Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date: 20000628

Dossier: 98-2077-IT-I

ENTRE :

BRIAN BOWEN,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

____________________________________________________________________

Pour l'appelant : l'appelant lui-même

Avocat de l'intimée : Me Ron Wilhelm

___________________________________________________________________

Motifs du jugement

(Rendus oralement à l'audience à Vancouver (Colombie-Britannique) le 1er septembre 1999)

Le juge Bowie, C.C.I.

[1] En 1985, l'appelant avait acheté une unité d'un condominium situé en Floride. Il l'avait achetée comme investissement en vue de la louer à profit et s'attendait qu'après peut-être une quinzaine d'années elle serait payée et que lui et son épouse pourraient l'utiliser à leur retraite. Au cours de chacune des années allant de 1985 à 1995, l'unité a donné lieu non pas à un profit, mais à une perte. L'appelant a produit ses déclarations en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu (la “ Loi ”) pour toutes ces années-là en se fondant sur le fait que ces pertes pouvaient être déduites de son revenu d'emploi et de pension dans le calcul de son revenu pour l'année selon l'article 3 de la Loi.

[2] Pour les années 1992, 1993, 1994 et 1995, le ministre du Revenu national a établi à l'égard de l'appelant de nouvelles cotisations basées sur le fait que, durant chacune de ces années-là, il n'y avait aucune attente raisonnable de profit relativement à cette unité condominiale, donc qu'il ne s'agit pas d'une source de revenu et que les pertes y afférentes n'ont pas à être prises en compte aux fins de l'article 3. C'est contre ces nouvelles cotisations que l'appelant interjette appel.

[3] Le condominium en question est situé sur la côte du golfe du Mexique. Il a été construit par un entrepreneur de Hull (Québec) et contient 45 unités au total. L'appelant a acheté son unité 65 800 $ US, soit de l'argent qu'il a réuni en accordant une hypothèque de 47 900 $ US et en effectuant un emprunt bancaire de 25 000 $ CAN, c'est-à-dire de 17 900 $ US selon le taux de change alors existant. En d'autres termes, tout l'argent qui a servi à acheter l'unité a été emprunté.

[4] Avec les autres propriétaires d'unités, l'appelant s'est joint à un pool locatif, qui était régi par une convention de pool locatif et administré par une société de capitaux de la Floride constituée à cette fin. Cette société s'occupait en fait des aspects suivants : publicité sur les unités disponibles, location, entretien, établissement des budgets et tenue des registres financiers. La convention de pool locatif est telle que les propriétaires d'unités ont tout intérêt à rester membres du pool et que, concrètement, il est presque impossible à un propriétaire insatisfait de quitter le pool. Par exemple, un propriétaire qui quitterait le pool devrait renoncer à tous les loyers de son unité pour l'année suivante, tout en continuant à payer les dépenses relatives à l'unité.

[5] L'unité condominiale en cause n'a pas été utilisée par l'appelant ou des membres de sa famille, sauf pendant deux semaines une fois, puis pendant deux jours en 1995, lorsque l'appelant s'est rendu en Floride dans un but dont je ferai état un peu plus loin. Une des dispositions de la convention de pool locatif stipulait que les propriétaires utilisant leur unité ou l'une quelconque des unités du condominium devaient payer à la société de capitaux le taux locatif de gros applicable à l'unité. Le condominium s'adressait en grande partie au marché québécois et, de la façon dont j'ai compris la preuve, il a été beaucoup annoncé sur ce marché, et bon nombre des propriétaires étaient en fait des personnes du Québec ou de l'Est de l'Ontario.

[6] À l'époque de la vente des unités, on remettait aux acheteurs potentiels un prospectus indiquant des hausses prévues de la valeur marchande des unités de 7 p. 100 par an pour les 15 premières années et des pertes prévues pour la période allant de 1985 à 1990. Les pertes prévues étaient de 16 568 $ CAN pour la première année, 1985, et de 24 008 $ pour 1986, puis de 17 800 $ pour 1987, de 3 343 $ pour 1988, de 1 134 $ pour 1989 et de 84 $ pour 1990, soit une perte totale d'environ 63 000 $ pour les six premières années de propriété. Les projections indiquaient en outre que, selon un taux marginal d'impôt de 50 p. 100, la moitié de ces sommes pourrait être déduite des autres revenus d'un contribuable.

