société à la Banque nationale au 15 juillet 1992, les appelants s'étaient inscrits comme administrateurs de la Société (pièce A-2, page 136).

[19] Le 23 mars 1993, la première lettre avait été envoyée par Revenu Canada aux appelants en leur qualité d'administrateurs (onglet 11 de la pièce A-4). Cette lettre expliquait en termes intelligibles la responsabilité des administrateurs. Le 30 juin 1993, Revenu Canada avait envoyé une lettre de rappel aux appelants (onglets 12 et 13 de la pièce A-4). Le 28 juillet 1993, l'appelant Parton, en sa qualité de président, avait expliqué dans une lettre à Revenu Canada que les défauts de remise des retenues à la source étaient attribuables à une période de démarrage difficile (onglet 14 de la pièce A-4). Voici certains des propos qu'il tenait :

[TRADUCTION]

[...] Je peux vous assurer que nous exploitons la compagnie de manière à lui faire franchir une période de démarrage très difficile dans le but d'augmenter la valeur pour tous les intéressés. Comme l'a probablement fait savoir M. Sickle, lui et moi sommes d'importants créanciers de la compagnie puisqu'il y a plusieurs mois que nous n'avons pas reçu nos honoraires contractuels.

À ce stade-ci, je crois que nous sommes en voie de passer le moment critique pour l'exploitation Shannon. Nous nous sommes établis sur le marché et commençons donc à voir à l'égard de nos huiles de base de graissage une demande qui sera plus que suffisante pour assurer la survie de la compagnie.

[20] Les appelants disaient qu'ils avaient cessé de retirer leurs honoraires au 15 mars 1993.

[21] À la page 235 de la pièce A-2 figure l'avis envoyé par les appelants conformément à la Loi sur les renseignements exigés des personnes morales. Ce document est daté du 10 août 1993. À la page 236, il indique que M. Sickle et M. Parton sont les deux administrateurs de la Société. À la page 242, il indique que la Société faisait affaire sous le nom de Shannon Environmental Services.

[22] Le 27 janvier 1994, l'appelant Parton avait, en sa qualité de président, envoyé une autre lettre à Revenu Canada (onglet 15 de la pièce A-4). Le 17 février 1994, les deux appelants avaient envoyé une lettre commune à Revenu Canada (pièce A-4, onglet 16). Ces lettres décrivaient des avenues de financement qui étaient en train d'être négociées et elles expliquaient que les activités étaient maintenues à l'usine en vue de maintenir la valeur maximale pour tous les intéressés, y compris Revenu Canada.

[23] Le document à l'onglet 8 de la pièce A-4 est la reproduction d'un rapport de M. R. D. Swim en date du 1er avril 1996. Le rapport dit que le compte a d'abord été transmis au service de la perception le 24 décembre 1992 et que, de février 1993 à septembre 1993, la Société a fait des paiements de 65 000 $ à Revenu Canada. Le 7 janvier 1994, la Société ayant omis d'effectuer ses versements mensuels pendant un certain nombre de mois, des demandes péremptoires de paiement avaient été faites à l'égard de deux comptes bancaires. Ces instruments avaient permis de recouvrer 4 140 $. Le défaut de remise de retenues à la source se rapportait à la période allant d'octobre 1992 à décembre 1993. Le rapport de l'agent des appels figure à l'onglet 9 de la pièce A-4.

[24] Les deux appelants étaient dès le départ au courant de la responsabilité des administrateurs. Les appelants ont dit à l'audience que la Société avait cherché très énergiquement à recueillir du financement et que, toutefois, la plupart de ces tentatives avaient échoué. Les appelants ont mentionné certaines campagnes promotionnelles de financement qui avaient été organisées conjointement avec les administrateurs et certains conseillers et qui avaient été fructueuses. Cependant, cela avait été loin d'être suffisant. La Société était en difficulté financière dès le début. Le revenu n'a jamais été suffisant pour payer les frais d'exploitation.

[25] Les appelants disaient que la Société était gérée par un groupe de conseillers qui représentait les principales personnes ayant investi dans la Société et à qui les appelants faisaient rapport; les conseillers déterminaient la ligne de conduite de la Société et ont toujours été au courant de la situation financière de la société ainsi que du fait que les retenues à la source n'étaient pas remises en temps opportun.

[26] Les documents figurant aux onglets 33 et 47 de la pièce A-4 sont des notes aux conseillers. Ces notes sont datées du 3 janvier 1993 et du 13 septembre 1993. Il y est question des besoins de trésorerie de la Société, mais il n'est pas fait mention d'un manquement à l'obligation de remettre des retenues à la source. Les documents figurant aux onglets 44 et 46 de la pièce A-4 sont des ébauches d'observations de M. Parton destinées aux actionnaires. Il n'est nullement question des manquements à l'obligation de remettre des retenues à la source dans les observations destinées aux actionnaires. Le document à l'onglet 46 traite également, entre autres choses, de l'assemblée annuelle des actionnaires tenue le 26 août 1993.

