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Date: 19980420

Dossiers: 94-1247-IT-G; 95-4193-IT-G

ENTRE :

KRUCO INC.,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Archambault, C.C.I.

[1] Kruco Inc. ( « Kruco » ) interjette appel contre les déterminations de pertes et les cotisations d'impôt établies par le ministre du Revenu national (le « ministre » ) en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu (la « Loi » ) à l'égard des années d'imposition 1984 à 1989 inclusivement. Le ministre a refusé la déduction des frais juridiques et autres frais professionnels engagés par Kruco pendant chacune de ces années d'imposition. Le montant total dont la déduction a été refusée est de 9 649 291 $. Sur ce montant, le ministre concède maintenant que la somme de 11 701 $ se rapporte à des dépenses ordinaires que Kruco peut déduire pour les années dans lesquelles ces dépenses ont été engagées. Le ministre affirme que les autres frais juridiques et professionnels étaient imputables au capital et que leur déduction est prohibée en vertu de l'alinéa 18(1)b) de la Loi.

[2] Kruco soutient que ces dépenses ont été engagées en vue de tirer un revenu d'un bien, soit des actions qu'elle détenait dans Kruger Inc. ( « Kruger » ), et qu'il ne s'agissait pas de dépenses en capital. Subsidiairement, elle soutient que si ces dépenses étaient considérées comme des dépenses en capital, il faudrait les ajouter au prix de base rajusté ou encore il s'agirait de dépenses liées à la disposition des actions de Kruger.

[3] Au début de l'audience, les parties ont déposé un exposé conjoint partiel des faits ainsi que des documents à l'appui. Voici les 25 derniers paragraphes de cet exposé :

[TRADUCTION]

2. Pendant la période pertinente, l'appelante détenait environ trente-deux pour cent (32 %) des actions ordinaires en circulation de Kruger Inc. ( « Kruger » ), qui est une corporation privée s'occupant de la production et de la commercialisation de papier journal, de papier couché, de carton et de boîtes en carton ondulé.

3. Ces actions représentaient les principaux actifs de l'appelante.

4. Pendant les années en question, l'appelante était contrôlée par feu Bernard J. Kruger, l'un des deux fils du fondateur de Kruger, qui était décédé. Les autres actionnaires étaient les quatre enfants de M. Kruger, David J. Kruger, Gene T. Kruger, Robert S. Kruger et Judith M. Kruger.

5. Pendant les années en question, environ soixante et un pour cent (61 %) des actions ordinaires de Kruger appartenaient à Hicliff Corporation (1978) Limited, qui était contrôlée par Joseph Kruger II, fils de feu Gene H. Kruger, qui était le frère de Bernard J. Kruger et l'autre fils du fondateur de Kruger.

6. Pendant les années en question, Joseph Kruger II était président du conseil d'administration et du comité de direction de Kruger, et, avec son père, il dominait le conseil d'administration de Kruger.

7. Pendant les années en question, Bernard J. Kruger et David J. Kruger étaient des administrateurs de Kruger, mais ils n'en étaient pas dirigeants.

8. Pendant les années en question, les dividendes versés par Kruger sur ses actions ordinaires détenues par l'appelante étaient l'unique source importante de revenu de l'appelante et la principale source de revenu et de soutien financier des actionnaires de l'appelante.

9. À compter du début des années 1980, de violentes querelles ont éclaté entre le côté de la famille Kruger dont il est fait mention au paragraphe 4 et le côté de la famille Kruger dont il est fait mention au paragraphe 5. Par suite de ces querelles, le côté de la famille Kruger mentionné au paragraphe 5 a cherché par ses actes ou omissions, selon les actionnaires de l'appelante, à placer ceux-ci dans une situation financière fort précaire, en particulier par suite du paiement de dividendes inadéquats.

10. Pendant les années en question, Bernard Kruger et David Kruger se sont vu refuser la communication de renseignements importants concernant Kruger et ont constamment été défaits par la majorité aux réunions des administrateurs de Kruger lorsqu'ils essayaient de faire augmenter le montant des dividendes et d'obtenir des renseignements pertinents.

11. En réponse aux actions et aux refus de l'autre côté de la famille Kruger, l'appelante et ses actionnaires ont engagé diverses procédures judiciaires et accusatoires contre Kruger et ses actionnaires majoritaires.

12. La procédure la plus importante était une demande que l'appelante avait présentée en 1984 devant la Cour supérieure du Québec (500-05-013521-842) contre Kruger et ses actionnaires majoritaires, dans laquelle il était allégué qu'on avait commis un « abus » au sens de l'article 234 (maintenant article 241) de la Loi sur les sociétés par actions, cette loi s'appliquant à Kruger. Le libellé de l'article 241 de cette loi est reproduit à l'onglet 3.

13. Dans cette demande, il était entre autres choses allégué que depuis 1982, les défendeurs avaient commis un abus à l'endroit de l'appelante, en omettant de payer des dividendes ou en payant des dividendes insuffisants sur les actions ordinaires de Kruger. Telle qu'elle était initialement libellée, la demande visait principalement à l'obtention :

a) d'un jugement déclaratoire portant que la politique adoptée par Kruger à l'égard des dividendes était abusive;

b) d'une ordonnance enjoignant à Kruger de verser un dividende spécial de deux dollars (2 $) pour chaque action ordinaire; et

c) d'une ordonnance enjoignant à Kruger de payer à l'avenir un dividende annuel correspondant à au moins quarante pour cent (40 %) de ses bénéfices nets, sous réserve du droit de Kruger de demander à la Cour de modifier cette exigence si sa situation commerciale « change[ait] de façon importante » .

La partie de la version initiale de la demande présentée à l’égard de l' « abus » dans laquelle il est question des « redressements » est jointe à l'onglet 4.

14. Le litige, en ce qui concerne la demande présentée à l’égard de « l'abus » , a duré plusieurs années et, pendant cette période, la demande a été modifiée à six reprises. Parmi les modifications qui ont été effectuées, il y avait une demande en vue de l'obtention de redressements subsidiaires, dont une offre de rachat forcé pour toutes les actions de Kruger, une ordonnance enjoignant à Kruger ou à ses actionnaires d'acheter les actions que l'appelante détenait dans Kruger, ou une ordonnance enjoignant à Kruger d'aider l'appelante à faire un appel public à l’épargne d’un bloc d'actions que celle-ci détenait dans Kruger.

La sixième version modifiée de la demande principale présentée à l'égard de « l'abus » est jointe à l'onglet 5.

