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Date: 19980318

Dossier: 97-891-IT-I

ENTRE :

JOHN MCRAE,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Bonner, C.C.I.

[1] Il s'agit d'un appel de cotisations d'impôt relatives aux années d'imposition 1991, 1992 et 1993 de l'appelant. L'appel a été interjeté sous le régime de la procédure informelle. Les cotisations en question ont été établies compte tenu du fait que l'article 87 de la Loi sur les Indiens1 n'avait pas pour effet d'exonérer l'appelant de l'impôt prévu à l'article 5 de la Loi de l'impôt sur le revenu à l'égard du revenu d'emploi qu'il avait gagné chez Seaspan International Ltd. L'appelant est un Indien au sens de la Loi sur les Indiens. Durant la période pertinente, il résidait sur une réserve. Il soutient que le tiers de son revenu d'emploi est exonéré principalement parce qu'il a été versé à des moments où il devait rester chez lui, sur la réserve, en attendant que son employeur l'appelle pour lui demander de se présenter au travail.

[2] L'article 87 de la Loi sur les Indiens prévoit notamment ceci :

87 (1) Nonobstant toute autre loi fédérale ou provinciale, mais sous réserve de l'article 83, les biens suivants sont exemptés de taxation :

a) le droit d'un Indien ou d'une bande sur une réserve ou des terres cédées;

b) les biens meubles d'un Indien ou d'une bande situés sur une réserve.

(2) Nul Indien ou bande n'est assujetti à une taxation concernant la propriété, l'occupation, la possession ou l'usage d'un bien mentionné aux alinéas (1)a) ou b) ni autrement soumis à une taxation quant à l'un de ces biens.

[3] L'alinéa 81(1)a) de la Loi de l'impôt sur le revenu est ainsi libellé :

81(1) Ne sont pas inclus dans le calcul du revenu d'un contribuable pour une année d'imposition :

a) une somme exonérée de l'impôt sur le revenu par toute autre loi du Parlement du Canada, autre qu'un montant reçu ou à recevoir par un particulier qui est exonéré en vertu d'une disposition d'une convention ou d'un accord fiscal conclu avec un autre pays et qui a force de loi au Canada;

[4] Il a été reconnu :

que l'appelant est un Indien inscrit au sens de la Loi sur les Indiens;

que l'appelant réside sur la réserve Kwaw-Kwaw-Apilt, qui est une réserve au sens de la Loi sur les Indiens, et qu'il y a résidé durant chacune des années d'imposition visées par les cotisations ici en cause;

que durant chacune des années d'imposition en question, l'appelant gagnait un revenu d'emploi aux termes des clauses d'une convention collective que Seaspan International Ltd. avait conclue avec la section locale 115 de l'International Union of Operating Engineers;

que l'appelant a été payé à l'égard de tout son revenu d'emploi, chez lui, sur la réserve.

[5] Seaspan est une société qui s'occupe de transport maritime. Ses bureaux sont situés à North Vancouver. L'appelant travaillait pour Seaspan comme membre d'équipage à bord du chaland de billes connu sous le nom de Seaspan Rigger.

[6] Dans l'exercice de ses fonctions, l'appelant chargeait les billes à bord du chaland en divers endroits le long de la côte du nord de la Colombie-Britannique et en Alaska, et il aidait parfois à décharger le chaland aux points de livraison, dans le sud de la Colombie-Britannique. Il n'a pas été soutenu que Seaspan ou son entreprise étaient de quelque façon liées aux Indiens, ni qu'elles étaient situées sur une réserve. Sous réserve d'une exception sur laquelle nous reviendrons plus loin, le statut d’Indien de l'appelant n'a rien à voir avec l'emploi qu'il exerçait.

[7] L'appelant a fondamentalement soutenu que le tiers de son revenu d'emploi constituait un bien situé sur une réserve au sens de l'article 87 de la Loi sur les Indiens parce que c'était chez lui, sur une réserve, qu'il gagnait son salaire en attendant que son employeur communique avec lui par téléphone pour l'aviser qu'il devait se présenter au travail à bord du chaland. En plus d'invoquer ce “ facteur de rattachement ” entre le revenu d'emploi et la réserve, l'appelant affirme, en premier lieu, que Seaspan lui envoyait son chèque de paie par la poste chez lui sur la réserve et, en second lieu, que pendant une partie de la période de trois ans en question, Seaspan n'a pu charger les billes se trouvant dans les eaux de l'Alaska que parce que le travail était accompli par des Indiens, soit son frère et lui.