[27] Le document à l'onglet 69 de la pièce A-4 est une lettre de M. Sickle aux conseillers en date du 31 octobre 1994; elle dit ce qui suit :

[TRADUCTION]

[...]

Au début de l'année, il semblait que la 605892 Ontario Inc. ne serait pas sauvée par l'un quelconque des projets de financement alors en discussion, et je vous ai écrit une lettre décrivant l'urgence d'agir de crainte que le séquestre n'intervienne avant que du financement n'ait effectivement été obtenu. Dans cette lettre, je demandais que Richard Parton et moi soyons garantis contre toute responsabilité à l'égard des retenues sur la paye. Il n'a pas été tenu compte de cette demande. Je vous rappelle que l'on m'avait verbalement assuré qu'il ne serait pas permis que nous subissions personnellement une perte vu nos efforts pour que la compagnie reste à flot jusqu'à ce que du financement soit obtenu.

[28] Le document à l'onglet 14 de la pièce R-1 est une lettre adressée à M. Swim, de Revenu Canada, par M. Sickle. Il y a une lettre identique à l'onglet 15, laquelle lettre est signée par M. Parton. Les deux lettres sont datées du 23 novembre 1994. Il y est dit ceci :

[TRADUCTION]

[...]

2. Relation de MM. Donald G. Sickle et Richard G. Parton avec la compagnie :

Vers la fin de 1991, M. White a, au nom de la compagnie, retenu les services de MM. Sickle et Parton pour qu'ils surveillent le redressement de l'usine de régénération d'huile usée de la compagnie et pour qu'ils assurent la mise en exploitation des installations. À cause du caractère sous-capitalisé de l'entreprise, personne n'était disposé à occuper le poste officiel d'administrateur. Pour faciliter le rétablissement de l'entreprise, soit une entreprise écologiquement souhaitable, MM. Sickle et Parton ont accepté d'agir comme administrateurs.

[...]

3. Diligence raisonnable de MM. Donald G. Sickle et Richard J. Parton

Dès le départ, vu l'absence d'un conseil d'administration traditionnel, on a constitué un “ conseil consultatif ”, composé de MM. Howard Taylor, William White et Donald Haldenby, pour qu'il conseille MM. Sickle et Parton au sujet du financement et des affaires. Ce groupe a tenu des réunions périodiques au cours desquelles des comptes rendus de financement et d'exploitation étaient partagés entre les parties.

Au cours de l'été 1992, M. Haldenby a démissionné du conseil consultatif, et celui-ci a été dissous. Cependant, des réunions avec MM. Taylor et White ont continué d'être tenues périodiquement par MM. Sickle et Parton pour faciliter les activités de financement et obtenir des avis et conseils généraux en matière d'affaires.

[...]

MM. Sickle et Parton ont été avisés qu'ils devaient chercher à soutenir les activités en conservant de l'argent comptant le plus possible, notamment en différant le versement de retenues salariales, car il serait ainsi plus facile de financer une compagnie en exploitation, par opposition à une compagnie inactive. En réponse à la question relative à la responsabilité personnelle à l'égard du non-versement de retenues à la source, M. Taylor a dit que, le cas échéant, il assumerait cette responsabilité.

[...]

[29] Les appelants se sont vu établir une cotisation de 288 129,59 $. Les documents aux onglets 23 et 24 de la pièce R-1 font état de la cotisation ainsi que du rapprochement de cotisations de société concernant des retenues à la source non remises.

Arguments des appelants

[30] Comme je l'ai mentionné au début, chaque appelant avait son propre avocat. Cependant, pour l'essentiel, les arguments de l'avocat de chaque appelant étaient destinés à s'appliquer aux deux appelants, car les avocats des appelants s'étaient entendus sur les moyens de défense. Le seul point à l'égard duquel il y avait une différence factuelle tenait à la manière dont chaque appelant avait prétendument été nommé administrateur. En outre, l'avocate de l'intimée reconnaissait que la nomination des appelants pouvait avoir été viciée. Étant donné cela et pour éviter des redites, je traiterai globalement des arguments des avocats des appelants, sauf exception.

[31] Les avocats des appelants soutenaient que les appelants n'étaient pas responsables en vertu du paragraphe 227.1(1) de la Loi, compte tenu de ce qui suit :

a) les appelants ne sont jamais devenus administrateurs de la Société, leurs nominations étant entachées de nullité;

b) s'ils étaient des administrateurs, ils ont agi avec une diligence raisonnable.