15. L'ajout, dans les modifications apportées à la demande principale présentée à l'égard de « l'abus » , de redressements subsidiaires autres que ceux qui avaient initialement été demandés visait, pour des raisons tactiques, à faire augmenter le montant des dividendes payés par Kruger à un niveau qui correspondait davantage à son revenu élevé.

16. Dans le cours du litige, il y a eu plusieurs comparutions devant le tribunal et un certain nombre de décisions judiciaires portant sur des questions préliminaires.

17. Une action a été intentée en 1982 devant la Cour suprême du Commonwealth des Bahamas (numéro 378) par les quatre enfants de Bernard Kruger et par leur mère, Grace Kruger, contre Joseph Kruger II et Peter Evans, qui étaient alors fiduciaires de la fiducie familiale de Bernard J. Kruger, laquelle avait été constituée aux Bahamas en 1966. L'action visait à la destitution des fiduciaires, l'action étant fondée sur des allégations de violation de fiducie, de mauvaise gestion et d'inconduite ou de négligence, en particulier de la part de Joseph Kruger II. Cette action a été jointe à une action intentée en 1983 aux Bahamas (numéro 924) par Bernard Kruger contre Joseph Kruger II en sa qualité de fiduciaire, dans laquelle on demandait le remboursement d'un montant qui était censément dû à Bernard Kruger en vertu d'un billet. Ce litige a donné lieu à une action en vue de la production de documents, intentée par Bernard J. Kruger en 1982, au Panama, contre Blue Ocean Inc., qui était une corporation panaméenne dans laquelle la fiducie familiale de Bernard J. Kruger avait investi d'importants capitaux, dans laquelle M. Kruger cherchait à obtenir des renseignements détaillés au sujet des administrateurs, des dirigeants et des actionnaires ainsi que des finances et de la valeur actuelle de Blue Ocean Inc., et de ses filiales.

18. Pendant cette période, l'appelante ou les actionnaires de l'appelante ont engagé une multitude de procédures judiciaires et administratives au Canada et aux États-Unis, lesquelles découlaient toutes des différends qui opposaient les parties et visaient toutes à exercer des pressions sur les défendeurs dans la demande principale concernant « l'abus » . Il s'agissait entre autres des procédures suivantes :

a) une demande présentée en 1984 par l'appelante devant la Cour supérieure du Québec (500-05-007446-840) contre Kruger et les associés de Coopers & Lybrand, comptables agréés, dans laquelle il était allégué qu'il y avait eu « abus » en vertu de ce qui était alors l'article 234 de la Loi sur les sociétés par actions et dans laquelle on demandait que Coopers & Lybrand, qui était vérificateur de Kruger en vertu du paragraphe 155(4) de cette loi, soit destituée de ses fonctions;

b) une demande présentée en 1984 devant la Cour supérieure du Québec (500-05-006109-845) contre Kruger par Bernard Kruger et David Kruger, en leur qualité d'administrateurs de Kruger, dans laquelle on alléguait « l'abus » en vertu de ce qui était alors l'article 234 de la Loi sur les sociétés par actions, parce que, entre autres choses, les avocats qui agissaient au nom de Kruger agissaient également pour ses actionnaires majoritaires dans un certain nombre d'affaires où il y avait un conflit entre leurs intérêts respectifs, et dans laquelle on sollicitait entre autres le recouvrement de certains frais juridiques et un jugement interdisant à Kruger de continuer à avoir recours aux services de ces avocats;

c) une action intentée par Bernard Kruger en 1984 devant la Cour supérieure du Québec (500-05-001327-848) contre Kruger, Joseph Kruger II et Gene H. Kruger, dans laquelle on demandait des dommages-intérêts par suite de la présumée cessation d'emploi injustifiée de Bernard Kruger et de la cessation de certains avantages sociaux;

d) des procédures devant la Securities and Exchange Commission, à Washington, D.C., par lesquelles on s'opposait à la vente prévue par Kruger, aux États-Unis, de débentures subordonnées;

e) une demande présentée en 1985 par Lévesque, Beaubien Inc., à la Commission des valeurs mobilières du Québec en vue de l'obtention d'une ordonnance enjoignant à Kruger de fournir les documents et renseignements nécessaires de façon à permettre à l'appelante d’effectuer le placement d’un bloc d'actions qu'elle détenait dans Kruger.

19. Les 30 et 31 août 1989, les demandes qui avaient été présentées par suite de « l'abus » et d'autres litiges connexes ont pris fin par suite d’un règlement conclu entre les parties le 30 août 1989. En vertu des conditions de la transaction, Kruger rachetait les cent (100) actions privilégiées de premier rang détenues par l'appelante pour la somme de cent dollars (100 $) et rachetait les trois millions six cent vingt-sept mille cent (3 627 100) actions ordinaires de l'appelante pour la somme de quatre-vingt-dix-neuf millions de dollars (99 000 000 $). Sur le prix total de rachat de quatre-vingt-dix-neuf millions cent mille dollars (99 100 000 $), quarante-neuf millions de dollars (49 000 000 $) ont été payés comptant le 31 août 1989 (initialement entre les mains d'un tiers) et le solde a été versé au moyen de l'émission en faveur de l'appelante de deux cent soixante-dix mille (270 000) actions privilégiées de premier rang de la série B à taux variable et de deux cent trente mille (230 000) actions privilégiées de premier rang de la série C à taux variable de Kruger, rachetables pour la somme totale de cinquante millions de dollars (50 000 000 $). Toutes ces actions privilégiées de la série B et de la série C ont été rachetées par Kruger entre 1991 et 1996. Les dispositions du règlement portaient également sur un grand nombre d'autres questions non réglées entre les parties; elles ont mis fin à tous les litiges opposant ces parties et ont notamment entraîné le versement d'une somme de deux millions de dollars (2 000 000 $) à l'appelante le 31 août 1989 en paiement de la partie du billet émis par la fiducie familiale de Bernard J. Kruger que Bernard Kruger avait cédée à l'appelante en 1985.

20. En 1989, l'appelante a déclaré aux fins de l'impôt certains dividendes réputés et un gain en capital résultant de la disposition des actions qu'elle détenait dans Kruger conformément à l’accord de règlement.

21. La demande principale qui avait été présentée à l’égard de « l'abus » ainsi que les autres procédures judiciaires et administratives mentionnées au paragraphe 18 ont donné lieu à des frais d'avocat et de consultation élevés qui ont été payés par l'appelante pendant les années en question et dont la déduction est ici en litige.

