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Date: 19990712

Dossier: 98-682-IT-I

ENTRE :

JOHN E. HIRST,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Sarchuk, C.C.I.

[1] Dans le calcul de son revenu pour les années d'imposition 1994, 1995 et 1996, l'appelant a déduit les sommes de 8 937 $, 7 354 $ et 3 802 $, respectivement, à titre de pertes d'entreprise. En établissant ses cotisations, le ministre du Revenu national (le ministre) a refusé les déductions pour le motif que l'appelant n'avait pas, en exerçant ses activités d'entreprise, une attente raisonnable de profit et qu'il n'avait, par conséquent, aucune source de revenu aux fins de calcul d'une perte en vertu du paragraphe 9(2) de la Loi de l'impôt sur le revenu (la Loi).

[2] L'appelant était un employé à temps plein de North York Hydro jusqu'à la fin de 1995. Vers 1986, en préparation de sa retraite, il avait commencé à envisager la possibilité de démarrer une entreprise d'affrètement de bateaux. Il s'est informé sur ce genre d'entreprise durant plusieurs années avant d'acheter un Starcraft de 20 pieds en novembre 1989. Par la suite, en 1990 et en 1991, il a équipé son bateau et a appris le métier de la pêche sur bateau affrété sur le lac Ontario. L'entreprise qu'il envisageait consistait à louer le yacht de croisière aux pêcheurs sportifs sur le lac Ontario durant la saison de la pêche d'avril à septembre chaque année. En 1992, confiant en son succès, il a mis sur pied une entreprise connue sous le nom de « Dad's Dream Fishing Team » . Il avait fondé sa décision initiale en partie sur le fait qu'il y avait plusieurs concours de pêche au saumon et à d'autres poissons qui attiraient un bon nombre de clients.

[3] Le fait que l'appelant n'ait pas tiré de profit de ces activités depuis qu'il les a commencées n'est pas remis en question. Les ventes et les pertes qu'il a déclarées pour les années d'imposition 1992 à 1996 sont les suivantes :

Année

Ventes

Pertes

1992

3 095 $

(12 154 $)

1993

2 765 $

(16 048 $)

1994

3 730 $

(8 937 $)

1995

1 825 $

(7 354 $)

1996

   748 $

(3 802 $)

[4] Pour les années d'imposition 1994, 1995 et 1996, l'appelant a déclaré des ventes brutes de 3 730 $, 1 825 $ et 748 $, respectivement, et des profits bruts de 2 530 $, 1 825 $ et 748 $, respectivement. Pour ces mêmes années d'imposition, l'appelant a déclaré des dépenses et des déductions pour amortissement s'élevant à 11 467 $, 9 174 $ et 4 550 $, respectivement, et il en est résulté les pertes indiquées dans le tableau précédent.

[5] L'appelant a témoigné qu'au cours de sa recherche sur la viabilité du projet, il avait communiqué avec plusieurs exploitants de bateaux affrétés qui exerçaient leurs activités d'entreprise sur le lac Ontario. Il en avait conclu que l'exploitation de quatre voyages affrétés par semaine (si l'on calcule quatre clients payants à 75 $ chacun pour un total de frais d'affrètement de 300 $) générerait un profit au cours d'une saison entière de pêche dans sa quatrième ou cinquième année d'activités. Il avait également déduit des renseignements obtenus des autres exploitants que « les bateaux très utilisés l'étaient deux fois par jour, trois ou quatre jours par semaine » : il n'y avait donc rien qui l'empêcherait d'atteindre le même niveau d'activités. L'appelant s'est basé sur ces « projections » pour fixer son objectif consistant à atteindre le seuil de rentabilité en 1994 et à faire des profits en 1995. Une fois cet objectif atteint, il comptait prendre une retraite anticipée et consacrer tout son temps à l'entreprise de pêche.

[6] En pratique, il a découvert que, malgré la hausse du nombre de clients en 1992 et 1993, les ventes brutes n'avaient pas réellement augmenté. Il en a conclu que cette situation résultait du moins en partie du fait qu'il avait choisi d'exercer ses activités d'affrètement à l'extrémité ouest du lac Ontario où, quoique chaque voyage était complet, ces activités couvraient à peine ses dépenses.