[7] Nul doute que ces projections de pertes allant en diminuant se fondaient sur l'hypothèse que les loyers permettraient de réduire le principal des prêts hypothécaires et, partant, les intérêts hypothécaires payables à l'égard des unités. Se basant sur ces projections, Revenu Canada semble avoir accepté, du moins pour les trois premières années de propriété, que des pertes soient déductibles en vertu de l'article 3 et il semble avoir autorisé que les retenues d'impôt soient réduites en conséquence pour les années 1985, 1986 et 1987.

[8] En fait, les pertes se sont révélées beaucoup plus élevées que ce qu'indiquaient les projections figurant dans le prospectus. D'après un tableau reproduit à l'alinéa 6h) de la réponse à l'avis d'appel et reconnu comme exact par l'appelant, le revenu brut a été de 16 976 $ en 1986. L'année suivante, il n'a été que de 13 616 $ et, en 1989, il n'a été que de 10 354 $. En 1991, il a été de 2 875 $ seulement, puis il n'a cessé de baisser pour se situer à 1 635 $ en 1994, mais il est passé à 3 571 $ en 1995. Pendant ce temps, les dépenses représentaient rarement moins que le double du revenu brut; au cours des années 1991 à 1995, les dépenses semblent avoir généralement représenté environ cinq ou six fois le revenu brut, ce qui a donné lieu à des pertes, pour les années 1991 à 1995, de 8 854 $, de 3 921 $, de 9 154 $, de 7 734 $ et de 6 198 $. L'apparente réduction du montant de la perte pour 1992 est probablement attribuable au fait que, dans ses calculs pour cette année-là, l'appelant n'a pas tenu compte de “ paiements mensuels de subsides ”. En 1992 — en fait, probablement avant —, les administrateurs du condominium prévoyaient, dans l'établissement de leur budget pour chaque année, des pertes telles qu'il fallait au début de l'année faire des appels de fonds aux propriétaires d'unités de manière qu'il y ait des fonds d'exploitation pour le condominium tout au long de l'année. Par exemple, en 1993, l'appel de fonds, décrit comme représentant un subside pour huit mois, a été, en dollars canadiens, de 4 800 $. En 1994, il a été de 3 600 $ pour une période de six mois et, en 1995, il a également été de 3 600 $ pour une période de six mois.

[9] Ces pertes ont été subies par l'appelant malgré le fait que, en 1988, il avait vendu certains autres actifs pour rembourser le prêt bancaire et réduire ainsi le montant de ses paiements d'intérêts annuels. En 1989, les propriétaires des unités avaient intenté une poursuite contre le constructeur en raison de toutes ces pertes, alléguant qu'il y avait eu certaines assertions inexactes relativement au prospectus initial et au prix de vente des unités. On ne m'a pas donné de détails sur la nature exacte de cette cause, mais il est clair que celle-ci prenait son origine dans les résultats financiers déplorables que connaissaient alors les propriétaires. Cette cause a été abandonnée en 1994.

[10] En 1995, l'appelant s'est rendu au condominium et y est resté deux jours. Au cours de cette visite, il s'est entretenu avec le directeur de l'immeuble et avec des personnes oeuvrant dans le domaine de l'immobilier dans cette région. À peu près à la même époque, il a également eu des discussions avec une ou deux personnes au Canada qui travaillaient dans la vente d'immeubles. Au bout du compte, il a conclu que cet investissement était, concrètement, une cause perdue et, après deux années de tentatives infructueuses pour trouver un acheteur, il a vendu sa participation dans l'unité, pour 10 $.

[11] La question dont je suis saisi est de savoir si, objectivement, comme l'exige la jurisprudence, on peut dire que dans les années 1992, 1993, 1994 ou 1995 il était raisonnable de s'attendre que cette unité condominiale puisse donner lieu à un profit. En d'autres termes, au cours de cette période, s'agissait-il d'une source de revenu, de sorte que les pertes y afférentes pourraient être déduites dans le calcul du revenu selon l'article 3?