22. Parmi les dépenses ici en cause engagées par l'appelante, il y avait les honoraires de Richard Wise et associés et de son prédécesseur, qui à titre d'experts en matière d'évaluation d'actions ont informé l'appelante de l’insuffisance des dividendes payés par Kruger.

23. Dans les frais qui sont ici en cause, il y avait des montants versés aux cabinets d'avocats Steptoe & Johnson et Melrod, Redman & Gartlan, de Washington, D.C., pour qu'ils s'opposent à certaines demandes présentées par Kruger à la Securities and Exchange Commission à l'égard des émissions de débentures envisagées, dont il est fait mention à l'alinéa 18d).

24. Les frais que l'appelante a versés à Lévesque, Beaubien Inc., conseillers en placement, son également ici en cause. Ils se rapportaient à l'aide fournie à l'appelante lorsqu'elle a cherché sans succès à se prévaloir du droit de placer en bloc certaines actions qu'elle détenait dans Kruger dont il en est fait mention à l'alinéa 18e).

25. Dans les frais qui sont ici en cause, il y avait également des montants versés au cabinet d'avocats Lapointe, Schachter, Champagne et Talbot, de Montréal, à l'égard d'une demande que l'appelante avait présentée à la Cour supérieure du Québec pour que Coopers & Lybrand soient destituées de leurs fonctions de vérificateurs de Kruger à cause du manque d'indépendance, ainsi qu’il en est fait mention à l'alinéa 18a).

26. Dans les frais qui sont ici en cause, il y a également un montant total de cent quatorze mille sept cent soixante-treize dollars (114 773 $) se rapportant aux frais professionnels engagés par l'appelante dans les années 1985 à 1989 inclusivement à l'égard du litige concernant la fiducie familiale de Bernard J. Kruger et sa détention de la moitié des actions de Blue Ocean Inc., corporation panaméenne qui avait entre autres des filiales au Venezuela, en Colombie et en Italie, ainsi qu’il en est fait mention au paragraphe 17. Une liste de ces dépenses, qui font partie des dépenses énumérées à l'onglet 2, est jointe à l'onglet 6.

    [Je souligne.]

[4] Voici un sommaire des frais professionnels engagés par Kruco pendant la période pertinente :

1984    72 627 $

1985 202 284 $

1986 473 530 $1

1987 417 014 $

1988 392 851 $1

1989 8 053 877 $

9 612 183 $1

[5] MM. David Kruger et M. Claude-Armand Sheppard ont témoigné à l'audience. M. Kruger a déclaré que Kruco n'avait que deux employés : M. Richard Kaufman, qui avait une formation de comptable et qui s'occupait des affaires de Kruco, et une secrétaire. C'étaient principalement M. Kaufman et l'avocat principal de Kruco, M. Claude-Armand Sheppard, qui étaient chargés d'élaborer la stratégie dans la contestation judiciaire qui a eu lieu de 1982 à 1989. De toute évidence, MM. Bernard et David Kruger ont été consultés, ils ont été tenus au courant du déroulement des événements et ils ont participé aux prises de décisions.

[6] M. David Kruger a confirmé que l'objectif principal, dans toutes les procédures qui avaient été engagées contre Kruger, contre son actionnaire majoritaire et contre ses vérificateurs, était de faire en sorte que Kruger paie un dividende acceptable. La chose a également été corroborée par M. Sheppard, qui a ajouté que la famille de Bernard Kruger était satisfaite de la gestion et de la rentabilité de Kruger. Kruco cherchait uniquement à obtenir un rendement raisonnable au moyen de dividendes, relativement aux capitaux qu'elle avait investis dans Kruger. M. Sheppard a fait savoir qu'ils cherchaient à contraindre Kruger à payer un dividende correspondant à 40 p. 100 de ses bénéfices nets, ce qui correspondait au montant versé par d'autres sociétés dans l'industrie des pâtes et papiers de l'est du Canada.

[7] M. Sheppard a reconnu que le droit et la jurisprudence, au Canada, en ce qui concerne les redressements en cas d'abus, n'en sont qu'à leurs débuts. À son avis, un tribunal pouvait rendre une ordonnance enjoignant à Kruger de payer le dividende de rattrapage et, par la suite, un dividende raisonnable pour une brève période, par exemple pendant deux ou trois ans. De l'avis de M. Sheppard, la famille de Bernard Kruger aurait accepté un taux de rendement moins élevé si pareille offre avait été faite par Kruger et par ses actionnaires majoritaires. M. Sheppard espérait que Kruger paierait un dividende plus raisonnable sans être contrainte à le faire par un jugement de la Cour supérieure du Québec. À son avis, M. Bernard Kruger était un homme raisonnable qui n'aimait pas les contestations judiciaires. Ce n'était pas un homme vindicatif ou belliqueux.

[8] Si Kruco avait réussi, dans ses procédures judiciaires, à obtenir une ordonnance de la Cour supérieure enjoignant à Kruger de payer le dividende spécial de 2 $ par action ordinaire et, pendant trois ans, un dividende correspondant à 40 p. 100 de ses bénéfices nets, Kruco aurait reçu, selon mon estimation, un dividende d'environ 23 681 900 $. Ce montant est déterminé comme suit. Il s'agit du total de 7 254 200 $ et de 16 427 671 $. Le premier montant représente le dividende spécial que Kruco aurait reçu à l'égard de ses 3 627 100 actions2. Le second montant représente le total des dividendes qui auraient été versés à Kruco pour les années 1985, 1986 et 1987, tel qu'il est déterminé compte tenu des allégations figurant dans la demande modifiée no 6 concernant l'abus, datée du 29 juillet 1988, à la page 41 (onglet 5 de la pièce A-1). Le tableau suivant résume le calcul :

1985 1986 1987

(1) Dividende payé par Kruger 3 906 983 $ 5 581 418 $ 5 023 276 $

(2) Revenu net après impôt 63 715 486 $ 50 745 297 $ 48 213 742 $

Part3 de Kruco sur le dividende de 40 %4 8 281 137 $ 6 595 394 $ 6 266 367 $

Dividendes reçus par Kruco5 (1 269 482 $) (1 813 550 $) (1 632 195 $)

Total de 16 427 612 $ 7 011 655 $ 4 781 844 $ 4 634 172 $

[9] En élaborant cette stratégie, M. Sheppard savait que la famille de Gene Kruger voulait conserver un contrôle serré sur Kruger et qu'elle ne laisserait pas Kruger devenir une compagnie publique. Ainsi, la demande qui avait été faite pour que les actions de Kruco soient placées en bloc n'était qu'une tactique visant à contraindre Kruger à déclarer un dividende raisonnable. Telles étaient les instructions données par M. Sheppard et c'est ce qu'il a cherché à obtenir. M. Sheppard a mentionné que, pendant la période pertinente, Kruger avait fait des offres fort basses en vue d'acheter les actions détenues par Kruco, mais qu'il n'avait jamais fait de surenchère. Il croyait que pareilles offres faisaient partie de la guerre psychologique visant à mettre à l'épreuve la détermination de Kruco.