[7] En 1994, une des plus importantes attractions pour les pêcheurs, le Toronto Salmon Hunt, a cessé ses opérations et a été remplacée par le City of Scarborough Derby. Ce dernier a également cessé ses opérations, ce qui a entraîné un nouveau déclin spectaculaire des opérations de bateaux affrétés, malgré le fait que plusieurs des clients de l'appelant aient gagné des concours et que ses prix soient raisonnables. Il a témoigné qu'aucun concours important n'avait été planifié pour 1996 et c'est pourquoi il avait rencontré son comptable pour discuter, vu qu'il ne faisait pas de profit, de la fermeture éventuelle de son entreprise. Son comptable lui avait suggéré de continuer à l'exploiter et avait rassuré son client en lui disant qu'il n'avait pas à s'inquiéter au sujet de Revenu Canada parce que ce dernier lui accorderait « cinq ans pour être rentable » . Malheureusement, l'appelant a suivi cet avis. En 1997, Revenu Canada a vérifié les données relatives à son année d'imposition 1996, ce qui a par la suite mené à l'établissement des nouvelles cotisations en question. D'après lui, il a complètement abandonné son entreprise à ce moment-là.

Conclusion

[8] Il s'agit d'appels concernant le droit de l'appelant de déduire, aux fins d'impôt sur le revenu, ses pertes d'entreprise de ses autres revenus en vertu des dispositions de la Loi de l'impôt sur le revenu. Les alinéas 18(1)a) et h) de la Loi stipulent :

18(1) Dans le calcul du revenu du contribuable tiré d'une entreprise ou d'un bien, les éléments suivants ne sont pas déductibles :

a) les dépenses, sauf dans la mesure où elles ont été engagées ou effectuées par le contribuable en vue de tirer un revenu de l'entreprise ou du bien;

[...]

h) le montant des frais personnels ou de subsistance du contribuable – à l'exception des frais de déplacement engagés par celui-ci dans le cadre de l'exploitation de son entreprise pendant qu'il était absent de chez lui ...

Dans l'affaire Moldowan c. La Reine[1], la Cour suprême du Canada a décidé que, pour avoir une source de revenu, un contribuable doit avoir une expectative raisonnable de profit et qu' « on doit s'appuyer sur tous les faits pour déterminer objectivement si un contribuable a une expectative raisonnable de profit » . Si l'on conclut, en se fondant sur les faits, qu'un contribuable n'avait pas une expectative raisonnable de profit, alors il n'y a aucune source de revenu et, par conséquent, il n'existe rien sur lequel le contribuable puisse calculer une perte. Dans la même affaire, le juge Dickson fait également observer que :

Une jurisprudence volumineuse traite de la signification de l'expression expectative raisonnable de profit, mais il ne s'en dégage aucune constante. À mon avis, on doit s'appuyer sur tous les faits pour déterminer objectivement si un contribuable a une expectative raisonnable de profit. On doit alors tenir compte des critères suivants: l'état des profits et pertes pour les années antérieures, la formation du contribuable et la voie sur laquelle il entend s'engager, la capacité de l'entreprise, en termes de capital, de réaliser un profit après déduction de l'allocation à l'égard du coût en capital. Cette liste n'est évidemment pas exhaustive.

De toute évidence, dans chaque affaire, les facteurs diffèrent selon la nature et l'étendue de l'entreprise. La preuve nécessaire pour établir l'existence d'une attente raisonnable de profit ne se limite pas aux intentions déclarées du contribuable, même sous serment. On ne peut pas, évidemment, passer de tels énoncés sous silence, mais tous les faits entourant l'entreprise, ses possibilités de revenus, les frais financiers, ses revenus antérieurs et ainsi de suite doivent suffire pour convaincre un observateur objectif qu'il est raisonnable de s'attendre à ce qu'un profit découle de l'entreprise.

[9] L'avocat de l'intimée a affirmé que les projections de l'appelant quant à ses revenus et dépenses étaient extrêmement inadéquates et ne correspondaient pas à ce que l'on devrait attendre de quelqu'un qui fait démarrer une entreprise. Cet échec a été présenté à titre de preuve du fait que l'appelant n'avait pas une attente raisonnable de profit et que, par conséquent, la déduction devrait être refusée.

[10] Dans l'arrêt Tonn et al. v. The Queen[2], le juge Linden a affirmé au nom de la Cour d'appel fédérale à la page 6013 :

Même si je ne suis pas d'accord avec l'utilisation du mot « manifestement » dans l'arrêt Nichol, je, par ailleurs, reconnais que le critère de l'arrêt Moldowan devrait être appliqué avec modération lorsque l' « appréciation commerciale » du contribuable est concernée, qu'aucun élément personnel n'a été établi et que le montant des déductions réclamées n'est pas contestable à première vue.