[32] Les avocats des appelants voulaient d'abord situer la conduite des appelants dans le contexte du démarrage d'une entreprise. Les appelants croyaient que les conseillers trouveraient les sources de financement nécessaires et qu'une importante quantité d'argent avait été trouvée. Les appelants ne soutiennent pas qu'ils n'étaient pas au courant des diverses responsabilités d'un administrateur. Cependant, ils subissaient des pressions des conseillers et ont fait du mieux qu'ils pouvaient dans les circonstances. De l'avis de leurs avocats, il est simplement injuste d'imposer une responsabilité du fait d'autrui aux appelants, qui ont été dupes ou n'ont été que des pantins et qui n'avaient aucun intérêt direct dans l'issue de l'entreprise de la compagnie.

[33] Les avocats des appelants font remarquer que la Loi ne définit pas le mot “ administrateur ”. Pour déterminer si quelqu'un est un administrateur, il faut examiner la loi en vertu de laquelle la compagnie a été constituée : The Queen v. Kalef, 96 DTC 6132 (C.A.F.). La Société avait été constituée en vertu de la L.S.A.O. Cette loi définit le mot “ administrateur ” comme suit au paragraphe 1(1) : “administrateur” Indépendamment de son titre, personne qui occupe le poste d'administrateur d'une société. Les termes “administrateur” et “conseil d'administration” s'entendent en outre d'un administrateur unique. La L.S.A.O. inclut un certain nombre de dispositions concernant l'élection et la nomination d'administrateurs.

[34] Il y a trois façons dont une personne peut devenir un administrateur de droit en vertu de la L.S.A.O. : (1) une personne peut être désignée administrateur dans les statuts de la compagnie : paragraphe 119(1) de la L.S.A.O.; les avocats des appelants faisaient valoir que tel n'était pas le cas des appelants; (2) une personne peut être élue administrateur par les actionnaires de la compagnie lors de leur assemblée annuelle : paragraphe 119(4) de la L.S.A.O.; l'article 3.05 du règlement de la Société dispose expressément que les administrateurs de la Société seront élus à l'assemblée annuelle des actionnaires, par voie de résolution; les avocats des appelants soutiennent qu'on n'a présenté aucune preuve indiquant qu'une assemblée des actionnaires de la Société a déjà été tenue au cours de la période où les appelants jouaient un rôle dans la Société; (3) une personne peut être nommée administrateur par les administrateurs d'une compagnie dans des circonstances limitées. La L.S.A.O. permet de façon générale que les administrateurs d'une compagnie comblent les vacances survenues au sein du conseil d'administration, pourvu qu'il y ait quorum : paragraphe 124(1) de la L.S.A.O. La L.S.A.O. dispose que la majorité du nombre fixe d'administrateurs exigé par les statuts constitue un quorum. Il y avait des statuts de modification en date du 10 janvier 1991 fixant à six le nombre d'administrateurs. Ainsi, il aurait fallu quatre administrateurs, soit le quorum, pour nommer de nouveaux administrateurs afin de combler les vacances. En outre, les administrateurs n'étaient pas autorisés à combler les vacances au sein du conseil d'administration de la Société, car l'article 3.07 du règlement dispose que ce sont les actionnaires qui combleront ces vacances.

[35] D'après les avocats des appelants, la preuve montre que M. Parton avait consenti à agir comme administrateur de la Société le 28 novembre 1991. La preuve montre toutefois également que M. Parton n'a jamais été nommé administrateur par le conseil d'administration. Le registre des procès-verbaux de la Société n'incluait pas de résolution des administrateurs ou de procès-verbal d'assemblée des administrateurs nommant M. Parton administrateur. Même si une telle résolution avait bel et bien existé, il n'y avait pas assez d'administrateurs le 21 novembre 1991 ou ultérieurement pour combler une vacance au sein du conseil d'administration. Le 29 octobre 1991, quatre des administrateurs, désignés dans les statuts de modification, avaient démissionné, et aucun administrateur n'avait été dûment élu par les actionnaires en remplacement. Donc, il était impossible que M. Parton soit nommé administrateur par le conseil d'administration.

[36] Quant à savoir si les appelants étaient administrateurs de fait de la Société, les avocats des appelants soutenaient que la common law reconnaissait le concept d'administrateurs de fait dans certaines circonstances, bien qu'il n'y ait eu aucune concession sur ce point. Il s'agissait de personnes considérées comme administrateurs en raison de leurs actes, par opposition à des personnes élues ou nommées. La preuve révèle que les appelants se présentaient comme étant administrateurs de la Société. Ils avaient signé un certain nombre de documents disant qu'ils étaient administrateurs de la Société. Ils croyaient être administrateurs de la Société, bien que n'ayant jamais été dûment élus ou nommés à ce poste. Ils n'en sont pas administrateurs de fait pour autant. La preuve indique plutôt que ce sont les conseillers qui étaient les administrateurs de fait ou les éléments moteurs de la Société.