[10] M. Sheppard a déclaré que Richard Wise avait été embauché pour étudier la politique des compagnies en matière de dividendes dans l'industrie des pâtes et papiers et pour déterminer si Kruger avait les moyens de payer un dividende plus élevé. M. Sheppard a fait savoir que M. Wise n'avait jamais évalué les actions de Kruger. Ce témoignage n'a jamais été contesté par l'avocat du ministre. Toutefois, en examinant le relevé de compte de M. Wise, j'ai remarqué qu'il était fait mention d'une détermination de la juste valeur des actions pour l'application de la Loi sur les sociétés par actions (la « LSA » ). Cependant, on n'a présenté aucun témoignage pour expliquer le contexte dans lequel ces services auraient été fournis et à quelles fins.

[11] M. Sheppard a déclaré que M. Kaufman l'avait informé, à la mi-août 1989, qu'il avait élaboré un règlement avec le directeur financier de Kruger. M. Sheppard ne savait pas que des négociations avaient eu lieu entre ces deux personnes. On l'a mis devant un fait accompli. Son rôle principal était d'obtenir l'approbation du juge de la Cour supérieure qui présidait l'audition de la demande visant à l'obtention d'un redressement par suite de l'abus. L'entente a été conclue à la fin du mois d'août 1989.

[12] MM. Kruger et Sheppard ont tous les deux confirmé que la famille de Bernard Kruger avait accepté l'offre de 101 000 000 $ parce que la famille s'était fortement endettée en finançant cette longue contestation judiciaire et que le prix offert pour les actions de Kruco leur convenait. M. Sheppard a dit que la famille de Bernard Kruger se lassait des contestations et qu'elle était vulnérable sur le plan financier. À ce moment-là, Bernard Kruger avait plus de soixante-dix ans. En fait, il est décédé en 1993. De plus, la contestation judiciaire devant la Cour supérieure du Québec au sujet du redressement demandé à l’égard de l'abus n'était pas encore terminée après plus de quatre ans et demi. Même si Kruco avait obtenu un jugement en sa faveur, la contestation se serait selon toute probabilité poursuivie devant la Cour d'appel du Québec.

[13] M. Sheppard a confirmé que la famille de Bernard Kruger n'avait rien reçu de la fiducie familiale de Bernard J. Kruger qui était contrôlée par son neveu, Joseph Kruger II, sauf le paiement du billet de 2 000 000 $ qui était dû à M. Bernard Kruger. Le contrôle de cette fiducie et de son actif, qui étaient principalement composés d'actions de Blue Ocean Inc., semblait selon M. Sheppard un but fort illusoire, et ce, notamment parce que le système juridique de pays tels que le Panama, où Blue Ocean Inc. avait été constituée, n'inspirait pas énormément confiance à M. Sheppard.

[14] Plusieurs semaines après l'audition de l'appel interjeté par Kruco, j'ai demandé que l'affaire soit rouverte pour éclaircir les circonstances dans lesquelles les frais juridiques demandés par le cabinet de M. Sheppard avaient été déterminés. Un nouveau témoignage présenté par M. Sheppard a révélé que son cabinet avait convenu de remettre à plus tard la facturation d'une bonne partie des honoraires professionnels tant que les procédures judiciaires ne seraient pas couronnées de succès. Selon les documents comptables du cabinet de M. Sheppard, des frais s'élevant en tout à 2 417 844 $ s'étaient accumulés du mois de novembre 1982 au mois d'août 1989. On a déterminé ce montant en multipliant le taux horaire de chaque avocat par le nombre d'heures que chacun avait consacrées à l'affaire. Kruco n'avait pas les moyens de payer tous ces services à court terme. De fait, entre 1984 et 1989, elle a payé un montant de 1 641 856 $ en versements, dont un million de dollars en deux versements, en mai et en juin 1989. Toutefois, les débours étaient facturés à court terme.

[15] Dans une lettre que le cabinet de M. Sheppard a envoyée à M. Kaufman le 12 janvier 1989, nous trouvons la déclaration suivante en ce qui concerne la détermination des frais juridiques que Kruco devait verser au cabinet de M. Sheppard :

[TRADUCTION]

3. Nous croyons comprendre que le compte final dans cette affaire ne se limitera pas au nombre d'heures multiplié par le taux horaire, mais que des frais appropriés et justes seront établis compte tenu des facteurs habituels qui s'appliquent à pareils frais et du fait que la famille de Bernard J. Kruger et notre cabinet réglerons l'affaire en tentant de nous montrer justes. De fait, notre relation dans ce contexte a toujours été fondée sur la confiance et sur la franchise. D'autre part, nous tenons à vous faire encore une fois savoir que nous ne pouvons pas continuer à assumer le fardeau de plus en plus lourd que créent les heures non facturées. Notre cabinet a été assujetti à des pressions insupportables sur le plan financier par suite de cette situation.

[16] Sur les frais professionnels de 9 612 183 $ que Kruco avait engagés pendant la période pertinente, la somme de 7 658 938 $ a été facturée par le cabinet de M. Sheppard. Les frais facturés par ce cabinet excédaient de 5 241 094 $6 (7 658 938 $ - 2 417 844 $) la valeur du temps consacré à l'affaire pendant la période pertinente, mais M. Sheppard a déclaré que lorsqu'il avait rencontré MM. Kruger et Kaufman pour s'entendre sur un montant définitif, aucune prime en tant que telle n'avait été prise en considération dans le règlement. Voici ce qu'il a dit :

[TRADUCTION]

Il n'y avait pas réellement de prime en tant que telle étant donné que le règlement n'était pas considéré comme un grand succès sur le plan financier et qu'elle résultait de l'incapacité de Kruco de poursuivre la contestation.