À mon avis, quoique l'appelant eût pu avoir intérêt à demander à un professionnel d'effectuer une analyse du potentiel de l'entreprise proposée, il est clair que les pertes d'entreprises véritables ne devraient pas être refusées uniquement pour la raison que le contribuable a manqué de jugement en prenant sa décision. Comme le faisait remarquer le juge Linden[3] :

Si l'examen de la bonne foi du contribuable est nettement justifié dans certains cas, le régime fiscal ne devrait pas décourager ou pénaliser les contribuables qui ont pris des décisions honnêtes, mais erronées. Le régime d'imposition n'est pas fondé sur l'examen du sens des affaires de façon à accorder les déductions aux contribuables perspicaces et à les refuser à ceux qui ont manqué de jugement. L'imposition repose plutôt sur la situation économique du contribuable telle qu'elle est, et non telle qu'elle devrait être, sous réserve des commentaires figurant plus loin.

Pour ce qui est de l'intention de l'appelant en ce qui a trait à la possibilité de faire des profits avec son entreprise d'affrètement, je ne suis pas prêt à accepter la position de l'intimée qui considère que cette intention n'était pas réaliste et que l'attente de l'appelant n'était pas raisonnable. En l'espèce, il faut noter qu'en 1992, quand il avait mis sur pied son entreprise d'affrètement de bateau, l'appelant avait payé la somme de 16 000 $ qui représentait le plein coût d'achat du bateau. D'ailleurs, le camion acquis en 1991 au montant de 24 000 $ pour remorquer le bateau n'avait pas été payé avec de l'argent emprunté[4]. Je suis convaincu selon la preuve qu'il serait raisonnable de déduire des circonstances que l'intention de l'appelant en l'espèce était de faire des profits.

[11] Qui plus est, je ne peux pas accepter la position de l'intimée à l'effet qu'il existait un élément personnel important. Alors que l'appelant tirait sans doute un certain degré de satisfaction personnelle quand les clients de son entreprise d'affrètement participaient avec succès aux concours de pêche, cette considération ne suffit pas en elle-même pour appuyer la position de l'intimée selon laquelle l'activité contestée comportait un élément personnel important. Je ne peux pas non plus conclure que son désir de réaliser un bénéfice de son entreprise n'était rien de plus qu'un « rêve impraticable » . Enfin, il n'existe aucune preuve que, dans cette affaire, l'appelant ne cherchait qu'à subventionner le coût de ses activités en déduisant de son revenu ce qui constituait effectivement une dépense personnelle.

[12] En l'espèce, certaines circonstances indépendantes de la volonté de l'appelant sont pertinentes et méritent d'être considérées. Il est significatif qu'à la fin de 1995, étant donné l'annulation de plusieurs concours et tournois de pêche importants, il avait conclu lui-même que l'exploitation de l'entreprise ne valait plus la peine. En effet, il a parlé à son comptable de la possibilité de continuer de l'exploiter pendant l'année 1996, et il a continué de l'exploiter uniquement parce qu'il avait reçu ce que je considère être un conseil extrêmement mauvais. Dans Kuhlman et al v. The Queen[5], la Cour d'appel fédérale a souligné que le contribuable peut établir une attente raisonnable de profit en démontrant que cette attente n'est pas « irrationnelle, absurde et ridicule » . Quoique je ne souscrive pas nécessairement au choix des mots, je conclus que l'attente de profit de l'appelant en l'espèce était rationnelle et qu'elle n'était pas déraisonnable.

[13] Je crois que l'appelant en l'espèce avait droit à une période de temps raisonnable pour établir la rentabilité de son entreprise. Toutefois, j'ai conclu, en me basant sur la preuve, que l'appelant ne devrait avoir la permission de déduire ses pertes que pour les années d'imposition 1994 et 1995. J'en arrive à cette conclusion parce qu'il avait, à toutes fins pratiques, abandonné l'entreprise en 1996.

Signé à Toronto (Ontario) ce 12e jour de juillet 1999.

« A.A. Sarchuk »

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 25e jour de janvier 2000.

Stephen Balogh, réviseur



[1]           [1978] 1 R.C.S. 480, le juge Dickson.

[2]            96 DTC 6001 (C.A.F.).

[3]           Précité, à la page 6009.

[4]           Les documents fournis par le ministre en vertu du paragraphe 170(2) de la Loi n'incluent pas les états de revenus et de dépenses d'entreprise, mais l'appelant a témoigné qu'aucuns frais d'intérêt relatifs au bateau ou au camion n'avaient été déclarés.

[5]           98 DTC 6652.

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