[37] Les avocats des appelants ont fait référence aux articles 19 et 128 de la L.S.A.O. L'article 128 de la L.S.A.O. se lit comme suit :

128. Validité des actes des administrateurs et des dirigeants. Les actes accomplis par les administrateurs ou les dirigeants ne sont pas invalides pour le seul motif de l'irrégularité de leur élection ou de leur nomination, ou de leur inhabilité, constatée ultérieurement.

[38] Les avocats des appelants ont cité la décision rendue par notre cour dans l'affaire Wheeliker et al. v. The Queen, 98 DTC 1110, à la page 1113 :

Je ne crois pas que l'article 97 de la Companies Act et l'article 132 des statuts règlent la question. À mon avis, ces dispositions valident les actes de personnes qui ne sont [pas] des administrateurs de droit, mais qui agissent néanmoins à titre d'administrateurs. Les dispositions sont destinées à protéger les tiers qui traitent de bonne foi avec pareilles personnes en validant les actes de ces dernières. Elles n'ont rien à voir avec l'imposition d'une responsabilité du fait d'autrui sur le plan fiscal à l'égard d'une omission, par exemple, l'omission de verser les sommes retenues à la source.

L'article 97 mentionné dans la citation est une disposition de la Companies Act de la Nouvelle-Écosse. Cette disposition est semblable à l'article 128 de la L.S.A.O.

[39] Les avocats des appelants ont également cité la décision rendue par la Chambre des lords dans l'affaire Morris v. Kanssen and others, [1946] 1 All E.R. 586, à la page 590 :

[TRADUCTION]

Il y a, me semble-t-il, une distinction fondamentale entre : a) une nomination comportant une irrégularité, autrement dit une nomination viciée; b) une nomination inexistante. Dans le premier cas, une mesure constituant prétendument une nomination a été prise, mais elle est inadéquate en raison d'une certaine irrégularité; dans le second cas, il n'y a pas d'irrégularité; aucune mesure n'a été prise. [...]

[...]

[...] On peut dire en résumé que la section et l'article, conçus comme moyens d'éviter que l'on soulève des questions quant à la validité d'opérations lorsqu'il y a eu une erreur dans la nomination d'un administrateur, ne peuvent être utilisés pour passer outre aux dispositions de fond relatives à une telle nomination.

[40] Les avocats des appelants soutenaient qu'il n'y avait eu aucune nomination dans le cas des appelants. Toutefois, s'il était conclu que les appelants étaient administrateurs de fait de la Société selon la common law, les exceptions législatives à des principes fondamentaux du droit devraient être interprétées de façon stricte. En l'espèce, l'imposition d'une responsabilité du fait d'autrui à un administrateur de fait concernant les responsabilités de la Société constitue une exception à la séparation qui existe en common law entre les compagnies et les administrateurs.

[41] Est-ce que les appelants ont agi avec un degré de soin, de diligence et d'habileté, pour prévenir le manquement de la Société à l'obligation de remettre des retenues à la source, qu'une personne raisonnablement prudente aurait exercé dans des circonstances comparables? Les avocats des appelants soutenaient que les appelants ne devraient pas être tenus pour responsables en vertu du paragraphe 227.1(1) de la Loi pour trois raisons : (1) des sommes ont été remises au receveur général lorsque des fonds étaient disponibles; (2) les appelants ont fait tout ce qu'ils pouvaient pour porter à l'attention des conseillers le problème des sommes à remettre; (3) les appelants n'ont pu verser les sommes dues à Revenu Canada à cause des instructions données par les conseillers. En d'autres termes, les appelants avaient perdu leur liberté de choix comme administrateurs. L'avocat de l'appelant a cité le jugement Robitaille v. The Queen, 90 DTC 6059, soit la page 6062 (C.F., 1re inst.) :

[...] je serais disposé à statuer que même abstraction faite du paragraphe 227.1(3), les administrateurs n'auraient aucune responsabilité en vertu du paragraphe 227.1(1) car cette disposition envisage clairement la situation où la société agit librement par le truchement de son conseil d'administration. La responsabilité personnelle de l'administrateur ne saurait être engagée que s'il jouit d'une pleine et entière liberté de choix.

