Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

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Date: 19990107

Dossier: 96-1630-IT-I

ENTRE :

BRIAN J. P. YOUNG

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.


Appel entendu le 4 décembre 1997 à Edmonton (Alberta) par l'honorable juge M. A. Mogan

Motifs du jugement

Le juge Mogan, C.C.I.

[1] Au cours des années d'imposition 1991, 1992 et 1993, l'appelant occupait un emploi à plein temps dans une usine pétrochimique située en Alberta et exploitait également une ferme. Dans chacune de ces années, l'appelant avait gagné un revenu d'emploi d'environ 70 000 $, tandis que l'exploitation agricole subissait des pertes d'environ 20 000 $. Dans le calcul de son revenu pour ces trois années, l'appelant avait déduit de son revenu d’emploi la totalité de ses pertes agricoles. Le ministre du Revenu national avait établi à l'égard des trois années une cotisation d'impôt refusant la déduction de la totalité des pertes agricoles mais accordant à l'appelant la déduction d’une perte agricole restreinte en vertu du paragraphe 31(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu. Le contribuable s'étant opposé à ces cotisations, le ministre a admis la déduction de la totalité de la perte agricole pour l'année 1993 mais a ratifié les cotisations portant sur les années 1991 et 1992 au motif que l'appelant pouvait uniquement déduire la perte agricole restreinte. L'appelant a interjeté appel de ces deux cotisations sous le régime de la procédure informelle.

[2] En autorisant la déduction de la perte agricole restreinte pour les années 1991 et 1992, le ministre reconnaissait que pour l'appelant l’agriculture constituait bel et bien une entreprise et non pas un passe-temps. En d'autres termes, le présent appel ne porte pas sur la question de l'“ attente raisonnable de profit ”. La seule question est de savoir si le revenu de l'appelant en 1991 et en 1992 provenait principalement de l'agriculture ou d'une combinaison de l'agriculture et de quelque autre source au sens du paragraphe 31(1) de la Loi. La Cour d'appel fédérale a au cours des dernières années été saisie de plusieurs affaires importantes dans lesquelles elle a interprété et appliqué le paragraphe 31(1). Dans la cause The Queen v. Poirier, 92 DTC 6335, la cour a rendu un bref jugement unanime dans lequel il était déclaré ce qui suit à la page 6336 :

[...] Il est également bien établi, désormais, que pour pouvoir statuer que le revenu d'un contribuable provient principalement de l'agriculture, il faut pouvoir conclure que l'agriculture a plus d'importance que l'autre source de revenu; les critères à examiner sont notamment le temps consacré, les capitaux engagés et la rentabilité présente et future. [...]

[3] Avant de tenter de faire la comparaison que cela implique, il est nécessaire d'examiner les circonstances dans lesquelles l'appelant exerçait son emploi tout en exploitant sa ferme. L'appelant est né en 1954 dans une ferme mixte située au nord-est de Prince Albert (Saskatchewan). En 1966, alors qu'il était âgé de 12 ans, sa famille a déménagé en Alberta, s’installant par la suite dans une autre ferme mixte près de Joffre, qui est à 12 milles environ à l'est de Red Deer. Pendant les années où il allait à l’école, au collège et à l'université, l'appelant passait ses week-ends dans la ferme familiale et se libérait pour certaines activités comme les semailles et la moisson. Une fois ses études terminées, il avait l'intention de devenir agriculteur, mais les prix des céréales étant élevés durant les années 70, la valeur des terres était également élevée. Vers la fin des années 80, les prix des céréales et d’autres produits agricoles ayant de façon générale baissé, les terres ont également perdu de leur valeur. Par exemple, des terres situées près de Joffre se vendant 1 200 $ l'acre au cours des années 70 se vendaient environ 600 $ l'acre en 1988.