[8] L'appelant a travaillé durant toute la période en question, mais la nature de son emploi était telle qu'il effectuait en fait le travail pour lequel il avait été embauché pendant des périodes relativement brèves. L'équipage du Rigger, y compris l'appelant, était exclusivement affecté à ce chaland. L'équipage était principalement responsable du chargement du chaland; il ne voyageait pas à bord du chaland pendant que celui-ci était remorqué, qu'il fût chargé ou non. Lorsque le chargement était terminé, on renvoyait l'appelant et les autres membres de l'équipage chez eux par avion. Il s'agissait d'un chaland à auto-déchargement. Deux membres de l'équipage de six personnes devaient se tenir en attente au cas où Seaspan les appellerait pour leur demander leur aide, c’est-à-dire si le déchargement ne se déroulait pas de la façon prévue. Cette tâche était assignée par roulement; l'appelant était donc en attente une fois sur trois. L’appelant pouvait par ailleurs s'attendre à ce qu'une fois le Rigger chargé, on n'ait pas de nouveau besoin de ses services tant que le chaland n'avait pas effectué un voyage aller-retour et tant qu'il n'était pas de nouveau nécessaire d'aller à sa rencontre et de le charger. Un voyage aller-retour typique prenait environ six jours.

[9] L'appelant était régi par des conventions collectives que Seaspan avait conclues avec l'International Union of Operating Engineers. Selon son horaire normal de travail, qui était fixé par les conventions, l'appelant était de service durant quatre semaines et il avait deux semaines de congé. C'était uniquement pendant la période où il était de service que l'appelant était tenu de répondre aux appels de Seaspan l’enjoignant de se rendre à l'endroit où le Rigger devait être chargé afin de procéder au chargement et d’attendre que le déchargement eût lieu.

[10] L'appelant a soutenu que durant la période de quatre semaines où il était de service sur le cycle de travail de six semaines, il était en attente 24 heures sur 24, sept jours sur sept; que lorsqu'il n'était pas occupé à charger le chaland ou à se déplacer entre son lieu de résidence et le lieu du chargement, il était tenu d'être en attente pour répondre aux appels téléphoniques de Seaspan l’enjoignant à retourner au travail; que c'était chez lui, sur la réserve, qu'il était en attente; enfin, que la fraction de son salaire annuel qui était imputable au temps passé à la maison constituait un bien meuble situé sur la réserve et exonéré d'impôt en application de l'article 87.

[11] En décrivant la situation comme il le fait, l'appelant accorde beaucoup trop d'importance au fait qu'il était chez lui lorsqu'il gagnait son revenu. Chacune des deux conventions collectives qui étaient en vigueur durant les années d'imposition en question prévoyait ceci :

[TRADUCTION]

Tous les efforts possibles seront faits pour que les employés soient avisés du rappel au travail, de façon qu'ils n'aient pas à être en attente chez eux pour des périodes indéfinies.

Le témoignage de Bernard Krueger, chef du chargement à bord du Rigger, a établi que l'employeur avait respecté cette clause et que l'appelant n'était pas obligé de passer beaucoup de temps chez lui à attendre des appels téléphoniques. Seaspan informait M. Krueger deux ou trois voyages à l'avance des endroits où le Rigger devait se rendre. M. Krueger transmettait promptement ce renseignement au reste de l'équipage. Il n'était pas difficile d'estimer la durée des voyages. Lors des voyages de retour à la maison, après que le Rigger eut été chargé, M. Krueger discutait habituellement avec les membres de l'équipage du moment où il effectuerait probablement le prochain appel téléphonique afin de les informer de l'heure de départ d'un vol. M. Krueger avait l'habitude d'appeler les membres d'équipage soit à 8 h soit à 18 h, au moins 12 heures avant l'heure à laquelle ils devaient partir pour aller à la rencontre du Rigger.

[12] L'appelant s'adonnait à des passe-temps comme les courses de chevaux et à d'autres activités secondaires pour lesquelles il s'absentait de chez lui durant de longues périodes. Par conséquent, lorsque M. Krueger essayait de communiquer avec l'appelant, il avait souvent de la difficulté à le joindre. Ce n'est que lorsque M. Krueger a réussi à convaincre l'appelant d'acheter un répondeur téléphonique que le problème a été réglé. Les membres de l'équipage du Rigger n'avaient pas à rester chez eux durant la période de quatre semaines pour attendre d'être rappelés d'urgence au travail. La preuve était contradictoire sur ce point. Je préfère retenir le témoignage de M. Krueger à ceux de l'appelant et de Roy Hall, qui semblaient tous les deux moins objectifs que M. Krueger.

