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Date: 19991021

Dossier: 98-2442-IT-I

ENTRE :

BERNICE T. PAGET,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Hamlyn, C.C.I.

[1] Les appels en l'instance portent sur les années d'imposition 1994 et 1995.

[2] Dans le calcul de son revenu pour les années d'imposition 1994 et 1995, l'appelante a déduit des pertes agricoles de 26 239,13 $ et de 25 623,93 $ respectivement.

[3] Dans des avis de nouvelles cotisations datés du 6 octobre 1997, visant les années d'imposition 1994 et 1995, le ministre du Revenu national (le “ ministre ”) a refusé à l'appelante la déduction des dépenses agricoles de 4 239 $ et de 2 709 $, ce qui n'a fait l'objet d'aucun appel, et restreint le reste des pertes agricoles de l'appelante en vertu du paragraphe 31(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu (la “ Loi ”).

[4] L'appelante interjette appel des nouvelles cotisations et soutient que celles-ci sont erronées pour le motif que le ministre a eu tort de restreindre ses pertes agricoles en vertu de l'article 31 de la Loi.

[5] L'appelante exploite une ferme à Hartland (Nouveau-Brunswick), à plein temps et à longueur d'année. Elle fait l'élevage de bovins de boucherie et la culture d'espèces végétales. Avant les années d'imposition en question, l'appelante avait investi plus de 350 000 $ en capital. La ferme, qui s'étendait initialement sur 200 acres, couvre aujourd'hui plus de 700 acres. La ferme est bien organisée, l'appelante effectue une partie de la tenue de livres, participe à la prise des décisions concernant la ferme et effectue de menus travaux manuels.

[6] L'appelante occupe également un emploi d'infirmière autorisée. En 1994, elle a tiré de son emploi d'infirmière un revenu de 41 100,60 $ et, en 1995, de 43 069,23 $. Elle affirme que son revenu d'infirmière l'aide à exploiter la ferme et que, sans celui-ci, elle aurait été incapable d'en poursuivre l'exploitation compte tenu du fléchissement du marché du bovin.

LES HYPOTHÈSES DU MINISTRE

[7] Pour établir une cotisation à l'égard de l'appelante, le ministre s'est fondé sur les hypothèses suivantes :

[TRADUCTION]

pendant toutes les périodes pertinentes, l'appelante occupait un emploi d'infirmière à temps plein[1];

l'appelante a tiré 41 110,60 $ et 43 069,23 $ de son emploi d'infirmière à temps plein au cours des années d'imposition 1994 et 1995 respectivement1;

l'appelante a déclaré le revenu (perte) agricole suivant :

Année Revenu Dépenses Revenu

d'imposition brut net

1994 13 297,94 39 537,07 (26 239,13)

1995 38 825,51 64 449,44 (25 623,93)1

l'époux de l'appelante est agriculteur depuis 1968 et, de 1975 à 1988, année au cours de laquelle il a déclaré faillite, il exploitait la ferme en cause, dont il était propriétaire1;

l'appelante a acheté les éléments d'actif de la ferme en 1988 et 19891 et son époux a continué d'exploiter la ferme en tant qu'agriculteur à temps plein[2];

l'époux de l'appelante n'était pas un employé de l'exploitation agricole au cours des années d'imposition 1994 et 19951;

l'époux de l'appelante assume la majorité des principales tâches se rapportant à l'exploitation de la ferme; entre autres choses, il soigne le bétail, fait les semences et s'occupe des cultures, entretient l'équipement, négocie les prix de vente, achète les fournitures et effectue la tenue de livres[3];

l'appelante investissait des capitaux dans l'exploitation agricole1;

l'exploitation agricole fonctionnait comme une société de personnes commerciale[4];

au cours des années d'imposition 1994 et 1995, le revenu de l'appelante ne provenait principalement ni de l'agriculture ni d'une combinaison de l'agriculture et d'une quelque autre source4.

PREUVE AU PROCÈS

[8] Au cours des années 1988 et 1989, l'appelante a utilisé ses économies personnelles et des fonds empruntés pour acheter les éléments d'actif de la ferme, dont sept têtes de bétail. De 1989 à 1999, le troupeau est passé de 7 à 156 têtes. D'autres terres agricoles ont été acquises par voie de location, d'achat et de dégagement de terrain.