Arguments de l'intimée

[42] L'avocate de l'intimée a fait référence à la décision rendue par la Cour du Banc du Roi du Manitoba dans l'affaire Northern Trust Co. v. Butchart et al., [1917] 2 W.W.R. 405 (B.R. Man.), pour dire que des administrateurs de fait sont responsables de tous les actes omis ou commis par eux, de la même manière et dans la même mesure que s'ils avaient été administrateurs de droit. L'avocate de l'intimée a cité les pages 414 et 415 de la décision, soit :

[TRADUCTION]

[...] Quoi que l'on puisse dire au sujet de ses codéfendeurs, il a joué un rôle actif à l'égard de toutes les fautes qui ont été révélées. La conduite du défendeur Ford après que ce dernier fut devenu administrateur, en juin 1913, n'est que légèrement moins répréhensible. Il était le comptable responsable des livres de la compagnie et devait savoir non seulement que la compagnie n'avait aucun profit, mais aussi le capital de la compagnie s'épuisait rapidement. Lui et le défendeur Trick font valoir qu'ils n'ont jamais été légalement élus administrateurs, et pense qu'il faut leur concéder ce point. Aucune assemblée des actionnaires n'a été tenue en juin 1913, quoique le prétendu procès-verbal d'une telle assemblée ait été établi par le défendeur Ford et incorporé au registre des procès-verbaux. Par ce procès-verbal, lui et M. Trick sont désignés administrateurs et les deux ont consenti à agir comme administrateurs. Le fait qu'ils assumaient les fonctions d'administrateurs est illustré par la protestation qu'ils ont signée en janvier 1915, s'il n'y avait aucun autre élément de preuve à cet égard. La question de savoir s'ils ont été légalement élus ou non ne fait aucune différence. Ils étaient administrateurs de fait et, concernant tous les actes qu'ils ont omis ou commis, ils sont responsables de la même manière et dans la même mesure que s'ils avaient été administrateurs de droit et de fait : Dixon's Case, 14 Ch. D. 660; Re Owen Sound Lumber Company, 34 O.L.R. 528.

[...]

[...] Il assumait toutefois le poste d'administrateur ainsi que la responsabilité y afférente. On ne peut permettre qu'un administrateur jouant un rôle actif à l'égard d'une faute se dégage de toute responsabilité en invoquant le fait qu'il était contrôlé par quelqu'un d'autre et qu'il agissait suivant les directives de quelqu'un d'autre. [...]

[43] L'avocate de l'intimée a également fait référence à la décision rendue par la division d'appel de la Cour suprême de l'Ontario dans l'affaire Re Owen Sound Lumber Co., 33 D.L.R. 487. Cette décision, d'après elle, incorpore l'énoncé classique adopté par les tribunaux de l'ensemble du pays dans le cas d'une personne indûment nommée administrateur qui agit en qualité d'administrateur. L'avocate de l'intimée a cité la page 492 de cette décision, soit :

[TRADUCTION]

Quant au deuxième point, je suis d'accord avec le juge Middleton pour dire que, lorsque les administrateurs ont assumé la charge fiduciaire d'administrateur, ils sont devenus responsables à tous les égards comme s'ils avaient été nommés en bonne et due forme. Juger autrement serait dire qu'une personne peut commettre des actes illicites influant sur les actifs de la compagnie, tout en bénéficiant de l'immunité si elle peut démontrer qu'elle a été nommée d'une façon irrégulière. Si c'était le cas, s'approprier la charge de cette façon plutôt que de l'accepter d'une façon légitime, mais moins privilégiée, serait bien vu.

[44] L'avocate de l'intimée a également fait référence à la décision rendue par la Cour suprême de l'Alberta dans l'affaire Oliver et al. v. Elliot et al., (1960) 23 D.L.R. (2d) 486. Cette décision concerne la disposition réparatrice de la Companies Act de l'Alberta, soit une disposition identique à l'article 128 de la L.S.A.O. L'avocate de l'intimée a cité la page 491 de cette décision, soit :

[TRADUCTION]

[...] Il ne saurait faire de doute que les réunions du 20 mars avaient pour but de les nommer administrateurs des deux compagnies. Ils ne sont pas devenus administrateurs simplement parce qu'il y avait eu une irrégularité dans leur nomination. Jusqu'à ce que des procédures efficaces soient prises pour les empêcher d'agir comme administrateurs, leurs actes étaient, à mon avis, régis par les dispositions réparatrices de la loi et par les statuts, ainsi que par le principe établi dans le jugement Dawson v. African Consolidated,précité. En d'autres termes, les actes des administrateurs à la réunion du 23 mars, y compris la nomination de deux nouveaux administrateurs, étaient valables, malgré les irrégularités commises dans la nomination de certains des administrateurs existants.

[45] L'avocate de l'intimée soutenait que, sans décrire par le détail les irrégularités de la nomination des administrateurs dans cette affaire-là, on peut dire sans l'ombre d'un doute que ces irrégularités étaient fort semblables à celles qui sont soulevées dans la présente espèce.