[13] Aucun lien n'a été établi entre un montant salarial précis reçu par l'appelant et le temps que celui-ci passait chez lui. Selon les conventions collectives, l'appelant avait droit à un salaire mensuel; il affirme qu'il gagnait une partie de ce salaire pendant qu'il était chez lui. Le témoignage de Roy Hall, soit un collègue de travail de l'appelant qui avait participé à la négociation des conventions collectives, semble étayer cette thèse, mais sur ce point le poids du témoignage de M. Hall est considérablement amoindri compte tenu des réponses qu’il a données aux questions suggestives qui lui ont été posées. Les conventions collectives renferment de nombreuses clauses prévoyant que des crédits d'heures de travail sont accordés à l'employé pour les périodes pendant lesquelles on lui demande expressément d’être en attente, pour le temps passé à voyager, pour les rappels au travail pendant la période de repos et à titre de salaire majoré. Les conventions obligent également Seaspan à consigner le nombre d'heures pendant lesquelles l'employé travaille, voyage ou est en attente. Le rapport exact entre le salaire et les clauses par lesquelles est reconnu le droit à un paiement fondé sur des crédits horaires n'a pas été établi. Il semble que le salaire ait constitué une base ou un minimum et ait servi de point de référence aux fins du calcul de la prime pour les heures supplémentaires. La preuve ne permet de calculer ni le temps que l'appelant passait réellement chez lui à attendre les appels de Seaspan ni le montant précis de la rémunération s'y rapportant.

[14] Il a été établi que pendant une partie de la période en question, Seaspan a pu charger les chalands dans les eaux de l'Alaska uniquement parce que l'appelant et son frère avaient effectué le travail. À ce moment-là, par suite d'un conflit de travail, il était interdit aux travailleurs canadiens de faire aux États-Unis du travail comme celui qui est en cause. L'interdiction ne s'appliquait pas aux autochtones. Le travail de l'appelant en Alaska n'était pas effectué sur une réserve au sens de la Loi sur les Indiens.

[15] À supposer que l'appelant ait été payé pour le temps qu'il passait à attendre les appels de Seaspan, l'analyse de l'effet qu'avait l'article 87 de la Loi sur les Indiens sur l'imposition de ce revenu doit commencer par la décision que la Cour suprême du Canada a rendue dans l'affaire Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29. Cet arrêt étaye la thèse selon laquelle le revenu tiré d'un emploi est un bien meuble aux fins de l'exonération d'impôt prévue par la Loi sur les Indiens. La décision énonce également les lignes directrices générales qui s'appliquent à l'interprétation de l'article 87, notamment celles dont il est fait mention dans le passage qui suit, à la page 41 des motifs du juge Dickson, qui s’exprimait au nom de la Cour :

Il faut, je crois, dans des cas de ce genre, tenir compte du fond et du sens manifeste et ordinaire des termes employés, plutôt que de recourir à la dialectique judiciaire. À mon avis, on doit éviter de donner à l'article une interprétation trop subtile. Une personne qui est exemptée de taxation quant à ses biens personnels aurait du mal à comprendre pourquoi elle devrait être assujettie à une taxation quant à son traitement et, selon moi, il ne suffit pas de dire que c'est ce qu'envisage la Loi de l'impôt sur le revenu.

[16] Dans l'arrêt Mitchell c. bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85 (C.S.C.), le juge La Forest a examiné le but des exemptions d'impôt et de saisie prévues aux articles 87 et 89 de la Loi sur les Indiens. Voici ce qu'il a dit aux pages 130 et 131 :

[...] Historiquement, les exemptions de taxe et de saisie ont protégé de deux façons la capacité des Indiens de profiter de cette propriété. Premièrement, elles empêchent qu'un palier de gouvernement, par l'imposition de taxes, puisse porter atteinte à l'intégrité des bénéfices accordés par le palier de gouvernement responsable du contrôle des affaires indiennes. [...]

Toujours à la page 131, le juge La Forest a fait remarquer que les articles 87 et 89 ne visaient pas à fournir une protection illimitée. Voici ce qu'il a dit :

[...] Le fait que la loi contemporaine, comme sa contrepartie historique, prenne tant de soin pour souligner que les exemptions de taxe et de saisie ne s'appliquent que dans le cas des biens personnels situés sur des réserves démontre que l'objet de la Loi n'est pas de remédier à la situation économiquement défavorable des Indiens en leur assurant le pouvoir d'acquérir, de posséder et d'aliéner des biens sur le marché à des conditions différentes de celles applicables à leurs concitoyens. Un examen des décisions portant sur ces articles confirme que les Indiens qui acquièrent et aliènent des biens situés à l'extérieur des terres réservées à leur usage le font aux mêmes conditions que tous les autres Canadiens.