[9] En 1988, l'appelante a abandonné son poste d'infirmière chef au Carleton Memorial Hospital à Woodstock (Nouveau-Brunswick) pour occuper un poste d'infirmière de quart au même hôpital. À titre d'infirmière chef, elle travaillait cinq jours par semaine (20 jours sur 28) alors qu'en tant qu'infirmière de quart, elle travaillait 12 jours sur 28. En dehors de ses quarts à l'hôpital, elle s'occupait et s'occupe encore des travaux de la ferme et des tâches ménagères.

[10] Le revenu d'infirmière de l'appelante servait au maintien et à la croissance de l'entreprise agricole.

[11] L'appelante exploite la ferme avec l'aide de son époux, de ses enfants et d'un employé à temps partiel. Pendant les années en question, la ferme était une entreprise agricole exploitée à temps plein à longueur d'année.

[12] Les pièces produites par l'appelante dans le cadre de la preuve font état de l'augmentation substantielle du stock de bétail et de l'acquisition de terrains. La valeur des éléments d'actif de la ferme est passée de 89 300 $ en 1989 à 468 350 $ en 1999. Les projections annoncent un bénéfice net pour l'an 2000 (pièce A-6).

[13] Si les pertes ont été substantielles et constantes, la ferme a grossi, a pris de l'expansion et est en quelque sorte devenue une entreprise viable.

ANALYSE

[14] Le ministre soutient que le revenu de l'appelante au cours des années en question ne provenait principalement ni de l'agriculture ni d'une combinaison de l'agriculture et de quelque autre source et que, par conséquent, aux termes du paragraphe 31(1) de la Loi, les pertes agricoles déductibles devraient être restreintes.

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[15] Le paragraphe 31(1) de la Loi est libellé dans les termes suivants :

Lorsque le revenu d'un contribuable, pour une année d'imposition, ne provient principalement ni de l'agriculture ni d'une combinaison de l'agriculture et de quelque autre source, pour l'application des articles 3 et 111, ses pertes pour l'année, provenant de toutes les entreprises agricoles exploitées par lui, sont réputées être le total des montants suivants :

la moins élevée des sommes suivantes :

l'excédent du total de ses pertes pour l'année, déterminées compte non tenu du présent article et avant toute déduction prévus aux articles 37 ou 37.1 et provenant de toutes les entreprises agricoles exploitées par lui, sur le total des revenus, ainsi déterminés, qu'il a tirés pour l'année de ces entreprises.

2 500 $ plus la moins élevée des sommes suivantes :

1/2 de l'excédent du montant visé au sous-alinéa (i) sur 2 500 $;

6 250 $;

l'excédent éventuel de la somme visée au sous-alinéa (i) sur la somme visée au sous-alinéa (ii) :

la somme qui serait déterminée en vertu du sous-alinéa a)(i) compte non tenu du passage “ et avant toute déduction prévue aux articles 37 ou 37.1 ”,

la somme déterminée en vertu du sous-alinéa a)(i).

(Je souligne.)

JURISPRUDENCE

[16] La Cour doit donc déterminer d'où provient principalement le revenu de la contribuable. Dans l'arrêt The Queen v. Timpson, 93 DTC 5281, le juge MacGuigan, prononçant le jugement majoritaire de la Cour d'appel fédérale, a déclaré que la question de savoir si le contribuable avait une attente raisonnable de profit n'était qu'un élément du critère applicable pour déterminer que l'agriculture constitue “ une source de revenu ”, mais qu'elle n'était d'aucune utilité pour déterminer si ce revenu “ provient principalement ” de l'agriculture. Puis, il a déclaré, à la page 5282 :

La présente espèce correspond en tout point à l'affaire Poirier, où la Cour avait affirmé :

Il est [...] bien établi, désormais, que pour pouvoir statuer que le revenu d'un contribuable provient principalement de l'agriculture, il faut pouvoir conclure que l'agriculture a plus d'importance que l'autre source de revenus; les critères à examiner sont notamment le temps consacré, les capitaux engagés et la rentabilité présente et future [...]

Si nous appliquons la règle de droit actuelle aux faits en l'espèce, il nous paraît manifeste que l'agriculture représentait pour l'intimé une activité secondaire par rapport à l'emploi qu'il occupait. L'intimé consacrait peut-être sensiblement le même temps à l'agriculture qu'à son emploi. En revanche, il y a engagé beaucoup moins de capitaux et il en tire beaucoup moins de revenus.

(Je souligne.)

