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Date: 19990401

Dossier: 97-1251-IT-G

ENTRE :

R. REUSSE CONSTRUCTION CO. LTD.,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Rendus oralement à l’audience à Toronto (Ontario), le 11 février 1999.

Le juge Bonner, C.C.I.

[1] Il s’agit d’un appel de la cotisation d’impôt sur le revenu pour l’année d’imposition 1994 de l’appelante. La question en litige consiste à savoir si la somme de 1 250 000 $ versée à l’appelante, une propriétaire, par une locataire à la suite de la violation, par cette dernière, des conditions du bail constitue une recette en capital ou un revenu d’entreprise ordinaire.

[2] L’appelante est propriétaire d’un certain nombre d’immeubles commerciaux qu’elle loue à des locataires. Un de ces immeubles était une tour à bureaux située au 100 Allstate Parkway, à Markham (Ontario) ” Cet immeuble était grevé d’une hypothèque de premier rang en faveur de Manufacturers Life Insurance Company, que je désignerai dorénavant par le sigle “ ML ”.

[3] Le 13 septembre 1988, l’appelante a loué une partie considérable de l’immeuble à la Family Trust Corporation, que je désignerai dorénavant par le sigle “ FT ”. La durée du bail était de dix ans; le loyer annuel était 414 616 $ pour les cinq premières années, et 530 067 $ pour les cinq années suivantes.

[4] En avril 1993, FT a résilié son bail, quitté les lieux et cessé de payer le loyer. L’appelante, conformément à ses obligations en vertu de l’hypothèque, a informé ML que sa locataire principale, FT, avait donné avis qu’elle ne se conformerait plus aux conditions du bail.

[5] L’appelante, faisant face à une importante diminution de son revenu de location de l’immeuble, a réduit ses paiements hypothécaires mensuels à ML. Elle a souligné dans la correspondance échangée avec ML que celle-ci détenait un bloc d’actions considérable de FT. Elle a tenté de renégocier l’hypothèque. ML a expliqué qu’il n’entrait pas dans sa politique de renoncer au paiement des intérêts ou du capital, et elle a affirmé qu’il n’y avait aucun rapport entre sa condition de créancière hypothécaire et celle d’investisseur dans FT. Après de nombreuses négociations, une entente a été conclue aux termes de laquelle les arriérés de l’hypothèque ont été capitalisés, la durée a été prorogée et les paiements mensuels ont été réduits aux intérêts seulement. Le taux d’intérêt a aussi été réduit, permettant ainsi à l’appelante d'épargner environ 1 000 000 $ pendant la durée de la nouvelle hypothèque. Pour l’instant tout au moins, le problème de rentrée de fonds causé par l’arrêt des paiements des loyers de FT a été réglé.

[6] Quelque temps avant la renégociation de l’hypothèque, l’appelante avait intenté une action auprès de la Cour de l’Ontario (Division générale) contre FT et son président, M. Thomas Shea. Le redressement recherché dans la déclaration comprenait ce qui suit :

1. Des dommages-intérêts de 5 000 000 $ pour le loyer que doit la défenderesse à la demanderesse pour la partie non encore expirée de la durée du bail.

2. Des dommages-intérêts de 6 000 000 $ pour la diminution de la valeur de l’immeuble due à la résiliation et aux violations du bail par la défenderesse. ML n’était pas défenderesse dans l’action, mais Reinhardt Reusse, le président de l’appelante, a menacé de poursuivre ML au motif qu’elle aurait comploté avec FT dans le but de causer du tort à l’appelante.

[7] Au cours des interrogatoires préalables dans le cadre du procès Reusse-FT, un dirigeant de ML a proposé un règlement. À la suite d’offres et de contre-offres , on en est arrivé à un règlement aux termes duquel l’appelante devait toucher 1,25 $ millions. Le paiement a été effectué et l’appelante, FT, son président Thomas Shea, ML et Manulife Financial Holdings Limited ont signé une renonciation formelle réciproque à toutes les revendications découlant d’une part, du bail de septembre 1988 conclu entre l’appelante et FT et, d’autre part, des questions litigieuses soulevées, ou qui auraient pu être soulevées, dans le cadre de l’action. Très tôt après le règlement, ML a augmenté à 100 p. 100 sa participation dans FT.

[8] Dans sa déclaration d’impôt, l’appelante a traité le paiement de 1,25 $ millions comme représentant une réduction de la fraction non amortie du coût en capital d’un bien amortissable décrit à la catégorie 3 de l’annexe II du Règlement de l’impôt sur le revenu, c’est-à-dire l’immeuble.