[46] Quant à l'aspect de la diligence raisonnable, l'avocate de l'intimée soutenait que la diligence requise est une diligence grâce à laquelle on a mis en place les moyens d'empêcher l'omission d'effectuer les remises. Les appelants n'avaient pas mis en place un tel système, bien au contraire. Ils n'ont rien fait pour prévenir le manquement. En fait, ils en sont la cause. Ils ont choisi de payer d'autres fournisseurs pour que l'entreprise reste active.

Conclusion

[47] Mon analyse de la preuve m'amène à conclure que la nomination des appelants comme administrateurs n'était pas entachée de nullité comme les avocats des appelants le disaient en se fondant sur la décision rendue dans l'affaire Morris, précitée, dont une citation figure au paragraphe 39 des présents motifs. Cette décision établit une distinction entre une nomination viciée et une nomination inexistante. Une nomination est viciée lorsque les mesures constituant prétendument une nomination sont le fait des administrateurs ou des actionnaires mais ne sont pas conformes à la loi ou à la charte ou au règlement de la compagnie. Il y a absence de nomination lorsque la fonction d'administrateur est usurpée. En l'espèce, les nominations étaient viciées, mais il ne s'agissait pas d'un cas d'absence de nomination. Il y a eu des actes équivalant prétendument à des nominations. Il n'y a pas eu usurpation, par les appelants, de la fonction d'administrateur.

[48] De plus, ces nominations semblent avoir été acceptées par l'ensemble des actionnaires. Contrairement à ce que soutenaient les avocats des appelants, il y a eu des assemblées générales des actionnaires. On peut le voir au paragraphe 17 des présents motifs, qui traite d'une convention unanime des actionnaires, à l'onglet 27 de la pièce A-4, soit un rapport annuel de 1991 à l'intention des actionnaires, signé par les appelants comme administrateurs, à l'onglet 46 de la même pièce, qui dit qu'une assemblée annuelle a été tenue le 26 août 1993, et aux onglets 44 et 46 de cette pièce, où il est fait état des observations destinées aux actionnaires que M. Parton avait rédigées en vue de l'assemblée annuelle des actionnaires. Donc, tous les actionnaires savaient que les appelants étaient les administrateurs et que le nombre d'administrateurs était de deux. Aucune objection n'a jamais été soulevée par les actionnaires. En acceptant les nominations, les actionnaires peuvent être considérés comme ayant remédié à l'irrégularité concernant le nombre d'administrateurs et leur nomination : voir à cet égard les pages 234 et 235 du chapitre intitulé “ Irregularities ”, dans F. W. Wegenast, The Law of Canadian Companies (Toronto, Carswell, 1979). Il semblerait que les appelants puissent être considérés comme administrateurs de droit. Assurément, ils étaient administrateurs de fait.

[49] Des décisions de tribunaux établissent que des administrateurs de fait ont la même responsabilité que des administrateurs de droit vis-à-vis de personnes extérieures. Voici un extrait de l'ouvrage The Law of Canadian Companies, précité, soit les pages 408 à 411, quant à savoir qui sont des administrateurs de fait et quelle est leur responsabilité :

[TRADUCTION]

Administrateurs de fait

Si une personne non dûment élue agit néanmoins comme administrateur, elle peut, dans certaines circonstances, être considérée comme un administrateur de fait. Des personnes acceptant d'agir comme administrateurs d'une compagnie sans avoir été dûment élues ou encore un conseil d'administration non dûment constitué — un nombre trop grand ou trop petit d'administrateurs ayant été élus ou étant demeurés en poste — ou dont la totalité ou une partie des membres sont demeurés en poste après l'expiration de leur mandat, [...]

[...] des personnes extérieures sont, de toute manière, en droit de présumer que les procédures internes d'une compagnie ont été régulières et que les personnes qui prétendent parler et agir pour la compagnie ont été dûment autorisées.

[...] Entre la compagnie et des personnes n'ayant pas été avisées du contraire, des administrateurs de fait sont aussi valables que des administrateurs de droit, [...]

[...]

L'objection relative à des administrateurs de fait ne peut, évidemment, être invoquée par un administrateur non autorisé lui-même, par exemple pour échapper à la responsabilité quant au fait d'avoir payé des dividendes sur le capital ou d'avoir commis une autre action fautive ou pour échapper à une responsabilité législative concernant les salaires des travailleurs ou concernant l'omission de produire des déclarations à l'administration gouvernementale, [...]

[50] Comme je l'ai mentionné précédemment, les avocats des appelants se fondaient sur la décision rendue par notre cour dans l'affaire Wheeliker, précitée, qui dit à la page 1114 que, même si les appelants étaient peut-être des administrateurs de fait en common law, ils ne l'étaient pas en vertu de la Companies Act et ils ne devraient pas être tenus responsables du fait d'autrui en vertu de l'article 227.1 de la Loi.