[4] En 1988, l'appelant était marié et père de trois enfants nés en 1979, 1982 et 1987. Sa conjointe et lui ont acheté cette année-là un quart de section de terre (160 acres) près de Joffre, soit seulement un mille à l'ouest de la ferme exploitée par le père et le frère de l'appelant. Le quart de section était ce que l'appelant a appelé une terre nue parce qu’il ne s’y trouvait aucun bâtiment ni aucune clôture. L'appelant a payé le terrain 112 000 $, soit 700 $ l'acre, prix que l'appelant et sa conjointe ont acquitté en versant un acompte de 26 000 $, tiré du produit de la vente de leur maison située en ville, et en obtenant un prêt hypothécaire de 86 000 $. Dans l'année qui a suivi, l'appelant y a construit une résidence pour sa famille, ce qui lui a coûté 82 000 $, et il a effectué ses premières semailles en 1989. Comme il était à court d'argent, l'appelant avait l'intention d'emprunter à son père et à son frère tout le matériel nécessaire aux fins de l'exploitation de sa nouvelle ferme.

[5] L'appelant avait un emploi chez Novacor Chemicals Ltd. (“ Novacor ”), travaillant dans une usine située à trois milles à l'est de sa ferme. Il était directeur de zone en matière d’urgences et coordonnait en cette qualité les interventions en cas d’urgence. Il ne s'occupait pas des urgences au sens traditionnel du terme, c'est-à-dire qu'il n'était ni pompier ni technicien médical d'urgence. Son travail consistait à coordonner les activités opérationnelles au sein de Novacor de façon à minimiser les dérangements des activités de l'usine, soit les événements qui pouvaient nécessiter une intervention d'urgence. Selon l'appelant, il avait de l'expertise en ce qui concerne le site de l'usine et on lui faisait confiance pour ce qui est de la gestion des situations d'urgence du point de vue opérationnel et médical et de la prévention des pertes. Au fond, son travail consistait à gérer les situations d'urgence.

[6] Durant l'année civile 1991, l'appelant faisait trois postes de travail de 12 heures, soit les lundis, mardis et mercredis. Il ne travaillait donc que ces 36 heures par semaine pour Novacor. Il était libre de travailler à la ferme le reste du temps. En 1992, ses fonctions chez Novacor ayant changé, il avait une semaine de travail normale de 40 heures, soit 8 heures par jour, du lundi au vendredi. L'appelant a toutefois insisté sur le fait que le poste qu'il occupait cette année-là était axé sur les résultats et non sur le temps. Il n'était pas astreint à des postes de travail particuliers ni à un horaire de travail précis. Ses huit heures de travail quotidiennes, il pouvait les choisir. En contre-interrogatoire (transcription, p. 56), l'appelant a convenu qu'il avait travaillé à la ferme en moyenne cinq heures par jour en 1991 et en 1992, pour une moyenne de 35 heures par semaine. Par conséquent, durant les deux années visées par les appels, l'appelant travaillait à peu près autant d'heures à la ferme que chez Novacor.

[7] En 1991, l'appelant cultivait environ 145 acres d'orge sur son quart de section. Avant d'effectuer les semailles, à la mi-mai, l'appelant faisait des labours. Il empruntait le matériel de son frère aussi bien pour l'ensemencement que pour la moisson de l'orge, qui avait lieu à l'automne. L'orge se vendait environ 1,25 $ le boisseau en 1991, comparativement à 3 $ le boisseau environ à la fin de 1997. En 1992, l'appelant abandonnait la culture de l'orge pour se consacrer à la culture des fèves et du colza canola, mais il a perdu une partie de sa récolte par suite des mauvaises conditions météorologiques cet été-là. Figure ci-après un tableau établi d'après les pièces A-1 à A-7, indiquant le revenu tiré par l'appelant de son emploi et les résultats de l'exploitation agricole pour les années 1991 à 1996.