[17] Dans l'affaire First Farm Inc. v. The Queen, 93 DTC 1237, notre cour a passé en revue l'affaire Hover v. M.N.R., 93 DTC 98 (C.C.I.). À la page 1239, on peut lire ceci :

Pour ce qui est de l'expectative raisonnable de profit, le juge Bowman de la présente Cour a déclaré dans l'affaire Hover v. M.N.R., 93 DTC 98, à la page 106 :

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Une fois reconnue l'existence d'une entreprise, soit par la simple application de l'article 31 ou autrement, l'expectative raisonnable de profit du contribuable cesse d'être un facteur dont il faut tenir compte pour déterminer s'il est ou non assujetti aux restrictions prévues à l'article 31. Il est vrai que les tribunaux ne sont pas nécessairement liés par l'admission implicite que constitue l'application de l'article 31 par le ministre si les faits montrent clairement qu'il n'y a jamais eu d'expectative raisonnable de profit.

(Je souligne.)

[18] Dans l'affaire Hover, précitée, aux pages 107 et 108, le juge Bowman a fait les remarques suivantes sur les sources de revenu :

La Loi ne stipule pas expressément que l'autre source de revenu doit être secondaire ou accessoire. Il semble que, si l'agriculture peut être combinée à une autre source de revenu, avec laquelle elle a ou non un rapport, elle peut tout aussi bien être combinée à un emploi ou à une entreprise important qu'à un emploi ou à une entreprise secondaire. De fait, si l'autre source de revenu n'était que secondaire ou accessoire, elle n'empêcherait pas que l'agriculture soit considérée à elle seule comme la principale source de revenu du contribuable, sans que celle-ci ne soit combinée à quelque autre source secondaire avec laquelle elle n'a aucun rapport.

Compte tenu du revenu produit par le cabinet dentaire et du montant de liquidités qu'il a permis d'apporter à l'exploitation agricole, cette source de revenu ne peut être considérée ni comme accessoire à l'agriculture, compte tenu des revenus qu'elle a produits, ni comme une entreprise secondaire. Elle a été un ajout et un complément essentiels à l'exploitation agricole. Sans cette source, l'exploitation agricole n'aurait pu être lancée et les dépenses en immobilisations et les frais d'établissement considérables n'auraient pu être engagés. En ce sens, elle faisait partie intégrante de la combinaison. Bien que je sois évidemment obligé de me conformer aux principes énoncés par le juge Dickson, je dois tenter de les appliquer aux faits de l'affaire dont je suis saisi et conclure, pour pouvoir donner effet au terme “combinaison”, que par “secondaire”, le juge Dickson voulait comprendre une source de revenu qui, tout en étant appréciable, était indispensable à l'existence même de l'exploitation agricole.

(Je souligne.)

[19] À la page 110 de l'affaire Hover, précitée, le juge Bowman s'exprime dans les termes suivants :

J'ai donc conclu, selon la preuve présentée, que la principale source de revenu de l'appelant était une combinaison de l'agriculture et de la pratique de la médecine dentaire et que l'article 31 ne s'applique pas dans la détermination de son revenu pour les années d'imposition 1984, 1985 et 1986.

[20] À l'appui de la thèse de l'intimée, l'avocate de cette dernière a cité l'affaire Dixon v. R., [1998] 1 C.T.C. 2167 (C.C.I.). Dans cette affaire, l'appelante, une infirmière, avait décidé de mettre sur pied une entreprise agricole qui consistait à faire la reproduction, l'entraînement et la course de Standardbreds. Son revenu d'infirmière se situait annuellement autour de 47 000 $ et elle avait investi environ 162 000 $ dans la ferme. Le juge Bowman, de notre cour, a conclu que le revenu de la contribuable ne pouvait provenir principalement de son exploitation agricole ou d'une combinaison de son exploitation agricole et d'une quelque autre source. Il a dit ceci à la page 2171 :

[...] C'était sa principale occupation, son activité prioritaire et son moyen de subsistance. Malgré le temps et les capitaux investis en 1994 et dans les années antérieures, l'exploitation agricole n'avait pas atteint le stade où l'on peut dire que l'appelante avait changé d'orientation professionnelle et concentrait ses forces et ses capitaux dans l'agriculture avec l'espoir d'en tirer son revenu principal, pour reprendre les termes du juge Dickson dans l'arrêt Moldowan v. The Queen, 77 DTC 5213 (C.S.C.).