[9] Le ministre du Revenu national a inclu le paiement dans le calcul du revenu de l’appelante pour 1994. Il a agi de la sorte pour le motif suivant, tiré de la réponse à l’avis d’appel :

[TRADUCTION]

e) l’indemnité touchée par l’appelante pour la résiliation prématurée du bail par FT remplaçait la perte des bénéfices futurs qu'elle aurait tirés de la location des locaux;

L’appelante plaide que comme conséquence directe de la résiliation, et je la cite :

[TRADUCTION]

Comme conséquence directe de la résiliation et de la violation du bail par FT et de la complicité de ML à cet égard, la valeur de l’immeuble a baissé considérablement. Le montant représentant la perte de valeur de l’immeuble, et, par conséquent, la perte de valeur du placement hypothécaire de ML dans l’immeuble, est supérieur au montant du paiement.

[10] L’appelante a tout d’abord tenté de faire valoir la position qu’elle avait prise dans sa déclaration d’impôt en se fondant sur l’article 80 de la Loi de l’impôt sur le revenu. Elle a renoncé à cette position à l’audition de l’appel.

[11] À l’audience, l’appelante a soutenu que le paiement en cause devait être considéré comme fait à titre de capital parce qu’il servait à compenser la diminution de la valeur de l’immeuble.

[12] Une volumineuse jurisprudence porte sur le traitement fiscal de l’indemnité versée pour la résiliation prématurée des contrats commerciaux. On trouve un condensé très utile des principes fondamentaux applicables aux affaires de ce genre dans les motifs du jugement du juge Strayer, tel était alors son titre, dans l’arrêt Canadian National Railway Co. v. The Queen, [1988] 2 C.T.C. 111. Dans cette affaire, la contribuable, qui exploitait une entreprise de transport de marchandises, avait conclu un contrat avec un client pour le transport routier et ferroviaire de marchandises. Le client n’avait pas respecté les conditions minimales de poids prévues au contrat. La contribuable a exercé des pressions sur le client, qui a alors mis fin au contrat et a versé une indemnité à la contribuable pour la rupture. Il a été statué que l’indemnité en cause constituait un revenu ordinaire. À la page 114, le juge Strayer a déclaré :

Il existe une abondante jurisprudence sur la question de savoir si l’indemnité versée à l’occasion de la résiliation d’une entente commerciale constitue un paiement de capital ou un revenu. Dans une large mesure, chaque affaire dépend de ses propres faits. Il me semble qu’il existe deux aspects dont la cour doit tenir compte lorsqu’elle examine une pareille situation rétrospectivement : le paiement avait-il pour objet de remplacer un capital ou un revenu, et, que l’on puisse ou non déterminer avec certitude cet objet, ce paiement a-t-il eu pour effet de remplacer un capital ou un revenu? Il me semble qu’il s’agit d’un critère à deux volets, parce qu’il se peut qu’on ne puisse discerner l’objet ou qu’on ne puisse le discerner avec certitude, en ce sens que les parties à un règlement ne devraient pas, en énonçant incorrectement l’objet véritable, décider des conséquences fiscales de la réception d’une telle indemnité. Il est donc nécessaire d’examiner tant l’objet que l’effet.

En ce qui concerne l’objet, la question essentielle consiste à déterminer ce que l’indemnité – qu’elle soit versée aux termes d’un contrat, d’une décision judiciaire d’accorder des dommages-intérêts, ou autrement – vise à remplacer.

[13] Dans sa plaidoirie, l’avocat de l’appelante a soutenu que le paiement avait été fait par ML et non par la locataire FT. Les faits à cet égard sont plutôt confus. La renonciation officielle parle d’un paiement effectué par ML à l’appelante, comme le fait une partie de la correspondance échangée. D’autre part, le chèque remis à l’appelante en paiement de la somme en question a été émis par FT. Le paiement peut avoir été financé par ML, mais aucun représentant de ML ni de FT n’a témoigné pour prouver ce fait. ML qui, comme je l’ai noté, a acquis la totalité des actions de FT quelques jours après le règlement, a pu être l’instigatrice de ce dernier. Mais le fait essentiel demeure que ce qui s’est réglé, c’est un ensemble de demandes découlant des manquements de FT à ses obligations en vertu du bail.

[14] Reinhardt Reusse, directeur général de l’appelante, a clairement dit dans son témoignage que ce qu’il recherchait, c’était d’être indemnisé pour la diminution de la valeur de l’immeuble consécutive au départ de la locataire principale FT. Et je n’ai aucun doute que c’était sa demande pour le compte de l’appelante, ou tout au moins l’une de ses demandes.

