Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

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Date: 19980429

Dossier: 96-402-UI

ENTRE :

OZDEMIR POLAT,

appelant,

et

LA MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimée.

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Pour l'appelant : l'appelant lui-même

Avocate de l'intimée : Me Eleanor Thorn

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Motifs du jugement

(Rendus oralement à l'audience à Toronto (Ontario), le 17 mars 1998.)

Le juge Mogan, C.C.I.

[1]            L'appelant était membre de la collectivité kurde en Turquie. Il est arrivé au Canada en avril 1992 et a revendiqué le statut de réfugié. Il a fallu un certain temps pour traiter la demande, mais l'appelant a finalement obtenu le statut de réfugié le 16 février 1996. Si je comprends bien, en application de la législation sur l'immigration du Canada, lorsqu'il s'est vu reconnaître le statut de réfugié, l'appelant est devenu un immigrant ayant obtenu le droit d'établissement, mais auparavant, aux fins de l'immigration, il était un étranger, jusqu'à ce que sa revendication ait fait l'objet d'une décision.

[2]            L'appelant a travaillé pendant un certain nombre de semaines en juillet, en août et en septembre 1994. Lorsque ce travail a pris fin, il a présenté une demande en vue d'obtenir des prestations d'assurance-chômage, qui lui ont été refusées. L'appel qu'il a interjeté devant cette cour a été entendu par le juge Taylor le 1er novembre 1996. Le 9 décembre 1996, l'appel a été accueilli, le juge Taylor ayant conclu à l'existence d'un contrat de louage de services tacite. Le procureur général du Canada a porté cette décision en appel devant la Cour d'appel fédérale; l'appel a été entendu et une décision a été rendue le 4 décembre 1997. La Cour d'appel fédérale a accueilli l'appel interjeté par la Couronne en énonçant de brefs motifs de jugement et a renvoyé l'affaire à cette cour pour nouvelle décision conformément aux motifs du jugement qu'elle avait prononcés dans l'appel Kathleen Still v. The Minister of National Revenue, 221 N.R. 127.

[3]            La Cour d'appel fédérale a accueilli l'appel dans l'affaire Still le 24 novembre 1997; l'appel Procureur général du Canada c. Ozdemir Polat, [1997] A.C.F. no 1675, a été accueilli le 4 décembre 1997 (soit une dizaine de jours plus tard). La décision Still est pertinente aux fins qui nous occupent puisque les circonstances sont dans l'ensemble similaires. Mme Still, qui venait des États-Unis, est arrivée au Canada à titre d'immigrante et elle a demandé la résidence permanente. Le 22 septembre 1991, les agents d'immigration lui ont remis un document dont il est fait mention dans la décision de la Cour d'appel fédérale. Ce document a amené Mme Still à croire, à tort ou à raison, qu'elle pouvait faire une demande d'emploi au Canada puisqu'il y était mentionné qu'elle pouvait présenter une demande d'emploi ou de permis de séjour pour étudiant, le cas échéant.

[4]            Mme Still a agi en toute bonne foi et a cru que le document l'autorisait à présenter une demande d'emploi. Elle avait besoin d'un permis de travail; elle n'a pas réussi à en obtenir un, mais elle a trouvé un emploi. J'ai rejeté l'appel qu'elle avait interjeté et j'ai statué qu'elle n'exerçait pas un emploi assurable. J'ai de plus statué que son contrat était illégal selon la législation canadienne sur l'immigration. Ma décision a été infirmée par la Cour d'appel fédérale. Dans de longs motifs de jugement, la Cour d'appel a énoncé la politique et les considérations qu'il faut appliquer pour déterminer si les prestations d'assurance-chômage doivent être refusées lorsqu'une personne travaille au Canada à titre d'immigrante sans satisfaire à toutes les exigences prévues par la législation en matière d'immigration, ce qui peut comprendre l'obtention d'un permis de travail.

[5]            En l'espèce, l'appelant est arrivé au Canada en avril 1992. Pendant deux ou trois ans, il a suivi des cours d'anglais, langue seconde et il n'a pas travaillé, mais pendant presque toute cette période, il a touché des prestations d'aide sociale. Pendant qu'il suivait ses cours, il a obtenu un permis de travail qui l'autorisait à travailler sur le campus du 16 août 1993 au 15 février 1994. L'obtention de ce permis de séjour pour étudiant est importante parce que cela montre que l'appelant savait qu'il fallait obtenir une autorisation quelconque avant de chercher un emploi au Canada. Le permis de séjour pour étudiant a expiré le 15 février 1994. L'appelant a témoigné avoir demandé une prorogation du permis, mais la demande a été rejetée au début du mois de juillet 1994. L'avocate de l'intimée a démontré, au moyen des questions qu'elle a posées à l'appelant, que le rejet avait en fait eu lieu le 12 juillet 1994 ou vers cette date, mais il n'existe aucune preuve documentaire à l'appui. D'autre part, il n'existe aucune preuve du contraire.