[51] Il m'est difficile de comprendre d'où vient cette conclusion qu'il s'agit d'administrateurs de fait en vertu de la common law mais non en vertu des lois. Voici les sources du droit des sociétés qui sont énoncées par Wegenast dans The Law of Canadian Companies, précité, à la page 53 :

[TRADUCTION]

Sources du droit des sociétés

De façon générale, les sources du droit et des règles régissant une compagnie commerciale ordinaire sont les suivantes : a) les dispositions législatives en vertu desquelles la compagnie a été constituée, ainsi que la législation connexe; b) la charte ou autre document constitutif de la compagnie; c) le règlement de la compagnie ou, dans le cas d'une société inscrite, les statuts de celle-ci; d) les principes généraux du droit des sociétés établis dans les décisions des tribunaux.

[52]L'interprétation judiciaire ne peut être dissociée des lois sur lesquelles elle porte. La jurisprudence est une source du droit des sociétés; elle n'en est pas distincte. Quoi qu'il en soit, il est indéniable que la notion d'administrateurs de fait est expressément prévue à l'article 128 de la L.S.A.O. En fait, cet article ne parle de rien d'autre que d'administrateurs de fait. L'article 97 de la Companies Act de la Nouvelle-Écosse est semblable à l'article 128 de la L.S.A.O. Il y a de nombreuses autres dispositions concernant les administrateurs de fait dans la L.S.A.O. Je ne peux donc suivre cette partie-là de la décision rendue par notre cour dans l'affaire Wheeliker, précitée, et je dois conclure que le mot “ administrateur ” figurant dans la L.S.A.O. inclut des administrateurs de fait pour ce qui est de la responsabilité des administrateurs vis-à-vis de personnes extérieures.

[53] Les appelants essaient de se décharger de leur responsabilité sur ce que l'on appelle en droit anglais les “ shadow directors ” (administrateurs occultes), bien que cette notion ne dégage pas de leur responsabilité les administrateurs de fait, car, en assumant la fonction d'administrateur, ils assument les droits et obligations dont cette fonction est assortie. La notion d'administrateurs occultes ne fait qu'ajouter au nombre d'administrateurs. Je renvoie à ce qui est dit dans Gower's Principles of Modern Company Law, 5e édition (Sweet & Maxwell, 1992), aux pages 143 et 144 :

[TRADUCTION]

Administrateurs de fait et administrateurs occultes

Bien que, de droit, des personnes ne puissent être administrateurs sans avoir été dûment nommées, elles peuvent, comme nous le verrons plus loin, être capables de lier la compagnie même si elles n'ont pas été dûment nommées. De plus, elles peuvent être assujetties à une responsabilité comme si elles étaient administrateurs, parce qu'elles ont assumé cette fonction ou parce qu'un nombre croissant de dispositions législatives s'appliquent expressément non seulement à des administrateurs, mais aussi à des “ administrateurs occultes ”, soit des personnes “ conformément aux directives ou instructions desquelles les administrateurs de la compagnie agissent généralement ”, ce qui va plus loin que le simple fait que “ les administrateurs agissent sur la foi d'avis donnés [...] à titre professionnel. ”

[54] Les avocats des appelants prétendaient que les appelants avaient été dupes ou n'avaient été que des pantins et qu'aucune responsabilité du fait d'autrui ne devrait leur être imposée. Rétrospectivement, il est possible que ce soit ainsi que la conduite des appelants puisse apparaître. Cependant, lorsque les appelants ont choisi la ligne de conduite qui a donné lieu à cette regrettable cotisation, ce n'est pas ainsi qu'ils se voyaient, et il ne s'agit pas là d'une description exacte de leur rôle dans la gestion de la compagnie. Les appelants étaient des personnes intelligentes et avaient des rôles importants et actifs dans la compagnie. Aucun élément de preuve n'indique qu'ils ont agi sous une forte menace. Ils sont responsables de leurs propres actes.

[55] La preuve documentaire montre que les notes des appelants aux conseillers avaient le caractère de notes d'administrateurs dirigeants. Dans Gower's, précité, à la page 158, une distinction intéressante est faite entre l'administrateur dirigeant et l'administrateur non dirigeant, soit :

[TRADUCTION]

Administrateurs dirigeants et administrateurs non dirigeants

Il ressort de ce qui précède que des personnes peuvent être des administrateurs non dirigeants ou des administrateurs dirigeants. Les administrateurs non dirigeants sont des administrateurs dont on s'attend uniquement ou presque à ce qu'ils participent à un nombre raisonnable d'assemblées du conseil d'administration et peut-être aussi à des réunions de certains comités que le conseil d'administration peut établir. Ainsi, ils reçoivent une rémunération modeste sous la forme de jetons de présence déterminés par la compagnie en assemblée générale. Quant aux administrateurs dirigeants, ce sont ceux qui, outre qu'ils jouent un rôle comme administrateurs, occupent un poste de direction ou de gestion auquel, comme nous l'avons vu, ils sont nommés par le conseil d'administration, ce qui détermine leurs émoluments et leurs avantages indirects. [...]