Source 1991 1992 1993 1994 1995 1996

Emploi 75 542 $ 67 580 $ 70 652 $ 72 802 $ 76 096 $ 78 626 $

Revenus agricoles 15 539 11 590 38 810 40 953 40 004 52 927

Dépenses agricoles 37 685 30 435 65 079 63 887 64 882 69 115

Pertes agricoles 22 146 18 845 26 269 22 934 24 878 16 188

[8] En 1991, l'appelant et sa conjointe ont décidé d'abandonner la culture des céréales pour se consacrer à l'élevage des chevaux arabes. Dans les deux années qui ont suivi, ils se sont renseignés sur la reproduction, l'élevage et l'entraînement des chevaux arabes. En 1993, ils ont construit un imposant bâtiment mesurant 185 pieds sur 65. À l'avant du bâtiment, on trouvait une écurie avec 12 stalles à chevaux, une sellerie pour les boîtes d’articles de sellerie et une salle de bain. À l'autre extrémité, il y avait un manège chauffé où on pouvait entraîner les chevaux pendant l'hiver. La construction de ce bâtiment a coûté environ 130 000 $, mais les installations n'ont pu recevoir des chevaux qu'en octobre 1993. Ce changement de destination de la ferme de l'appelant en 1993 a pu inciter le ministre à permettre la déduction de la totalité de la perte agricole pour cette année-là. Cela n'est que conjecture de ma part, parce qu'aucun élément de preuve n'a été produit quant au raisonnement du ministre. Quoi qu'il en soit, je suis appelé à trancher la question de la “ principale source de revenu ” pour les années 1991 et 1992 uniquement.

[9] Comme la Cour d'appel fédérale le déclarait dans le passage précité tiré de l'arrêt Poirier, je dois examiner des facteurs tels que le temps consacré, les capitaux engagés et la rentabilité présente et future. J'ai déjà conclu, dans le paragraphe 6 ci-dessus, que l'appelant travaillait à peu près autant d'heures à la ferme que chez Novacor en 1991 et en 1992. Avant d'examiner les deux autres facteurs (soit les capitaux engagés et la rentabilité), je me laisserai guider par une décision plus récente de la Cour d'appel fédérale, à savoir Canada c. Donnelly (C.A.), [1998] 1 C.F. 513, où le juge Robertson déclarait ce qui suit à la page 520 :

Pour déterminer si l'agriculture est la principale source de revenu d'un contribuable, il faut établir une comparaison favorable entre cette source de revenu et l'autre source de revenu du contribuable sous l'angle des capitaux investis, du temps consacré à chacune et de la rentabilité présente et future. Il s'agit d'un critère à la fois relatif et objectif. Ce n'est pas une simple question de proportion. Ces trois facteurs doivent être soupesés et aucun d'eux n'est décisif. Malgré tout, il ne saurait y avoir de doute que le facteur de la rentabilité est le principal obstacle auquel se heurtent les contribuables qui cherchent à convaincre les tribunaux que l'agriculture est leur principale source de revenu. Il en est ainsi parce que les contribuables ont la charge de prouver que le revenu net qu'ils pourraient raisonnablement s'attendre de tirer de l'agriculture est considérable par rapport à leur autre source de revenu: il s'agit invariablement d'un revenu d'emploi ou de profession libérale. Si la règle de droit était différente, la Cour de l'impôt n'aurait aucun moyen d'établir une comparaison entre les montants relatifs censés être tirés de l'agriculture et de l'autre source de revenu, ainsi que le prévoit l'article 31 de la Loi. [...]

[10] Pour ce qui est du capital engagé, l'appelant et sa conjointe ont acheté en 1988 un quart de section de terre nue pour la somme de 112 000 $, investissant eux-mêmes des capitaux de 26 000 $ et obtenant un prêt hypothécaire de 86 000 $. Ils ont presque aussitôt construit une maison qui leur a coûté 82 000 $. Si je répartis le coût de la terre entre la maison (au plus une acre) et la ferme (159 acres), puis si j'ignore l'infime partie du coût attribuable à la maison, on constate que l'appelant et sa conjointe ont investi 26 000 $ seulement de leurs propres fonds et 86 000 $ de capitaux empruntés dans la ferme au moment de la conclusion de la vente vers la fin de 1988. Outre le fait de la construction de clôtures, il n'y a aucune preuve établissant qu'on a construit quoi que ce soit d'autre sur la terre avant l'été et l'automne 1993, lorsque le bâtiment abritant l’écurie et le manège a été construit. En d'autres termes, au cours des années 1991 et 1992, le seul capital d'importance que l'appelant et sa conjointe ont engagé dans l'agriculture se rapportait au coût de la terre nue. Puisque l'autre source de revenu de l'appelant était un emploi et non une entreprise ou l'exercice d'une profession libérale, ce dernier n'y avait engagé aucun capital. Considéré isolément, le facteur capital engagé milite en faveur de l'agriculture comme “ principale source ”, mais un emploi, de par sa nature, ne nécessite de la part d'un employé aucun investissement de capital.