[6]            Le 25 juillet 1994, l'appelant a commencé à travailler à Toronto pour une entreprise qui s'appelait Fabricated Plastics. Il a obtenu cet emploi par l'entremise de certains de ses amis de la collectivité kurde qui habitaient Toronto et qui travaillaient déjà pour Fabricated Plastics. Ces amis ont informé l'appelant qu'il y avait du travail et ce dernier a donc commencé à travailler le 25 juillet 1994. Dans son avis d'appel, l'appelant mentionne cet emploi chez Fabricated Plastics.

[7]            J'ai lu l'avis d'appel et j'ai écouté l'appelant à l'audience; il est évident qu'il ne comprend pas parfaitement bien l'anglais. Il a témoigné en partie en anglais, mais en ce qui concerne d'autres parties de son témoignage, il a été obligé de parler dans sa langue maternelle et un interprète était présent à l'audience pour l'aider. J'ai brièvement interrogé l'appelant au début de l'audience et je suis convaincu qu'il ne possède pas une connaissance suffisante de l'anglais pour présenter son appel sans l'aide d'un interprète ou pour lire et comprendre tous les documents qui peuvent lui avoir été présentés et qu'il peut avoir signés à l'égard d'un emploi.

[8]            L'avocate n'a pas demandé à l'appelant si on l'avait aidé à rédiger l'avis d'appel. Toutefois, je conclus qu'on a dû aider l'appelant parce que je crois que le libellé de ce document dépasse ses compétences en anglais, comme on a pu le constater à l'audience. Les deuxième, troisième et quatrième paragraphes de l'avis d'appel sont ainsi libellés :

[TRADUCTION]

                J'ai commencé à travailler le 25 juillet 1994. À ce moment-là, mon employeur ne m'a pas demandé si j'avais un permis de travail étant donné que j'avais un numéro d'assurance sociale. Pendant toute la durée de mon emploi, j'avais les mêmes responsabilités que les autres employés. En outre, j'ai payé de l'impôt, des cotisations d'assurance-chômage, des cotisations syndicales et j'ai versé des cotisations au RPC.

                De plus, lorsque j'ai demandé un permis de travail, le ministère de l'Immigration m'a demandé de remplir un formulaire et de payer des frais de 120 $. [...] Il a fallu 13 semaines pour traiter la demande. Dans l'intervalle, ces 13 semaines de travail n'ont pas été consignées dans mon relevé d'emploi.

                J'aimerais en appeler de la décision parce que je suis pénalisé du fait que le ministère de l'Immigration a tardé à traiter ma demande de permis de travail. C'était le premier emploi que j'exerçais au Canada et je n'étais pas au courant des règlements sur l'assurance-chômage concernant l'admissibilité aux prestations. Comme je suis immigrant, la langue anglaise me crée des difficultés, notamment pour ce qui est de remplir des formulaires et d'obtenir un emploi.

Je crois bien qu'on a aidé l'appelant à rédiger l'avis d'appel, mais il est néanmoins lié par les faits qui y sont énoncés, et le document semble compatible avec son témoignage oral.

[9]            Il s'agit de savoir si le cas de l'appelant correspond exactement à celui dont la Cour d'appel fédérale était saisie dans l'affaire Still. En accueillant l'appel Still, la Cour s'est efforcée de rendre un jugement s'appliquant d'une façon générale aux cas de ce genre compte tenu du nombre de cas dont cette cour était saisie. En rétrospective, la Cour semble avoir pris la position relativement simpliste selon laquelle un immigrant qui accepte un emploi au Canada sans être expressément autorisé à le faire travaille aux termes d'un contrat illégal. En common law, une personne ne peut tirer profit du contrat illégal qu'elle a conclu; les prestations d'assurance-chômage ont été refusées dans ce cas-ci parce que la Cour estimait que le contrat était illégal.