[12] Je dois dire à ce stade-ci que je ne considère pas que ce bien entre dans la catégorie des biens d'usage personnel décrits par le juge d'appel Linden dans l'affaire Tonn c. La Reine[1]. Quoique l'appelant semble avoir eu au moins une vague intention d'utiliser éventuellement ce bien à la retraite, cette perspective était assurément lointaine et ne représentait pas selon moi un élément bien précis de sa planification à l'époque de l'achat. À mon avis, cette affaire doit être tranchée simplement sur la base des possibilités que le bien donne lieu à un revenu compte tenu de l'ensemble des circonstances.

[13] Dans son témoignage, l'appelant imputait l'insuccès concernant ce bien à une longue liste de facteurs, dont les suivants : le taux de change défavorable du dollar canadien par rapport au dollar américain; le mauvais temps, et notamment l'ouragan Mitch, qui a dévasté une grande partie de la côte de la Floride; la politique internationale, y compris au Canada et en Europe; certains attentats commis au hasard contre des touristes européens en Floride; le référendum tenu au Québec et la politique fédérale-provinciale en général; la récession; les taux d'intérêt élevés ayant cours à certaines époques; le coût élevé de l'assurance médicale pour des personnes passant des vacances en Floride; enfin, le fait que, bien que l'unité de l'appelant ait été une belle unité qui se louait facilement, l'appelant devait, en raison de la convention de pool locatif, soutenir par des subsides les résultats d'unités moins belles. Sur l'ensemble de ces facteurs, seul l'ouragan Mitch pourrait être décrit comme un facteur qui, en 1992, était inconnu ou imprévu. Tous les autres faisaient partie du contexte de la fin des années 1980 et du début des années 1990.

[14] C'est évidemment un lieu commun que de dire que la Cour ne doit pas s'empresser de porter un jugement rétrospectif sur les décisions commerciales prises par des contribuables. Cela dit, toutefois, il était clair avant 1992 que l'unité condominiale de l'appelant était loin de correspondre aux projections indiquées par le vendeur dans le prospectus initial, dont j'ai déjà traité, et qu'elle ne produisait pas un revenu net, même après que le prêt bancaire eut été remboursé.

[15] Le principe qui s'applique dans des causes comme celle-ci est énoncé dans les motifs du jugement que le juge d'appel Robertson, de la Cour d'appel fédérale, a rendus dans l'affaire Mohammad c. La Reine[2],dans laquelle il disait, à la page 173 (DTC : à la page 5505) :

Il arrive souvent que des contribuables achètent un immeuble résidentiel à des fins de location en finançant la totalité du coût d'acquisition. La situation type est celle d'un contribuable qui occupe à plein temps un emploi tout à fait indépendant. Trop fréquemment, le montant des intérêts annuels payables sur le prêt dépasse de beaucoup les revenus de location auxquels on pouvait raisonnablement s'attendre. Cela est vrai, même en faisant abstraction des baisses imprévues du marché locatif ou de la survenance d'autres événements qui ont des répercussions négatives sur la rentabilité de l'activité locative, par exemple, les frais d'entretien et de réparation et des dépenses autres qu'en capital. Dans bon nombre de cas, la composante intérêts est si importante qu'une perte locative est enregistrée avant même que d'autres dépenses locatives autorisées soient prises en compte dans l'état des résultats.

[...]

Puis il disait, aux pages 175 et 176 (DTC : à la page 5506) :