[21] En l'espèce, cependant, étant donné les conclusions selon lesquelles l'appelante a investi des fonds considérables dans la ferme et quitté son poste d'infirmière chef pour occuper celui d'infirmière de quart pour pouvoir passer plus de temps à la ferme, on peut dire qu'elle “ avait changé d'orientation professionnelle et concentrait ses forces et ses capitaux dans l'agriculture avec l'espoir d'en tirer son revenu principal ”.

[22] Dans l'affaire Henderson v. The Queen, 98 DTC 1904 (C.C.I.), l'appelant, ingénieur civil, avait décidé de mettre sur pied une ferme bovine. Il gagnait plus de 150 000 $ comme ingénieur et il a déclaré à l'audition qu'il espérait tirer éventuellement de la ferme un revenu annuel brut de 30 000 $. Donc, le ministre a supposé que le revenu de l'appelant provenait et allait probablement continuer de provenir principalement de son emploi d'ingénieur. Par conséquent, le juge Dussault, de notre cour, a conclu que le revenu de l'appelant ne pouvait provenir principalement de l'agriculture ou d'une combinaison de l'agriculture et d'une quelque autre source. Il a cité un extrait de l'arrêt The Queen v. Donnelly, 97 DTC 5499 (C.A.F.) aux pages 5500 et 5501 :

Malgré tout, il ne saurait y avoir de doute que le facteur de la rentabilité est le principal obstacle auquel se heurtent les contribuables qui cherchent à convaincre les tribunaux que l'agriculture est leur principale source de revenu. Il en est ainsi parce que les contribuables ont la charge de prouver que le revenu net qu'ils pourraient raisonnablement s'attendre de tirer de l'agriculture est considérable par rapport à leur autre source de revenu : il s'agit invariablement d'un revenu d'emploi ou de profession libérale[5].

[23] Dans la présente affaire, l'appelante prenait son entreprise agricole au sérieux, allant jusqu'à réduire le nombre de jours où elle travaillait comme infirmière pour passer plus de temps à la ferme. La ferme n'était ni un passe-temps ni une entreprise secondaire. Je conclus que la ferme est en bonne voie de devenir très rentable et qu'il est raisonnable de supposer que, à l'avenir, le revenu tiré de la ferme remplacera complètement le revenu d'infirmière de l'appelante.

CONCLUSION

[24] L'intimée a conclu que l'appelante pouvait raisonnablement s'attendre à réaliser un profit en exploitant la ferme. L'appelante a investi dans les activités agricoles des fonds considérables. Elle effectuait du travail manuel et prenait des décisions organisationnelles et administratives. Elle consacrait beaucoup de temps à la ferme; plus qu'à ses tâches d'infirmière de quart, c'est-à-dire que, lorsqu'elle a acquis la ferme, elle a réarrangé son horaire de travail de façon à pouvoir y consacrer la majorité de ses heures de travail. Il s'agit d'une ferme bovine pleinement fonctionnelle à laquelle se greffe la vente de foin. Pour l'appelante, la ferme était et est encore dans les faits sa principale préoccupation et occupation, c'est-à-dire son centre d'activités quotidien et le travail duquel elle espère tirer sa subsistance. En 1994 et 1995, le travail d'infirmière représentait pour l'appelante un moyen d'arriver à une fin; en modifiant et en limitant son rôle en tant qu'infirmière chef, elle a changé d'orientation professionnelle. Pour les années d'imposition 1994 et 1995, je conclus que le revenu de la contribuable provenait principalement d'une combinaison de son travail d'infirmière et de l'agriculture. L'article 31 ne s'applique pas dans le calcul du revenu de l'appelante pour les années d'imposition 1994 et 1995.

DÉCISION

[25] Les appels sont admis pour les années 1994 et 1995 et les cotisations sont déférées au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelle cotisation en tenant compte du fait que l'appelante a le droit de déduire des pertes de 26 239,13 $ pour 1994 et de 25 623,87 $ pour 1995.

Signé à Ottawa, Canada, ce 21e jour d'octobre 1999.

“ D. Hamlyn ”

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 14e jour de juin 2000.

Benoît Charron, réviseur



[1]               Hypothèse admise par l'appelante au procès.

[2]               L'appelante a fait valoir qu'elle exploitait la ferme en tant qu'agricultrice à temps plein.

[3]               Cette hypothèse a été en partie admise par l'appelante au procès. L'appelante a fait valoir que son époux se chargeait du gros travail.

[4]               Cette hypothèse a été niée par l'appelante au procès.

[5]               Cette décision a été maintenue par la Cour d'appel fédérale.

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