[10]          La Cour d'appel fédérale a dit fort clairement que la position simpliste susmentionnée ne doit pas s'appliquer aux personnes qui arrivent au Canada à titre d'immigrants, et que leur cas doit être examiné sur une base individuelle, compte tenu des lignes directrices qu'elle a établies. En particulier, je mentionnerai les passages suivants des motifs que le juge Robertson a prononcés dans l'affaire Still :

[...] lorsqu'un contrat est explicitement ou implicitement interdit par une loi, un tribunal peut refuser d'accorder une réparation à une partie si, compte tenu de toutes les circonstances de l'espèce, y compris l'objet de l'interdiction en question, il était contraire à l'intérêt public, reflété dans la réparation demandée, de le faire.

[...] Bien entendu, l'intérêt public est un concept changeant qu'il est plus facile d'illustrer que de définir [...] Dans la présente affaire, la dimension relative à l'intérêt public se manifeste de deux façons. D'abord, il y a la ferme conviction qu'une personne ne devrait pas pouvoir tirer profit de son méfait. C'est une autre façon de marquer sa réprobation morale à l'égard d'un comportement fautif. Ensuite, il y a l'idée qu'il ne convient pas d'accorder une réparation à une partie si cela avait pour effet d'affaiblir l'objet des deux lois fédérales en cause dans la présente demande de contrôle judiciaire.

Les deux lois en question sont la Loi sur l'assurance-chômage (maintenant Loi sur l'assurance-emploi) et la Loi sur l'immigration. Après avoir examiné les faits de l'affaire Still et les dispositions pertinentes des lois, le juge Robertson a ajouté ceci :

[...] En définitive, l'intérêt public penche en faveur des immigrants légaux qui ont agi de bonne foi. [...]

Je considère cette remarque comme étant celle qui a dominé lorsqu'il s'est agi d'accueillir l'appel Still. En outre, la Cour d'appel fédérale a expressément mentionné l'appel interjeté par l'appelant Ozdemir Polat, dont elle avait été saisie et qui a été entendu dans les dix jours qui ont suivi la décision Still. Voici ce que le juge Robertson a déclaré :

                Seulement une des six décisions de la Cour canadienne de l'impôt se rapporte à un prestataire qui n'était pas titulaire d'un permis de travail. Dans l'affaire Polat c. Canada [1996] A.C.I. no 1667, le prestataire avait demandé un permis de travail mais avait commencé à travailler avant de l'obtenir parce qu'il estimait que les fonctionnaires de l'Immigration mettaient trop de temps à traiter sa demande. Il a eu gain de cause devant la Cour de l'impôt, mais nous remarquons que les faits relatés amènent à conclure qu'il savait qu'il agissait illégalement. Rien ne porte à croire que le prestataire dans l'affaire Polat était de bonne foi, comme dans l'affaire dont nous sommes saisis. [...]

La Cour d'appel fédérale a expressément accueilli l'appel interjeté par Kathleen Still compte tenu de la situation particulière de cette dernière, mais elle s'est efforcée de faire une distinction à l'égard de ce qu'elle considérait comme une position prise en toute bonne foi mais innocente de la part de Mme Still; elle a mis en contraste les faits dont elle disposait et les faits de l'affaire Polat.

[11]          Comme je l'ai déjà dit, dans l'affaire Still, Mme Still avait obtenu d'Immigration Canada un document qui indiquait qu'elle pouvait demander un permis de travail, mais Mme Still a mal interprété le document, croyant qu'elle pouvait faire une demande d'emploi. En l'espèce, l'appelant n'avait pas pareil document en sa possession. Il est arrivé au Canada à titre de demandeur du statut de réfugié; il ne possédait pas de document d'Immigration Canada, mais il savait qu'il lui fallait un permis pour travailler. Il a obtenu un permis en sa qualité d'étudiant, pour la période allant du mois d'août 1993 au mois de février 1994. L'appelant a demandé une prorogation, et on lui a dit, au début du mois de juillet 1994, que le permis de séjour pour étudiant ne serait pas prorogé. Il a demandé un permis de travail régulier et, de son propre aveu, tel qu'en fait foi l'avis d'appel, il a commencé à travailler le 25 juillet 1994, étant donné que le fait qu'Immigration Canada tardait à lui répondre l'impatientait.