[17] En outre, le règlement lui-même ne comportait pas énormément de travail. Le temps qui a été consacré en tout au règlement en août 1989 représentait un montant d'un peu plus de 66 000 $. Le temps consacré à l'affaire pour la période allant du mois de septembre 1988 au mois de juillet 1989 représentait en moyenne plus de 70 000 $. Au paragraphe 11 de la pièce A-2, onglet 2, M. Sheppard a expliqué comme suit la façon dont les frais avaient été déterminés :

[TRADUCTION]

[...] tous les facteurs susmentionnés ont été pris en considération (y compris la perte par RSS des frais extrajudiciaires prévus d'un montant de 1 500 000 $, des intérêts fictifs de 500 000 $, etc.) et il a été décidé qu'en plus de ces sommes, il convenait d'ajouter un multiple du taux horaire. Les chiffres provisoires ont été arrondis. La chose a été faite en quelques heures. L'idée d'une prime n'a jamais été discutée.

[Je souligne.]

[18] Parmi les facteurs habituels, il y a les facteurs énumérés à l'article 3.08.02 du Code d'éthique régissant le Barreau du Québec, lesquels comprennent le temps consacré à l'affaire, la difficulté des questions, l'importance de l'affaire, les obligations et responsabilités assumées, les facteurs inhabituels, les résultats obtenus ainsi que les frais judiciaires et extrajudiciaires prévus par le tarif officiel.

Analyse

[19] Il est reconnu que les frais juridiques et professionnels engagés par Kruco de 1984 à 1989 à l'égard du litige et des procédures administratives que cette dernière avait engagées contre Kruger seraient des dépenses déductibles conformément au paragraphe 9(1) et ne seraient pas visés par l'interdiction figurant à l'alinéa 18(1)a) de la Loi. Pour rejeter la déduction des frais contestés, le ministre s'est principalement fondé sur l'interdiction prévue à l'alinéa 18(1)b) de la Loi qui, pendant les années pertinentes, se lisait comme suit :

(b) Dépense ou perte de capital

une somme déboursée, une perte ou un remplacement de capital, un paiement à titre de capital ou une provision pour amortissement, désuétude ou épuisement, sauf ce qui est expressément permis par la présente Partie;

[20] En l'espèce, le ministre soutient principalement que les frais ont été engagés en vue de créer un droit en faveur de Kruco, ou du moins en vue de préserver une immobilisation de Kruco. L'avocat du ministre a soutenu que Kruco n'avait pas droit à un dividende tant que le conseil d'administration de Kruger n'en déclarait pas un. Par conséquent, si Kruco avait obtenu un jugement de la Cour supérieure enjoignant à Kruger de lui verser un dividende ainsi qu'aux autres actionnaires, un droit aurait été créé en faveur de Kruco. À l'appui de cette position, l'avocat du ministre s'est fondé sur la décision The Queen v. Burgess, 81 DTC 5192. Dans cette affaire-là, le juge Cattanach, de la Division de première instance de la Cour fédérale du Canada, a décidé que les frais juridiques engagés en vue de l'obtention d'une ordonnance alimentaire dans le cadre d'un divorce étaient imputables au capital. Voici le raisonnement qu'il a fait à la page 5197 :

En l'espèce, le droit de la défenderesse aux aliments, né du mariage, s'est éteint avec le divorce. Son droit à une pension alimentaire subséquente est né de l'ordonnance de la Cour. L'action intentée était une action en divorce et, accessoirement, une action alimentaire.

[21] De plus, l'avocat du ministre a soutenu qu'en demandant un redressement à l’égard d’un abus, Kruco cherchait à préserver le droit qu'elle avait d'être traitée équitablement. Il a assimilé ce but à celui que recherchait le contribuable dans l'affaire M.N.R. v. Dominion Natural Gas Co. Ltd. (1940), 1 DTC 499-133. Dans cette affaire-là, la franchise du contribuable était contestée par une société gazière concurrente qui sollicitait une injonction interdisant au contribuable de faire des affaires à Hamilton (Ontario). Dans l'affaire Dominion Natural Gas, les frais juridiques engagés pour préserver le droit de la société d'exploiter son entreprise étaient considérés comme un paiement imputable au capital parce qu'ils avaient été engagés en vue de préserver un actif ou un avantage pour le bénéfice durable d'un commerce (voir la page 499-137). L'avocat du ministre a également cité plusieurs jugements dans lesquels la même approche avait été adoptée, notamment Farmers Mutual Petroleums Ltd. v. M.N.R.,67 DTC 5277 (C.S.C.), British Columbia Power Corp. Ltd. v. M.N.R., 67 DTC 5258 (C.S.C.) et Muggli v. The Queen, [1994] 1 C.T.C.2705 (C.C.I.).

[22] Avant d'entreprendre une analyse de ce qui constitue une dépense en capital, il est utile d'examiner le droit régissant le droit que les actionnaires ont de recevoir des dividendes de leur compagnie. Comme le juge en chef Dickson l'a dit dans l'arrêt The Queen v. McClurg, 91 DTC 5001, à la page 5006, il va sans dire que la décision de déclarer un dividende relève de la discrétion des administrateurs d'une société, sous réserve de toute restriction qui peut avoir été incluse dans les statuts constitutifs. Le juge en chef Dickson a ajouté ceci, à la page 5007 :

Évidemment, le pouvoir de déclarer des dividendes est davantage limité par le fait que la loi reconnaît depuis de nombreuses années que le pouvoir général de gestion conféré aux administrateurs d'une société est de nature fiduciaire. La déclaration de dividendes, qu'englobe ce pouvoir, est par conséquent légalement limitée du fait qu'elle ne peut être effectuée que de bonne foi et au mieux des intérêts de la société.

Cette remarque a été faite à l'égard du droit reconnu aux actionnaires par la Business Corporations Act de la Saskatchewan. En l'espèce, la société est régie par la Loi des sociétés commerciales canadiennes ( « LSCC » ). En vertu de l'ancien article 234 de la LSCC (maintenant l’article 241), les actionnaires ont droit à un redressement lorsque, un acte ou une omission de la société aboutit à une situation « qui est abusive ou injustement préjudiciable aux intérêts de tout détenteur de valeurs mobilières, [...] ou qui néglige injustement ces intérêts » . Les paragraphes 234(1), (2) et (3) se lisent comme suit :

234.(1) Un plaignant peut demander à une cour de rendre une ordonnance que prévoit le présent article.