[11] À mon avis, lorsqu'un contribuable exploite une ferme en tant qu'entreprise (et non en tant que passe-temps) et cherche à déduire la totalité de sa perte agricole du revenu provenant de quelque autre source, le critère du capital engagé est moins pertinent si l'autre source de revenu est un emploi qui ne nécessite aucun investissement de capitaux. Pour qu'une comparaison valable soit possible, chaque source de revenu devrait nécessiter l'investissement de capitaux quelconques, comme c'est le cas pour une entreprise active, pour l'exercice d'une profession ou pour l'acquisition de biens immeubles ou de valeurs mobilières. Sinon, un particulier gagnant un salaire de 500 000 $ pourrait facilement créer en sa faveur une “ principale source ” en achetant une ferme pour la somme de 100 000 $. La Cour d'appel fédérale a déclaré dans l'arrêt Donnelly que les trois facteurs doivent être soupesés et qu'aucun d'eux n'est décisif. Je soupèse donc les trois facteurs mais j'accorde relativement peu de poids au facteur capital engagé pour ce qui est des années 1991 et 1992.

[12] La rentabilité est le facteur qui constitue pour l'appelant la pierre d'achoppement. Il est vrai que sa ferme a subi des pertes au cours de chacune des années 1991 à 1996. Je ne m'intéresse toutefois qu'aux années 1991 et 1992. Les montants les plus importants pour ces deux années sont les revenus bruts tirés de l'exploitation de la ferme, soit 15 539 $ en 1991 et 11 590 $ en 1992. Voir le tableau figurant au paragraphe 7 ci-dessus. Même si l'appelant n'avait fait aucune dépense agricole en 1991 et en 1992 et si ses revenus agricoles bruts représentaient des purs profits, ces profits théoriques n'équivaudraient en 1991 qu'à 20 pour 100 de son revenu d'emploi et, en 1992, qu'à 17 pour 100. L'entreprise agricole a bien entendu engagé d'importantes dépenses qui ont non seulement excédé les revenus agricoles bruts, mais encore créé des pertes de 22 146 $ en 1991 et de 18 845 $ en 1992. Voir le tableau figurant au paragraphe 7 ci-dessus. On ne peut me convaincre que l'agriculture constituait, soit à elle seule, soit combinée avec quelque autre source, la principale source de revenu de l’appelant dans l'année 1991 ou 1992.

[13] Le représentant de l'appelant s'est grandement appuyé sur la décision rendue par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire The Queen v. Graham, 85 DTC 5526. J’adopte la distinction que cette même cour a faite dans l'arrêt Donnelly, précité, aux pages 526 et 527, avec l'affaire Graham. Plus particulièrement, le juge Robertson a dit à la page 526 :

[...] Il me semble que l'arrêt Graham s'apparente davantage à une affaire dans laquelle un agriculteur à temps complet est contraint d'aller chercher un revenu supplémentaire à la ville afin d'absorber les pertes subies à la ferme. L'agriculteur de deuxième génération qui est incapable de subvenir convenablement aux besoins de sa famille peut bien se tourner vers un autre emploi pour absorber des pertes annuelles répétées. [...]

En l'espèce, je conclus que l'appelant n'était pas, en 1991 et en 1992, un “ agriculteur à temps complet ” qui a été contraint d'aller chercher un revenu supplémentaire à la ville. Au contraire, l'appelant a acheté son quart de section de terre pour une ferme à trois milles à l'ouest de l'usine de Novacor où il occupait un emploi à plein temps. Pour l'appelant, l'agriculture constituait une “ entreprise secondaire ” pour reprendre les termes employés par la Cour suprême du Canada pour décrire un agriculteur de la catégorie 2 dans l'arrêt Moldowan c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 481, à la page 488. Dans chacune des années visées par les appels, le ministre a permis à l'appelant de déduire une perte agricole restreinte de 8 750 $. L'appelant n'a droit à rien de plus. Les appels sont rejetés.

Signé à Ottawa, Canada, ce 7e jour de janvier 1999.

“ M. A. Mogan ”

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 30e jour de juillet 1999.

Erich Klein, réviseur

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