[12]          L'appelant s'est peut-être montré impatient, mais il reste qu'un permis de travail (pièce R-1) lui a été délivré le 13 octobre 1994, l'autorisant à travailler pour une période de six mois, du 13 octobre 1994 au 12 avril 1995. De plus, un deuxième permis de travail (pièce R-2) a été délivré, ce permis l'autorisant à travailler pour une période de 12 mois, du 28 février 1995 au 27 février 1996. Par conséquent, le permis versé sous la cote R-2 a été délivré pendant que l'appelant était encore autorisé à travailler pour la période de six mois mentionnée dans le permis versé sous la cote R-1.

[13]          Je conclus, en me fondant sur l'avis d'appel de l'appelant, sur son témoignage oral et sur le fait qu'il avait à sa disposition des formulaires de permis de séjour pour étudiant et qu'il savait qu'il lui fallait une autorisation précise quelconque pour travailler au Canada. L'appelant a toutefois accepté l'emploi le 25 juillet 1994, en sachant qu'il n'était pas autorisé à le faire puisqu'on venait de lui refuser une prorogation du permis de séjour pour étudiant. L'appelant déclare qu'il croyait que son numéro d'assurance sociale l'autorisait à travailler. Je ne retiens pas cette explication. L'appelant avait un certain nombre d'amis, soit des compatriotes de la collectivité kurde en Turquie, qui travaillaient pour Fabricated Plastics, et il pouvait se fier à eux.

[14]          La connaissance de l'anglais de l'appelant est pour le moins imparfaite, mais il aurait dû savoir, par les contacts quotidiens qu'il entretenait avec ses compagnons de travail, qui connaissaient sa langue maternelle, qu'un numéro d'assurance sociale ne permettrait pas en soi à un étranger de travailler au Canada. Je ne puis retenir la déclaration de l'appelant selon laquelle il croyait que le numéro d'assurance sociale l'autorisait à travailler. L'appelant savait qu'il lui fallait un permis de séjour pour étudiant et, de fait, l'année précédente, il avait obtenu pareil permis.

[15]          L'appelant a affirmé s'être fié à ses amis pour remplir les formulaires. Je puis uniquement supposer qu'à moins qu'un grand nombre de personnes appartenant à la collectivité kurde n'aient commis des violations générales de la loi (en enfreignant la législation sur l'immigration pour travailler comme étrangers sans permis de travail), certaines d'entre elles détenaient des permis de travail pendant qu'elles travaillaient chez Fabricated Plastics et auraient su qu'il fallait obtenir pareil permis. L'appelant a également déclaré que son employeur aurait pu lui demander son permis de travail. Je ne connais aucune loi canadienne qui oblige un employeur à demander un permis de travail simplement parce que l'employé ne connaît pas à fond l'une des langues officielles du Canada.

[16]          Je conclus donc que la situation de l'appelant est différente de celle de Kathleen Still. Non seulement Mme Still agissait en toute bonne foi, mais encore avait-elle en sa possession un document d'Immigration Canada qui l'amenait à croire qu'elle avait le droit de chercher et d'accepter un emploi. L'appelant n'avait pas un tel document en sa possession. Il n'avait pas exercé d'emploi pendant les deux premières années qui ont suivi son arrivée au Canada, du printemps 1992 jusqu'au mois de juillet 1994, si ce n'est un emploi qu'il aurait exercé en vertu du permis de séjour pour étudiant qui lui avait été accordé pour la période allant du mois d'août 1993 au mois de février 1994. Le fait qu'il détenait un permis de séjour pour étudiant et qu'il exerçait un emploi en vertu de ce permis aurait dû éveiller son attention sur le fait que, à l'expiration du permis, il lui fallait un nouveau permis de travail avant d'accepter un autre emploi.

[17]          La Cour d'appel fédérale a déclaré qu'à son avis, M. Polat savait qu'il agissait illégalement en acceptant un emploi sans détenir de permis de travail; rien ne me permet de croire que cette conclusion n'est pas fondée même si elle a été formulée dans les motifs du jugement rendu dans l'affaire Still. De fait, après avoir examiné la preuve, je crois qu'elle est conforme à cette conclusion. Pour ce motif, je rejette l'appel et je statue que l'appelant n'avait pas droit aux prestations d'assurance-chômage qui ont pu s'accumuler pendant la période antérieure au 13 octobre 1994, date à laquelle l'appelant, pour la première fois, a obtenu un permis de travail régulier ne comportant pas la restriction selon laquelle il devait être étudiant.

Signé à Ottawa, Canada, ce 29e jour d'avril 1998.

M. A. Mogan

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 7e jour de décembre 1998.

Philippe Ducharme, réviseur

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