(2) Si, sur une demande présentée en vertu du paragraphe (1), la cour est convaincue, relativement à une corporation ou à l'une quelconque de ses filiales,

a) que tout acte ou omission de cette corporation ou de l'une de ses affiliées aboutit à une situation,

b) que l'entreprise de la corporation ou de l'une de ses affiliées est ou a été exploitée ou leurs affaires menées d'une façon, ou

c) que les pouvoirs des administrateurs de la corporation ou de l'une quelconque de ses affiliées sont ou ont été exercés d'une façon

qui est abusive ou injustement préjudiciable aux intérêts de tout détenteur de valeurs mobilières, créancier, administrateur ou dirigeant, ou qui néglige injustement ces intérêts, la cour peut rendre une ordonnance en vue de redresser les griefs invoqués.

(3) À l'occasion d'une demande présentée en vertu du présent article, la cour peut rendre toute ordonnance provisoire ou définitive qu'elle estime à propos et notamment, par ordonnance,

a) empêcher le comportement incriminé;

b) nommer un séquestre ou un séquestre-gérant;

c) réglementer les affaires d'une corporation, en modifiant les statuts ou les règlements, ou en créant ou modifiant une convention unanime des actionnaires;

d) prescrire l'émission ou l'échange de valeurs mobilières;

e) faire des nominations au conseil d’administration, soit pour remplacer tous les administrateurs en fonctions ou certains d’entre eux, soit pour en augmenter le nombre;

f) enjoindre une corporation, sous réserve du paragraphe (6), ou à toute autre personne, d'acheter des valeurs mobilières d'un détenteur de valeurs mobilières;

g) enjoindre une corporation, sous réserve du paragraphe (6), ou à toute autre personne, de verser à un détenteur de valeurs mobilières une partie des fonds que celui-ci a versés pour des valeurs mobilières;

h) modifier ou résilier une opération ou un contrat auxquels une corporation est partie et indemnisant cette corporation ou toute autre partie à cette opération ou contrat;

i) exiger d'une corporation qu'elle fournisse à la cour ou à un intéressé, dans un délai que prescrit la cour, des états financiers en la forme qu'exige l'article 149, ou un compte en telle autre forme que la cour peut fixer;

j) indemniser une personne lésée;

k) prescrire la rectification des registres ou dossiers d'une corporation en vertu de l'article 236;

l) prononcer la liquidation et la dissolution de la corporation;

m) prescrire la tenue d'une enquête que prévoit la Partie XVIII;

n) prescrire l'introduction d'une affaire.

[23] Le droit de contraindre une société à déclarer un dividende n'est pas expressément mentionné, mais il faut bien se rendre compte que l'ancien article 234 ne fournissait pas une liste exhaustive des redressements possibles. En outre, l'avocat du ministre a attiré mon attention sur le fait qu'il existe un précédent en ce qui concerne les ordonnances prévoyant la déclaration de dividendes. Voir Hess v. Proudfoot Motels Ltd., 34 A.C.W.S. (3d), 427 et 428.

[24] Le redressement accordé aux actionnaires en cas d'abus ne change rien au principe de common law selon lequel les actionnaires ont uniquement droit à un dividende lorsque le conseil d'administration en déclare un. Si, en raison de son comportement, le conseil d'administration portait atteinte aux intérêts des actionnaires minoritaires, ces derniers auraient droit à un redressement en equity, qui pourrait comprendre une ordonnance prévoyant le paiement de dividendes. Toutefois, les tribunaux ont dit qu'ils feraient preuve de prudence à cet égard, comme en fait foi le jugement Brant Investments Ltd. v. KeepRite Inc. (1987), 60 O.R. (2d) 737, 42 D.L.R. (4th) 15, à la p. 759 O.R. et à la p. 37 D.L.R. :

[TRADUCTION]

Il faut exercer sa compétence avec diligence. D'une part, l'actionnaire minoritaire doit être protégé contre un traitement injuste; tel est clairement l'esprit de la disposition. D'autre part, le tribunal ne devrait pas usurper la fonction de gestion qui incombe au conseil d'administration et il ne devrait pas éliminer l'exercice légitime du contrôle par la majorité ou supplanter la majorité à cet égard.

[25] En ce qui concerne l'approche que je dois adopter pour déterminer si les frais juridiques et professionnels que Kruco a engagés étaient imputables au capital, il est utile de s'inspirer de ce que le vicomte Cave a dit dans le jugement Atherton v. British Insulated and Helsby Cables, Ltd. (1925), 10 T.C. 155, à la page 192 :

[TRADUCTION]

[...] lorsqu'une dépense est engagée, non seulement une fois pour toutes, mais aussi en vue de créer un actif ou un avantage pour le bénéfice durable d'un commerce, je crois qu'il existe une raison fort valable (en l'absence de circonstances spéciales nous amenant à tirer une conclusion contraire) de traiter pareille dépense comme étant à juste titre imputable au capital plutôt qu'au revenu.

[26] Dans le jugement Algoma Central Railway v. M.N.R., 67 DTC 5091, le président Jackett a dit ceci, à la page 5093 :

[TRADUCTION]

Le « critère habituel » qui s'applique lorsqu'il s'agit de déterminer si un paiement est imputable au capital est de savoir s'il a été fait « en vue de créer un avantage pour le bénéfice durable de l'entreprise de la partie appelante » [...]

Il s'agit de savoir si en l'espèce, lorsqu'elle a engagé les dépenses ici en cause, l'appelante envisageait d'obtenir « un avantage pour le bénéfice durable » de son entreprise conformément au critère élaboré dans les décisions.

[27] Dans 68 DTC 5096, la Cour suprême du Canada a confirmé cette décision et, à la page 5097, elle a approuvé le passage suivant du jugement que le Conseil privé avait rendu dans l'affaire B.P. Australia Ltd. v. Commissioner of Taxation of the Commonwealth of Australia, [1966] A.C. 224, à la p. 264 :

[TRADUCTION]

On ne peut pas trouver la solution du problème en appliquant un critère ou une description rigide. Elle doit découler de plusieurs aspects de l’ensemble des circonstances dont certaines peuvent aller dans un sens et d’autres dans un autre. Une considération peut se détacher si nettement qu’elle domine d’autres et de plus vagues indications dans le sens contraire. C’est une appréciation saine de toutes les caractéristiques directrices qui doit apporter la réponse finale.

[Je souligne.]

[28] J'appliquerai maintenant ces lignes directrices et ces principes aux faits de la présente espèce. Dans ce cas-ci, Kruco cherchait principalement à contraindre Kruger à payer un dividende raisonnable et à faire cesser le présumé abus commis par Kruger et par ses actionnaires majoritaires. Kruco n'avait pas l'intention de disposer de ses actions. Elle était satisfaite de la gestion de Kruger et de sa rentabilité. Pendant la période pertinente, Kruger réalisait des bénéfices nets importants.