L'analyse précitée a pour but de démontrer qu'il ne peut y avoir d'expectative raisonnable de profit tant et aussi longtemps que des paiements importants ne sont pas faits sur le principal de la dette. Cela mène inévitablement à la question de savoir si une perte locative peut être réclamée même si aucun paiement de ce genre n'a été fait au cours des années d'imposition en question. Je répondrais par l'affirmative, mais en ajoutant cependant quelques réserves. Le contribuable doit établir à la satisfaction de la Cour de l'impôt qu'il ou elle avait un plan réaliste en vue de réduire le principal de l'emprunt. Comme tout propriétaire l'apprend tôt ou tard, presque toutes les mensualités hypothécaires sont imputées au paiement des intérêts pendant les cinq premières années d'un prêt hypothécaire amorti sur vingt à vingt-cinq ans. Il est tout simplement irréaliste de s'attendre à ce que le système fiscal canadien subventionne l'acquisition d'un immeuble de rapport pour des périodes indéfinies. Les contribuables qui ont l'intention de financer l'acquisition d'un immeuble à usage locatif de façon qu'aucun bénéfice ne soit déclaré, malgré qu'ils aient touché la totalité des revenus locatifs prévus, ne doivent pas s'attendre à bénéficier d'un traitement fiscal favorable en l'absence d'une preuve objective et convaincante de leur intention et de leur capacité financière de rembourser une part importante de l'emprunt ayant servi à l'achat dans les quelques années qui suivent l'acquisition du bien.[...]

[16] Dans la présente espèce, le prêt utilisé pour verser l'acompte a été remboursé en quelques années, mais il est bien clair que cela n'a pas rendu l'unité rentable pour autant. En fait, la perte déclarée a été de 15 537 $ pour 1988 et de 10 178 $ pour 1989. Donc, la conclusion semblerait être que, par rapport à la perte pour 1988, seulement le tiers a été éliminé grâce au remboursement du prêt bancaire. Comme on ne m'a fourni aucun détail dans la présentation de la preuve sur le tarif de location de l'unité, je ne peux conclure que les mauvais résultats financiers de ce projet sont attribuables, en totalité ou en partie, à l'incapacité de la société gérant le pool locatif à atteindre les projections initiales relatives aux taux d'occupation.

[17] En l'espèce, l'appelant avait assurément reconnu en 1995 qu'il ne pouvait raisonnablement s'attendre à tirer des bénéfices de cette unité. Tous les faits me convainquent que l'appelant aurait dû parvenir à cette conclusion au moins en 1992 et probablement bien avant. Dans la présentation de ses arguments, l'appelant a invoqué le jugement rendu par le président Thorson, de la Cour de l'Échiquier, dans l'affaire National Trust Co. Ltd. (R. R. McLaughlin) v. M.N.R.[3];se fondant sur un résumé de ce jugement qu'il avait lu, l'appelant disait que, dans cette cause-là, la Cour avait conclu à l'existence d'une attente raisonnable de profit malgré le fait que des pertes avaient été enregistrées pendant une trentaine d'années.

[18] Dans le jugement du président Thorson, je ne trouve aucun passage disant que M. McLaughlin avait subi des pertes continues pendant 30 ans. Quoi qu'il en soit, M. McLaughlin avait été un agriculteur, et l'appel interjeté par son exécuteur testamentaire était un appel contre des cotisations d'impôt sur le revenu pour deux années, 1944 et 1945. Dans cette cause-là, de nombreux éléments de preuve indiquaient que M. McLaughlin avait été un agriculteur qui travaillait très dur, qui s'y connaissait et qui avait constitué un gros troupeau de vaches Holstein de grande qualité. La conclusion de la Cour se fondait très précisément sur des preuves d'experts selon lesquelles M. McLaughlin avait un troupeau supérieur à la moyenne, que ce troupeau était devenu l'un des meilleurs du Canada et que, au cours des dernières années de l'exploitation de l'entreprise, y compris évidemment les années auxquelles se rapportait l'appel, M. McLaughlin aurait pu vendre son troupeau s'il l'avait jugé bon et déclarer un profit. Donc, la cause se fondait sur ces éléments de preuve très précis et ne correspond pas aux faits de la présente espèce.

[19] Comme je l'ai dit, une personne considérant objectivement les circonstances qui existaient avant 1992 serait parvenue à la conclusion que cette unité condominiale ne pouvait donner lieu à un profit, et il s'ensuit que les appels sont rejetés.

Signé à Ottawa, Canada, ce 28e jour de juin 2000.

“ E. A. Bowie ”

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 8e jour de janvier 2001.

Mario Lagacé, réviseur



[1]     [1996] 2 C.F. 73 (96 DTC 6001).

[2]     [1998] 1 C.F. 165 (97 DTC 5503).

[3]             52 DTC 1159.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.