[56] La notion d'administrateur dirigeant n'est pas différente de la notion d'administrateur interne analysée dans le jugement Soper v. The Queen, 97 DTC 5407, à la page 5417 :

Mais cependant, il est difficile de nier que les administrateurs internes, c'est-à-dire ceux qui s'occupent de la gestion quotidienne de la société et qui peuvent influencer la conduite de ses affaires, sont ceux qui auront le plus de mal à invoquer la défense de diligence raisonnable. Pour ces personnes, ce sera une opération ardue de soutenir avec conviction que, malgré leur participation quotidienne à la gestion de l'entreprise, elles n'avaient aucun sens des affaires, au point que ce facteur devrait l'emporter sur la présomption qu'elles étaient au courant des exigences de versement et d'un problème à cet égard, ou auraient dû l'être. Bref, les administrateurs internes auront un obstacle important à vaincre quand ils soutiendront que l'élément subjectif de la norme de prudence devrait primer l'aspect objectif de la norme.

[57] Dans l'affaire Merson v. M.N.R., 89 DTC 22, le juge Rip décrivait à la page 28 la norme de soin raisonnable à laquelle un administrateur diligent doit satisfaire pour se conformer aux exigences du paragraphe 227.1(3) de la Loi :

[...] La prudence qu'exige le paragraphe 227.1(3) pour agir avec soin, diligence et habileté diffère de celle que doit exercer l'administrateur qui exécute ses fonctions, en vertu du droit des compagnies, quoique le paragraphe 227.1(3) et l'alinéa 122(1)b) de la Loi sur les sociétés par actions, par exemple, emploie des mots identiques*. Le soin, la diligence et l'habileté que le paragraphe 227.1(3) exige de l'administrateur ne reposent pas sur les obligations de ce dernier envers la corporation; ils reposent sur l'une des obligations de la corporation en vertu de la Loi et l'omission, par la corporation, d'exécuter cette obligation. On s'attend à ce que l'administrateur qui gère une entreprise prenne des risques pour en accroître la rentabilité et c'est à cette attente que se mesurent les obligations du soin, de la diligence et de l'habileté. Le degré de prudence qu'exige le paragraphe 227.1(3) ne laisse aucune place au risque.

_____________________

*N.d.T. : Identiques dans la version anglaise de ces deux dispositions.

[58] Les appelants étaient deux personnes qui avaient déjà occupé des postes de direction dans le domaine des affaires. Ils ont accepté le poste d'administrateur — avec une importante rémunération (qui a cessé au 15 mars 1993) — d'une compagnie dont l'entreprise était en voie de mise en oeuvre, soit une entreprise qui exigeait beaucoup de ressources financières et qui a connu des difficultés de trésorerie dès le départ. Les appelants connaissaient les obligations d'un administrateur de compagnie. Ils avaient demandé à être garantis contre ces obligations. Toutefois, ils ont accepté la fonction d'administrateur sans une telle garantie écrite. Ils prenaient des risques, mais estimaient que ces risques ne représentaient pas des obstacles insurmontables. Il est évident que, sachant ce qu'ils savent maintenant, ils n'auraient pas pris ces risques. Ils ont pris entre autres le risque inhérent au fait de garder une partie du salaire des travailleurs. Ils ont versé le salaire net aux employés et n'ont pas remis l'autre partie aux autorités fiscales. Ils ont fait cela à dessein.

[59] Les appelants étaient des personnes honnêtes qui agissaient dans l'intérêt de la compagnie. Malheureusement, la plupart sinon l'ensemble des causes de responsabilité d'administrateurs soumises à notre cour concernent des personnes honnêtes qui pensaient pouvoir surmonter des difficultés financières en décaissant le moins d'argent possible pour maintenir l'entreprise à flot, espérant pouvoir remettre les retenues à la source plus tard, lorsque le calme serait revenu. La jurisprudence de notre cour établit que cela n'empêche pas que des administrateurs soient exonérés de la responsabilité prévue au paragraphe 227.1(1) de la Loi. Cette disposition se fonde sur le fait d'omettre délibérément de verser les retenues à la source tout en continuant de payer la partie nette des salaires. La preuve présentée en l'espèce ne révélait rien d'autre.

[60] Vu les conclusions que j'ai énoncées précédemment, je ne vois pas la nécessité de traiter de la question de la forclusion. Les appels sont rejetés, avec adjudication de dépens à l'intimée.

Signé à Ottawa, Canada, ce 6e jour d'avril 1999.

“ Louise Lamarre Proulx ”

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

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