[17] Dans l'affaire Williams c. Canada, [1992] 1 R.C.S. 877, la Cour suprême du Canada avait eu l'occasion d'examiner la question du situs des prestations d'assurance-chômage aux fins de l'exonération prévue à l'article 87. Le juge Gonthier a examiné la décision que la Cour avait rendue dans l'affaire Mitchell et a déclaré ceci, à la page 887 :

Le critère du situs, à l'art. 87, a pour objet de déterminer si l'Indien détient les biens en question en vertu des droits qu'il possède à titre d'Indien sur la réserve. Lorsqu'il est nécessaire de choisir entre diverses méthodes de détermination de l'emplacement des biens pertinents, le choix doit se faire en tenant compte de cet objet.

La Cour a rejeté l'argument voulant que le situs d'un bien doive, pour l'application de l'article 87, être déterminé à l'aide des principes de conflit de lois, selon lesquels il est exclusivement tenu compte de la résidence du débiteur; la Cour a déclaré que le critère applicable à la question du situs qui est prévue par la Loi sur les Indiens devait être interprété conformément au but qui sous-tend cette loi. Aux pages 892 et 893, le juge Gonthier écrivait ceci :

[...] Il faut d'abord identifier les divers facteurs de rattachement qui peuvent être pertinents. On doit ensuite analyser ces facteurs pour déterminer le poids à leur accorder afin d'identifier l'emplacement du bien, en tenant compte de trois choses : (1) l'objet de l'exemption prévue dans la Loi sur les Indiens, (2) le genre de bien en cause et (3) la nature de l'imposition de ce bien. Il s'agit donc de déterminer, relativement à chaque facteur de rattachement, le poids qui devrait lui être accordé pour décider si l'imposition en cause de ce type de bien représenterait une atteinte aux droits de l'Indien à titre d'Indien sur une réserve.

[18] Il importe de noter qu'en l'espèce, l'appelant a limité sa demande d'exonération au tiers de son revenu d'emploi, même si tout le revenu qu'il tirait de cette source lui était versé au moyen de chèques que Seaspan lui envoyait par la poste, chez lui, sur la réserve. De toute évidence, l'adresse à laquelle le chèque est envoyé par la poste n'était pas et ne peut être considérée comme un facteur de rattachement auquel il est possible d'accorder beaucoup d'importance. Les dispositions qu'une personne prend pour que les chèques de paie soient envoyés par la poste à une adresse, sur une réserve, peuvent facilement s’appuyer sur des raisons qui n'ont rien à voir avec le but visé par l'article 87.

[19] Un facteur de rattachement beaucoup plus important se rapporte au lieu où sont exercées les fonctions qui donnent naissance au droit de l'appelant de toucher les sommes qui ont été l’objet de l’imposition prévue à l'article 5 de la Loi de l'impôt sur le revenu. Dans ce cas-ci, ces fonctions, ou la plupart d'entre elles, semblent avoir été exercées en dehors de la réserve. Bien sûr, l'appelant recevait des appels téléphoniques chez lui et il y répondait. Toutefois, le lien entre le temps que l'appelant passait chez lui à attendre ces appels et la réalisation du revenu d'emploi est tout au plus ténu. Les appels peuvent être plus pertinemment décrits comme des appels au travail que comme des appels effectués dans le cadre du travail. Je ne puis retenir la thèse selon laquelle le choix d'une résidence située sur une réserve comme lieu de réception d'appels téléphoniques se rapportant au travail est à lui seul suffisant pour qu'il soit possible de considérer qu'une fraction du revenu est située sur une réserve. À mon avis, le but qui sous-tend l'article 87 n'est pas bien servi si l'on décompose le revenu tiré d'une seule source en éléments infimes et si l'on attribue un situs à chacun de ces éléments. À cet égard, je me reporte au passage de l'arrêt Nowegijick que j'ai précédemment cité. Le statut personnel d’Indien de l'appelant, grâce auquel il pouvait travailler dans les eaux de l'Alaska, n'a rien à voir avec le point en litige, qui se rapporte à l'endroit où le revenu d'emploi était situé. Il faut ici considérer que l'appelant est sorti de la réserve pour gagner un revenu en travaillant pour une entreprise non liée aux bandes indiennes et aux terres indiennes. Les bureaux, les chalands, les activités commerciales et la clientèle de Seaspan faisaient tous partie du monde des affaires ordinaire. À mon avis, aucune fraction du revenu que l'appelant a obtenu de Seaspan n'est exonérée d'impôt sous le régime de l'article 87. Pour les motifs susmentionnés, l'appel sera rejeté.

Signé à Ottawa, Canada, ce 18e jour de mars 1998.

Michael J. Bonner

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 12e jour de novembre 1998.

Philippe Ducharme, réviseur



1 L.R.C. (1985), ch. I-5.

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