[29] Kruco ne cherchait pas à protéger les intérêts qu'elle avait dans ses actions. Kruco était incontestablement la véritable propriétaire de ces actions. Je ne crois donc pas qu'elle ait tenté de préserver une immobilisation en tant que capital. Dans le jugement M.N.R. v. L. D. Caulk Co. of Canada Ltd. et al, 54 DTC 1011, aux pages 1012-1013, le juge Rand, de la Cour suprême du Canada, a dit que les frais juridiques qu'une personne engage en vue de se défendre avec succès contre des accusations de coalition étaient déductibles et que le jugement Dominion Natural Gas, précité, pouvait faire l'objet d'une distinction parce que, dans ce cas-là, la dépense visait à préserver une immobilisation en tant que capital. Dans ce cas-ci, comme il a été allégué dans la demande no 6 modifiée une deuxième fois qui a été présentée au motif qu’il y avait abus, Kruger avait maintenu jusqu'à la fin de 1981 une politique à peu près raisonnable à l'égard des dividendes. À cause d'un différend qui est survenu en 1982 et qui a abouti à l'introduction d'une action judiciaire aux Bahamas à l'égard d'un présumé manquement à une obligation de représentant dans la gestion de la fiducie familiale de Bernard J. Kruger, Kruger a décidé de ne pas payer de dividende en 1982. Elle a invoqué la situation économique mondiale et l'incertitude qui régnait dans l'industrie canadienne des pâtes et papiers. Toutefois, cette année-là, Kruger a réalisé un bénéfice de 12 800 000 $. En 1983, la société a recommencé à verser des dividendes mais, de l'avis de Kruco, leur montant était minime.

[30] De l'avis de M. Sheppard, il était légitimement possible de s'attendre à ce que Kruco obtienne de la Cour supérieure du Québec une ordonnance portant qu'un dividende spécial de 2 $ l'action devait être déclaré et que Kruger devait payer des dividendes à l'avenir. Toutefois, M. Sheppard ne s'attendait pas à ce que la Cour ordonne le paiement de pareils dividendes pour une période de plus de deux ou trois ans. Comme nous pouvons le voir, si Kruco avait eu gain de cause dans la demande de redressement qu'elle avait présentée en vertu de l'article 234 de la LSCC, elle n'aurait bénéficié de cet avantage qu'à court terme. Rien ne montre en l'espèce qu'elle aurait obtenu un avantage durable.

[31] Je ne crois pas que Kruco essayait d'obtenir un droit qu'elle ne possédait pas antérieurement. En sa qualité d'actionnaire, elle avait droit aux dividendes lorsqu'ils étaient déclarés par le conseil d'administration. En vertu de la LSCC, les actionnaires sont protégés si un acte ou une omission de la société aboutit à une situation qui est abusive ou injustement préjudiciable à leurs intérêts. En présentant une demande en vue d'obtenir un redressement en cas d’abus, Kruco exerçait simplement le droit qui lui était reconnu par une loi, soit le droit d'être traitée équitablement par la société dont elle était l'actionnaire. Je ne crois pas qu'une ordonnance de la Cour aurait créé en faveur de Kruco un droit que cette dernière ne possédait pas déjà.

[32] Je conclus donc que les frais juridiques et professionnels que Kruco a engagés en vue de recevoir un dividende spécial de 2 $ l'action et de faire en sorte qu'il soit ordonné à la société de payer un dividende correspondant à 40 p. 100 de ses bénéfices nets pendant deux ou trois ans ne constituaient pas des dépenses en capital. Je crois que cette conclusion est conforme à la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Evans v. M.N.R.,60 DTC 1047, et ce, même si les faits sont légèrement différents. Dans cette affaire-là, la Cour suprême du Canada a statué qu'une contribuable avait le droit de déduire les frais juridiques qu'elle avait engagés en vue de confirmer son droit à un revenu viager annuel versé par la succession de feu son beau-père. Dans ce cas-ci, si Kruger avait eu gain de cause, l'ordonnance de la Cour supérieure ne lui aurait pas conféré un nouveau droit, et l'avantage n'aurait pas été durable. Si Kruco avait eu gain de cause, elle aurait reçu un revenu additionnel. Par conséquent, cette procédure est davantage de la nature d'une procédure en vue du recouvrement d'un revenu qu'une procédure visant à établir un nouveau droit de recevoir pareil revenu.

[33] Je ne crois pas que le fait que le résultat obtenu est différent de celui qu’on a cherché à obtenir importe en l'espèce. Ce n'est qu'à la toute dernière minute que Kruco a accepté que ses actions soient rachetées par Kruger. Étant donné qu'une prime élevée7 — de 5 241 094 $ — avait été facturée à Kruco, ma première réaction a été d'attribuer une partie de ces frais à la disposition des actions. Je soupçonnais que cette prime tenait compte du résultat obtenu, soit le paiement d'une somme de 99 000 000 $ à l'égard des actions détenues par Kruco.

[34] Toutefois, réflexion faite, je crois qu'il ne serait pas approprié, du moins dans ce cas-ci, de conclure que les frais juridiques qui ont été facturés par le cabinet de M. Sheppard doivent en partie être traités comme une dépense en capital engagée afin de disposer des actions ordinaires détenues par Kruco. Dans l'exposé conjoint des faits, les deux parties ont convenu que la demande que Kruco avait présentée visait principalement à lui permettre d'obtenir le paiement d'un dividende et non à disposer des actions. Les deux parties convenaient que les « redressements subsidiaires » demandés à l’égard de l'abus commis par Kruger à l'endroit de Kruco ont été ajoutés pour des raisons tactiques. Kruco et ses actionnaires savaient fort bien que les actionnaires majoritaires n'accepteraient jamais que les actions de Kruco fassent l’objet d’un appel public à l’épargne. Par conséquent, la tentative, par exemple, qui a été faite pour que Lévesque, Beaubien place les actions en bloc était vouée à l'échec, du moins en ce qui concerne cet appel public à l’épargne. On voulait simplement exercer des pressions sur Kruger pour qu'elle paie un dividende plus élevé.

[35] Étant donné que les deux parties ont convenu que Kruco cherchait principalement à contraindre Kruger à payer des dividendes plus élevés et étant donné que le cabinet de M. Sheppard avait fourni presque tous ses services dans ce but, je ne puis conclure que les honoraires et débours de M. Sheppard, qui s'élevaient à 7 658 938 $, se soient rapportés à autre chose qu'à l'obtention d'une ordonnance contraignant Kruger à déclarer des dividendes. M. Sheppard a déclaré que son cabinet n'avait pas participé à la négociation du règlement définitif et qu'il avait eu un rôle secondaire dans l'exécution du règlement. Il a déclaré que son rôle consistait principalement à faire approuver par le juge de la Cour supérieure le règlement négocié par les parties elles-mêmes et à mettre fin à la demande dont la Cour supérieure avait été saisie.