[15] Il va de soi, je crois, que la perte de revenu consécutive au départ de la principale locataire, c’est-à-dire FT, aurait une incidence défavorable sur la valeur de l’immeuble, tout au moins en attendant un autre locataire. Cette incidence défavorable pourrait, je crois, être de longue durée si, au cours de la période pendant laquelle l’appelante était contrainte de chercher un nouveau locataire pour les locaux occupés précédemment par FT, les mauvaises conditions du marché la forçaient à louer à des loyers inférieurs pour une durée allant au-delà de celle prévue au bail de FT. La principale difficulté qu’il y a, toutefois, à qualifier le paiement en cause d’indemnité pour la perte de valeur de l’immeuble, c’est que la perte n’était que l’un de plusieurs chefs de dommages-intérêts exposés dans l’action. Aucune élément de preuve ne rattache le paiement en cause à une baisse de valeur de l’immeuble plutôt qu’à aucun autre des chefs de dommages-intérêts.

[16] Il est difficile d’imaginer que ML, en qualité de créancière hypothécaire, se croirait tenue de dédommager l’appelante, en tant que débitrice hypothécaire, de la diminution de valeur de l’immeuble hypothéqué, simplement parce que sa valeur avait baissé. Il est, à mon sens, plus logique de conclure que le paiement reconnaissait la cause fondamentale de la perte de valeur de l’immeuble, soit le défaut de FT de payer le loyer auquel elle était tenue en vertu du bail. Bref, la théorie selon laquelle le paiement visait à indemniser l’appelante pour la perte de valeur de son immeuble était peu vraisemblable et non étayée par la preuve.

[17] Il incombait à l’appelante de prouver le fondement factuel de son action et, à mon avis, elle ne l’a pas fait. Je note que l’appelante, sans aucune explication, n’a fait témoigner aucun dirigeant de FT ni de ML pour expliquer le motif ou l’objectif du paiement. L’appelante a cité le docteur L.S. Rosen, expert en comptabilité judiciaire, qui a témoigné qu’à son avis, le paiement devrait être considéré comme étant fait à titre de capital. Selon le docteur Rosen, ce traitement s’impose en vertu des principes comptables généralement reconnus (“ P.C.G.R. ”). Il a dit ceci :

[TRADUCTION]

À mon avis, étant donné l’importance de l’enjeu commercial, lorsque le doute est grand quant à savoir si une somme reçue constitue un paiement de capital ou un revenu, la prudence dicte de ne pas pencher du côté du revenu. Aller dans l’autre sens et créditer toute la somme de 1 250 000 $ en tant que revenu entraîne des conséquences considérables, que j’estime ne pas être souhaitables pour les usages commerciaux canadiens.

Il a dit plus loin que :

[TRADUCTION]

La comptabilité a la réputation ancienne et bien justifiée de “ pécher ” en faveur de la non déclaration d’un paiement en tant que revenu, sauf en présence de preuves convaincantes, . . .

Et il a conclu :

[TRADUCTION]

À mon avis, étant donné que les faits dont j’ai connaissance ne sont aucunement clairs, la comptabilité qui applique les P.C.G.R. en particulier ne favoriserait pas la déclaration des 1 250 000 $ en tant que revenu. La qualification de la totalité de cette somme en tant que revenu ne tient pas compte de la perte de valeur d’un bien immobilisé imputable au défaut d’une location constante. Encore plus important, qualifier de revenu les 1 250 000 $ ouvre la porte aux dangers de fraude du type Ponzi et va à l’encontre de l’essentiel des efforts des P.C.G.R. de ne pas mélanger ni confondre capital et revenu.

[18] Ce raisonnement ne me convainc pas. Le docteur Rosen n’a cité aucun ouvrage faisant autorité au sujet des P.C.G.R. qui étaye son point de vue. En outre, les P.C.G.R. ne sont pas pertinents lorsqu’il s’agit de déterminer si un paiement est fait à titre de revenu ou de capital, et à cet égard je renvoie aux arrêts IKEA Limited v. the Queen, 98 DTC 6092 et Symes v. Canada [1993] 4 R.C.S. 695.

[19] Finalement, en ce qui concerne le témoignage du docteur Rosen, je répète que l’appelante a plaidé le fait que le paiement était une indemnité pour la perte de valeur de l’immeuble. Il lui incombait donc de prouver ce fait selon la prépondérance des probabilités. Elle ne l’a pas fait, et les principes comptables ne peuvent renverser les règles ordinaires en matière de preuve qui régissent la conduite d’un procès. Celui qui affirme quelque chose doit en faire la preuve.

[20] J’estime que l’effet du paiement est évident. Il a indemnisé l’appelante en partie pour le défaut de FT de payer un loyer comme elle y était tenue en vertu du bail. Cela est le vide, à mon avis, que le paiement a comblé. C’était une perte de revenu ordinaire pour l’entreprise de l’appelante.

[21] L’appel est par conséquent rejeté avec dépens.

Signé à Ottawa, Canada, ce 1er avril 1999.

“ Michael J. Bonner ”

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 20e jour de janvier 2000.

Benoît Charron, réviseur

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