[36] Même si, dans le montant final des frais juridiques facturés par le cabinet de M. Sheppard, il était peut-être tenu compte du résultat obtenu, soit la vente des actions à Kruger pour la somme de 99 000 000 $, cela ne change rien au fait que ces services ont été fournis et que Kruco a engagé les frais juridiques y afférents afin d'obtenir un dividende plus élevé8.

[37] Rien ne montre non plus que les frais facturés par le cabinet de M. Sheppard se soient rapportés à des procédures judiciaires engagées aux Bahamas et au Panama. Par conséquent, après avoir effectué une « appréciation saine de toutes les caractéristiques directrices » des frais juridiques et des débours versés au cabinet de M. Sheppard, je conclus que Kruco a engagé ces frais et débours en vue de recouvrer des dividendes et que ces frais et débours n'étaient pas imputables au capital et sont pleinement déductibles.

[38] Les parties ont identifié des frais de 114 773 $ comme ayant été engagés à l'égard de la fiducie familiale de Bernard J. Kruger. À mon avis, Kruco n'a pas engagé ces frais afin de réaliser un revenu. Elle ne les a pas engagés afin d'augmenter le montant du dividende. Elle les a engagés à l'égard de procédures qui avaient été engagées avant que le présumé abus soit commis par Kruger et avant que cette dernière décide de ne pas payer de dividende en 1982 et de réduire de beaucoup le montant du dividende par la suite. De fait, il semblerait que les poursuites judiciaires aux Bahamas aient peut-être amené Kruger et son actionnaire majoritaire à cesser de payer un dividende raisonnable aux actionnaires. En outre, je ne puis voir quel serait l'avantage pour Kruco de poursuivre l'action judiciaire aux Bahamas. Il me semble qu'il était plus avantageux pour Bernard J. Kruger et pour sa famille de le faire. C'étaient les membres de la famille de M. Bernard J. Kruger qui étaient les bénéficiaires de cette fiducie, et non Kruco. Kruco ne peut donc pas déduire les frais juridiques de 114 773 $.

[39] En ce qui concerne les autres frais juridiques et professionnels et les autres débours mentionnés à l'onglet 2 de la pièce A-1, la plupart représentent des dépenses qui peuvent être associées aux actions en justice que Kruco avaient intentées afin d'exercer des pressions sur Kruger, comme il en est fait mention aux paragraphes 18 et 21 à 25 de l'exposé conjoint des faits. Ces dépenses sont donc semblables aux frais juridiques versés au cabinet de M. Sheppard et elles seraient elles aussi déductibles dans le calcul du revenu de Kruco.

[40] Toutefois, il y a d'autres frais que je ne puis associer aux « autres procédures judiciaires et administratives mentionnées au paragraphe 18 » . Cela comprend les dépenses relatives aux déclarations de D'Empaire Reyna, Azolay & Co., concernant « la société de transport maritime affiliée à Kruger, au Venezuela » , d'Arosemena, Noriega & Castro concernant « la filiale de Kruger au Panama » , de Davidoff & Bagnouci concernant « la commission rogatoire se rapportant à Kruger » de Poulin, Barbe, Corbeil et Rado, déclaration à l'égard de laquelle aucune description n'a été donnée, et de Lette et associés concernant « la demande de Kruger en vue de la création d'une commission rogatoire » . Étant donné que je ne sais pas ce à quoi se rapportent ces frais juridiques, je ne vois pas ce sur quoi je pourrais me fonder pour les admettre. Ces frais s'élèvent en tout à 4 147 $ pour l'année 1984, à 2 854 $ pour l'année 1986, à 761 $ pour l'année 1988 et à 27 396 $ pour l'année 1989, soit 35 158 $ en tout. Le montant total des dépenses dont la déduction a été refusée pour le motif qu'elles se rapportent à la fiducie familiale de Bernard J. Kruger et à des fins inconnues s'élève à 149 931 $.

[41] Pour les motifs susmentionnés, les appels que Kruco a interjetés sont admis; les déterminations de pertes et les cotisations sont déférées au ministre pour nouvel examen, nouvelle détermination et nouvelle cotisation en tenant compte du fait que Kruco a le droit de déduire les montants suivants dans le calcul de son revenu : 68 480 $ pour l'année 1984, 188 657 $ pour l'année 1985, 467 576 $ pour l'année 1986, 359 159 $ pour l'année 1987, 387 660 $ pour l'année 1988 et 7 990 720 $ pour l'année 1989. La déduction est refusée à l'égard des montants suivants : 4 147 $ pour l'année 1984, 13 627 $ pour l'année 1985, 5 954 $ pour l'année 1986, 57 855 $ pour l'année 1987, 5 191 $ pour l'année 1988 et 63 157 $ pour l'année 1989.

[42] Les frais sont adjugés à Kruco.

Signé à Ottawa, Canada, ce 20e jour d'avril 1998.

« Pierre Archambault »

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 16e jour de juillet 1998.

Benoît Charron, réviseur



1            Il y avait des erreurs d'addition à l'onglet 2 de la pièce A-1. Les chiffres initiaux étaient 473 440 $, 430 049 $ et 9 649 291 $.

2            Ce chiffre est tiré du paragraphe 19 de l'exposé conjoint des faits.

3            0,324926, soit 3 627 100/11 162 836. Le nombre estimatif total d'actions ordinaires émises par Kruger était de 11 162 836, le dividende de 5 581 418 $ déclaré en 1986 étant divisé par 0,50 $, soit le dividende versé pour chaque action.

4            [0,324926 *0,4 * (2)]

5            [0,324926 * (1)]

6            Cela n'est pas exact étant donné qu'on a inclus dans ce nombre les débours, à l'égard desquels aucune explication détaillée ne figure dans la preuve. En 1988, les débours, facturés et non facturés, s'élevaient apparemment à 153 000 $ (voir la pièce A-2, onglet 3, page 4).

7            Ou, comme l'a dit M. Sheppard, « un multiple du taux horaire » .

8            Il importe de noter que ce montant représente environ 32 p. 100 du dividende (23 681 872 $) que Kruco aurait pu recouvrer si elle avait eu gain de cause dans sa demande principale.

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